Cerveau & Psycho
N° 114 Octobre 2019
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PERSONNALITÉ
LE TEST QUI MESURE NOS BONS ET NOS MAUVAIS PENCHANTS
EN FINIR AVEC LA
MIGRAINE Les promesses des nouveaux traitements ÉCOLE APPRENDRE À RESPIRER POUR MIEUX SE CONCENTRER
CULTURE DU VIOL
COMMENT LES STÉRÉOTYPES INFECTENT NOTRE CERVEAU BIGOREXIE L’ADDICTION AU SPORT QUI FAIT DES RAVAGES D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
ÉTUDE N°1 La rencontre
de l’amour CREATION FINGUEUR iN ZENOSE PHOTOGRAPHIE © SHUTTERSTOCK
EXPOSITION, À PARTIR DU 08.10.2019
#DelAmour Franklin Roosevelt Champs-Elysées Clemenceau palais-decouverte.fr
EN PARTENARIAT AVEC
EN COLLABORATION AVEC
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N° 114
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
SÉBASTIEN BOHLER
p. 14-20
Scott Barry Kaufman
Psychologue à l’université Columbia de New York, Scott Barry Kaufman analyse les faces négatives et positives de la personnalité. Il a participé au développement d’un nouveau modèle, la triade lumineuse, qui décrit nos côtés prosociaux.
Rédacteur en chef
Ça pourrait être pire !
p. 44-48
Michel Lanteri-Minet
Neurologue responsable du Centre d’évaluation et de traitement de la douleur du CHU de Nice, membre des comités internationaux de la Société internationale des céphalées, Michel Lanteri-Minet étudie les mécanismes et le traitement de la migraine.
p. 66-70
Laurent Bègue
Membre de l’institut universitaire de France, directeur de la Maison des sciences de l’homme – Alpes, Laurent Bègue analyse les ressorts de la violence et les croyances sous-tendant les stéréotypes sur le sexe, l’âge ou la classe sociale.
p. 76-83
Joachim Retzbach
Psychologue et journaliste scientifique, Joachim Reztbach a enquêté sur les cauchemars à répétition pouvant revêtir un caractère pathologique. Il dévoile les principales pistes thérapeutiques issues de ces recherches en neurologie.
D
epuis vingt-quatre heures, je suis embêté par un joint de baignoire qui fuit. Cela donne de l’humidité dans le mur des toilettes qui est situé juste en dessous, au rez-de-chaussée. Du coup les peintres ne peuvent pas finir le boulot. Je vais devoir refaire le joint, mais l’humidité ne va pas partir d’un seul coup. Les peintres devront revenir dans plusieurs mois. En attendant, la maison est en chantier. Ça me met de mauvaise humeur. Mais ça pourrait être pire. Je pourrais avoir la migraine, par exemple. Quand je lis ce qu’endurent 10 millions de Français migraineux, je me dis que ça doit être un sacré calvaire. Essayons de leur être utile avec ces 32 pages de dossier, qui font naître l’espoir de nouveaux traitements plus efficaces, fondés sur une compréhension de plus en plus précise des causes de la maladie. Sinon, je pourrais faire des cauchemars chroniques (pas de ma fuite d’eau, non, de gros monstres poilus). Il paraît que ça peut devenir une vraie maladie. Là encore, nous recensons les thérapies qui marchent le mieux, pour en finir avec ces mauvais rêves. Mais tout cela passe encore… Je pourrais être un psychopathe narcissique et manipulateur, ce que les psychologues regroupent sous le concept de triade sombre de la personnalité – vous pouvez vous évaluer vous-même grâce à nos tests. La bonne nouvelle est que les scientifiques ont aussi observé une triade lumineuse qui combine humanisme, kantisme et foi en l’humanité – la quintessence de la bonté. Chacun porte en lui ces deux facettes, mais globalement la plupart des gens penchent plus vers la lumière que vers l’ombre. Ouf ! On respire… Alors vous voyez, quand je pense à quoi j’ai échappé, je me dis que mon joint de baignoire est finalement peu de chose. Et je me sens heureux. Merci, Yves-Alexandre Thalmann, de nous expliquer que cette méthode (penser aux malheurs qui nous épargnent) est une clé du bonheur. Pensez-y la prochaine fois que vous aurez égaré vos clés ou que vous pleurerez pour une rayure sur votre carrosserie. £
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SOMMAIRE N° 114 OCTOBRE 2019
p.12
p. 14
p. 22
p. 30
p. 37-65
Dossier p. 37
EN FINIR AVEC
LA MIGRAINE p. 6-36
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le père aide le cerveau de l’enfant à grandir La testostérone, ennemie du couple ? Ados : des mots pour prévenir la dépression Qui veut gagner des millions ? Une vidéo, c’est mieux à deux
p. 22 CAS CLINIQUE
p. 12 FOCUS
Nelly est droguée à la course. Un mal qui porte un nom : « bigorexie ». Et qui la met en grand danger.
Les singes ont-ils conscience de la mort ?
On peut le penser quand on voit des mères chimpanzé garder la dépouille de leur petit. Guillaume Jacquemont
p. 14 P SYCHOLOGIE
TEST P. 18
Mesurer notre part d’ombre et de lumière
GRÉGORY MICHEL
La femme qui courait à s’en rendre malade
p. 30 H ISTOIRE
DES NEUROSCIENCES
Le mystère de l’encéphalite léthargique
Dans les années 1920, une étrange épidémie plonge des centaines de milliers de personnes dans un sommeil irrépressible... Christian Honey
La face obscure de l’homme comporte la manipulation, l’égocentrisme, la cruauté... Or on vient de découvrir trois propriétés inverses, ainsi que le moyen de les mesurer…
p. 38 N EUROSCIENCES
UNE ONDE DE DOULEUR
En observant l’onde électrique qui envahit le cortex de certains patients, on élabore de nouvelles approches thérapeutiques. Markus Dahlem
p. 44 I NTERVIEW
LES NOUVEAUX TRAITEMENTS SERONT PLUS EFFICACES Michel Lanteri-Minet
p. 50 T HÉRAPIE
DES ANTICORPS CONTRE LA MIGRAINE
Ces nouveaux traitements réduisent de plus de 70 % la fréquence des crises. Allan Purdy et David Dodick
Scott Barry Kaufman
p. 58 N EUROBIOLOGIE
LE CASSE-TÊTE DES CÉPHALÉES EN GRAPPE Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonnés. Ce numéro comporte un encart des éditions HumenSciences sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine. En couverture : © Sylvie Serprix
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Douleur insoutenable derrière l’œil, écoulement nasal, nausées... Ce type de céphalée touche 120 000 patients.
S. Nägel, M. Obermann et H.-C. Diener
5
p. 76 p. 94
p. 66
p. 72
p. 84
p. 86 p. 92
p. 66-74
p. 76-90
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 66 R ETOUR SUR ACTUALITÉ
p. 76 S OMMEIL
Pour presque un Français sur deux, une femme violée y est un peu pour quelque chose. Qu’est-ce qui cloche dans nos cerveaux ?
Les cauchemars ne sont pas une fatalité : un traitement simple et efficace permet de les remodeler pour ne plus en avoir peur.
Viol : le sondage de la honte
Laurent Bègue
p. 72 L’ENVERS
p. 92-97
Pour en finir avec les cauchemars Joachim Retzbach
p. 84 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Imaginer le pire, ça fait du bien
Pour une fois, arrêtez de « penser positif » : en pensant plutôt à tous les malheurs qui ne nous frappent pas, on prend conscience de son véritable bonheur.
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
En classe, respirez pour mieux penser
Des neurones régulent à la fois notre respiration et nos mouvements ! Ils indiquent une nouvelle manière de se calmer pour mieux réfléchir. p. 86 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT
Le pouvoir des chatons
Ils sont les stars du net et des magazines entiers leur sont consacrés. Comment ont-ils fait main basse sur notre cerveau ? Joachim Retzbach
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p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES Dans la tête d’un chien J’entends des voix Devenir Papa Le Programme pour bien nourrir votre cerveau L’Autisme à l’école Cerveau et Silence p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Nagori : À quoi ressemble le goût d’une saison qui s’en va ?
Cette figure de style du roman Nagori, de l’écrivaine Ryoko Sekiguchi, repose sur une vraie capacité du cerveau à composer des saveurs inattendues…
DÉCOUVERTES
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p. 12 Les singes ont-ils conscience de la mort ? p. 14 Mesurer notre part d’ombre et de lumière p. 22 La femme qui courait à s’en rendre malade
Actualités Par la rédaction ÉVOLUTION
Le père aide le cerveau de l’enfant à grandir
Les espèces de mammifères chez lesquelles les pères aident les mères à l’éducation des petits présentent un plus gros cerveau – et sont plus « intelligentes » – que celles où les papas sont absents. S . A. Heldstab et al., Behavioral Ecology and Sociobiology, doi.org/10.1007/ s00265-019-2684-x, 2019.
© FoxyImage/shutterstock.com
C
omment en est-on arrivé à avoir un cerveau de plus en plus gros ? La présence du père (le mâle procréateur) et les soins qu’il apporte à la mère et à leurs petits jouent un rôle important : le cerveau de la progéniture se développe mieux. C’est ce que montrent Sandra Heldstab, de l’université de Zürich en Suisse, et ses collègues, à l’échelle de l’évolution des espèces. Pour ce faire, les chercheurs ont étudié, chez 478 espèces de mammifères, la taille du cerveau relativement à celle du corps, ainsi que la qualité et la fréquence des soins prodigués à la famille. Par exemple, chez les ouistitis, les pères et les autres membres du groupe aident les mères à élever les petits, alors que chez les loups, les membres de la meute autres que les mères ne participent pas à l’éducation, bien que les pères restent disponibles en cas de conditions très difficiles. À ce jour, les chercheurs n’avaient pas réellement distingué le soutien paternel à la mère et aux petits de celui des autres acteurs, de sorte que l’on ne
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p. 30 Le mystère de l’encéphalite léthargique
NEUROBIOLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
La testostérone, ennemie du couple ?
pouvait pas lier cette aide apportée par le père à la jeune famille avec la taille du cerveau et l’intelligence. C’est désormais chose faite : en analysant les comportements des pères vis-à-vis de leur progéniture (dans les situations où il est possible de déterminer les liens de filiation en milieu naturel, par exemple lorsque des traits phénotypiques sont clairement transmis du père à l’enfant), Heldstab et ses collègues ont montré que l’aide des pères est plus prévisible, fiable et stable que celle des autres membres du groupe ou de la famille. Et plus les pères sont aux petits soins, plus l’espèce présente un gros cerveau et est intelligente : ses membres disposent de meilleures capacités cognitives pour s’adapter à leur environnement. Pourquoi cette corrélation ? Le cerveau des mammifères consomme beaucoup d’énergie ; chez les êtres humains adultes, c’est 20 à 25 % des ressources de l’organisme, chez les nourrissons, 60 %. Les spécialistes de l’évolution des espèces prédisent que les membres d’une espèce peuvent disposer d’un cerveau plus gros que leurs ancêtres à condition qu’ils réussissent à lui fournir plus d’énergie lors de son développement, et surtout en continu, toute privation étant néfaste pour les fonctions cognitives. Pour ce faire, deux stratégies : la première, « rediriger » vers le cerveau l’énergie allouée à d’autres fonctions du corps,
comme la fertilité ; la seconde, augmenter de façon stable la quantité d’énergie fournie à l’organisme, en améliorant la qualité de la nourriture et en évitant les périodes de famine. C’est là qu’interviennent les pères, notamment en contribuant à l’approvisionnement et en prodiguant des soins à la mère allaitante. Que se passe-t-il quand les mamans ne reçoivent presque aucun soutien paternel, comme chez les lions et les lémuriens ? La stratégie évolutive veut alors que les femelles donnent naissance à plus de bébés, mais avec un cerveau plus petit. Pour l’organisme de la mère, l’investissement d’énergie est comparable, mais possède l’avantage de faire face aux aléas : si la maman est correctement soutenue, toute sa progéniture survit ; sinon, une partie meurt, mais elle n’a pas tout perdu. Toujours selon cette étude, l’homme est l’espèce où l’assistance paternelle à l’éducation des enfants est la plus importante, la plus stable et la plus fiable. Ce qui a probablement été crucial, car les nourrissons humains ont besoin d’un soutien sans faille : ils viennent au monde avec un cerveau nécessairement immature car le bassin des femmes est trop étroit pour laisser passer une tête entièrement formée. D’où l’importance d’un apport régulier en énergie après la naissance. £ Bénédicte Salthun-Lassalle
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S
i les pères jouent un rôle important dans le développement de l’enfant et le soutien à la mère, ils ont néanmoins un talon d’Achille : la testostérone. Cette hormone pousserait aux aventures extraconjugales et fragiliserait le ciment du foyer, ont découvert des scientifiques des universités de Dresde et de Zurich. Il y a quelques années, des biologistes avaient déjà pressenti ce type d’effet. En mesurant la longueur relative de l’annulaire et de l’index (qui dépend des taux de testostérone) chez un groupe d’hommes, ils s’étaient aperçus que plus l’annulaire d’un homme est long comparativement à son index, plus cet homme est infidèle à sa compagne... Cette étude avait été décriée car la longueur des doigts ne fournit qu’une mesure indirecte des taux de testostérone chez un homme. Mais cette fois, il s’agit d’une mesure directe. Deux cent vingtquatre hommes ont prélevé leur propre salive dans des tubes à essai, au petit matin, à jeun, avant de révéler leurs infidélités par le truchement d’un questionnaire anonymisé. Résultat : plus un homme a de testostérone, plus il va voir ailleurs. Voilà donc une hormone qui joue un jeu trouble. Car en 2012, une étude parue dans la revue Plos One révélait un effet bien différent : la testostérone rendait honnête dans des jeux de dés. De quoi proposer une nouvelle version du dicton. Ce n’est plus : « Malheureux au jeu, heureux en amour », mais : « Honnête au jeu, malhonnête en amour ». £ Sébastien Bohler
© Victoria 1/shutterstock.com
C. Klimas et al., Biological Psychology, vol. 146, à paraître
DÉCOUVERTES A ctualités
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PSYCHOLOGIE
Ados : des mots pour prévenir la dépression L. Starr et al., Emotion, le 27 juin 2019.
L
Vers un décodeur de pensée ?
P
our les patients atteints de locked-in-syndrome, entièrement paralysés, une « prothèse neurale » capable de lire dans les pensées et de communiquer ces dernières à leur entourage serait précieuse. David Moses et ses collègues de l’université de Californie ont développé un dispositif faisant un pas dans cette direction. Les participants de leur
leur humeur était en outre moins affectée par les petits tracas qu’ils rencontraient. Surtout, ils faisaient preuve d’une résilience supérieure : lorsqu’ils rencontraient des difficultés importantes, ils présentaient ensuite moins de symptômes dépressifs que ceux qui peinaient à décrire leurs émotions négatives. Ainsi, lorsqu’on pense simplement : « Je me sens mal », il est bien plus difficile d’identifier et d’affronter la cause de ses malheurs que lorsqu’on sait préciser si l’on éprouve de la frustration, de la honte ou de la colère. N’hésitez donc pas à aider vos enfants à mettre des mots sur leurs émotions. Surtout en cas de situation difficile, comme un divorce parental, une rupture amoureuse ou une situation d’échec scolaire : c’est face à ce type d’épreuves que la « myopie émotionnelle » est la plus problématique. £ Guillaume Jacquemont
étude entendaient une série de questions prédifinies, et le logiciel était capable de déterminer avec une bonne précision ce qu’ils auraient voulu dire, parmi une série de réponses possibles. Toutefois, ils devaient encore prononcer la réponse à voix haute – même si le logiciel n’utilisait pas cette information, puisqu’il se fondait sur la seule activité cérébrale, mesurée grâce à des électrodes. Il reste donc à prouver que cela fonctionne quand ils se contentent de penser à la réponse. £ G. J.
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10 minutes
d’interactions avec un chat ou un chien suffisent à faire baisser le cortisol, l’hormone du stress. Source : P. Pendry et J. L. Vandagriff, AERA Open, 2019.
© Yulia Grigoryeva/shutterstock.com
es adolescents sont particulièrement vulnérables à la dépression : selon l’Inserm, 14 % d’entre eux seraient touchés, soit cinq fois plus que les enfants. C’est qu’ils doivent affronter toute une série de défis et d’événements stressants, à un âge où le système cérébral de régulation des émotions n’est pas complètement mature. Pourtant, certains y résistent mieux que d’autres. Lisa Starr, de l’université de Rochester, et ses collègues ont identifié l’une des clés de cette résilience : la capacité à identifier ses propres émotions négatives de façon fine et détaillée. Les chercheurs ont suivi environ 200 adolescents, âgés de 16 ans en moyenne. Après avoir subi une batterie de tests psychologiques, ceux-ci ont rempli des questionnaires plusieurs fois par jour, sur leur smartphone ou sur une tablette fournie par les expérimentateurs, pendant une semaine. Puis ils ont été à nouveau interrogés un an et demi plus tard. Les chercheurs ont ainsi rassemblé une multitude de données sur leur capacité à analyser leurs émotions négatives, mais aussi sur les événements difficiles auxquels ils étaient confrontés – qu’ils soient mineurs, comme une dispute avec leurs amis, ou plus sérieux. De façon générale, ceux qui décrivaient mieux leurs émotions négatives étaient moins touchés par la dépression. Au quotidien,
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NEUROSCIENCES
Plus drôle avec un rire enregistré
S
’ils en agacent certains, les rires enregistrés des séries télévisées nous font paraître les blagues plus drôles. C’est ce qu’ont montré Sophie Scott, de l’University College de Londres, et ses collègues. Dans leur étude, quelques dizaines de participants ont écouté des blagues, dont ils devaient évaluer la drôlerie sur une échelle de 1 à 7. Or ils leur ont attribué une note légèrement supérieure lorsque des rires étaient diffusés en parallèle. Et quand les enregistrements utilisaient des rires sincères, la note était plus élevée que pour de rires simulés. Comment l’expliquer ? Deux mécanismes – non exclusifs – sont possibles : en entendant le rire des autres, nous aurions nous-mêmes envie de nous esclaffer, ce qui influencerait notre jugement en retour. Mais nous pourrions aussi considérer inconsciemment que si quelqu’un rit, c’est que la blague est drôle… £ G. J.
Maladie de Charcot : la piste du microbiote
© De Nata_Prando/shutterstock.com
M
obiliser le microbiote pour freiner la maladie de Charcot : telle est l’idée à laquelle Eran Blacher, de l’institut des sciences Weizmann, et ses collègues viennent d’apporter un argument de poids. Aussi appelée sclérose latérale amyotrophique, cette maladie est fatale en moyenne trois à cinq ans après le diagnostic. D’origine génétique, elle cause une paralysie généralisée, y compris respiratoire. Lors d’expériences sur des souris, les chercheurs ont montré que la vitesse de progression de la maladie dépend de la composition du microbiote. Ils ont alors réussi à la freiner en augmentant la quantité de certaines bactéries intestinales, qui agiraient en libérant des molécules capables de moduler l’expression de multiples gènes. Des observations préliminaires chez des patients humains ont d’ailleurs montré un déficit de ces molécules bienfaitrices. £ G. J.
Dormez bien, tout ira mieux demain ! R. Wassing et al., Restless REM sleep impedes overnight amygdala adaptation, Current Biology, vol. 29, pp. 1-8, juillet 2019.
I
l n’y a rien de plus bénéfique qu’une bonne nuit de sommeil pour effacer les soucis et repartir du bon pied : Rick Wassing, de l’Institut des neurosciences aux Pays-Bas, et ses collègues le prouvent pour la première fois chez l’homme. Mais il y a un secret : le sommeil ne doit pas être « interrompu ». Pour cette expérience, les chercheurs ont fait vivre des émotions négatives à 29 participants, parfois associées à des odeurs, puis ils leur ont fait passer une nuit au laboratoire, avant de les soumettre de nouveau à la situation désagréable de la veille. Le tout, en enregistrant leur activité cérébrale, de jour comme de nuit. Lorsque les sujets vivent un événement désagréable la journée, leur système limbique – le réseau cérébral des émotions – s’active, notamment un petit noyau associé aux émotions négatives : l’amygdale. Puis, quand ils dorment, le sommeil fait son œuvre : les situations de la journée sont « rejouées » (les réseaux de neurones se réactivent), notamment si les chercheurs stimulent cette réactivation en présentant aux participants l’odeur
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associée à la situation stressante. Ainsi, les « traces mnésiques » sont mémorisées ou, à l’inverse, « digérées ». De sorte que le lendemain, l’amygdale des sujets ne s’active plus quand ils revivent l’émotion négative : elle s’est adaptée et les participants se sentent bien. Mais cette digestion des émotions négatives ne se produit pas systématiquement. En effet, Wassing et ses collègues ont mis en évidence, chez leurs sujets insomniaques, l’existence d’un sommeil paradoxal non réparateur, c’est-à-dire « interrompu ». Et plus leur sommeil est perturbé, moins ces participants « digèrent » l’événement difficile de la veille (et plus leur amygdale reste active). Lorsque vous ne dormez pas assez ou êtes anxieux, c’est votre sommeil paradoxal qui en souffre. Peut-être surmontez-vous alors encore moins bien les difficultés ? Les chercheurs pensent le tester prochainement, en modulant le sommeil paradoxal (grâce à un neurotransmetteur impliqué dans cette phase), pour espérer rétablir une bonne qualité de sommeil… et de vie. £ B. S.-L.
DÉCOUVERTES A ctualités
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NEUROSCIENCES
Qui veut gagner des millions ? Z. Li et al., Psychological Science, publication en ligne du 18 juillet 2019
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10,6 % des adultes américains de plus de 65 ans se sont adonnés au binge drinking au cours du mois précédent. Source : B. Han et al., Journal of the American Geriatrics Society, le 31 juillet 2019
Et cette différence dépend de la constitution génétique de chaque personne. La preuve : elle est pour ainsi dire inexistante chez des jumeaux monozygotes – qui partagent l’intégralité de leurs gènes – ; elle est modérée entre deux jumeaux dizygotes – qui ne partagent que la moitié de leur patrimoine génétique – et maximale chez deux individus non apparentés – dont les gènes diffèrent totalement. Votre cupidité serait-elle alors inscrite dans vos gènes ? Rassurez-vous, l’analyse des données révèle que ceux-ci ne rendent compte que de 43 % des différences d’activation du système du plaisir lié à l’argent. Cela dit… si un jour vous voyez quelqu’un donner la totalité de ses gains du loto à des œuvres caritatives, comme ce fut le cas d’un Canadien qui avait reversé l’intégralité de ses 40 millions de dollars en 2013, vous pouvez suspecter quelques gènes baladeurs de faire des facéties. D’un autre côté, ce bon samaritain avait la particularité de s’appeler Crist – Tom, de son prénom. Il devait avoir un peu la pression. £ S. B.
Le noyau dur de l’excitation sexuelle
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uoi de commun entre l’homme et la femme au niveau sexuel ? Eh bien, au moment de l’excitation, leurs cerveaux sont dans le même état. C’est ce que viennent de prouver des chercheurs de l’institut Max-Planck de Tübingen, en Allemagne, en compilant les résultats de 61 études d’imagerie cérébrale réalisées sur 1 850 sujets. Le réseau
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d’aires cérébrales qui se met en branle à la vue de photos érotiques comporte invariablement le striatum pour le désir, le cortex cingulaire pour l’anticipation du plaisir, l’amygdale pour l’émotion pure, le cortex visuel pour la perception de la photo, le gyrus fusiforme intéressé par les visages, et l’insula, qui procure des sensations viscérales (les petits papillonnements dans le ventre). Moralité : pour le sexe, l’homme et la femme sont comme deux gouttes d’eau. Du moins pour les premières phases de l’acte. S. B.
© Pretty Vectors/shuttertock.com
h ! si j’étais riche… soupire Jean-Pierre Daroussin dans le film du même nom. Comme des millions de personnes, il rêve d’argent. Mais ce souhait n’est pas universellement partagé. À côté de tous ceux qui rêvent de palais, de grosses voitures et de piscines, d’autres caressent le projet d’un petit havre de paix, modeste mais paisible, où l’on puisse cultiver son amour de la vie simple, des plantes et des petits plats cuisinés, au milieu de sa famille. Cette différence – détachement des biens matériels ou appât de l’argent –, nous pourrions bien la porter en nous (au moins en partie) dès la naissance. Autrement, dit, elle serait codée génétiquement. Pour le montrer, des chercheurs des universités de Pékin, Hong Kong, Shanghai, Salt Lake City et Richmond en Virginie, ont évalué ce qu’on appelle « l’anticipation de la récompense monétaire » chez des personnes plus ou moins proches les unes des autres génétiquement. Le test d’anticipation de la récompense monétaire consiste à observer sur un écran l’apparition d’indices qui annoncent une probabilité plus ou moins élevée de toucher une somme d’argent imminente. Les neurones sensibles au plaisir causé par la récompense commencent alors à s’activer à l’idée de la récompense qui va arriver. Mais ils ne s’activent pas tous de la même façon chez tous les individus. Chez les uns, ils s’embrasent littéralement, chez les autres ils luisent faiblement.
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Un magazine édité par POUR
PSYCHOLOGIE SOCIALE
Une vidéo, c’est mieux à deux . Wolf et M. Tomasello, Proceedings W of the Royal Society B, publication en ligne du 17 juillet 2019
© grum/shuttertock.com
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LA SCIENCE 170 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Cerveau & Psycho Rédacteur en chef : Sébastien Bohler Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle Rédacteur : Guillaume Jacquemont Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Charlotte Calament, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy et Assya Monnet Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Marketing et diffusion : Arthur Peys Chef de produit : Charline Buché Direction du personnel : Olivia Le Prévost Fabrication : Marianne Sigogne, Zoé Farré-Vilalta Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Ont également participé à ce numéro : Maud Bruguière et Aline Gerstner
A
llez, on se regarde le dernier épisode de Game of Thrones. Juste pour le plaisir, entre amoureux. C’est vrai, c’est tout de même mieux à deux, et puis ça rapproche. Même avec un copain ou une copine, aller se regarder un bon film au ciné offre l’occasion d’un moment de camaraderie. On ne se parle pas pendant le spectacle ? C’est vrai. Mais ça n’empêche pas la magie d’opérer. Quelle magie, au juste ? Eh bien, il se trouve que le simple fait de regarder un spectacle ensemble opère un rapprochement. Probablement, de façon instinctive. Ce mécanisme semble s’enraciner dans notre lointain passé évolutif, comme l’a montré une expérience sur des chimpanzés réalisée par Wouter Wolf et Michael Tomasello, tous deux chercheurs à l’université Duke, à Durham, et à l’institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig. Dans cette expérience, des chimpanzés pouvaient regarder, seuls ou par deux, une vidéo d’une minute montrant un jeune singe en train de jouer. Puis, les chimpanzés étaient placés par deux dans une pièce comportant deux
Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger Presse et communication Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05 Publicité France stephanie.jullien@pourlascience.fr
compartiments distincts. Ils pouvaient choisir de passer leur temps dans le même compartiment, ou au contraire faire « chambre à part ». Les chercheurs ont alors découvert que les animaux ayant visionné ensemble la vidéo de une minute passaient trois fois plus de temps dans le même compartiment de la pièce que des paires de chimpanzés ayant chacun visionné la vidéo seul. Un lien d’affiliation s’était créé à travers le seul fait d’avoir regardé ensemble une petite scène sur un écran. Une variante de l’expérience a permis d’observer que lorsqu’un chimpanzé a assisté à ce même petit film en compagnie d’un humain, il met ensuite deux fois moins de temps à aller vers lui, que s’il a vu le film tout seul. C’est peut-être la force des spectacles collectifs, depuis les jeux du cirque jusqu’au cinéma, qui a émerveillé petits et grands pendant des décennies. Un cinéma qui se meurt doucement, tandis que chacun se met à regarder des vidéos tout seul dans son coin, comme le chimpanzé de la fable. Retrouvez vite le plaisir de vous faire une vidéo à deux ! £ S. B.
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Espace abonnements https ://boutique.cerveauetpsycho.fr Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr Tél. : 03 67 07 98 17 Adresse postale : Cerveau & Psycho - Service des abonnements 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex Diffusion de Cerveau & Psycho Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard Tél : 04 88 15 12 43 Titre modifiable sur le portail-diffuseurs : www.direct-editeurs.fr Abonnement France Métropolitaine : 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %) Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 € Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). Origine du papier : Finlande Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,005 kg/tonne La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
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Mesurer notre part d’ et de
ombre
Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia de New York. Il tient le blog de Scientific American Beautiful Minds et anime The Psychology Podcast.
EN BREF
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££Le modèle de la triade noire décrit trois facettes sombres que nous présentons tous à un certain degré : le narcissisme, le machiavélisme et la psychopathie. ££Mais nous avons aussi de nombreuses qualités prosociales, qu’un nouveau modèle, celui de la triade lumineuse, s’attache à décrire. ££Les premières analyses suggèrent que ces qualités l’emportent sur les traits de la triade noire chez la plupart des individus.
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DÉCOUVERTES Psychologie
lumière
Les psychologues ont identifié deux structures distinctes au sein de notre personnalité : les triades noire et lumineuse, qui sous-tendent nos comportements négatifs et positifs envers les autres. Et ils ont élaboré des tests pour les mesurer…
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ourquoi la triade noire estelle si séduisante, au point de recevoir toute l’attention de la recherche ? », ai-je un jour demandé à mon collègue David Yaden. Aussitôt, il a dressé l’oreille et m’a réclamé des articles sur cette mystérieuse triade, dont il n’avait jamais entendu parler – mais qui lui semblait fascinante, ce qui prouvait au passage la pertinence de ma question. Quand je suis retourné dans mon bureau, je lui ai envoyé des documents par e-mail, ainsi qu’à ma collègue Elizabeth Hyde. Très vite, j’ai reçu la réponse de David : « Et la triade lumineuse ? », me demandait-il simplement. Ce fut à mon tour d’être intrigué. Existait-il une telle chose ? Avait-elle été étudiée ? LES DÉBUTS DE LA TRIADE NOIRE La triade noire de la personnalité a été décrite pour la première fois en 2002, par Delroy Paulhus et Kevin Williams, de l’université de Colombie-Britannique à Vancouver au Canada. Elle se compose du narcissisme (la tendance à s’accorder une importance démesurée), du machiavélisme (le penchant pour l’exploitation et la tromperie) et de la psychopathie (la propension à se
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La femme qui courait à s’en rendre malade
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DÉCOUVERTES C as clinique
EN BREF ££Nelly est beaucoup trop maigre et a déjà souffert de dépression. Mais elle se sent en pleine forme et pratique beaucoup la course à pied.
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychopathologie et de psychologie clinique à l’université de Bordeaux, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral.
££En fait, elle fait trop de sport, contrôle constamment son alimentation et est obsédée par l’image de son corps. Et n’éprouve plus beaucoup de plaisir.
Squelettique, nerveuse, elle court 150 km par semaine, ne voit plus ses amies, vit seule et surveille tout ce qu’elle mange. Nelly est droguée à la course. Un mal qui porte un nom : « bigorexie ».
££La jeune femme souffre de trois troubles : l’addiction au sport, ou bigorexie, l’addiction à l’alimentation saine et l’anorexie de l’athlète.
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££Mais une prise en charge pluridisciplinaire l’aide à retrouver le plaisir de courir et de manger.
© Jacobs Stock Photography Ltd/gettyimages
onjour professeur, je vous téléphone de la part de mon médecin qui m’a demandé de prendre un rendez-vous avec vous. Mais je ne sais pas vraiment pourquoi… Il va vous envoyer un courrier. » Quelle est ma surprise en ce lundi matin de printemps, quand je découvre sur le répondeur de mon cabinet ce message laissé à 5 h 30 du matin par une femme à la voix affirmée, mais au contenu peu informatif. Dans l’heure qui suit, je reçois la lettre de mon collègue médecin qui m’informe que cette jeune femme, nommée Nelly, présente des troubles du comportement alimentaire et souffre sans doute de dépression. Je décide donc de la rencontrer. UN CORPS MUSCLÉ ET ANDROGYNE Arrivée près d’une heure en avance dans la salle d’attente, la jeune femme lit un magazine sportif. Visage émacié, cheveux courts, allure androgyne, son corps semble très sec. Vêtue dans un style sportif, la bouteille d’eau à portée de main non loin de son sac à dos, elle me regarde d’un air assuré. Une fois dans mon bureau, installée dans un fauteuil, elle se fige dans une attitude tendue qu’elle conservera tout au long de ce premier rendez-vous. Je vois ses avant-bras si squelettiques que j’en frissonne : souffrirait-elle d’un syndrome cachectique, à savoir un affaiblissement profond de tout l’organisme, avec
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Le mystère de
l’encéphalite léthargique
© Illustrations de Lison Bernet
Dans les années 1920, une étrange épidémie plonge des centaines de milliers de personnes dans un sommeil particulier. Un médecin commence à lever le voile sur cette énigme, mais il est juif, et déjà les nazis arrivent…
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DÉCOUVERTES H istoire des neurosciences
Par Christian Honey, neuroscientifique et journaliste scientifique.
EN BREF ££Entre 1916 et 1950, au moins un demi-million de personnes dans le monde contracte l’encéphalite léthargique. ££Paralysie des yeux ou des membres, troubles de la conscience, furieuse envie de dormir : les malades décèdent ou développent des symptômes semblables à ceux de la maladie de Parkinson. ££Le médecin juif Felix Stern tient une piste et parvient à guérir des malades. Mais il est radié par les nazis et poussé au suicide.
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ne fille de 26 ans est transférée du commissariat de police à l’hôpital psychiatrique. Pendant deux jours, désorientée, elle semble dormir en marchant. Dans les couloirs de la clinique, elle se promène les yeux fermés, comme une somnambule, et délire en évoquant toutes sortes de choses colorées. Le soir, brusquement, elle fait un œdème pulmonaire et meurt. » UNE ÉPIDÉMIE MONDIALE DE DORMEURS QUI MARCHENT C’est en ces termes que le psychiatre et neurologue autrichien Constantin von Economo (18761931) décrit une maladie mystérieuse dans le journal clinique de Vienne du 10 mai 1917. Les semaines précédentes, la clinique psychiatrique de Vienne a accueilli plusieurs patients présentant des symptômes similaires à cette jeune fille : yeux ou membres paralysés, fantasmes et délires, envie irrépressible de dormir. Von Economo, médecin assistant dans cette clinique, soupçonne dans son article « une sorte de maladie du sommeil, les premiers symptômes étant des maux de tête et des nausées, puis un état de somnolence, souvent accompagné de délires ». Il lui donne un nom : encéphalite léthargique. Parce que de nombreuses personnes tombent malades en peu de temps, von Economo suppose
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Dossier SOMMAIRE
p. 38 Une onde de douleur p. 44 Interview Les nouveaux traitements seront plus efficaces
EN FINIR AVEC
p. 50 Des anticorps contre la migraine p. 58 Le casse-tête des céphalées en grappe
LA MIGRAINE Six heures,
puis huit, puis douze… La tête dans un étau, avec cette impression que le sang bat dans la moitié gauche ou droite du crâne (on appelait autrefois ce mal la « micrâne »), avec des crises pouvant durer jusqu’à soixante-douze heures. Et parfois pendant plus de quinze jours par mois. Aujourd’hui près d’un Français adulte sur cinq souffre de migraines. Les chiffres donnent le tournis : quelque 50 000 personnes sont chaque jour dans l’incapacité de travailler, clouées au lit par la douleur et des nausées ! Pour la société, cela représente un coût qui atteint 3 milliards d’euros par an… Des traitements plus efficaces que les vieilles molécules dont on dispose aujourd’hui sont donc urgemment attendus. Ils arrivent : anticorps, neuromodulation, relaxation… Une meilleure connaissance des causes et des mécanismes de la maladie permet d’affiner le diagnostic, la prévention, les traitements de fond. En combinant au mieux les diverses options. Il n’y a pas de fatalité. Pour les millions de personnes qui vivent un calvaire, c’est peut-être, dans les années qui viennent, le bout du tunnel. Sébastien Bohler
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Dossier
UNE ONDE DE
DOULEUR N° 114 - Octobre 2019
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Les vraies causes de la migraine restent encore méconnues. Mais un symptôme particulier, l’aura migraineuse, pourrait lever un coin du voile sur ces mystères… Par Markus Dahlem, neurobiologiste à l’Institut de physique de l’université Humboldt, à Berlin.
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EN BREF ££Plus de dix millions de personnes en France souffrent de migraines.
££Les auras résultent de la propagation d’une onde électrique très lente de l’arrière du cerveau vers l’avant. ££En comprenant mieux comment se développe cette onde, on espère mettre au point de nouveaux traitements.
© Wundervisuals/Gettyimages
££Cette pathologie s’accompagne souvent d’altérations de la vision et de la perception : les auras.
es migraines sont un vrai cassetête, même quand elles sont indolores », écrivait le romancier Erich Kästner en 1931 dans son livre pour enfants Pünktchen und Anton. Cette mauvaise blague a un véritable noyau dur : environ cinq pour cent des patients migraineux ne ressentent pas de maux de tête ou ont même parfois des crises indolores. Mais, bien sûr, ce n’est pas une raison pour disqualifier leur maladie comme une sorte d’hypocondrie, comme cela arrive parfois. En réalité, dans la migraine les maux de tête semblent n’être qu’un symptôme d’un trouble complexe dont les causes ne sont pas encore bien comprises. La migraine est une maladie répandue. Deux femmes sur cinq et un homme sur cinq en souffrent au moins une fois dans leur vie. Selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), cette pathologie serait responsable de près de 3 % de toutes les morbidités dans le monde. L’analyse, réalisée pour la première fois en 1990 et mise à jour en 2010, évalue de nombreux diagnostics non seulement en termes de mortalité, mais
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INTERVIEW
MICHEL LANTERI-MINET NEUROLOGUE AU DÉPARTEMENT DE TRAITEMENT DE LA DOULEUR AU CHU DE NICE.
LES NOUVEAUX TRAITEMENTS SERONT PLUS EFFICACES
Aujourd’hui, combien de personnes en France souffrent de migraine ? Les derniers chiffres précis dont on dispose proviennent de deux études réalisées au début des années 2000, qui montrent qu’environ 20 % de la population adulte est concernée. Cette prévalence se scinde en deux, avec 10 % de la population générale adulte qui souffre de migraine au sens strict et répond à tous les critères de la Classification internationale des céphalées, et 10 % qui
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souffrent de migraines « probables », c’est-à-dire qu’elles remplissent trois des quatre critères diagnostics (voir l’encadré page 46). Ces personnes sont souvent traitées comme de vraies migraineuses. Sinon, la migraine de l’enfant est aussi un phénomène important, puisqu’on estime globalement que 5 % de la population enfantine est migraineuse. 20 % de la population, c’est énorme ! La migraine est classée parmi les cinq maladies les plus invalidantes par l’OMS au niveau sociétal. Dans les années 2000, en termes de consommation de soins, la migraine représentait un coût de trois milliards d’euros par an, répartis en un milliard pour la migraine épisodique, et deux milliards pour la chronique. Celle-ci étant plus rare, cela correspond à deux milliards de coûts de santé générés par 2 % de la population. En coûts indirects, on dispose de moins de données, mais des études d’extrapolation ont été réalisées à partir de ce qu’on appelle les coûts de friction, c’est-à-dire le temps de travail perdu à cause du handicap subi. On atteint alors 20 millions de jours de travail perdus par an. Aux États-Unis, le nombre d’Américains adultes couchés et ne pouvant pas aller travailler se chiffre à 200 000 par jour. La prévalence de la migraine étant constante dans les pays occidentaux, nous avons probablement en France 50 000 personnes qui restent chaque jour clouées au lit à cause de leur migraine. Quels autres maux de tête existent, à part la migraine ? Principalement la céphalée de tension et les céphalées trigémino-autonomiques, parfois appelées céphalées en grappe (pour cette dernière pathologie, voir l’article page 58). La céphalée de tension est probablement le mal de tête le plus répandu : pratiquement tout le monde en a déjà fait l’expérience. Par exemple, ce sont les maux de tête qu’on
Avec les anticorps, certains patients passent de 25 jours de migraine par mois à un seul éprouve en fin de journée après avoir travaillé sur son écran pendant 10 heures, dans une posture inadéquate, dans un contexte tendu au travail. Les tensions partent des vertèbres cervicales, des muscles masticateurs, et sont souvent déclenchées par des facteurs de stress ou posturaux. Ensuite la douleur diffuse dans l’ensemble du crâne. Tant que ces céphalées de tension sont peu fréquentes, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Mais on peut passer à des céphalées de tension à haute fréquence, voire chroniques. En plus d’une sensibilité aux facteurs musculaires et de stress, on présente alors en plus des dysfonctionnements des systèmes neuronaux de régulation de la douleur, et un hyperfonctionnement des systèmes d’amplification de la douleur, possiblement pour des raisons génétiques. Les systèmes nociceptifs deviennent de plus en plus sensibles. Est-il aisé de distinguer une vraie migraine d’un « simple » mal de tête ? À l’aide des quatre critères cités, le diagnostic est précis. Le principal problème vient des personnes qui souffrent à la fois de vraies migraines et de céphalées de tension. Certains patients, en début d’épisode de céphalée, sont incapables de savoir s’ils vont faire une crise de migraine ou une simple céphalée de tension qui ne nécessite pas forcément de prise de médicament. Si,
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en plus, ils sont anxieux, ils ont alors tendance à se traiter systématiquement. L’enjeu, pour le médecin, est alors de leur apprendre à repérer les signes qui leur permettraient de distinguer les deux. Notamment, de repérer la présence de ce qu’on appelle les signes d’accompagnement, qui diffèrent dans la migraine et la céphalée de tension. Ainsi, la céphalée de tension peut donner lieu à une hyperesthésie auditive, c’est-à-dire une hypersensibilité aux sons (le cas typique est celui de la personne qui a mal au crâne en entendant parler trop fort dans son bureau), mais elle ne s’accompagne pas d’hyperesthésie visuelle (ce qui est le cas de la migraine). En général, qu’est-ce qui déclenche les crises ? Les situations de stress mais aussi les émotions vives, qu’elles soient négatives (colère, peur…) ou positives – eh oui, une joie intense à l’annonce d’un résultat positif à un examen, d’une naissance, d’une promotion, peut aussi lancer la crise… À part cela, citons des facteurs purement physiques, comme le surmenage : dans ce cas, la migraine s’installe souvent au moment du relâchement – c’est la migraine du weekend ou du début des vacances. De façon générale, tout changement d’état joue potentiellement un rôle de déclencheur. Faire d’un seul coup une grasse matinée après avoir passé
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DES ANTICORPS
CONTRE LA MIGRAINE
EN BREF ££On a longtemps cru que la migraine était due à une dilatation des vaisseaux sanguins. ££Plus récemment, a été découverte une molécule messagère de la douleur dans le cerveau, le CGRP. ££Pour bloquer son action, on développe aujourd’hui des anticorps qui les ciblent avec précision, sans effet secondaire. ££Leur mise sur le marché est aujourd’hui en attente...
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Depuis quelques années, une nouvelle approche est expérimentée pour soulager les patients : neutraliser les molécules messagères de la douleur dans le cerveau, à l’aide d’anticorps… un peu comme un vaccin ! Par R. Allan Purdy, professeur de médecine à l’université Dalhousie, au Canada, et David Dodick, professeur de neurologie à la clinique Mayo, en Arizona, aux États-Unis.
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’est peu après ses 20 ans que Stéphanie a commencé à avoir des migraines. Depuis, ces crises ne l’ont plus quittée. Cela fait maintenant deux ans que ce fardeau est son quotidien. Ses crises commencent le plus souvent par une perturbation visuelle sous forme de lignes en zigzag qui traversent son champ de vision et se fondent au noir, allant jusqu’à masquer sa vue. Ensuite, c’est la douleur. Qui frappe surtout le côté gauche de sa tête. Et cette hypersensibilité à la lumière, aux sons et aux odeurs. Les stimuli ordinaires – un simple parfum de femme – deviennent insupportables, aggravant son mal de tête. Lorsqu’elle est arrivée à la clinique de neurologie de Halifax, en Nouvelle-Écosse, où exerce l’une d’entre nous (Allan Purdy), Stéphanie a déclaré qu’elle avait essayé de nombreux médicaments, mais que tous avaient soit échoué, ou avaient provoqué des effets secondaires intolérables. Entre-temps, au cours de la dernière année écoulée, ses symptômes sont devenus plus extrêmes, voire franchement effrayants. Lorsque, au début des crises, sa vision s’estompe, une sensation de picotement monte lentement de sa main droite à travers son bras et parfois dans
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son visage et sa langue. C’est alors le signe que la douleur à la tête est sur le point de frapper. En même temps, la jeune femme commence à avoir des difficultés à trouver ses mots et à se faire comprendre de son entourage. Elle craint que la migraine ne lui fasse faire un AVC, un risque qui peut effectivement être plus élevé, dans certaines conditions, chez les jeunes femmes qui ont des migraines avec aura, que dans le reste de la population. Pour certaines personnes, la migraine est un problème occasionnel ; pour d’autres, un fléau persistant. Chez les gens comme Stéphanie, les crises peuvent entraîner des altérations bizarres de la perception et des sensations tactiles au niveau de la peau ou des membres. Mais sous ses diverses formes, la migraine est l’une des affections neurologiques les plus courantes, touchant environ 39 millions de personnes aux ÉtatsUnis – et plus de 10 millions en France, environ 1 femme sur 5 et 1 homme sur 16. Cette maladie résiste le plus souvent aux tentatives de traitement et de prévention. Selon des études de population menées aux États-Unis, seulement un quart des personnes atteintes de migraine épisodique (correspondant à moins de 15 jours de maux de tête par mois) et moins de 5 % de celles souffrant de migraine chronique (15 jours ou plus par mois) ont consulté un professionnel de santé et reçu un diagnostic précis et un traitement approprié. La classe de médicaments la plus récente sur le marché remonte au début des années 1990. Pris dès le début d’une crise, ces médicaments soulagent la douleur chez moins d’un tiers des patients. Par ailleurs, ils s’accompagnent d’effets secondaires qui les rendent inutilisables par un grand nombre de malades.
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DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
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LE CASSE-TÊTE DES
CÉPHALÉES EN GRAPPE Douleur insoutenable derrière l’œil, écoulement nasal, nausées et parfois hallucinations : les céphalées dites en grappe interviennent avec une ponctualité troublante, à certaines heures et certaines saisons. En cause : un déséquilibre entre deux réseaux de nerfs dans le corps. Par Steffen Nägel, Mark Obermann et Hans-Christoph Diener
EN BREF ££Des dizaines de crises de maux de tête en quelques semaines, puis plus rien, puis cela recommence : ce sont les migraines « en grappe ».
© Shanina / Gettyimages
££Particulièrement douloureuses, souvent localisées à l’arrière de l’œil, ces céphalées s’accompagnent d’une véritable modification de la structure des neurones du cerveau. ££Stimuler électriquement certains nerfs ou ganglions nerveux dans le crâne, prescrire des anti-inflammatoires, voire des inhalations d’oxygène, permet d’atténuer les crises.
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h, non pas encore ! soupire Franziska à moitié endormie. Son mari traverse la chambre à coucher pour la deuxième fois cette nuit, souffrant et agité. Bernd est aux prises avec des maux de tête insupportables et des douleurs faciales depuis seize ans. Environ une fois par an, les attaques le terrassent quand il est à la maison – le plus souvent en automne, parfois aussi au printemps. Il y avait un certain temps qu’il n’avait plus fait, et durant cette rémission le couple avait espéré en finir avec ce supplice. Mais les douleurs sont bel et bien de retour.
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ÉCLAIRAGES p. 66 Viol : le sondage de la honte p. 72 Imaginer le pire, ça fait du bien
Retour sur l’actualité LAURENT BÈGUE
Membre de l’institut universitaire de France, directeur de la Maison des sciences de l’homme Alpes, université Grenoble-Alpes.
Viol Le sondage de la honte
Pour presque un Français sur deux, une femme violée y est un peu pour quelque chose. L’occasion de comprendre comment le cerveau humain peut croire n’importe quoi. N° 114 - Octobre 2019
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u mois de juin, un sondage réalisé par Ipsos et l’association Mémoire traumatique et victimologie révélait que pour 42 % des Français, la responsabilité de l’agresseur est atténuée si sa victime a eu une attitude « provocante ». Le fameux argument de la jupe trop courte, donc… et celui-ci n’a pas de limite : jusqu’où iront, à ce petit jeu, les circonstances atténuantes d’un passage à l’acte ? Un regard aguicheur ? Des talons trop hauts ? Des cils trop longs ? Ou, le cas échéant, une culotte de dimensions insuffisantes : en 2018 en Irlande, l’avocate d’un violeur a plaidé la cause de son client en arguant que la victime portait un string. Il a été acquitté, sans que l’on sache exactement quel poids a eu l’argument de la tenue légère… QU’EST-CE QUE LA « CULTURE DU VIOL » ? Selon l’Organisation mondiale de la santé, plus d’une femme sur 10 dans le monde subit un rapport sexuel forcé au cours de sa vie. En France, c’est une femme sur 6 et un homme sur 20 qui déclarent avoir subi un jour un viol ou
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L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Selon un récent sondage, 42 % des Français considéreraient que la responsabilité d’un violeur est moindre quand sa victime a eu une attitude provocante. Un argument utilisé par certains avocats pour tenter de disculper des auteurs de viol, parfois en invoquant la tenue vestimentaire de la victime.
Cette idée selon laquelle une victime est en partie responsable de ce qui lui arrive fait partie des croyances erronées en matière de viol, qui « survictimisent » les personnes agressées. Leur témoignage est remis en question, et l’idée persiste selon laquelle seulement certains « types de femmes » se feraient violer.
Le viol est en déclin dans le monde depuis plusieurs décennies, et il est plus souvent rapporté aux autorités. Mais les mythes et fausses croyances persistent, rendant la vie difficile aux victimes. Les mouvements de libération de la parole ont plus que jamais leur rôle à jouer pour que la mise au ban de ces comportements se poursuive.
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une tentative. Pour ces victimes, les conséquences physiques, psychologiques et sexuelles sont considérables. En dépit de ces dommages, nombre d’entre elles s’abstiennent de demander du soutien ou de porter plainte (moins de 40 %, selon United Nations Women, en 2018), minimisant au contraire la gravité de l’épisode de violence qu’elles ont subi, le considérant comme une affaire personnelle, ou ne souhaitant pas confronter l’agresseur à la justice. LA VICTIMISATION SECONDAIRE Les recherches menées depuis près d’un demi-siècle sur le viol se sont essentiellement attachées à décrire ses contextes matériels et relationnels et plus largement à identifier ses représentations erronées, à la fois dans le grand public et auprès des professionnels du travail social et de la justice. Ces « mythes » en matière de viol non seulement produisent une distorsion dans la perception du phénomène, ce qui est préjudiciable à sa prévention et son traitement, mais également amplifient les dommages psychologiques et sociaux subis par les victimes elles-mêmes (ce que l’on appelle la victimisation secondaire). En effet, ils contribuent à rendre les victimes (presque toujours des femmes) responsables de leur sort en introduisant des doutes sur la réalité du préjudice subi et sur le
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rôle qu’elles ont pu jouer dans l’épisode violent qui leur a été infligé. En 1980, Marta Burt, de l’Institut d’urbanisme de Washington, a identifié un ensemble de croyances, fréquemment reliées entre elles, qui alimentent constamment la méconnaissance du phénomène du viol dans le public et la stigmatisation des victimes. Ces mythes en matière de viol concernent le phénomène du viol lui-même ainsi que les stéréotypes relatifs à ses protagonistes (encadré 1). Ces croyances erronées sont bien reflétées dans le sondage Ipsos. La campagne #Metoo a contribué à une ample dénonciation des violences sexuelles commises envers les femmes. Cependant, beaucoup de chemin reste à faire pour que la population générale se représente le viol de manière factuellement moins inexacte. En effet, un sondage récent montre que plus d’un Français sur deux estime que le risque le plus élevé d’être victime de viol se situe dans l’espace public, alors qu’en réalité 9 viols sur 10 sont commis dans la sphère privée par des proches de la victime. Ou encore, plus d’un tiers des répondants croit que le viol a la plus grande probabilité de se produire après l’âge de 18 ans, tandis que les statistiques disponibles indiquent que 81 % des victimes l’ont subi bien avant leur majorité. Selon l’enquête française, il apparaît
ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
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YVES-ALEXANDRE THALMANN Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
Imaginer le pire,
ÇA FAIT DU BIEN
l y a quelques années, je devais être particulièrement heureux, mais je n’en avais pas conscience. Pourquoi ? Parce que je suis Suisse, et qu’en 2015 les Suisses étaient champions du monde du bonheur (nous avons depuis perdu quelques places dans ce classement au profit des pays scandinaves, dont la félicité ne semble jamais démentie année après année). Nonobstant, je n’ai pas vraiment constaté de différences : mes concitoyens, durant cette période victorieuse, ne m’ont pas semblé plus rayonnants, plus souriants, plus reconnaissants ni plus généreux, des qualités pourtant associées au bonheur. S’ils étaient plus heureux, ils ne le montraient pas. Bien sûr, on peut mettre en doute le classement et les critères utilisés pour
Fermez les yeux. Un de vos proches vient de mourir. Rouvrez-les. Ce n’était pas vrai. Quel bonheur de le savoir vivant ! N° 114 - Octobre 2019
l’établir, comme le produit national brut. S’il traduit la production de richesses d’un État, il tait par contre les inégalités de leur répartition au sein de la population, les plus aisés s’accaparant une part substantielle du gâteau. Mais difficile, peu importe comment on conçoit le bonheur, de contester que l’espérance de vie en bonne santé, la confiance envers les institutions ou encore la liberté dont on jouit jouent un rôle crucial dans sa définition. Alors, qu’est-ce qui expliquait ma cécité à la félicité qui était pourtant entre mes mains ? UN PIÈGE EN PENTE DOUCE : L’ADAPTATION HÉDONIQUE La qualité de vie en Suisse et en Europe de l’Ouest est extraordinaire par rapport à d’autres pays largement moins
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Les mantras du développement personnel nous commandent sans cesse de « penser positif ». Paradoxalement, ce n’est pas de cette façon que l’on peut apprécier son bonheur, mais plutôt en imaginant les nombreux malheurs auxquels on a échappé.
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bien lotis : dictature, misère, guerre, corr uption, rendent inévitablement et substantiellement plus malheureux. Pourquoi ne pouvons-nous pas apprécier davantage notre chance ? La faute à notre cerveau ! Non pas qu’il ne sache pas produire du bien-être, il en est parfaitement capable, mais il est doté de mécanismes attentionnels qui optimisent son fonctionnement : les stimuli nouveaux, surprenants, effrayants attirent automatiquement l’attention au détriment de ceux qui sont routiniers et habituels. Cette configuration a permis à nos lointains ancêtres de survivre dans un environnement hostile, de même qu’il libère nos ressources cognitives aujourd’hui pour nous permettre de nous concentrer sur des tâches particulières. Heureusement que je ne suis pas conscient en permanence du poids qu’exercent mes lunettes sur mon nez et que mes yeux s’y sont faits sans que je ne remarque à tout bout de champ les verres qui corrigent ma myopie. Sans parler du bruit du ventilateur de mon ordinateur que je n’entends plus depuis belle lurette ! UN ANTIDOTE NOMMÉ GRATITUDE Notre cerveau est un expert pour s’adapter à l’environnement dans lequel il évolue : grâce à cette faculté, il peut économiser des ressources attentionnelles et les consacrer à des tâches volontairement choisies. Mais il y a un prix à payer pour cela : les éléments qui pourraient le réjouir, du moment qu’ils sont devenus habituels, disparaissent aussi du radar. Nous n’en avons plus conscience. Les psychologues ont nommé ce mécanisme adaptation hédonique (ou hédoniste). En d’autres termes, on ne se rend plus compte de ce qui pourtant contribue à notre bonheur.
Parfois, on ne se rend même plus compte que nous sommes heureux ! Les chercheurs en psychologie positive ont identifié des pratiques qui permettent de contrer provisoirement l’adaptation hédonique. Au rang des plus connues, car reprise en cœur dans les magazines et les sites internet dédiés au bonheur, la pratique de la reconnaissance ou esprit de gratitude. Mise en pratique par Sonja Lyubomirsky (professeure à l’université de Californie), elle consiste à répertorier, par exemple le soir avant de s’endormir, trois éléments positifs arrivés dans la journée, comme avoir revu un ami perdu de vu ou avoir lu un article passionnant, que l’on peut compléter par
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la chance d’avoir un travail, un logement et un salaire, d’être en bonne santé, etc. De cette manière, nous reprenons conscience de tous ces privilèges que nous avons tendance à oublier, avec du bonheur supplémentaire à la clé ! Oui… mais ! La méthode, toute simple et accessible qu’elle soit, pèche par un défaut qui en réduit progressivement la portée. Vous l’avez sans doute deviné, la responsabilité de cette perte d’efficacité incombe justement à l’adaptation hédonique. En fait, nous nous habituons à l’expression de la reconnaissance, ce qui atténue ses vertus bénéfiques au fil du temps. On s’accoutume même à l’esprit de gratitude, si l’on y prend garde…
VIE QUOTIDIENNE
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p. 76 Pour en finir avec les cauchemars p. 84 Respirez pour mieux penser p. 86 Le pouvoir des chatons
Pour en finir avec les cauchemars Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie et journaliste scientifique.
Les cauchemars ne sont pas une fatalité : un traitement simple et efficace permet de les remodeler afin de ne plus en avoir peur.
EN BREF ££Environ 5 % des adultes feraient un cauchemar par semaine – ce qui est un trouble mental si le quotidien en est perturbé.
© GettyImages/PeopleImages
££La thérapie par répétition d’imagerie mentale permet d’affronter ses peurs efficacement. On réécrit le scénario des rêves et on se l’imagine souvent. ££Associée à d’autres traitements, cette méthode simple aide les patients ayant subi un traumatisme à s’en remettre. Mais même les personnes en bonne santé peuvent en bénéficier.
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aria (dont le nom a été modifié) n’a pas très envie d’aller à la fête, car elle ne connaît personne à part l’amie qui l’a invitée. En fait, elle aurait préféré passer la soirée avec sa fille, dont la baby-sitter vient d’arriver. Mais elle ne veut pas décevoir son amie. Alors elle y va à pied. En marchant dans la rue, elle s’aperçoit soudain que son pantalon est tout mouillé à l’entrejambe : l’urine fait une énorme tâche. Pourtant, elle continue. Et quand elle arrive enfin à la soirée, elle se trouve entourée d’une foule d’asticots et de vers ; les invités la regardent choqués et dégoûtés. La honte l’envahit. C’est alors qu’elle se réveille. « Presque tout le monde connaît les cauchemars », explique la psychologue Annika Gieselmann, de l’université de Düsseldorf en Allemagne. Contrairement aux rêves « ordinaires », ils s’accompagnent très souvent d’émotions fortes négatives. En général, il
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VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement
Le pouvoir des chatons Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie et journaliste scientifique.
Ils sont les stars du net et des magazines entiers leur sont consacrés. Quelle connexion secrète relie les chatons à notre cerveau ?
’ai dans ma poche un appareil qui me donne accès à toute la connaissance humaine, mais je l’utilise pour discuter avec des étrangers et pour regarder des photos de chats. » Peut-être avez-vous déjà entendu cette vieille blague sur les smartphones et Internet. Dans le même ordre d’idées, l’entreprise américaine Friskies, qui produit des aliments pour animaux domestiques, affirmait en 2013 que 15 % des données qui transitent par le réseau sont des photos et des vidéos de chats. Des estimations plus sérieuses indiquent que c’est exagéré, mais cela correspond probablement à l’impression qu’ont de nombreux internautes. Si nous utilisons l’un des outils technologiques les plus puissants de l’histoire pour observer des chats et autres créatures à quatre pattes, c’est pour une raison toute simple : nous les trouvons irrésistiblement mignons. Mais qu’entendons-nous exactement par là ? Et pourquoi éprouvons-nous un sentiment de ce genre ?
EN BREF ££Grands yeux, formes arrondies, démarche pataude… Autant de caractéristiques qui nous font trouver un animal irrésistiblement mignon. ££Selon la biologie évolutionniste, toutes ces caractéristiques rappellent les bébés et sont censées déclencher l’affection et la protection. ££Dans le cerveau, les stimuli mignons sont d’ailleurs traités en priorité – l’attention se dirige automatiquement vers eux – et activent le système de récompense.
N° 114 - Octobre 2019
Dès 1943, le célèbre éthologue autrichien Konrad Lorenz décrivait ce qu’il appelait le Kindchenschema, littéralement le schéma enfantin. Il s’agit d’un ensemble de caractéristiques physiques, auxquelles les humains et bien d’autres espèces sont sensibles de façon innée. Ces caractéristiques les poussent à s’occuper de leur progéniture. Lorentz a d’ailleurs noté que sa fille de 1 an et demi avait pris spontanément sa première poupée dans ses bras, en un élan qui rappelle « les mouvements instinctifs des animaux ». ANATOMIE DU MIGNON Selon le spécialiste autrichien, le schéma enfantin auquel nous réagirions de façon innée consiste notamment en une tête disproportionnellement grande, avec un front haut et arqué, de grands yeux ronds, et des joues potelées ; s’y ajoutent des formes corporelles globalement arrondies. Quand ces caractéristiques perdurent
© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 Nagori, à quoi ressemble le goût d’une saison qui s’en va ?
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Georges Chapouthier
PSYCHOLOGIE Devenir Papa d’Anna Machin Larousse
PSYCHOLOGIE ANIMALE D ans la tête d’un chien de G regory Berns H umensciences
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’étude de l’intelligence animale est en pleine ébullition. D’une part, car on découvre chaque jour de nouveaux talents aux êtres vivants qui nous entourent : on a par exemple montré que les chiens sont capables de retenir des règles de syntaxe et des centaines de mots. Et, d’autre part, les techniques d’imagerie ont ouvert une fenêtre inédite sur leur cerveau. Le neuroscientifique et écrivain américain Gregory Berns, qui a passé plusieurs années à analyser l’encéphale de divers mammifères, raconte ici ses découvertes. Il s’est d’abord intéressé aux chiens, notamment parce qu’il est possible de les dresser à rester immobiles dans un appareil d’IRMf : comment leur cerveau réagit-il quand ils s’attendent à recevoir une friandise ? Et quand on leur apprend à se retenir de bouger ? Les réponses nous livrent de nombreux indices sur la localisation des fonctions mentales chez ces animaux et sur la façon dont ils perçoivent le monde. Gregory Berns s’est ensuite intéressé à d’autres espèces : otaries, dauphins, diables de Tasmanie… S’il a souvent dû se contenter d’analyses post-mortem, il en a tiré de nombreux enseignements sur l’organisation de leur cerveau. Sa conclusion est d’ailleurs sans équivoque : par rapport à l’homme, « on peut relier des structures analogues à des fonctions similaires » (par exemple l’hippocampe à la mémoire) et on trouve « les mêmes structures de base associées aux émotions ». Si le livre aurait gagné à adopter un point de vue plus global, en puisant davantage dans les recherches menées par d’autres équipes que celle de l’auteur, il n’en garde pas moins de multiples atouts. Sa lecture est agréable, notamment grâce à sa richesse en anecdotes et à ses descriptions vivantes du comportement animal. Il permet de se familiariser avec les techniques d’imagerie et avec la façon dont le cerveau construit une représentation mentale du monde. Surtout, en dévoilant la proximité de notre anatomie cérébrale avec celle des animaux, il nous incite à les traiter avec davantage de considération éthique : sans lui être identique, leur vie mentale a peut-être plus de points communs avec la nôtre que nous le croyons… Georges Chapouthier est biologiste, philosophe et directeur de recherche émérite au CNRS.
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S THÉRAPIE J’entends des voix de T homas Langlois Odile Jacob
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ocrate, Jeanne d’Arc, Gandhi, Amélie Nothomb et même… Zinedine Zidane ! De leur propre aveu, tous ont entendu des voix au moins une fois dans leur vie. De fait, le phénomène n’a rien de rare, puisqu’il toucherait de 10 à 39 % de la population. Souvent lié à une pathologie psychiatrique ou neurologique, il peut aussi survenir suite à une expérience difficile, comme un deuil ou un traumatisme. Parfois aidantes, les voix sont hélas souvent négatives, dépréciant celui qui les entend. Écrit par un psychothérapeute, ce livre aidera les personnes touchées à gérer ce trouble, et leurs proches à mieux comprendre ce qu’elles vivent.
i les bouleversements associés à la maternité ont été abondamment analysés, commentés et diffusés, les jeunes papas ont fait l’objet de beaucoup moins d’attention. C’est pour corriger ce déséquilibre qu’Anna Machin, chercheuse à l’université d’Oxford, s’est lancée dans l’étude de la paternité il y a plus de dix ans. Dans cet ouvrage, elle décrit les multiples modifications qu’entraîne l’arrivée d’un enfant chez les hommes, tant sur le plan hormonal qu’au niveau du fonctionnement psychologique et cérébral. Si vous êtes concerné, cette lecture devrait vous armer face aux moments difficiles – le baby blues ne concerne pas que les femmes – et vous accompagner pour savourer le reste !
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COUP DE CŒUR Par Christophe André
HANDICAP L’Autisme à l’école de C hristian Alin Mardaga
« NUTRITION Le Programme pour bien nourrir votre cerveau de J ean-Marie Bourre Odile Jacob
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on content d’accaparer 20 % de la consommation énergétique du corps, votre cerveau a besoin de plus de 40 nutriments qu’il ne sait pas fabriquer, et qu’il doit donc trouver dans l’alimentation. Cet ouvrage vous donnera tous les repères nécessaires pour rassasier cet organe exigeant. Des explications claires et détaillées sur le rôle des nutriments dans le fonctionnement cérébral alternent avec des tableaux synthétiques précisant dans quels aliments les trouver. Cet aspect pratique culmine avec la conclusion, qui fournit des recommandations détaillées pour chaque repas.
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ose s’est mise à écrire son prénom avant les vacances de Pâques ! Il aurait fallu voir la joie que cela a fait circuler dans toute la classe ! » Alternant de touchantes histoires de vie et des résultats scientifiques éclairants, Christian Alin plaide vigoureusement pour l’inclusion des enfants autistes à l’école ordinaire. Professeur en sciences de l’éducation, il a lancé des recherches visant à analyser et développer cette inclusion lorsque son petit-fils a lui-même été diagnostiqué autiste. Sans jamais négliger les difficultés que cela pose, il explique ici comment accompagner enfants, parents et éducateurs, en s’inspirant aussi bien des nouvelles connaissances sur les troubles autistiques que de celles sur la façon dont le cerveau apprend. Un livre d’une grande valeur scientifique, pratique et humaine.
NEUROSCIENCES C erveau et Silence de M ichel Le Van Quyen F lammarion
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’un des seuls intérêts de la maladie est qu’elle nous ouvre parfois les yeux. Sur certaines de nos erreurs, comme vivre en négligeant de prendre soin de soi. Et sur certains de nos besoins. C’est ainsi que le neuroscientifique Michel Le Van Quyen a découvert la nécessité de s’offrir régulièrement… du silence ! Atteint de paralysie faciale en 2017, il se voit contraint d’interrompre toutes ses activités – recherches, cours et conférences –, afin d’observer un repos salvateur. Et il l’observe tellement qu’il en découvre les infinies ressources ! Il se met alors à explorer toutes les facettes de la mise au calme, qu’il regroupe sous l’appellation générique de silences : silence acoustique, certes, mais aussi silence du corps (apprendre à ne rien faire), silence de l’attention (ne rien imposer à son esprit), silence de soi (faire taire l’ego et les ruminations), silence de la parole (juste écouter), et même silence des yeux (trop souvent happés par les écrans). Il s’agit en somme de se désengager des sollicitations, dans tous les domaines, et de redécouvrir les vertus oubliées du repos. En la matière, notre cerveau ne manque pas d’idées : un simple clignement de paupière, qui dure 0,3 seconde, est en réalité une micropause, durant laquelle il libère l’attention de la tâche en cours… et ce 20 fois par minute ! Pourtant, aujourd’hui, cela ne suffit plus. Ce sont les abus et les dégâts de notre société de pléthore qui se trouvent ainsi épinglés dans cet ouvrage. À mesure que Michel Le Van Quyen recense toutes les données scientifiques attestant des bienfaits du calme et du silence, on se rend compte à quel point nous marchons sur la tête : nous sommes en train de faire subir à nos cerveaux ce que nous infligeons à la planète, en abusant de ses ressources, pourtant immenses, et en épuisant nos capacités attentionnelles et sensorielles. L’auteur nous livre alors une série de conseils pour retrouver un peu de calme. Parmi les antidotes qu’il recommande figure la méditation, qu’il pratique régulièrement : à elle seule, elle réunit tous les types de silence, offrant en particulier repos visuel, continuité attentionnelle et pacification de l’esprit… Christophe André est médecin psychiatre.
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LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Nagori
À quoi ressemble le goût d’une saison qui s’en va ?
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I
Dans son ouvrage Nagori, l’auteure japonaise Ryoko Sekiguchi affirme que certains aliments ont le goût de la saison qui s’en va. Simple licence poétique ? Plutôt brillante illustration de la façon dont notre cerveau apprécie les saveurs…
l faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger », aurait déclaré Socrate. L’aphorisme, rendu célèbre par Molière dans L’Avare, met bien sûr en garde contre la gloutonnerie. Mais il semble aussi énoncer un jugement difficile à avaler pour le gastronome : l’acte de se nourrir ne mérite aucune passion, c’est un impératif biologique qui nous éloigne des plus hautes fonctions créatrices du génie humain. Heureusement, d’autres intellectuels ont rendu à cet acte toutes ses lettres de noblesse. Dans sa Physiologie du goût, publiée en 1825, le juriste et homme politique Jean Anthelme BrillatSavarin notait avec force que dans notre espèce, l’alimentation est loin de ne servir qu’à la survie. Sous-titré « Méditations de gastronomie transcendante », l’ouvrage peut se résumer par son célèbre principe directeur : « Dis-moi ce que tu manges,
EN BREF
££Les chercheurs expliquent ces sensations par l’interaction d’informations variées au sein du cerveau.
je te dirai ce que tu es ». Le premier, BrillatSavarin envisageait la gastronomie comme une véritable science, qui « régit la vie entière ». Au croisement de multiples disciplines, elle comprendrait non seulement la cuisine en tant que telle, mais aussi la physique, la chimie, l’histoire naturelle, les arts, l’économie et même la politique, puisque les décisions les plus importantes, celles qui contribuent « à la force et à la prospérité des empires », se prennent rarement sans un déjeuner ou un banquet.
££Deux nouvelles disciplines, la neurogastronomie et la gastrophysique, tentent de mieux comprendre ces interactions, afin d’optimiser la perception des saveurs.
« L’ACTION DES ALIMENTS SUR LE MORAL DE L’HOMME » Brillat-Savarin avait conscience que la gastronomie devait aussi considérer « l’action des aliments sur le moral de l’homme, sur son imagination, son esprit, son jugement, son courage et ses
££Ryoko Sekiguchi, qui se qualifie elle-même de « traiteur littéraire », aime à décrire des sensations gustatives complexes.
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À retrouver dans ce numéro
p. 22
BIGOREXIQUE ?
Addiction au sport qui peut aller jusqu’à menacer la santé. De orexie qui signifie « appétit », et big – « grand » en anglais. Une sorte d’envie de fournir des efforts toujours plus intenses, en allant jusqu’à courir 150 kilomètres dans la semaine. p. 38
DYSPHASIE
Lors de certaines migraines (dites “ avec aura ”), une onde électrique anormale se propage très lentement de l’arrière vers l’avant du cerveau : lorsque cette onde atteint les aires du langage, vous n’arrivez plus à parler et mélangez les syllabes. C’est la dysphasie. Mais tout rentre dans l’ordre après la crise. p. 86
p. 14
KANTIANISME
Dans la philosophie de Kant, une règle centrale est de considérer autrui avant tout comme une fin et non comme un moyen. Les chercheurs en psychologie nomment aujourd’hui kantianisme la tendance à agir selon ce principe. Le kantianisme est heureusement plus répandu que son opposé, le machiavélisme, qui conduit à instrumentaliser systématiquement ses semblables...
CHATON NÉOTÉNIQUE
« Chaque fois que nous trouvons quelque chose mignon, c’est parce que cela nous rappelle les bébés. Grands yeux, petite bouche... cela s’appelle la néoténie. » Sarah Holtfrerich, université de Hambourg p. 66
42 %
C’est la proportion de Français (et de Françaises) qui pensent que la responsabilité d’un violeur est atténuée si sa victime a eu une attitude provocante.
p. 76
p. 12
DEAD CHIMP
Quand des chimpanzés voient une vidéo sur laquelle un de leurs congénères décédé est bien vivant, ils sont terrorisés. Signe qu’ils ont intégré qu’on ne revient pas d’entre les morts. Les scientifiques se demandent à quel moment de notre évolution nous avons eu conscience de notre propre mortalité.
CAUCHEMARS
Selon le neuroscientifique finlandais Antti Revonsuo, les cauchemars auraient une utilité : ils nous prépareraient aux situations difficiles rencontrées dans la vie, en nous permettant d’explorer différents scénarios et façons de réagir aux événements adverses.
p. 84
PRÉBÖTZ
Le complexe de préBötzinger, ou préBötz, contient des neurones qui régulent notre respiration. Or, ils influent aussi sur notre état de nervosité... Respirez...
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal octobre 2019 – N° d’édition M0760114-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 238845 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot