Cerveau & Psycho
N° 109 Avril 2019
NOTRE CERVEAU NOUS POUSSE-T-IL À DÉTRUIRE LA PLANÈTE ?
SE LIBÉRER DE LA CULPABILITÉ Comment alléger sa surcharge morale ÉCOLE
POURQUOI LES GROUPES DE NIVEAU MARCHENT DYSLEXIE RÉUSSIR SES ÉTUDES MALGRÉ LE HANDICAP PROCRASTINATEURS POUR NE PLUS TOUT REMETTRE À DEMAIN
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
M 07656 - 109 - F: 6,50 E - RD
3’:HIKRQF=[U[ZU\:?k@l@a@j@a";
LES CONFÉRENCES FRANCE INTER Cycle « Cerveau »
Les mystères du sommeil Studio 104 de Radio France Jeudi 18 avril à 20h
Une conférence animée par
Et en direct au cinéma dans toute la France
Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz
MATHIEU VIDARD LIONEL NACCACHE
3
N° 109
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 36-42
SÉBASTIEN BOHLER
Aurélien Graton
Maître de conférences et chercheur au Laboratoire interuniversitaire de psychologie Personnalité, cognition, changement social, à Chambéry, il est spécialiste des émotions dites morales, comme la culpabilité et la honte.
p. 50-54
Stéphanie Hahusseau
Médecin psychiatre et psychothérapeute à Paris, elle s’intéresse aux émotions et aux traumas « complexes ». Elle adapte notamment des techniques de traitement du syndrome de stress post-traumatique aux souvenirs, « mal digérés », de l’enfance.
p. 58-62
David Le Breton
Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’institut universitaire de France, David Le Breton analyse les représentations du corps dans la société. Il engage ici une réflexion sur le corps des femmes soumis au jugement permanent des hommes.
p. 76-84
Marc Lamberet
Étudiant dyslexique en master d’ergonomie cognitive à Aix-Marseille Université, il nous raconte comment, tout au long de sa scolarité, il a développé diverses stratégies pour surmonter son handicap cognitif.
Rédacteur en chef
Si vous ne triez pas vos déchets, vous irez en enfer !
L
a récente décision du pape François d’ériger la destruction de l’environnement en péché (lors d’un sommet de théologie morale, il a exprimé le souhait que les mauvais comportements vis-à-vis de la planète soient entendus plus souvent en confession) est peut-être un tournant dans l’histoire de nos sociétés. En effet, qu’est-ce que la culpabilité ? Le sentiment d’avoir mal agi, certes, mais pendant deux mille ans ce sentiment était celui d’avoir fauté au regard de la morale religieuse – faire le Mal, désirer une autre femme ou un autre homme, se montrer cupide, forniquer, paresser ou manger sans faim. Aujourd’hui, c’est de détruire la planète. Un nouveau péché au programme. Que peut-on en attendre ? Eh bien, curieusement, culpabiliser les gens à propos des conséquences de leur comportement sur l’environnement n’est peut-être pas une si mauvaise idée. Comme nous l’expliquons dans le dossier central de ce numéro, le sentiment de culpabilité a quelques avantages ; notamment, il agit comme un « exhausteur d’altruisme », c’est-à-dire qu’il encourage à réaliser des actes positifs pour dissiper le sentiment d’avoir fauté. Mais encore faut-il que cette culpabilité ne soit pas écrasante, auquel cas elle devient contre-productive. Et de ce point de vue, le passé de l’Église ne plaide pas vraiment en sa faveur. Le péché contre la planète marque enfin un autre glissement. Pour le pécheur d’antan, l’enjeu était le salut de l’âme. Aujourd’hui, c’est le salut tout court. Si nous ne culpabilisons pas un minimum pour nos déchets et nos moteurs diesel, nous détruirons le monde d’ici-bas et pas seulement nos perspectives dans l’au-delà. Et ça, c’est un changement radical. De l’enjeu moral, nous sommes passés à un enjeu de survie. Si vous ne triez pas vos déchets, vous irez en enfer, oui, mais ce sera un enfer sur Terre. £
N° 109 - Avril 2019
4
SOMMAIRE N° 109 AVRIL 2019
p. 14
p. 20
p. 26
p. 32
p. 35-56
p. 6-33
Dossier
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS L’éternelle jeunesse du cerveau féminin La pilule qui brouille les émotions Addictions : quand le cerveau perd le contrôle Alcool et cannabis : ados en danger Comment rapprocher les opinions Altruisme entre collaborateurs ! Un biomarqueur de la schizophrénie p. 14 SANTÉ
Le régime scalpel
La chirurgie bariatrique, en réduisant le volume de l’estomac, change aussi notre façon de savourer les aliments. Bret Stetka
p. 20 G RANDES EXPÉRIENCES
DE NEUROSCIENCES
Magoun et Moruzzi, les explorateurs de la conscience
p. 26 CAS CLINIQUE LAURENT COHEN
Quand la Terre est bleue comme une orange
Peut-on raisonnablement déclarer que ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu est orange ? C’est ce qui arrive du jour au lendemain à monsieur H., spécialiste en peinture de carrosserie. p. 32 INFOGRAPHIE
Le point sur Alzheimer
Si aucun traitement curatif n’existe à ce jour, les connaissances s’accumulent… Anna von Hopffgarten et Yousun Koh
SE LIBÉRER DE LA CULPABILITÉ p. 36 P SYCHOLOGIE SOCIALE
LA CULPABILITÉ, UNE ÉMOTION UTILE ?
Tout n’est pas mauvais dans la culpabilité : elle nous aide souvent à faire évoluer nos comportements dans le bon sens. Aurélien Graton
p. 44 P SYCHOLOGIE
COMMENT ARRÊTER DE S’AUTOFLAGELLER
Pour se soulager du poids de la faute, acceptons que tout ne dépend pas de nous. Yves-Alexandre Thalmann
p. 50 I NTERVIEW
FAIRE LA PAIX AVEC SON PASSÉ
En 1949, deux neuroanatomistes découvrent une zone cérébrale qui semble à l’origine de la conscience.
Déceler les traumatismes de l’enfance est indispensable pour vivre le cœur plus léger.
Jean-Gaël Barbara
Stéphanie Hahusseau
p. 55 TEST
VOTRE ENFANCE VOUS A-T-ELLE APPRIS À CULPABILISER ?
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné. En couverture : © Serprix.com
N° 109 - Avril 2019
5
p. 64
p. 58
p. 72
p. 94
p. 76
p. 88 p. 92
p. 58-74
p. 76-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 58 R ETOUR SUR ACTU
p. 76 A PPRENTISSAGE
Le scandale provoqué par les déclarations de Yann Moix en dit long sur les rapports entre hommes et femmes aujourd’hui.
Un témoignage réel décrypté par deux spécialistes de ce handicap cognitif.
Peut-on aimer une femme de 50 ans ? David Le Breton
p. 64 C LIMAT
Le cerveau va-t-il détruire notre planète ?
Nous continuons de surexploiter la planète tout en sachant très bien ce qui va arriver. La cause : un bug dans notre cerveau ! p. 72 PSYCHOCITOYENNE
CORALIE CHEVALLIER ET NICOLAS BAUMARD
Enseigner au bon niveau
En regroupant les élèves en fonction de leur niveau dans différentes matières, on obtient des résultats spectaculaires !
p. 92-98
Comment j’ai réussi malgré ma dyslexie Marc Lamberet
p. 86 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES L’Homme douloureux Éloge des intelligences atypiques Comment utiliser les écrans en famille Comment raisonne notre cerveau Apprendre à apprendre Ne coupez jamais la poire en deux Le Grand Atlas du cerveau p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Pensez à faire une pause !
Le cerveau au repos produit des ondes spéciales qui ancrent les connaissances fraîchement apprises. p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT NICOLAS GUÉGUEN
Tous procrastinateurs ? La procrastination devient massive dans nos sociétés. Pour reprendre le contrôle du temps, quelques réflexes sont indispensables.
N° 109 - Avril 2019
SEBASTIAN DIEGUEZ
ŒDIPE ROI Voudriez-vous connaître votre destin ?
Nous voulons savoir ce qui nous attend, et l’ignorer en même temps. Une « ignorance délibérée » qui est au cœur du drame de Sophocle.
DÉCOUVERTES
6
p. 14 Le régime scalpel p. 20 Magoun et Moruzzi, les explorateurs de la conscience p. 26 Quand la Terre est bleue comme une orange
Actualités Par la rédaction NEUROBIOLOGIE
L’éternelle jeunesse du cerveau féminin En moyenne, les femmes auraient un âge cérébral inférieur de quatre ans à celui des hommes. . S. Goyal et al., Persistent M metabolic youth in the aging female brain, PNAS, édition avancée en ligne du 4 février 2019.
R © Pewara Nicropithak/Shutterstock.com
ester jeune dans sa tête, quel beau projet d’avenir. Surtout dans un monde où l’on nous promet toutes sortes de démences séniles, de déclin cognitif et de maladies neurodégénératives. C’est pourquoi, depuis quelque temps, l’âge cérébral est devenu une préoccupation presque plus importante que l’âge réel, chronologique, qui figure sur votre acte de naissance. QU’EST-CE QUE L’ÂGE CÉRÉBRAL ? Le concept d’âge cérébral réunit des notions aussi diverses que la souplesse mentale, la qualité de la mémorisation, mais aussi des facteurs plus physiologiques comme l’activité du cerveau au repos ou la qualité de sa vascularisation. Or une récente étude publiée dans la revue PNAS vient de montrer que le cerveau des femmes resterait plus jeune, en général, que celui des hommes.
N° 109 - Avril 2019
7
p. 32 Le point sur Alzheimer
ÉMOTIONS RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
La pilule brouillerait les émotions R. Pahnke et al., Frontiers in Neuroscience, 11 février 2019.
UN MÉTABOLISME MOINS « OXYDATIF » Premier constat : l’âge cérébral suit l’âge chronologique. Il lui est corrélé de manière linéaire, c’est-à-dire que plus vous vieillissez, plus votre cerveau vieillit aussi sur un plan physiologique, ce qui peut se mesurer par imagerie cérébrale. La corrélation est si nette qu’il est possible de deviner l’âge d’une personne en déterminant son âge cérébral d’après les clichés. Mais pour les femmes, il faut retirer quatre ans, quel que soit l’âge à partir de 20 ans. Rien de moins. Les hommes ont l’âge de leur cerveau, mais les femmes parviennent à ralentir le temps – au moins pour leurs neurones. Reste à expliquer cette différence inattendue. Pour l’instant, l’explication hormonale tient la corde : les
hormones sexuelles féminines, les fameux œstrogènes, augmentent la plasticité synaptique, cette capacité qu’ont les neurones à se développer en prise avec leur environnement et à remanier leurs connexions. Et cette même neuroplasticité est associée à une plus forte utilisation aérobie de glucose, ce qui est la marque d’un métabolisme jeune. Une différence qui pourrait se mettre en place tôt dans la vie d’une femme, dès la puberté. À partir de cet âge, la vascularisation du cerveau commence à diminuer au fil du temps, mais de façon moins prononcée chez les femmes, peut-être là encore à cause du climat hormonal. Et une bonne vascularisation est le gage d’une consommation de glucose aérobie plus efficace, un peu comme dans un corps d’athlète entraîné. ENCORE LES HORMONES ! Cela signifie aussi que l’on peut conserver un cerveau jeune en pratiquant régulièrement une activité sportive de fond, dont on sait qu’elle favorise la vascularisation du cerveau. Voici donc une étude horriblement sexiste (le cerveau des hommes et des femmes, différent ! quelle horreur…), mais après tout ce n’est que justice. Les femmes vivant quatre à cinq ans de plus que les hommes, il faut bien qu’elles aient un cerveau du même âge au bout du compte… £
Sébastien Bohler
N° 109 - Avril 2019
Q
uand votre conjoint(e) s’exclame « Merci pour ton aide », mieux vaut savoir déceler si son visage affiche une expression de gratitude sincère ou une moue d’ironie : la teneur du message change alors du tout au tout. Or l’équipe d’Alexander Lischke, de l’université de Potsdam, en Allemagne, a montré que la prise d’un contraceptif oral perturbe cette « lecture émotionnelle ». Les chercheurs ont fait passer un test de reconnaissance des émotions à 42 femmes qui prenaient la pilule et à 53 autres qui ne la prenaient pas. Quand les expressions à identifier étaient complexes, les femmes du premier groupe ont obtenu un score près de 10 % inférieur. Une baisse des performances qui s’expliquerait principalement par l’action de la pilule sur les concentrations d’œstrogène et de progestérone ; ces hormones sont en effet connues pour moduler l’activité de régions cérébrales impliquées dans la reconnaissance des émotions, comme l’amygdale et le cortex préfrontal. Les performances étaient en revanche identiques pour les émotions faciles à reconnaître. La perturbation reste donc relativement légère et il reste à déterminer si elle nuit à la vie de couple. « Si c’est le cas, il faudra fournir aux femmes des informations plus détaillées sur les conséquences de l’utilisation des contraceptifs oraux », conclut Alexander Lischke. £ Guillaume Jacquemont
© Image Point Fr/Shutterstock.com
Deux équipes de neurologues de la faculté de médecine de Saint Louis, aux États-Unis ont analysé les clichés d’imagerie cérébrale de 205 hommes et femmes d’âges variant entre 20 et 80 ans. Dans leurs travaux, ils ont pris en compte trois facteurs : la consommation de glucose, la vascularisation des différentes zones cérébrales, et la fraction de glucose consommée de façon aérobie et de façon oxydative, sachant que le cerveau bascule progressivement, avec les années, vers un métabolisme de type oxydatif.
DÉCOUVERTES A ctualités
12
NEUROBIOLOGIE
Les hommes ont la mémoire de la douleur . J. Martin et al., Current L Biology, vol. 29, pp. 1-10, 2019.
lors que les hommes supporteraient de plus forts seuils de douleur que les femmes, ils ont tendance à devenir de plus en plus sensibles à une même stimulation douloureuse lorsque celle-ci se répète, d’après la dernière étude de l’équipe de Jeffrey Mogil, à l’université McGill de Montréal. Une bonne nouvelle toutefois : il existe des moyens d’éteindre cette hypersensibilité. Les chercheurs ont infligé à 41 hommes et 38 femmes, âgés de 18 à 50 ans, une légère douleur par application de chaleur sur l’avant-bras. Quelques heures après, les volontaires subissaient une douleur plus intense – par compression du bras avec un tensiomètre –, et, le lendemain, de nouveau la première douleur par chaleur. Parallèlement, Mogil et ses collègues ont pratiqué ces mêmes tests sur des souris à titre de comparaison. Aussi bien les femmes que les femelles souris ressentent la brûlure de la même façon le premier jour et le second… Mais les hommes et les souris mâles ressentent une douleur supérieure le second jour, lorsque celle-ci leur est infligée dans un même lieu. Ils sont devenus hypersensibles à une souffrance pourtant
Vitamine D égale neuroplasticité !
L
a vitamine D serait nécessaire au bon fonctionnement du cerveau et de la mémoire, ont découvert des chercheurs de l’université du Queensland en Australie. Privées de cette vitamine, des souris de laboratoire se rappellent moins facilement la sortie d’un labyrinthe et ont de moins bons scores d’apprentissage.
modérée. Cette sensibilisation constitue une forme de conditionnement par le contexte : les hommes se souviennent de la douleur et l’anticipent, et ont plus mal lorsqu’elle se reproduit. Le stress lié à cette anticipation semble déterminant. Les chercheurs ont montré que les souris mâles et les hommes sont stressés à l’idée de retourner dans le lieu où ils ont souffert une première fois. En revanche, cet effet disparaît chez des souris castrées, preuve de l’implication de la testostérone dans ce processus. Peut-on parler d’une mémoire de la douleur ? Oui, car l’injection d’un inhibiteur de la protéine kinase C, qui participe aux mécanismes cellulaires de la douleur et de la mémoire, supprime cette forme d’anticipation stressante de la douleur chez les souris mâles. Cette étude affine donc les mécanismes de la « mémoire de la douleur », le souvenir d’une souffrance associée à des émotions négatives, en révélant le rôle de la testostérone et du stress, et élargit le champ de la recherche sur les antidouleurs. £ B. S.-L.
Dans une zone de leur cerveau nécessaire à la mémorisation, l’hippocampe, les protéines qui entourent les neurones et les aident à former des connexions avec leurs voisins sont fragilisées. Normalement, ces protéines forment des réseaux de soutien qui participent à la neuroplasticité. Il semblerait que la solidité de ces réseaux « périneuronaux » soit garantie par la vitamine D, que l’on trouve dans les poissons gras, les abats ou le fromage. Véganes, soyez vigilants ! £ S. B.
N° 109 - Avril 2019
12% de finesse d’odorat en plus chez des souris modifiées génétiquement pour produire plus de neurones. Source : EMBO Journal
© Anipou Akearunung/Shutterstock.com
A
DÉCOUVERTES A ctualités
13
Un magazine édité par POUR
PSYCHIATRIE
Un biomarqueur de la schizophénie . M. Cassidy et al., Neuromelanin-sensitive MRI as a noninvasive proxy C measure of dopamine function in the human brain, PNAS, à paraître.
C
© Annchen R. Knodt /Duke Edu.
hez les personnes schizophrènes, certaines parties du cerveau sont hyperactives et seraient à l’origine des troubles cognitifs constatés, comme les délires ou les hallucinations. Une technique vient d’être mise au point par les NIH (équivalent de l’Inserm) américains, et pourrait aider à visualiser ces dysfonctionnements. UNE MOLÉCULE FACILEMENT OBSERVABLE EN IRM Le principe repose sur la détection de dopamine, un neurotransmetteur libéré de façon anormale dans le cerveau des patients et responsable de l’hyperactivité neuronale. Jusqu’à présent, il était impossible de détecter ces changements de dopamine sans recourir à des méthodes d’imagerie invasives qui nécessitaient d’injecter des composants radioactifs révélant la présence de dopamine. Mais Clifford Cassidy et ses collègues ont découvert que la neuromélanine, un pigment fabriqué par les neurones à dopamine du cerveau, reflète l’activité de ces neurones. Or, cette neuromélanine est détectable par simple IRM, c’est-à-dire sans procédure invasive. Il serait alors possible de faire
LA SCIENCE 170 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Cerveau & Psycho Rédacteur en chef : Sébastien Bohler Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle Rédacteur : Guillaume Jacquemont Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Marketing et diffusion : Arthur Peys Chef de produit : Charline Buché Direction du personnel : Olivia Le Prévost Direction financière : Cécile André Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Ont également participé à ce numéro : Chantal Ducoux, Sophie Lem et Séverine Lemaire-Duparcq Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger
des IRM de neuromélanine aux patients à risque, notamment lors d’examens pédiatriques de suivi, pour avoir un bon aperçu de l’évolution d’une éventuelle psychose. SCHIZOPHRÉNIE, MAIS AUSSI PARKINSON Les premières mesures sur des patients schizophrènes ont révélé que les niveaux de neuromélanine détectés par IRM étaient proportionnels à l’intensité des symptômes psychotiques. Nous sommes donc en présence d’un biomarqueur de la psychose, qui pourrait aussi servir à caractériser le degré d’avancement de la maladie de Parkinson : dans cette maladie, les neurones à dopamine meurent dans une région du cerveau appelée substance noire, et Cassidy et ses collègues ont pu observer in vivo des pertes de neurones dans trois sous-régions de la substance noire qui sont précisément celles observées post mortem dans les cerveaux de patients décédés de la maladie. Dès lors, il sera donc possible de suivre ces atteintes de façon inoffensive et plus précoce, ce qui pourrait être un outil précieux pour l’amélioration des traitements. £ S. B.
N° 109 - Avril 2019
Presse et communication Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05 Publicité France stephanie.jullien@pourlascience.fr Espace abonnements https ://boutique.cerveauetpsycho.fr Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr Tél. : 03 67 07 98 17 Adresse postale : Cerveau & Psycho - Service des abonnements 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex Diffusion de Cerveau & Psycho Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard Tél : 04 88 15 12 43 Titre modifiable sur le portail-diffuseurs : www.direct-editeurs.fr Abonnement France Métropolitaine : 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %) Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 € Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). Origine du papier : Finlande Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,005 kg/tonne La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
14
© Bomboland
La circulation entre estomac et cerveau est à double sens. En conséquence, une opération qui réduit le volume de l’estomac réduit aussi la perception des aliments dans le cerveau… et l’appétit !
N° 109 - Avril 2019
DÉCOUVERTES S anté
Le régime scalpel
Par Bret Stetka, écrivain et journaliste basé à New York, directeur de la rédaction du site d’information médicale Medscape.
En étudiant les effets de la chirurgie bariatrique (qui consiste à retirer une partie de l’estomac), on a constaté qu’elle modifiait le microbiote et réduisait l’appétit. Pourrait-on obtenir les mêmes effets sur le microbiote sans opération ?
T
eresa se souviendra longtemps de ses premiers œufs brouillés. Elle avait 41 ans et était l’infirmière coordinatrice du Centre médical de l’université Stanford. À la suite d’une intervention chirurgicale, elle avait littéralement perdu l’appétit. Elle ne s’alimentait que de liquides, et seulement à la demande expresse de son chirurgien. C’est dire si retrouver l’appétit était un marqueur fort. Le signe que sa relation aux aliments avait changé. En profondeur. Les œufs, ces premiers aliments solides avalés par Teresa en quatre longues semaines, furent une véritable révélation : simples, doux et crémeux. Contre toute attente, Teresa avait apprécié ce repas. Exit son appétence pour les sucreries et les saveurs salées à
EN BREF ££Les médecins ont longtemps pensé que la chirurgie bariatrique aidait les patients à perdre du poids par la simple réduction de la taille de l’estomac. Mais des résultats récents suggèrent que d’autres facteurs sont impliqués. ££Chez les patients qui subissent cette opération, les régions du cerveau engagées dans la communication avec les intestins connaissent un surcroît d’activité. ££Ces interventions impactent aussi les populations microbiennes qui tapissent le système digestif, provoquant des signaux d’ajustement le long de l’axe cerveauintestins et des habitudes alimentaires nouvelles et plus saines.
N° 109 - Avril 2019
l’excès, ses frites chéries et les desserts ultrariches. Elle avait retrouvé l’appétit, mais aussi, et pour la première fois, le goût des bonnes choses. En 2012, la quadragénaire avait subi une sleeve gastrectomy – ou gastrectomie partielle. C’est l’une des techniques de chirurgie bariatrique destinée à lutter contre l’obésité sévère, qui consiste à retirer une partie de l’estomac ou des intestins. Bien plus que la perte de poids, effectivement bien réelle, Teresa a été surprise par la transformation de ses envies à la suite de son opération. Teresa avait lutté contre ses kilos depuis l’enfance. Sans succès. Ni les années d’hormonothérapie associées à un projet de maternité ni la grossesse qui a suivi n’y avaient rien fait. « Avant même que j’en prenne conscience, j’avais dépassé les 120 kilos. Et malgré mes efforts – régimes et exercices à répétition –, je ne parvenais pas à me débarrasser de mes rondeurs excessives. » Les kilos superflus constituaient aussi un frein dans sa vie de jeune maman. « Physiquement, je n’étais pas au niveau. » Grâce à la gastrectomie partielle, la taille de l’estomac peut passer de celle d’un ballon de football à celle d’une banane. Ce qui représente une réduction de 85 % de sa taille initiale. Et un an
15
20
Magoun et Moruzzi
Š Illustrations de Lison Bernet
Les explorateurs de la conscience
N° 109 - Avril 2019
DÉCOUVERTES G randes expériences de neurosciences
JEAN-GAËL BARBARA
Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS, au laboratoire Neuroscience Paris Seine et Sorbonne Paris Cité - laboratoire Sciences, Philosophie, Histoire.
Jusqu’en 1949, on n’imaginait pas que la conscience était produite par le cerveau. Et puis, deux neuroanatomistes ont mis au jour une structure cérébrale qui semblait être à l’origine de cet état.
EN BREF ££En 1949, deux neurobiologistes américain et italien découvrent qu’une partie profonde du cerveau, située à la limite de la moelle épinière, régule nos états de conscience. ££Cette découverte a libéré une avalanche de théories sur la conscience. ££Celle-ci est considérée aujourd’hui, en grande partie, comme un phénomène ascendant, qui part de la base du cerveau pour inonder l’ensemble des territoires du cortex.
N° 109 - Avril 2019
L
e 30 août 1942, Stephen Ranson décède d’une thrombose coronarienne. Ce neuroanatomiste de renom, chef de file de l’école de neuroanatomie de Chicago à l’école de médecine de l’université Northwestern, laisse derrière lui de belles découvertes sur certaines zones du cerveau comme l’hypothalamus, et de jeunes collaborateurs qui occuperont des postes importants dans la recherche américaine. Pour l’un d’entre eux, cette disparition a des conséquences particulièrement désagréables. Horace Magoun a 35 ans et doit quitter l’institut que dirigeait son maître, notamment la belle tour où il menait ses recherches. Il prend alors conscience des conditions de travail exceptionnelles dont il bénéficiait. Une prise de conscience qui sonne comme un présage de la suite de sa carrière. Car celle-ci sera justement consacrée à montrer comment le cerveau humain produit la conscience, les états d’éveil et de vigilance. Voici le jeune Magoun privé de crédits, et sommé de s’installer au sous-sol du département d’anatomie. Là, sa seule compagnie est la
21
26
Quand la Terre est bleue comme une orange
© Ivo Noppen/Getty Images
Peut-on raisonnablement déclarer que ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu est orange ? C’est ce qui arrive du jour au lendemain à Monsieur H., spécialiste en peinture de carrosseries.
N° 109 - Avril 2019
DÉCOUVERTES C as clinique
LAURENT COHEN Professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
N° 109 - Avril 2019
27
36
Dossier
LA CULPABILITÉ
UNE ÉMOTION UTILE ? N° 109 - Avril 2019
37
Nous nous sommes tous déjà sentis coupables : c’est désagréable. Pourtant, grâce à cette émotion, nous savons distinguer le bien du mal et vivre en société. À condition de ne pas se laisser submerger par une culpabilité intempestive.
Par Aurélien Graton, maître de conférences et chercheur au Laboratoire inter-universitaire de psychologie (LIP/PC2S), à Chambéry.
EN BREF
© RobinOlimb / GettyImages
££« Je me sens mal, j’ai mal agi »… La culpabilité est une émotion désagréable qui apparaît quand on a commis une faute ou transgressé une règle et que l’on a blessé autrui. ££Pour s’en débarrasser, il suffit en général de réparer sa faute ou de s’excuser. Grâce à cette émotion, on apprend à vivre en société. ££Mais parfois, on se sent coupable alors qu’il n’y a pas lieu de l’être et qu’aucune réparation n’est possible… C’est alors plus compliqué d’aller à nouveau mieux.
C
omme chaque matin de la semaine, vous quittez votre domicile pour vous rendre sur votre lieu de travail. Non loin de l’arrêt de bus, vous apercevez une personne allongée au sol, emmitouflée dans un sac de couchage. Un sans domicile fixe que vous avez l’habitude de croiser. En ce matin d’hiver, la température est fraîche et vous pensez qu’il faudrait vérifier son état de santé. Mais le bus arrive. Vous montez ; le travail n’attend pas. À bord, vous repensez à ce malheureux. Vous avez la sensation d’avoir mal agi, et vous ressentez comme une boule dans votre ventre. Vous vous sentez coupable. Alors un peu plus tard dans la journée, quand sur votre messagerie arrive par hasard un
N° 109 - Avril 2019
44
DOSSIER S E LIBÉRER DE LA CULPABILITÉ
COMMENT ARRÊTER DE S’AUTO
45
Quand nous nous sentons coupables, c’est parce que nous aimons penser que le résultat d’un événement dépendait de nous. La première chose à faire est alors de renoncer à notre fantasme de toute-puissance.
FLAGELLER Par Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie au Collège SaintMichel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
EN BREF
© GoodStudio / shutterstock.com
££La culpabilité est en général une émotion utile, mais il en existe une version plus délétère : sans raison, certaines personnes se sentent en permanence coupables, ou d’autres se font manipuler (on les rend responsables du malheur d’autrui). ££Dans ces cas, l’individu pense qu’il contrôle les faits ou que le résultat d’un événement dépend de lui. D’où le poids des responsabilités. ££Pour s’en libérer, il faut abandonner ce besoin de toute-puissance et lâcher prise.
T
el le dieu romain Janus, le sentiment de culpabilité présente un double visage, à l’origine d’un délicat paradoxe : il est d’une part fortement désagréable, au point d’empoisonner parfois l’existence de celles et ceux qui le nourrissent, mais est d’autre part indispensable à la vie en société. C’est donc un travail d’équilibriste que de l’apprivoiser, en tentant de préserver son utilité tout en limitant son pouvoir destructeur. Au cœur de ce travail : la notion de responsabilité. Rappelons pour commencer que des émotions très proches de la culpabilité apparaissent en fait assez tôt dans la vie humaine, aux alentours du dix-huitième mois, lorsqu’émerge la conscience de soi (l’enfant se reconnaît dans un miroir) et celle des autres (l’enfant sait que les autres ont des pensées et désirs différents des
N° 109 - Avril 2019
siens, mais cette conscience n’est complètement mature que beaucoup plus tard, vers l’âge de 8 ans). La culpabilité se manifeste alors comme une sorte de gendarme intérieur, sanctionnant les mauvaises actions, c’est-à-dire les transgressions des règles occasionnant des préjudices pour autrui. Cette émotion, qui émane du sens de l’empathie – seul l’individu capable de se mettre à la place des autres peut en imaginer la souffrance –, est saine puisqu’elle aide à vivre en société et à en respecter les obligations. Il est en effet souhaitable que celui qui provoque un accident ou qui abîme le bien d’autrui se sente coupable. Ce sentiment pénible l’encourage à présenter des excuses et à réparer sa faute. Et surtout, à éviter à l’avenir les comportements qui en sont à l’origine. La fonction de gendarme intérieur de la culpabilité est ainsi d’assurer le respect les règles en l’absence d’autorité. COUPABLE EN PERMANENCE Mais, à côté de cette saine culpabilité, il en existe une version nettement moins utile. On pourrait à ce propos évoquer l’image du cancer : des cellules saines, qui remplissent une fonction précise, subissent une mutation qui les fait proliférer hors de tout contrôle, sans plus aucun profit pour l’organisme qui les héberge. C’est ainsi que
50
INTERVIEW
STÉPHANIE HAHUSSEAU MÉDECIN PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE ET SPÉCIALISTE DES ÉMOTIONS.
FAIRE LA PAIX AVEC SON PASSÉ Vous êtes psychiatre et rencontrez tous les jours des personnes qui se culpabilisent. Qu’est-ce que cela signifie ? Ce sont des personnes qui souffrent, qui croient être les seules dans ce caslà et ne comprennent pas l’origine de leur mal-être. Autour d’elles, les autres ont l’air serein, heureux en couple, ont des enfants épanouis et qui réussissent, et ont une carrière florissante. Elles ne savent pas pourquoi tout va mal chez elles et
N° 109 - Avril 2019
51
enchaînent les échecs amoureux, professionnels ou amicaux… Donc elles pensent avoir un problème, ne se sentent pas reconnues et accumulent de la fatigue. Elles s’inquiètent trop des autres et de leurs propres actions. Elles se sentent coupables dès qu’elles font quelque chose, ou rendent autrui coupables de leurs émotions. Grâce aux recherches récentes en psychologie et neurosciences, ainsi que l’expérience clinique, on s’aperçoit que beaucoup de ces comportements d’auto-culpabilisation sont liés à des traumatismes ou à des expériences négatives vécues dans l’enfance, entre 0 et 10 ans, quand le cerveau, notamment le cortex préfrontal qui permet la gestion des émotions, n’est pas encore mature. Le travail consiste donc à repérer, et à traiter les séquelles, à l’âge adulte, des expériences traumatiques de l’enfance. Et c’est beaucoup plus fréquent qu’on ne le croit. Qu’entendez-vous par expériences traumatiques ? La notion de maltraitance est bien plus étendue que celle employée dans le langage courant ; ce ne sont pas uniquement les abus sexuels et les agressions physiques. Selon l’OMS, un quart de la population a souffert de maltraitance ou victimisation infantile. Il s’agit des abus et sévices physiques et émotionnels, de la présence de personnes perturbées dans la famille ou l’entourage, des violences verbales ou physiques, des absences permanentes ou régulières d’un ou des deux parents, et de la négligence physique ou affective. Par exemple, l’enfant n’a pas été rassuré assez régulièrement, n’a pas eu assez de câlins ou de personnes qui le soutenaient quand il souffrait, n’a pas été habillé correctement ou soigné quand il était malade. En fait, il existe une forme de maltraitance active, et une forme passive (voir le questionnaire de polyvictimisation juvénile page 55). Et cette dernière est beaucoup plus fréquente que la première, mais bien plus difficile à détecter et à soigner. Car repérer
C’était normal de me faire traiter tous les jours d’imbécile : je n’étais pas très débrouillard. Mais bon, j’avais 5 ans… des « manques » d’affection, de soins, d’attention, etc., dans son histoire est plus compliqué que de se souvenir des coups ou des blessures. La culpabilité pérenne que l’on ressent ensuite à l’âge adulte est souvent liée à ce trop-plein d’émotions négatives qui ont été mal encodées durant l’enfance. D’autant qu’il faut se méfier des « étiquetages » des expériences de son enfance, car ce sont souvent les autres qui les ont nommées et désignées comme banales ou inoffensives au moment des faits… Pourquoi ces expériences traumatiques ont-elles des conséquences à l’âge adulte ? Toute forme de maltraitance provoque des émotions négatives dites primaires, comme la peur et le stress, qui, si elles ne sont pas régulées dans l’enfance grâce à un entourage bienveillant, risquent d’engendrer un sentiment de culpabilité chronique à l’âge adulte. Un enfant qui reçoit des gifles, des mauvais traitements physiques, psychologiques ou qui est négligé, a tendance à penser, parce que son cerveau n’est pas mature et qu’il n’est pas capable d’analyser la situation comme un adulte, que tout est de sa faute : « Je n’ai pas fait ce qu’il fallait, j’ai reçu des coups car j’ai été mauvais, je ne
N° 109 - Avril 2019
suis pas à la hauteur, je suis trop capricieux, voilà pourquoi papa et maman sont en colère. » Et ces conclusions, assorties d’émotions négatives, sont mémorisées et restent ancrées dans le cerveau, mais elles sont mal « encodées » tant qu’on ne les « revisite » pas avec une vision d’adulte. Pourquoi faut-il « revisiter » ces événements du passé ? On a en général peu de souvenirs de son enfance. On oublie et on met beaucoup de choses de côté pour avancer, car « ça ne sert à rien de s’appesantir sur le passé », comme on l’entend souvent. On veut aller de l’avant, alors on banalise. On se dit que c’était normal de se faire traiter tous les jours d’imbécile, car on n’était pas débrouillard – mais bon, on avait 5 ans. Que ce n’est pas très grave si on a subi des attouchements à 8 ans, car après tout, on n’a pas été violé non plus ! Et on n’en parle pas, car on a un peu honte. Et puis on pense que si on n’a pas reçu beaucoup d’affection ni de respect, c’est qu’on ne devait pas valoir grand-chose. L’enfant maltraité se croit responsable de ce qui lui arrive. Et devenu adulte, il ne pense pas à tout cela. Selon les travaux du professeur portugais de neurologie, neurosciences et psychologie, António Damásio,
58
ÉCLAIRAGES p. 58 Peut-on aimer une femme de 50 ans ? p. 64 Climat : Le Bug humain p. 72 Enseigner au bon niveau
Retour sur l’actualité
4 JANVIER 2019 Le réalisateur Yann Moix choque avec ses propos sur les femmes.
DAVID LE BRETON
Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’institut universitaire de France.
Peut-on aimer une femme de 50 ans ? Question désolante – et réponse affligeante – du réalisateur Yann Moix. Mais qui nous rappelle que les femmes sont encore et toujours jugées sur leur physique. N° 109 - Avril 2019
J
«
e suis incapable d’aimer une femme de 50 ans. (…) Elles sont invisibles. Je préfère le corps des femmes jeunes, c’est tout. Point. Un corps de femme de 25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du tout. » En tenant ces propos dans Marie-Claire, le réalisateur Yann Moix s’est attiré les foudres d’à peu près tout le monde. Sauf de ceux qui pensent comme lui et ne se sont pas bousculés pour le soutenir. Mais ne nous faisons pas d’illusions, ils existent, probablement plus nombreux qu’on ne serait enclin à le croire. UN SIÈCLE DE CONDITIONNEMENT Qu’a révélé au fond cette affaire ? Elle nous a livré une expression caricaturale de ce que les sciences sociales identifient comme une domination masculine. Le mâle Moix se pose en surplomb, assuré de son pouvoir d’homme qui ne craint pas de juger les femmes et de le crier bien haut, sans état d’âme. Manière de camper sur les avantages que lui confèrent des stéréotypes de domination tels que nos sociétés les donnent à penser et à agir.
59
L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Le 4 janvier dernier, le réalisateur Yann Moix déclarait dans les colonnes d’un magazine féminin qu’il ne pouvait pas aimer une femme de plus de 50 ans. De nombreuses voix se sont alors élevées dans la société pour condamner cette vision sexiste et dégradante de la féminité. Mais une question subsistait : son point de vue reflétait-il celui d’autres hommes ?
La vision exprimée par Moix est l’héritière d’un processus ancien. Depuis les années 1920, le discours de la société, des publicités et des médias, n’a cessé de véhiculer l’idée que les femmes doivent être jeunes et belles pour exister socialement. Elles sont de ce fait continuellement soumises au jugement des hommes et doivent lutter contre l’âge pour passer ce test.
Avec l’émergence de la nouvelle figure des séniors libres et actifs, la notion de vieillissement a évolué. Celui-ci ne représente plus forcément une déchéance, mais une nouvelle recherche de bien-être et d’épanouissement. Les femmes peuvent ainsi se libérer progressivement du poids de ce regard qui scrutait le premier signe de déclin.
© Éric Fougère - Corbis / GettyImages
En réalité le « scandale » Yann Moix n’est que le résultat d’un long processus de stigmatisation des traces du vieillissement chez la femme, un processus qui ne date pas d’hier. Les héroïnes de Balzac ou de Maupassant étaient déjà hantées par l’apparition des premières rides qui signaient le début d’une perte d’attrait très marquée auprès des hommes. Les romans de l’époque font d’ailleurs souvent apparaître des héroïnes très préoccupées par la limite des 25 ans… Mais au moins peut-on dire qu’il n’existait pas encore à l’époque de réponse commerciale à cette hantise et que tout cela a commencé à changer avec l’apparition des premiers produits industriels et de la publicité, qui a donné une dimension nouvelle au phénomène. UNE PUBLICITÉ ASSASSINE C’est en 1924 que, pour promouvoir ses teintures pour cheveux, L’Oréal lance une vaste campagne appuyée sur la presse. Sur une affiche, ces quelques mots : « Vous êtes trop vieux. » Et l’image d’un homme triste aux cheveux blancs. Juste en dessous un texte explique que « telle est l’objection décisive qui justifie le refus d’embaucher cet ouvrier : ses cheveux blancs laissent croire qu’il est usé. Car blanchir, c’est paraître vieux ; paraître vieux c’est décliner. Il faut demeurer jeune, et quand les forces restent intactes et l’âme ardente, ne pas laisser apparaître le stigmate de la vieillesse.
N° 109 - Avril 2019
Chaque année, grâce à L’Oréal, plus d’un million de personnes réalisent ce petit miracle ». Si la menace brandie devant l’homme est celle du chômage, pour la femme c’est celle d’être « délaissée » : « Accepter le premier fil d’argent, c’est renoncer au bonheur, et vous n’en avez pas le droit puisqu’il est si facile de conserver longuement à votre chevelure sa nuance de jeunesse avec L’Oréal. » Ainsi le marketing de cette époque, déjà, cible l’homme comme gardien du foyer, source de revenu, et épingle la femme à la seule exigence de sa séduction, sous la bienveillance de son mari qu’elle doit absolument continuer à séduire. Si elle veut garder son homme ou le préserver du démon de midi, elle doit rester toujours la même « jeune » femme au fil du temps. Les rides virilisent et grandissent les hommes, elles déféminisent et diminuent les femmes. Le corps féminin est toujours un lieu de honte, les « stigmates du vieillissement » la touchent dans son statut et sa valeur. De même la laideur détruit la position sociale de la femme, mais constitue pour l’homme une possible source de virilité. La honte d’être soi est le monopole du sexe féminin. UNE DÉVALUATION GLOBALISANTE Dans les représentations sociales, les traces du vieillissement pour la femme sont des signes de débordement, d’un manque de contrôle sur soi
ÉCLAIRAGES C limat
64
BONNES FEUILLES – LE BUG HUMAIN
LE CERVEAU VA-T-IL DÉTRUIRE NOTRE PLANÈTE ? Dans son dernier livre – Le Bug humain, éditions Robert Laffont – notre rédacteur en chef Sébastien Bohler explique que notre cerveau poursuit des objectifs incompatibles avec la sauvegarde de la planète. Pour survivre, nous allons être obligés de remodeler nos neurones.
N
«
ous sommes peutêtre la dernière génération qui vivra dans l’opulence, la santé et la consommation sans frein. Dans trente ans, le monde n’aura plus rien à voir avec ce que nous voyons aujourd’hui. Année après année, les températures montent, les océans aussi, des milliers d’hectares de terres se transforment en désert et des millions de personnes se préparent à quitter leurs foyers pour migrer. De tout cela, nous sommes responsables. Pour la première fois de son histoire, l’enjeu pour l’humanité va être de se survivre à elle-même. Non plus à des prédateurs, à la faim ou aux maladies, mais à elle-même. Elle n’y est pas préparée. Devant ce défi suprême, elle ne répond que par des incohérences. La preuve. Pourquoi, alors que nous sommes dotés d’outils extrêmement précis qui nous informent clairement de la tournure que vont prendre les événements dans quelques décennies, restons-nous impassibles ? Pourquoi, face à la catastrophe, continuons à agir comme par le passé ? Qu’est-ce qui, en nous, est si dysfonctionnel ?
Cet article est composé d’extraits du livre Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, de Sébastien Bohler, éditions Robert Laffont. 270 pages, 20 euros
N° 109 - Avril 2019
Pour répondre à cette question, je me suis penché sur la part la plus intime et la moins visible de ce qui fait notre humanité. Ce qui nous échappe, blotti au fond de notre boîte crânienne, si obscur et si caché, mais qui nous gouverne. Notre cerveau. Ce que j’ai découvert m’a glacé. Ce cerveau, qu’on présente comme l’organe le plus complexe de l’univers et dont on chante les louanges à coups d’émissions de télévision et au fil de rayons entiers de librairie, est en réalité un organe au comportement largement défectueux, porté à la destruction et à la domination, ne poursuivant que son intérêt propre et incapable de voir au-delà de quelques décennies. Nous sommes emportés dans une fuite en avant de surconsommation, de surproduction, de surexploitation, de suralimentation, de surendettement et de surchauffe, parce qu’une partie de notre cerveau nous y pousse de manière automatique, sans que nous ayons actuellement les moyens de le freiner. [...]
65
© myillo / shutterstock.com
Aujourd’hui, face à la rapidité des changements qui interviennent dans notre environnement et qui vont menacer notre propre existence, nous sommes comme les pilotes d’un avion dont les témoins lumineux hurlent à tue-tête pour signaler un crash imminent, et qui se lanceraient : “Il nous reste deux minutes, on a encore le temps de se préparer un bon café.” Il faut en finir avec la vision d’un esprit humain cohérent, maître de son destin, capable d’agir par la force de la raison et de s’assurer le meilleur avenir possible. Notre cerveau est en réalité une bombe à retardement. Il est animé de forces contraires qu’il n’arrive pas à concilier. [...] LE BUG HUMAIN Le cerveau humain est programmé pour poursuivre quelques objectifs essentiels, basiques, liés à sa survie à brève échéance : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un minimum d’efforts et glaner un maximum d’informations sur son environnement. Ces cinq grands objectifs ont été le leitmotiv de tous les
EN BREF £ L’humanité est confrontée à son plus grand défi : enrayer un processus de destruction qu’elle a elle-même enclenché. £ Pourquoi, bien qu’ayant conscience des problèmes, ne changeons-nous pas radicalement ? £ Des défaillances dans notre propre cerveau sont en cause. Si nous voulons éviter le pire, nous devons changer nos schémas mentaux.
N° 109 - Avril 2019
cerveaux qui ont précédé le nôtre sur le chemin accidenté de l’évolution des espèces vivantes. Et ce, depuis les premiers animaux qui ont vu le jour dans les océans à l’ère précambrienne, il y a un demi-milliard d’années, jusqu’au dirigeant d’entreprise qui règne sur des milliers d’employés et gère le cours de ses actions depuis son smartphone. Ils n’en ont pas dévié. Les mécanismes qui régissent leurs actions sont à la fois simples, robustes, et ils ont traversé le temps en conservant certaines caractéristiques essentielles. [...] Ce système de renforcement a été si efficace qu’il s’est transmis à toutes les espèces de vertébrés. Les neurones du striatum, qui charrient de la dopamine et du plaisir en réponse à tout comportement tourné vers la survie, sont le moteur de l’action des poissons, des reptiles, les oiseaux, des mammifères et des marsupiaux. Le problème est que le cortex de l’homme s’est largement développé depuis un million d’années environ et est autrement plus puissant que celui d’un poisson ou d’un reptile. En élaborant des technologies sophistiquées, que ce soit dans le domaine alimentaire, de l’information ou de la production de biens matériels, ce cortex est aujourd’hui capable de procurer au striatum presque tout ce qu’il désire, parfois sans effort. Et le problème, c’est que le striatum ne demande que cela. À aucun moment il ne lui viendrait à l’idée de se limiter. Il n’est pas fait pour cela. Il n’a jamais intégré cette donnée, cela n’a pas été spécifié dans ses plans de construction. Maîtrisant toujours plus de technologies pour assouvir nos besoins, nous sommes incapables de nous modérer dans l’application de ces technologies, qu’elles aient un rapport à la production de denrées alimentaires, d’automobiles véhiculant un statut social, de sexualité sur Internet, de statut social sur les réseaux du même nom ou d’addiction à l’information continue. Tout cela forme le carburant d’une économie de croissance qui n’a aucune raison de renoncer à son principe fondamental, car c’est ce principe qui a fait le succès de notre espèce. [...] MANGER SANS FAIM En 2016, l’Organisation mondiale de la santé livrait un rapport selon lequel on meurt plus sur Terre aujourd’hui de suralimentation que de dénutrition. Aujourd’hui, plus de 1,9 milliard d’individus de plus de 18 ans sont en surpoids. Parmi eux, plus de 650 millions sont obèses. Ces chiffres ont triplé en 40 ans et en 2030, on s’attend à ce que 38 % de l’humanité soit en surpoids, et 20 % obèses. Notre striatum est programmé pour cela, et nous pousse à engouffrer encore et toujours plus. [...]
ÉCLAIRAGES Psycho citoyenne
72
CORALIE CHEVALLIER ET NICOLAS BAUMARD Chercheurs en sciences comportementales au Laboratoire de neurosciences cognitives de l’École normale supérieure (ENS).
ENSEIGNER AU BON NIVEAU
S
’il est un résultat robuste en psychologie du développement, c’est que les enfants se développent à des vitesses différentes : certains apprennent très vite, d’autres plus lentement. La plupart du temps, le système scolaire ne tient pourtant pas compte de ces différences, et tous les enfants du même âge sont regroupés dans le même niveau, ce qui entraîne évidemment une grande hétérogénéité dans les classes. Une étude indienne a par exemple montré qu’à l’école primaire, la différence entre les élèves les plus extrêmes pouvait atteindre cinq à six années scolaires ! Avec de pareilles différences de niveau, on peut aisément concevoir qu’il soit difficile pour les enseignants de
s’adapter à chaque élève. Il semble alors logique d’enseigner au niveau de l’élève moyen, ce qui ne permet pas aux élèves les plus en difficulté de rattraper leur retard puisque le niveau dépasse leurs compétences. LES CLASSES D’ÂGE, UNE IDÉE PAS SI BONNE QUE CELA Résultat : l’enseignement n’est pas adapté aux élèves les plus désavantagés et ils décrochent progressivement. Rappelons qu’en France, 20 % des élèves sortent du système scolaire sans aucune formation et 10 % sans même le brevet des collèges, signe qu’ils n’ont pas trouvé leur place et que le système scolaire n’a pas su leur offrir un enseignement adapté.
N° 109 - Avril 2019
Le redoublement et le saut de classe peuvent être vus comme des solutions au problème de l’hétérogénéité. Mais pour les élèves en difficulté, cette option est aussi stigmatisante qu’inefficace. Plus fondamentalement, ce type de solution ne résout pas l’hétérogénéité dans les classes : cette dernière n’est pas le fait d’un seul enfant qui serait différent des autres, mais plutôt de trente enfants ayant chacun un niveau initial différent, et ce pour chacune des disciplines enseignées. Une solution pourrait donc être de regrouper les élèves non plus en fonction de leur âge, mais en fonction de leurs compétences initiales dans chaque matière. Les élèves seraient ainsi affectés quelques heures par jour à des
© Yuganov Konstantin / shutterstock.com
Pourquoi rassembler dans une seule classe des élèves de niveaux disparates ? Quand on les regroupe au contraire en fonction de leur niveau, ils font tous des progrès spectaculaires !
73
groupes correspondant à leur niveau réel, et non au niveau de l’élève moyen. UN BOL D’OXYGÈNE POUR L’APPRENTISSAGE Les élèves recevraient alors un enseignement adapté à leur niveau de compétence et les élèves les plus en difficulté ne seraient plus condamnés à tenter de suivre un rythme inadapté. Ce système présente par ailleurs l’avantage d’être moins stigmatisant, puisqu’il ne concerne qu’une partie de la journée et varie en fonction des matières. Il ne s’agirait pas de faire des groupes de niveau « globaux », ni de créer des classes de bons élèves et des classes de mauvais élèves (ce qui serait, pour le coup, très stigmatisant), mais d’organiser ce
système en fonction des compétences de chacun dans chaque matière. Aujourd’hui, un tel dispositif est de plus en plus utilisé à travers le monde. Plus de 50 millions d’enfants reçoivent un enseignement organisé en groupes de niveau. Alors, cela fonctionne-t-il ? C’est bien pour répondre à cette question que Abhijit Banerjee, Esther Duflo et leurs collègues de l’institut de technologie du Massachusetts ont étudié l’effet d’un programme d’enseignement par groupes de niveau mis en place par l’ONG Pratham auprès de 30 000 écoliers indiens. Les bénéficiaires du programme étaient comparables en tout point aux autres écoliers mais ils avaient accès à des camps (sortes de stages où les d’élèves sont amenés à changer de cadre pour une petite période)
N° 109 - Avril 2019
76
VIE QUOTIDIENNE p.76 Comment j’ai réussi malgré ma dyslexie p. 86 L’école des cerveaux p. 88 La question du mois
Comment j’ai réussi malgré ma dyslexie
© Matej Kastelic / shutterstock.com
Être dyslexique n’empêche pas de mener des études universitaires, mais cela nécessite des stratégies particulières. En témoigne l’histoire de Marc, décryptée par deux spécialistes de ce handicap cognitif.
N° 109 - Avril 2019
77
MARC LAMBERET
Étudiant dyslexique en Master d’ergonomie cognitive à Aix-Marseille Université.
EN BREF ££Malgré leurs difficultés de lecture et d’écriture, un certain nombre de dyslexiques parviennent à suivre avec succès un cursus universitaire. ££Ils développent alors une série de stratégies pour surmonter leur handicap, tandis que leur cerveau s’adapte, en particulier au niveau du circuit de la lecture. ££Il reste nécessaire de leur proposer certaines adaptations, comme par exemple un temps supplémentaire lors des examens.
N° 109 - Avril 2019
VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement
88
NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
TOUS procrastinateurs ? Les enquêtes montrent que la procrastination est massive dans nos sociétés contemporaines. Mais qu’est-ce qui nous pousse à tout remettre à demain ?
A
ssis devant votre ordinateur, vous hésitez : vous avez un rapport à terminer et un mail un peu délicat à rédiger. Heureusement, vous avez toute la journée pour vous en occuper. Allez, un petit tour sur Facebook pour vous donner du courage… Si cette situation vous est familière, rassurezvous, vous n’êtes pas le seul : 72 % des actifs et des étudiants français déclarent procrastiner au travail, autrement dit remettre certaines tâches à plus tard sans raison valable, selon un sondage OpinionWay commandé en 2018 par la société JeChange. En moyenne, pendant leur activité professionnelle, ils consacreraient près de deux heures par jour à des occupations qui leur donnent le sentiment de procrastiner, comme traîner sur les réseaux sociaux ou regarder des photos sur leur téléphone. Et cela ne s’arrête pas aux portes du bureau : à la maison, nous avons aussi une sérieuse tendance à repousser rangement, ménage et paperasse… Comment lutter contre ce phénomène ?
EN BREF ££Que ce soit au bureau ou à la maison, nous avons tous une tendance plus ou moins affirmée à reporter les tâches ennuyeuses, avec de nombreuses conséquences négatives. ££Cette tendance dépend du caractère de chacun, mais aussi de facteurs extérieurs, comme le manque de sommeil ou l’attrait pour les réseaux sociaux. ££En agissant sur ces facteurs et en se fixant quelques règles simples, il est possible de récupérer la maîtrise de son temps.
N° 109 - Avril 2019
Précisons déjà que toutes les façons de remettre les choses à demain ne se valent pas. Depuis peu, les chercheurs distinguent deux types de procrastination. L’une est dite passive : on aimerait faire autrement, mais on n’y parvient pas et on en souffre. Dans les enquêtes, elle se traduit par des affirmations comme : « Je reporte inutilement le moment de finir un travail, même quand il est important » ou : « Je trouve toujours une excuse pour ne pas faire quelque chose ». IL Y A LE BON ET LE MAUVAIS PROCRASTINATEUR Une seconde forme de procrastination, qualifiée d’active, consiste à reporter intentionnellement une tâche ou une décision, pour se donner le temps de la mûrir et bénéficier de l’excitation positive liée à l’urgence. Les adeptes de cette pratique aiment travailler sous pression, car ils se sentent alors plus performants.
© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr
89
N° 109 - Avril 2019
LIVRES
92
p. 92 Sélection de livres p. 94 Œdipe roi : voudriez-vous connaître votre destin ?
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Bernard Calvino
APPRENTISSAGE Comment utiliser les écrans en famille d’ Elena Pasquinelli Odile Jacob
MÉDECINE L ’Homme douloureux de G uy Simonnet, Bernard Laurent et David Le Breton Odile Jacob
P
our écrire ce livre, les auteurs s’y sont mis à trois. Trois professeurs d’université, trois spécialistes de la douleur, chacun à sa manière. Il n’en fallait pas moins pour restituer toute la complexité de ce phénomène. Guy Simonnet, neurobiologiste, étudie l’hypersensibilité à la douleur en utilisant des modèles animaux. Bernard Laurent, neurologue, scrute le cerveau des patients grâce à l’IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle). Enfin, David Le Breton, sociologue, analyse les facteurs individuels, sociaux et culturels qui influencent le rapport à la douleur. Ensemble, ils développent aussi bien ces derniers aspects que les questions purement physiologiques et médicamenteuses. Leur message essentiel est que chacun d’entre nous est unique face à sa douleur : « La douleur est un langage individuel, sans doute une des marques les plus signifiantes de notre personnalité, de notre rapport à la vie. » L’Association internationale d’étude de la douleur la décrit d’ailleurs comme une « expérience émotionnelle » vécue par chaque patient, et non comme une simple sensation mesurable. Les auteurs illustrent par de multiples exemples la façon dont le parcours de vie affecte la vulnérabilité de chacun. On apprend ainsi qu’une enfance difficile, marquée par des maltraitances, des deuils et des séparations, accroît le risque de douleurs chroniques à l’âge adulte. Ou encore que la souffrance ressentie est supérieure quand une blessure est causée par une agression, car elle est sans cesse ravivée par un sentiment d’injustice. On ne peut qu’encourager à lire cet excellent ouvrage, qui ne réduit pas le traitement de la douleur à sa seule dimension physiologique. Au contraire, il plaide pour un processus thérapeutique global, intégrant l’histoire de chacun. C’est peut-être de cette façon que l’on commencera à inverser les effrayantes statistiques actuelles, selon lesquelles plus de 20 % des Européens souffrent de douleurs chroniques : en soignant non pas la douleur, mais « l’homme douloureux ». Bernard Calvino est professeur honoraire de neurophysiologie, spécialiste de la douleur.
N° 109 - Avril 2019
PATHOLOGIE Éloge des intelligences atypiques d eD avid Gourion et Séverine Leduc Odile Jacob
D
e plus en plus, les spécialistes prônent une autre approche de l’autisme, moins stigmatisante, en parlant de « neurodiversité » : les personnes autistes se caractérisent en effet par une intelligence particulière, avec ses forces – comme une grande sensibilité au détail – et ses faiblesses – en particulier dans le domaine social. Le psychiatre David Gourion et la psychologue Séverine Leduc livrent ici un plaidoyer convaincant et scientifiquement argumenté en faveur de cette approche. Avec en prime quelques outils pour apprendre à surmonter les difficultés que l’on peut rencontrer si l’on est soi-même concerné.
Q
u’on le veuille ou non, les écrans font désormais partie de notre quotidien et les nouvelles générations vont grandir avec. Comment les guider vers un usage raisonné ? C’est ce que nous explique ici Elena Pasquinelli, philosophe et chercheuse en sciences cognitives. Sans naïveté mais sans diabolisation excessive, elle passe en revue les différentes fonctions cognitives susceptibles d’être affectées par les écrans – l’attention, la mémoire, la socialisation… – et délivre une série de bonnes pratiques pour exploiter au mieux les outils numériques, tout en se préservant de leurs dangers.
93
COUP DE CŒUR Par Sébastien Bohler
PSYCHOLOGIE Ne coupez jamais la poire en deux de C hris Voss et Tahl Raz Belfond
PSYCHOLOGIE Comment raisonne notre cerveau d’ Olivier Houdé Apprendre à apprendre de M . Fayol et M. Kail PUF
L
e grand intérêt des Que sais-je ? est qu’ils offrent une vision synthétique de presque n’importe quel sujet. Cette nouvelle collection, « La bibliothèque », renforce ce côté encyclopédique, en offrant des compilations thématiques et actualisées de ces petits ouvrages. Pour l’inaugurer dignement, Olivier Houdé propose rien de moins qu’une théorie de l’esprit humain, fondée aussi bien sur plus de deux mille ans de philosophie que sur les neurosciences modernes. Michel Fayol et Michèle Kail s’attaquent quant à eux à un autre thème majeur, en disséquant la façon dont nous apprenons à parler, écrire et compter.
V
ous aimeriez obtenir une augmentation de salaire ? Un prêt pour acheter un appartement ? Ou tout simplement que votre enfant se couche plus tôt ? Cet ouvrage est fait pour vous. L’auteur principal, Chris Voss, est un ancien négociateur du FBI, qui a fondé un cabinet de conseil et donne des cours dans plusieurs écoles. C’est ce double profil qui fait tout le sel de son livre. Les exemples tirés de son travail au FBI insufflent un rythme de roman policier, tandis que ceux issus de son expérience « dans le civil » rendent son propos très concernant. Il en résulte un ouvrage aussi instructif – où l’on découvre comment les négociateurs ont appris à intégrer les facteurs psychologiques – qu’utile et agréable à lire.
NEUROSCIENCES L e Grand Atlas du cerveau Collectif Le Monde/Glénat/ICM
E
n ouvrant ce livre, vous serez plongé d’un seul coup dans le cerveau humain comme si vous y étiez. Dans un univers 3D hyperréaliste, avec de grandes spirales bleutées qui vous environnent comme des galaxies, de longs filaments violets qui s’enchevêtrent autour de vous, des bouquets d’anémones multicolores comme dans les profondeurs de la mer Rouge… Ce livre, le premier du genre, nous montre notre univers mental version grand spectacle, de l’intérieur, comme si vous vous trouviez à la cité de l’espace. Les ressources documentaires de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière sont remarquablement exploitées par les éditions Glénat et le Monde pour nous livrer un panorama des grandes fonctions cérébrales et de leurs liens avec la cognition. On trouvera, au programme, des exposés à la fois didactiques et digestes du fonctionnement des cinq sens, de la motricité, du langage, de la mémoire et des émotions… Bref, de tout ce qui fait notre vie mentale, subjective et sociale. Les techniques d’imagerie qui nous livrent ces tableaux d’une beauté exquise sont également expliquées, comme l’invention de la radiographie, des caméras à scintillation ou de l’IRM. Un adroit mélange de science et d’esthétisme, donc, qui a le don de rendre plus aisées la compréhension et la mémorisation des notions abordées. Et puis, il y a ces moments d’émotion brute, comme lorsque vous tombez sur le cliché de microscopie d’une cellule astrocytaire entourée de centaines de filaments luminescents, qui ressemble à un amas stellaire perdu aux confins de l’univers. On ressort émerveillé devant les reconstitutions tridimensionnelles de la fine vascularisation des « colonnes corticales », ces unités de calcul juxtaposées dans notre cortex cérébral et qui nous permettent d’analyser notre environnement. Savoir que tout cela existe dans notre crâne rend humble et heureux à la fois, et ne fait que donner plus de valeur à ce qui fait la vie de la pensée. En refermant ces pages, on se demande comment il est possible de parler encore de réductionnisme à propos des recherches sur les fondements biologiques de notre esprit. Rien ici n’est réduit, tout est au contraire déployé, révélé et embelli.
N° 109 - Avril 2019
Sébastien Bohler est rédacteur en chef à Cerveau&Psycho.
94
N° 109 - Avril 2019
LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Œdipe roi
Voudriez-vous connaître votre destin ? Tiraillé entre la volonté de connaître son destin et le refus de savoir : tel est le trait fondamental de notre psychisme que met en scène le drame de Sophocle – bien plus qu’un hypothétique « complexe d’Œdipe ».
S
«
’il est horreur plus souveraine que l’horreur, c’est bien le lot d’Œdipe ! » Ainsi parle un homme perdu, qui fut roi, adoré, puissant et heureux, mais se retrouve au ban de l’humanité. De fait, le sort n’est pas tendre avec Œdipe. Non seulement il a tué son père, mais il a épousé sa mère, un double tabou qu’il a transgressé à son insu ! Plus de deux mille ans plus tard, son nom est solidement rattaché au fameux « complexe d’Œdipe », de sorte que nous rejouerions tous sa tragédie dans notre petite enfance. Du moins selon la théorie freudienne. En réalité, Œdipe roi est une pièce complexe et riche, qui dit bien d’autres choses sur la psychologie humaine. Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit que ce drame concerne avant tout notre rapport trouble à la connaissance, en particulier la connaissance de soi. À l’instar d’Œdipe, nous voulons souvent à la fois savoir et ne pas savoir… comme si la vérité sur nous-mêmes nous attirait et nous révulsait tout en même temps.
EN BREF ££ Selon Freud, la tragédie de Sophocle nous touche parce qu’elle illustre une tendance humaine universelle : désirer sexuellement le parent du sexe opposé, et jalouser le parent du même sexe. ££ Pourtant, l’existence de ce « complexe d’Œdipe » reste très hypothétique. ££ Ce qui nous parle tant chez ce personnage serait plutôt son rapport compliqué à la connaissance de soi, et son désir contradictoire de savoir ce qui va lui arriver tout en préférant l’ignorer…
N° 109 - Avril 2019
Écrite et jouée entre 430 et 420 avant notre ère, cette grande tragédie de Sophocle n’a cessé de fasciner et d’épouvanter les foules. Devenu roi de Thèbes suite au mystérieux assassinat de Laïos, Œdipe commande une enquête pour découvrir l’identité du meurtrier. Mais ce pourrait bien être lui le coupable, puisque les faits semblent concorder avec un récent épisode où il a tué un inconnu à la croisée des chemins… De révélation en révélation, tout finira par concorder : frappé d’une malédiction, il a été abandonné à la naissance par Laïos et sa femme Jocaste, puis élevé à Corinthe par des parents adoptifs. Il a fui ces derniers, parce que l’Oracle l’a prévenu qu’il tuerait son père et coucherait avec sa mère. Mais ironie suprême, c’est précisément en cherchant à éviter la prophétie qu’il la réalise, puisque c’est lors de cette fuite qu’il rencontre et tue Laïos, avant de prendre sa place auprès de Jocaste, sa mère biologique. Ainsi, la tragédie fonctionne selon un schéma simple : Œdipe cherche à échapper à son destin,
95
À retrouver dans ce numéro
p. 76
CERVEAU INVERSÉ
Certains dyslexiques parviennent à faire des études supérieures en utilisant leur cerveau « à l’envers » : ils utilisent leur lobe frontal pour deviner des mots à partir du sens du texte, puis décryptent leur aspect visuel, alors que la plupart des gens font l’inverse. p. 6
4 ANS DE MOINS
pour le cerveau d’une femme que pour celui d’un homme, au même âge. Les hormones œstrogènes semblent favoriser un métabolisme aérobie qui consomme le glucose cérébral en abîmant moins les neurones… p. 44
p. 20
POLIOMYÉLITE
C’est grâce à une épidémie de poliomyélite en 1942 aux États-Unis que le chercheur Horace Magoun découvrit les bases cérébrales de la conscience. Le virus détruisait une partie du tronc cérébral et causait une paralysie. Mais en stimulant cette zone, le neuroanatomiste se rendit compte que cela augmentait le niveau d’éveil et de vigilance.
EXHAUSTEUR D’ALTRUISME
« Alors que la honte donne envie de se cacher, la culpabilité donne envie de réparer la faute commise, c’est un exhausteur d’altruisme. » Yves-Alexandre Thalmann
p. 64
136
p. 94
milliards de vidéos pornographiques sont visionnées annuellement par l’humanité. Cela représente 35 % du trafic sur Internet, dont l’impact carbone est équivalent à celui du transport aérien.
p. 14
EFFET PANDORE
Les psychologues ont identifié une « pulsion de savoir » qui nous pousse parfois à vouloir connaître quelque chose qui peut nous faire du mal. Par exemple, des volontaires prévenus que certains objets posés devant eux peuvent émettre des décharges électriques les manipulent tout de même pour savoir desquels il s’agit.
SÉROTONINE
Ce neurotransmetteur impliqué dans l’humeur mais aussi dans l’appétit est libéré en grande partie par des bactéries qui colonisent notre estomac. C’est pourquoi les transferts de microbiote d’un individu à l’autre peuvent modifier la prise alimentaire et jusqu’à la corpulence.
p. 58
5 ANS
de plus : c’est la différence d’âge que les femmes de 18 à 39 ans recherchent chez un homme sur Meetic. Les hommes de plus de 60 ans demandent, eux, une femme de 7 ans plus jeune.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal avril 2019 – N° d’édition : M0760109-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 19/02/0019 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot