Cerveau & Psycho
N° 112 Juillet-août 2019
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ÊTRE INTELLIGENT REND-IL HEUREUX ?
SAVOIR ÉCOUTER SON
INTUITION Une clé pour débloquer les situations CHUCHOTEMENTS POURQUOI ILS NOUS FONT DU BIEN HOMMES/FEMMES DES CERVEAUX DIFFÉRENTS À LA NAISSANCE ?
MATHS
POURQUOI LE NIVEAU BAISSE HANDICAP COMMANDER UNE MACHINE PAR LA PENSÉE D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
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N° 112
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 14-19
SÉBASTIEN BOHLER
Richard Andersen
Professeur de neurosciences au laboratoire James G. Boswell, directeur du centre des interfaces cerveau-machine à l’institut technologique de Californie. Membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine des États-Unis.
p. 38-44
François Maquestiaux
Professeur de psychologie cognitive à l’université de Franche-Comté, à Besançon, et membre de l’institut universitaire de France, il a passé en revue les expériences répliquant un certain nombre de travaux en psychologie pour confirmer leurs résultats.
p. 54-57
Fernand Gobet
Professeur de psychologie cognitive à l’université de Liverpool, maître international d’échecs, il étudie les mécanismes de la prise de décision et de l’intuition chez les personnes expertes dans leur domaine de compétence, ou bien totalement novices.
p. 58-66
Sylvain Moutier
Professeur de psychologie du développement à l’université de Paris, au Laboratoire de psychopathologie et des processus de santé, à Boulogne-Billancourt, Sylvain Moutier décrypte les processus de décision rationnels et intuitifs que nous employons quotidiennement.
Rédacteur en chef
Écoute le doux murmure de l’eau…
É
coute, disait le poète. Écoute le bruit de l’eau qui coule sur son lit de mousse, le murmure des feuilles dans la brise, le craquement de l’écorce et les battements de ton propre cœur. Ces sons infimes, presque inaudibles, auxquels nous ne prêtons plus attention, tant notre oreille est prise d’assaut par les vrombissements des voitures, les klaxons, les transistors et les smartphones qui crachent une musique omniprésente. Dans nos vies quotidiennes nous subissons le bruit et tentons avant tout de nous en protéger, alors comment aller vers lui, comment aller à sa rencontre, comment souhaiter accueillir ses manifestations les plus discrètes ? Cela explique peut-être le succès de ces drôles de vidéos sur YouTube, où l’on entend des personnes craquer dans une chips, se passer une brosse dans les cheveux, tapoter un coin de table ou caresser une feuille de papier. Le petit bruit léger, isolé de son contexte, redevient un point d’intérêt de l’oreille pour son environnement. Savoir tendre l’oreille aux bruits les plus infimes a ouvert la voie à des découvertes fondamentales. En 1940, le chercheur Bernard Katz cherchait à mesurer les courants électriques produits par les neurones dans leur état de repos. Au départ il ne détectait rien du tout, mais il décida de « tendre l’oreille », en augmentant le gain de son amplificateur. Il vit alors apparaître de tout petits courants électriques, le « bruit minimal » des neurones, qui lui fit découvrir les lois secrètes de la communication de nos cellules nerveuses. Dans le domaine de l’intuition, l’écoute est aussi essentielle pour entendre la petite « voix intérieure » qui saura nous conseiller sur un choix important. Mais attention, l’écoute ne saurait être béate ou naïve : elle se veut attentive et sélective, et se doit de faire intervenir la raison. Après tout, c’est ce qu’on attend d’un bon auditeur : qu’il soit aussi critique ! £
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SOMMAIRE N° 112 JUILLET-AOÛT 2019
p. 14
p. 22
p. 28
p. 32
p. 47-66
Dossier p. 47
SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
p. 6-44
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Pourquoi il faut (parfois) critiquer son boss Spiderman soigne la peur des araignées Le vocabulaire rend intelligent p. 12 FOCUS
Hommes/femmes : des différences à la naissance ?
Les cerveaux des fœtus différeraient selon leur sexe. Christophe Rodo
p. 14 NEUROSCIENCES
Quand les machines décodent nos intentions
p. 28 C AS CLINIQUE
La drogue des sosies
Le jeune Antonin a trop fumé. Depuis, il prend ses amis et sa copine pour des fakes. GRÉGORY MICHEL
p. 32 GRANDES EXPÉRIENCES DE NEUROSCIENCES
Bernard Katz : les bulles de la pensée
Ce neuroscientifique a montré que les neurones communiquent avec des bulles contenant des neurotransmetteurs. JEAN-GAËL BARBARA
Un implant détecte les intentions de patients paralysés et pilote un bras robotique. Richard Andersen
p. 22 NEUROSCIENCES
Peut-on ressusciter le cerveau ?
Des chercheurs ont fait revivre des cerveaux de porcs décédés depuis quatre heures. Simon Makin
QUAND ÉCOUTER SON INSTINCT ?
Qu’est-ce que l’intuition ? Quand faut-il s’y fier ? Les résultats les plus importants de la psychologie pour se repérer sur un terrain mouvant. Laura Kutsch
p. 54 I NTERVIEW
L’INTUITION ÇA SE TRAVAILLE Fernand Gobet
p. 58 P SYCHOLOGIE COGNITIVE p. 38 PSYCHOLOGIE
Psychologie : le grand ménage
Pour éviter un discrédit à leur discipline, les chercheurs en psychologie ont entrepris un tri radical entre les études fiables et les résultats bancals. François Maquestiaux
En couverture : © Sylvie Serprix
p. 48 P SYCHOLOGIE
QUAND L’INTUITION NOUS ÉGARE
Sentir les choses et décider au feeling ? La psychologie montre que de nombreux pièges risquent alors de se présenter. Passez-les en revue avant de vous lancer. Sylvain Moutier
p. 68
p. 94
p. 74
p. 80
p. 82
p. 88 p. 92
p. 68-81
p. 82-85
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 68 R ETOUR SUR ACTU
p. 82 P SYCHOLOGIE
Selon une récente étude, le niveau des élèves a baissé de 30 % en trente ans. Que s’est-il passé, et peut-on redresser la barre ?
Les gens plus intelligents seraient en moyenne plus heureux que les autres. Mais qu’est-ce qui compte plus : QI ou intelligence émotionnelle ?
Grégoire Borst
Scott Barry Kaufman
p. 74 B IEN-ÊTRE
p. 86 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 94-97
Maths : une génération Être intelligent sacrifiée ? rend-il heureux ?
Ces petits bruits qui apaisent
Des vidéos sur YouTube font fureur en faisant écouter le bruit d’une chips qu’on croque ou d’un papier froissé. Mais pourquoi ? Katja Maria Engel
p. 80 L ’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Retrouvez la profondeur du temps
Gardez-vous des commandements absurdes, comme : « seul compte l’instant présent » !
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Un laboratoire national de l’apprentissage
Fascinant projet, que de réunir enseignants et chercheurs pour imaginer ensemble de nouvelles pédagogies… p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT NICOLAS GUÉGUEN
Le télétravail, c’est la santé
Bien-être, productivité, vie familiale, fidélisation des employés… Le télétravail a de multiples retombées positives.
p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES Je sais ce que vous pensez La nuit, j’écrirai des soleils Le Syndrome de l’imposteur Penser en algorithmes Quand le cerveau devient masculin Sauvés par la sieste p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
En attendant le vote des bêtes sauvages
Dans son dernier roman, l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma explique comment les traditions se sont propagées dans de larges populations sans l’aide des livres.
DÉCOUVERTES
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p. 12 Hommes/femmes : des différences à la naissance ? p. 14 Quand les machines décodent nos intentions p. 22 Peut-on ressusciter le cerveau ?
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL
Pourquoi il faut (parfois) critiquer son boss Ça le rendra plus créatif ! Mais attention : les critiques « descendantes » (du boss vers le subordonné) sont plutôt paralysantes… . Joon Kim et J. Kim, Y Academy of Management Journal, 21 mars 2019.
© cosmaa / shutterstock.com
L
a critique est une arme à double tranchant : parfois nécessaire pour pointer ce qui ne va pas, elle peut autant stimuler que paralyser. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la créativité. Yeun Joon Kim, de l’université de Cambridge, et Junha Kim, de l’université d’État de l’Ohio, ont découvert la raison de cette ambivalence : tout dépend d’où vient la critique. Dans une première expérience, les chercheurs se sont penchés sur le cas de 225 employés d’une entreprise coréenne, occupant différents niveaux hiérarchiques et exerçant des métiers créatifs : concevoir de nouveaux produits, développer des plans marketing, élaborer des publicités… Quatre fois par an, les performances de ces employés étaient évaluées, tantôt par leurs supérieurs, tantôt par leurs subordonnés. Pour tester les conséquences de ces évaluations sur leur créativité au travail, les chercheurs ont mesuré celle-ci
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COGNITION RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Plus fortes en maths quand il fait chaud . Y. Chang et A. Kajackaite, T PLOS ONE, le 22 mai 2019.
« CE RETOUR SIGNIFIE-T-IL QUE JE SUIS INCOMPÉTENT ? » La situation est différente pour les subordonnés, qui perdent en créativité après un tel retour. Ils auraient alors tendance à se sentir menacés et à s’inquiéter pour leur carrière ou leur image. Rien d’étonnant à cela : leurs supérieurs ont davantage de pouvoir sur eux et sont en mesure d’influer sur leurs promotions et augmentations de salaire. D’où un stress contreproductif et une tendance à se remettre en cause de façon globale, par des interrogations comme : « Ce retour
signifie-t-il que je suis incompétent ? » ou « Cela veut-il dire que mon chef ne m’aime pas ? ». Finalement, ces pensées détourneraient leur attention de leur tâche et ils oseraient moins prendre le risque de proposer des idées nouvelles. L’ART DE LA CRITIQUE Il semble que ces effets ne soient pas une question de culture, puisqu’une deuxième expérience, où 217 étudiants nord-américains devaient simuler le fonctionnement d’une entreprise, a obtenu les mêmes résultats. Ceux-ci n’impliquent pas qu’il faille renoncer à émettre des critiques envers ses subordonnés. Mais il serait préférable de ne pas les formuler au beau milieu d’une tâche créative et de les aider à assimiler ces retours négatifs, soit lors de sessions de suivi, soit par une attitude adéquate : « Expliquez comment le point que vous soulevez se rapporte seulement à leur comportement dans cette tâche, et non à la personne ellemême », conseille Kim. Dans le sens inverse, le problème se pose différemment : bien des gens n’osent pas critiquer leur patron – du moins en face de lui. Les chercheurs préconisent alors de créer des processus d’évaluation formalisés, afin d’encourager les retours constructifs, sur le modèle de l’entreprise coréenne qu’ils ont analysée. £ Guillaume Jacquemont
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À
quelle température faut-il régler le chauffage ou la climatisation ? Cette question fait l’objet d’un conflit larvé entre les sexes, souvent qualifié de « bataille du thermostat ». De fait, les enquêtes révèlent que les femmes préfèrent une température plus élevée que les hommes. Les résutats obtenus par Agne Kajackaite, du Centre des sciences sociales de Berlin, et son collègue suggèrent que ce n’est pas qu’une question de confort : leurs performances cognitives s’en ressentent. Le s c h e r c h e u r s o n t s o u m i s p l u s d e 500 participant(e)s à diverses épreuves, dans une pièce dont la température allait de 16 à 33 °C. Ils ont constaté que plus il faisait chaud, mieux les femmes réussissaient aux tests mathématiques et verbaux – la différence de score atteignant 30 % entre les deux températures extrêmes. En revanche, les performances des hommes avaient tendance à légèrement diminuer. Il semble que, se sentant mieux grâce à ce petit surcroît de chaleur, les femmes soient davantage prêtes à l’effort : l’amélioration de leurs résultats venait surtout de ce qu’elles répondaient à un plus grand nombre de questions. N’en déduisez pas pour autant qu’il faut toujours régler le thermostat à plus de 30 °C – ce qui ne serait de toute façon pas très écologique. Les tests n’ayant duré qu’une heure, on ignore la température idéale à plus long terme. Le chemin vers la parité passera-il par le radiateur ? £ G. J.
© Marek Valovic / shutterstock.com
deux mois après, grâce à un questionnaire rempli par leur responsable. Ils se sont concentrés sur les retours négatifs, qui pointaient des performances insuffisantes. Résultat : quand le retour négatif provient de l’échelon inférieur, il entraîne un accroissement de la créativité. Il serait donc parfois utile de critiquer ses supérieurs. Des mesures complémentaires ont révélé que ces derniers y réagissent souvent en se focalisant sur les tâches à accomplir : ils se demandent en quoi leur comportement nuit à leur créativité et élaborent de nouvelles stratégies pour y remédier. Selon Kim, les superviseurs « sont dans une position de pouvoir et peuvent mieux gérer le désagrément d’un retour négatif ».
DÉCOUVERTES A ctualités
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PSYCHIATRIE
Spiderman soigne la peur des araignées . S.G. Hoffman et al., Frontiers Y in Psychiatry, à paraître.
V
ous êtes terrorisé par les araignées ? Vous montez sur une chaise dès que vous en voyez une apparaître ? Yaakov Hoffman, de l’université Bar-Ilan, en Israël, et ses collègues ont imaginé un remède original : regarder les films de Spiderman. Les chercheurs ont présenté un extrait d’un de ces films à une centaine de personnes, effrayées par les araignées à des degrés divers. On y voyait ramper sur sa toile l’arthropode qui allait donner ses pouvoirs au héros. Les résultats furent spectaculaires : alors que l’extrait ne durait que 7 secondes, l’intensité de la peur des participants, mesurée par un questionnaire avant et après le visionnage, a baissé de 20 %. En revanche, les membres du groupe contrôle, qui ont visionné une scène de nature, n’ont connu aucune amélioration. Le bénéfice observé ne résulte donc pas d’un apaisement général provoqué par le visionnage. Il s’explique plutôt par l’exposition au stimulus redouté. Cette méthode est la plus efficace pour traiter ce type de phobie : le patient imagine une araignée, en observe une – d’abord en photographie, puis en vrai –, la prend dans sa main… Ainsi, il dompte peu à peu sa peur, par le simple fait de s’y confronter. Selon les chercheurs, ce bénéfice serait décuplé par le contexte positif associé aux araignées dans le film.
neurones : le plus petit cerveau créé par des chercheurs japonais en joignant de force deux cellules nerveuses à l’aide de microsupports bio-adhésifs.
Le Pokémon dans le cerveau
Q
uand vous étiez petit, avezvous beaucoup joué aux Pokémon, ces petits personnages pixélisés aux allures de lapins, de dragons ou de tortues ? Sachez alors qu’ils ont laissé une empreinte tenace dans vos neurones. Dans un article pointu publié dans la revue Nature Human Behaviour, des chercheurs de l’université de Stanford révèlent
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l’existence d’une zone précise du cortex temporal ventral qui reste marquée au fer rouge par cette pratique, au point qu’il est possible, en mesurant son activité, de savoir si un individu a été ou non passionné par ces figurines dans son enfance. C’est un peu comme les tatouages : au début c’est amusant, mais quand on veut s’en débarrasser, c’est une autre affaire… £ S. B.
© Alexander Tolstykh / shutterstock.com
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Reste que les participants de cette étude n’étaient pas des vrais phobiques, leur peur initiale étant modérée. Ces résultats sont donc préliminaires. Il faudra aussi mesurer à quel point l’amélioration est durable. Mais si cette méthode confirme son efficacité, elle pourrait constituer un complément de choix aux thérapies actuelles, fournissant un moyen simple et ludique d’exposer les patients à l’objet de leur terreur. Ce serait d’autant plus intéressant que son potentiel ne se limite pas aux araignées : les chercheurs ont également réussi à diminuer la peur des fourmis grâce au film Antman (l’hommefourmi). Par chance, la liste des superhéros est presque aussi étendue et bigarrée que celle des phobies : Batman, Catwoman, Aquaman, tortues ninja… Il y en a même un pour les « ornitophobes », épouvantés par les oiseaux : connaissiez-vous Howard le Canard, un palmipède humanoïde accidentellement transporté sur Terre ? £ G. J.
9 Un magazine édité par POUR
NEUROLOGIE
Des opérations à mourir de rire . R. Bijanki et al., Journal of Clinical Investigation, K vol. 129, pp. 1152-1166, 2019.
LA SCIENCE 170 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Cerveau & Psycho Rédacteur en chef : Sébastien Bohler Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle Rédacteur : Guillaume Jacquemont Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Marketing et diffusion : Arthur Peys Chef de produit : Charline Buché Direction du personnel : Olivia Le Prévost Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Ont également participé à ce numéro : Chantal Ducoux, Maud Bruguière, Aline Gerstner et Séverine Duparcq Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger
© VILevi / shuttestock.com © Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
C
’est une toute petite électrode qui pénètre entre les deux hémisphères cérébraux. Une tige métallique fichée dans une fibre neuronale appelée faisceau cingulaire. Au moment où un courant électrique de fréquence 130 hertz est envoyé dans l’électrode, la personne chez qui elle est implantée se met à rire. « Pourquoi riez-vous ? », lui demande le chirurgien. « Je ne sais pas, c’est si drôle ! », répond le patient… C’est précisément l’effet recherché ! Grâce à cet artifice, l’intervention est beaucoup plus amusante – et moins pénible. Le patient est opéré du cerveau pour des crises d’épilepsie et doit être éveillé pour que l’équipe vérifie ses fonctions cognitives, afin de ne pas léser de zones essentielles comme celle du langage ou des mouvements. Ce qui est tout de même fort angoissant. D’où l’idée de faire rire les patients en stimulant la zone appropriée du cerveau – avec leur consentement, bien entendu. Les chirurgiens ont choisi de stimuler le faisceau cingulaire de
Presse et communication Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05 Publicité France stephanie.jullien@pourlascience.fr
l’hémisphère gauche parce que des expériences antérieures avaient suggéré que la zone corticale voisine, le cortex cingulaire antérieur, intervenait dans la modulation des états affectifs. Cette cible semblait notamment donner de bons résultats dans le traitement de certaines formes de dépression, en suscitant des états d’euphorie et d’analgésie. Trois patients ont donc été opérés de cette façon, et tous ont positivement réagi à ce protocole. Les trois interventions ont même permis de localiser un petit segment du faisceau cingulaire le long duquel on peut déplacer l’électrode pour obtenir, soit un fou rire seul, soit un fou rire avec effet anxiolytique. L’effet a été suffisamment puissant pour décider l’équipe chirurgicale à interrompre la perfusion d’anesthésique et d’anxiolytiques. Le rire est la meilleure des thérapies, quelle que soit la manière dont il est obtenu : peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! £ Sébastien Bohler
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Espace abonnements https ://boutique.cerveauetpsycho.fr Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr Tél. : 03 67 07 98 17 Adresse postale : Cerveau & Psycho - Service des abonnements 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex Diffusion de Cerveau & Psycho Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard Tél : 04 88 15 12 43 Titre modifiable sur le portail-diffuseurs : www.direct-editeurs.fr Abonnement France Métropolitaine : 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %) Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 € Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). Origine du papier : Finlande Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,005 kg/tonne La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
DÉCOUVERTES A ctualités
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COGNITION
Mais où donc me suis-je trompé ? . Sarafyazd et M. Jazayeri, M Science, vol. 364, eaav8911, 2019.
I
Un contrôle cérébral du flux sanguin
C
ertains neurones situés dans le bulbe rachidien pourraient constituer le centre de contrôle cérébral du système cardiovasculaire, en régulant le flux sanguin dans différentes parties du corps. Chez le rat, une équipe internationale a utilisé des virus génétiquement modifiés
indiquer leur choix, ils devaient regarder à gauche ou à droite. Mais de temps à autre, la règle du jeu s’inversait sans qu’ils le sachent. Lorsqu’ils donnaient une mauvaise réponse, ils avaient donc le choix : était-ce à cause d’une inversion de la règle, ou d’une mauvaise estimation du temps ? Les chercheurs ont constaté que lorsque les temps étaient faciles à apprécier, les singes concluaient à une inversion de la règle et en changeaient. En revanche, quand l’estimation temporelle était difficile, ils continuaient d’appliquer la même règle pour être certains que l’erreur venait d’eux. Ce comportement montre que le singe est capable d’évaluer la confiance qu’il a dans son propre jugement. Et les mesures réalisées avec des électrodes ont montré que dans ce cas, une partie du cerveau nommée cortex cingulaire antérieur s’active. C’est donc cette zone cérébrale qui est mise à contribution quand vous concluez que vraiment, il faut mettre moins de farine. £ Aline Gerstner
pour rendre ces cellules lumineuses et ont ainsi montré qu’elles établissent des connexions avec différentes zones du système cardiovasculaire. Les chercheurs ont ensuite rendu ces neurones sensibles à la lumière, afin d’étudier leur activité une fois stimulés par un flash lumineux. Ils ont ainsi découvert que ces cellules avaient un effet excitateur sur différentes parties du corps, notamment le cœur et les vaisseaux sanguins des pattes avant et arrière de l’animal. £ A. G. N° 112 - Juillet-août 2019
53 %
des Français peinent à parler de leur état psychologique à leur médecin généraliste, ce qui freine le dépistage précoce des maladies mentales. Source : Sondage Odoxa pour la Fondation FondaMental, 30 mars 2019
© beeboys / shutterstock.com
maginons que vous faites une tarte aux abricots et qu’au moment de la déguster, elle s’avère immangeable. Le problème vient-il des fruits ? Ou du temps de cuisson ? Ou bien y avait-il trop de farine dans la pâte ? Si vous aviez acheté les meilleurs abricots et que la cuisson était parfaite, le problème est alors peut-être que vous avez eu la main trop lourde sur la farine. Lorsque la ca use d’un échec n’est pas évidente, le cerveau procède de la sorte, en évaluant chacune des sous-étapes qui ont mené à la décision finale. Il évalue sa confiance en chacune des étapes et utilise la répétition des tentatives pour affiner cette confiance. Ainsi, si la prochaine fois que vous cuisinez, vous changez uniquement la dose de farine et que la tarte est excellente, vous avez probablement identifié la cause. Cette façon de procéder suppose de pouvoir évaluer précisément le degré de confiance que l’on a en chacune des étapes du processus. Les circuits cérébraux évaluant ce degré de confiance viennent d’être identifiés par deux chercheurs du MIT, grâce à une expérience sur des macaques. Les singes devaient décider si le temps séparant deux signaux lumineux était supérieur ou inférieur à une durée apprise préalablement. Pour
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COGNITION
L’amour des chiens, c’est génétique !
Le vocabulaire rend intelligent . A. Kievit et al., Psychological Science, R édition en ligne du 17 mai 2019.
C
’est bien connu, il y a ceux qui adorent les chiens et ceux qui n’en veulent pour rien au monde. Et quand on aime, on ne compte pas. Cette préférence pourrait être en partie génétique, révèle une étude publiée dans la revue Scientific Reports. Des chercheurs suédois et anglais ont étudié l’amour des canidés chez 35 000 paires de jumeaux monozygotes et ont observé que lorsqu’un jumeau aime les chiens, l’autre aussi. Et ces deux jumeaux ont évidemment exactement le même patrimoine génétique. Alors que chez les jumeaux dizytotes, qui n’ont en commun que la moitié de leur patrimoine génétique, l’un peut aimer les chiens, et l’autre non... Signe que les gènes jouent un rôle important. Après calcul, la part de ce rôle serait estimée à 57 %… £ S. B.
Cocktail précolombien
© Sunny studio / shutetrstock.com
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n fouillant un site à 3 900 mètres d’altitude dans le sud-ouest de la Bolivie, en 2008 et 2010, des chercheurs découvrent un sac en cuir, fabriqué il y a environ mille ans. À l’intérieur, plusieurs objets pouvant être associés à la consommation de drogues, dont un tube à priser et une petite poche. Une analyse récente de résidus organiques contenus dans la poche a révélé des traces d’au moins cinq substances psychotropes, dont de la cocaïne et deux des ingrédients primaires de l’ayahuasca, une boisson hallucinogène. Les substances provenaient d’au moins trois plantes qui ne poussent pas dans cette région des Andes. Il reste à déterminer si les chamanes se déplaçaient pour se les procurer ou si des réseaux d’échange leur permettaient de les obtenir. £ A. G.
«
J
e me fiche de bien ou mal parler, ça ne m’empêche p a s d’avoir des idées. » Oui, mais quelles idées ? Il y a quelques années, le linguiste Alain Bentolila s’alarmait en estimant à 400 mots le vocabulaire moyen de certains jeunes des cités. Selon lui, la porte ouverte à une pensée qui peine à s’articuler et débouche plus facilement sur des conduites violentes. Aujourd’hui, l’idée que l’on peut penser correctement avec peu de mots ou avec des mots inappropriés vole en éclats. En suivant 227 enfants entre les âges de 5 et 8 ans, et en leur faisant régulièrement passer des tests de raisonnement et de vocabulaire, des chercheurs de l’institut MaxPlanck de Londres et des universités d’Oxford et de Cambridge ont montré que toute augmentation du vocabulaire s’accompagne d’une amélioration du raisonnement. Ce phénomène baptisé couplage mutualiste montre que le fait de disposer d’un réservoir de mots plus important stimule l’ouverture d’esprit, donne davantage d’outils pour préciser sa pensée et favorise les apprentissages. N° 112 - Juillet-août 2019
Lorsqu’un enfant se dote d’un vocabulaire plus riche (notamment à travers la lecture), les mots emmagasinés lui permettent de structurer son raisonnement plus facilement : par exemple, disposer de mots comme « agrume » ou « baie » permet de résoudre de façon commode des problèmes de classification de fruits, alors que si l’on est obligé de noter mentalement qu’il y a des « gros fruits jaunes ou orange » et des « petits fruits rouges ou violets », cela occupe beaucoup plus d’espace en mémoire de travail et entrave le raisonnement. En outre, plus un enfant étend son vocabulaire, plus il augmente aussi ce qu’on appelle sa mémoire phonologique, c’est-à-dire sa capacité à conserver présent à l’esprit, lors de la réflexion, un nombre important de phonèmes. La conclusion s’impose : si vous voulez développer vos capacités de raisonnement ou celles de votre enfant, lisez des romans, écrivez, compulsez des encyclopédies, apprenez des poèmes, et parlez beaucoup avec votre entourage, avec le souci de la précision et de la richesse d’expression ! £ S. B.
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© Shutterstock.com/Stock Vector
Quand les machines décodent nos intentions
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DÉCOUVERTES Neurosciences Par Richard Andersen, professeur de neurosciences au laboratoire James G. Boswell et directeur de l’institut de neurosciences Tianqiao and Chrissy Chen de l’institut de technologie de Californie.
Piloter une prothèse à la seule force de la pensée, c’est ce que permet un implant fiché dans la zone du cerveau qui crée nos intentions.
U
n jour de 2014, dans mon laboratoire, Erik Sorto, paralysé après avoir été blessé par balle à l’âge de 21 ans, a utilisé sa pensée, et elle seule, pour boire une bière sans assistance, pour la première fois depuis plus de dix ans. Un an plus tôt, nous avions implanté des électrodes dans son cerveau afin de contrôler les signaux nerveux que le cerveau produit pour déclencher les mouvements. Ce jour de 2014, une interface cerveau-machine (ICM) a envoyé un signal nerveux depuis une aire complexe du cortex. Un bras électromécanique s’est alors étendu jusqu’à la bouteille, l’a saisie et l’a portée aux lèvres d’Erik. Mes collègues et moi avons assisté, émerveillés, à l’accomplissement de cette tâche, incroyablement complexe en dépit des apparences. Un chercheur qui partage avec les patients leur joie de pouvoir déplacer un bras robotisé pour interagir avec le monde physique ressent un indéniable sentiment de réalisation personnelle. Cette scène fait aussi naître immédiatement de nombreuses interrogations sur la manière dont des pensées peuvent contrôler une prothèse mécanique. Tous les jours, nous bougeons sans y réfléchir. L’objectif d’une ICM perfectionnée est de parvenir à effectuer ces mouvements avec aisance. À cette fin, des neuroscientifiques tentent depuis des dizaines d’années de décoder les signaux nerveux qui amorcent les gestes de tendre le bras et saisir un objet. Des avancées réelles, bien que limitées, ont stimulé de nouvelles voies d’exploration de l’activité électrique qui foisonne lorsque les 86 milliards de neurones de notre cerveau communiquent. La nouvelle génération d’ICM porte en elle la promesse
EN BREF ££Les interfaces cerveaumachine, ou ICM, peuvent envoyer ou recevoir des messages vers ou depuis le cerveau. ££Parvenir à un mouvement fluide et rapide d’une prothèse contrôlée par une ICM est toutefois très complexe. ££De nouvelles électrodes, implantées dans les aires du cerveau où naît l’intention du mouvement, permettent à des patients paralysés de contrôler plus finement le mouvement de la prothèse.
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d’une association étroite entre cerveau et prothèse, en ciblant avec une grande précision les zones cérébrales qui sont à l’origine de l’action. Les ICM peuvent faire deux choses : « lire » les signaux nerveux dans le cerveau et les utiliser pour commander un bras robotisé, ou « écrire » dans le cerveau, en captant des informations dans l’environnement et en les faisant parvenir au cerveau. Les ICM qui « écrivent », appelées write-in en anglais, utilisent la stimulation électrique pour transmettre un signal au tissu cérébral. Des applications de cette technologie sont déjà utilisées. C’est le cas de la prothèse cochléaire, qui stimule le nerf auditif pour permettre à des personnes atteintes de surdité d’entendre à nouveau. La stimulation profonde d’une aire cérébrale qui contrôle l’activité motrice, les ganglions de la base, permet de traiter des troubles moteurs comme ceux de la maladie de Parkinson ou le tremblement essentiel. Des appareils qui stimulent la rétine sont en essais cliniques pour traiter certaines formes de cécité. DU CERVEAU AU ROBOT À l’inverse, les ICM de la seconde catégorie, dites read-out, qui « lisent » et enregistrent l’activité nerveuse, en sont encore au stade de développement. Il faut d’abord franchir les obstacles de la lecture des signaux nerveux avant que cette technologie de nouvelle génération ne puisse bénéficier aux patients. Des techniques de lecture existent déjà, mais elles sont encore grossières. Certes, l’électroencéphalogramme (EEG) enregistre l’activité de quelques centimètres de tissu dans lesquels s’activent plusieurs millions de neurones. Toutefois, il s’agirait plutôt d’enregistrer l’activité de neurones individuels impliqués dans un circuit cérébral unique. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), quant à elle, est un outil de mesure indirect qui
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Peut-on ressuciter le cerveau ?
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DÉCOUVERTES N eurosciences
Une étude récente a permis de ressusciter partiellement des cerveaux de porcs décédés depuis quatre heures. Elle pourrait remettre en question notre conception de la mort cérébrale. Par Simon Makin, journaliste scientifique.
EN BREF ££La mort est définie comme l’arrêt définitif des fonctions cérébrales. ££Récemment, des chercheurs sont arrivés à rétablir en partie le fonctionnement de cerveaux de cochons morts depuis 6 heures. ££On ignore actuellement s’il serait possible de ramener ces cerveaux décédés à la conscience.
© Fer Gregory / shutterstock.com
££Si c’était le cas, notre conception de la mort devrait être révisée.
L
’une des deux définitions légales de la mort est l’arrêt irréversible de toute fonction cérébrale, communément appelé « mort cérébrale ». (L’autre est l’arrêt des fonctions circulatoire et respiratoire.) On croyait généralement que les cellules du cerveau subissent une dégénérescence rapide et irréversible immédiatement après la mort. Mais une nouvelle étude frappante, publiée mercredi dans la revue Nature, suggère qu’une grande partie de la fonctionnalité de nos cellules nerveuses peut être préservée ou restaurée, même plusieurs heures après la mort. Une équipe de recherche, basée principalement à l’école de médecine de Yale, a réussi à rétablir certaines fonctions dans l’ensemble de cerveaux de porcs abattus quatre heures plus tôt, et à les maintenir en vie pendant six heures supplémentaires. LES COCHONS MORTS-VIVANTS À l’origine de ces travaux : le constat que des cellules pouvaient être prélevées sur des cerveaux post mortem et être conservées en culture, a déclaré le neuroscientifique et chef d’équipe Nenad Sestan dans une conférence de presse : « Bref, si on peut le faire dans une boîte de Petri,
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La drogue des sosies N° 112 - Juillet-août 2019
DÉCOUVERTES C as clinique
EN BREF ££Les personnes atteintes du syndrome de Capgras reconnaissent leurs proches, mais ont l’intime conviction qu’ils ont été remplacés par des sosies, généralement malveillants.
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychopathologie et de psychologie clinique à l’université de Bordeaux, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral.
££Des causes psychiatriques, neurologiques ou infectieuses sont le plus souvent avancées. Mais dans certains cas, la consommation de drogues semble être le déclencheur des crises.
Antonin, 22 ans, est persuadé que sa copine a été remplacée par un sosie et que les SDF du coin sont des agents des services secrets… En cause : probablement sa consommation de drogues.
Après avoir pris de la drogue, Antonin ne reconnaît plus ses amis ni sa petite copine : il admet que la ressemblance est presque parfaite, mais reste convaincu qu’il s’agit de sosies.
© Shuuterstock.com/unclenikola
«C
’était à la fois eux et pas eux. » Lors de notre deuxième séance, mon patient, Antonin, arrive dans mon bureau très angoissé. Le jeune homme de 22 ans est envoyé par son psychiatre pour un suivi psychologique de son TDAH (trouble déficit de l’attention/hyperactivité), mais surtout pour traiter sa dépendance au cannabis. Grand, athlétique, il a des cheveux très courts et des yeux bleu acier qui pourraient être perçants, si son regard ne semblait pas lointain. Son look soigné et son bomber kaki lui donnent une allure presque militaire. La première fois que j’avais parlé à Antonin, j’avais d’emblée été surpris par son ton monocorde et détaché. Le découpage de ses phrases est mécanique et n’exprime que peu d’émotions. Son visage lui aussi est peu expressif et le contact visuel est singulier, avec un regard fixe, vide, qui ne cille presque jamais. Antonin me rapporte une mésaventure qui l’a profondément effrayé. Le week-end précédent notre rendez-vous, il a retrouvé deux de ses amis, consommateurs de drogues, dont son expetite amie. Après avoir fumé quelques joints dans un parc en leur compagnie, puis consommé de l’ecstasy, Antonin s’est senti étrangement inquiet, puis affolé. « Après m’être un peu assoupi, raconte-t-il, j’ai retrouvé mes esprits et j’ai eu une terrible impression : j’étais avec deux inconnus. » Je lui demande alors si ses amis étaient partis, et il me répond que non… avant de se
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DÉCOUVERTES G randes expériences de neurosciences
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JEAN-GAËL BARBARA
Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS, au laboratoire Neuroscience Paris-Seine, Sorbonne Université et Sorbonne-Paris-Cité, laboratoire Sciences, philosophie, histoire.
BERNARD KATZ
Les bulles de la pensée
S
i vous ouvrez un livre de neurosciences, vous trouverez obligatoirement le schéma d’une synapse. Autrement dit, un point de raccordement entre deux neurones. C’est là que les neurones communiquent : celui par où arrive le signal nerveux (le neurone présynaptique) relâche des messagers chimiques appelés neurotransmetteurs, qui traversent l’espace de la synapse et vont se fixer sur des récepteurs à la surface du neurone situé en aval de la synapse, le neurone post-sypnatique. Ce qui suscite l’apparition d’un nouveau signal nerveux.
Si votre manuel de neuroscience est assez bien fait, il précisera davantage le mécanisme de libération des neurotransmetteurs. Un mécanisme qui ressemble à l’éclosion de bulles de champagnes à la surface d’une coupe. On trouve, dans le neurone présynaptique, les neurotransmetteurs empaquetés dans de petites bulles lipidiques appelées vésicules. Chaque bulle se dirige vers l’extrémité du neurone et « crève », libérant les molécules de neurotransmetteurs dans l’espace de la synapse. La quantité de neurotransmetteurs libérée dépend alors uniquement du
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© Illustrations de Lison Bernet
Comment les neurones de notre cerveau s’échangent-ils des informations ? En s’envoyant des messagers chimiques dans de microscopiques bulles. C’est ce que découvrit le neuroscientifique allemand Bernard Katz, voici soixante ans.
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EN BREF ££En 1940, on savait que les neurones communiquaient avec des molécules appelées neurotransmetteurs. ££Mais on ignorait comment ces molécules étaient libérées par les cellules nerveuses. ££La réponse de Bernard Katz : les neurotransmetteurs sont libérés dans de minuscules paquets ressemblant à des bulles.
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DÉCOUVERTES Sciences cognitives
Psychologie le grand ménage Par François Maquestiaux, professeur de psychologie cognitive à l’université de Franche-Comté, à Besançon, et membre de l’institut universitaire de France.
Non, vous ne vivrez pas plus longtemps si vous souriez sur les photographies. De façon générale, beaucoup de prétendus résultats scientifiques doivent être soumis à un examen plus approfondi. Ce que les spécialistes de la psychologie ont eu la bonne idée de faire depuis quelques années.
EN BREF ££Ces dernières années, un grand nombre d’études de psychologie ont échoué à répliquer les résultats de recherches précédentes.
© Ryan Peacock / EyeEm
££Une crise en a découlé, mais ces échecs sont aussi le signe que la psychologie s’est résolument engagée dans la voie de l’autocorrection. ££Loin d’en être affaiblie, elle en sort donc renforcée. D’autant plus que les effets classiques, corroborés par tout un faisceau d’études, tiennent bon.
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«L
a plupart des résultats scientifiques publiés sont faux » : tel est le titre provocateur d’un article écrit en 2005 par John Ioannidis, professeur de médecine à l’université Stanford, aux États-Unis. De fait, plusieurs cas de fraude seront découverts par la suite : quelques années après le cri d’alarme de Ioannidis, le psychologue néerlandais Diederik Stapel sera par exemple radié de l’université de Tilburg, à l’âge de 45 ans, pour avoir inventé ou trafiqué les résultats de 55 de ses 137 publications scientifiques. Mais le problème dépasse largement ces tricheries manifestes. Il porte sur la nature et l’organisation même de la recherche dans de nombreuses disciplines, qui entraînent la publication de nombreux « faux positifs » – des travaux qui semblent démontrer un phénomène, mais de façon illusoire (voir l’encadré page 43). Si la question concerne toutes les disciplines expérimentales, les projecteurs se sont braqués sur la psychologie en 2015, avec la parution dans
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COMMENT RETROUVER
LE SOMMEIL 3,99 €
SANTÉ POURQUOI DORMIR FAIT DU BIEN AU CERVEAU
SOMMAIRE
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P/15/COMMENT APPRENDRE EN DORMANT
FAITES LA PAIX AVEC VOTRE SOMMEIL
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P/25/MAIGRIR SUR L’OREILLER ?
ALIMENTATION
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P/32/UN INQUIÉTANT MANQUE DE SOMMEIL
RÉGULER SON POIDS EN DORMANT
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P/45/COMBIEN DE TEMPS PEUT-ON TENIR SANS DORMIR ? P/15
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P/60/COMMENT PASSER UNE BONNE NUIT
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Comment passer une bonne nuit
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P/48
P/63/POUR EN FINIR AVEC L’INSOMNIE ROMINA RINALDI P/74/LA SIESTE AMÉLIORE-T-ELLE LES PERFORMANCES KIMBERLY COTE
P/32
P/77
Thema / Le sommeil
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COMMENT RETROUVER
P/77/SOMMEIL DES BÉBÉS ATTENTION AUX ÉCRANS ! BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALE
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TEXTE : ANNA VON HOPFFGARTEN / ILLUSTRATION : YOUSUN KOH ©Shutterstock.com/ Nitchakul Sangpetch
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Dossier SOMMAIRE
p. 48 Quand faut-il écouter son instinct ?
SAVOIR ÉCOUTER SON
INTUITION
p. 54 Interview L’intuition, ça se travaille p. 58 Quand notre intuition nous égare
« C’est avec la logique que nous
prouvons, et avec l’intuition que nous trouvons », disait le mathématicien Henri Poincaré. On ne saurait mieux dire les choses. L’intuition est cette reconnaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement : elle va droit au but, instantanément. Ce dossier le montre – joueurs d’échecs, footballeurs, médecins, peintres et même pompiers, tous prennent des décisions très rapides qui sont autant de solutions à des problèmes, de voies nouvelles et d’ouverture créatrices. Mais, comme nous l’explique le chercheur en sciences cognitives Sylvain Moutier, il faut ensuite prouver que l’intuition a vu juste, sous peine de graves faux pas. Lui-même champion d’échecs et chercheur en psychologie, Fernand Gobet ajoute que l’intuition ne voit juste que si elle a été préalablement entraînée par de longues années de pratique. Alors oui, vous pouvez écouter votre instinct, mais prenez d’abord soin de l’éduquer à la sueur de votre front. Pour faire vôtre cette maxime de Thomas Edison : « Le génie, c’est 1 % d’inspiration et 99 % de transpiration. » Sébastien Bohler
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Dossier
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QUAND FAUT-IL ÉCOUTER Qu’est-ce que l’intuition ? Quand faut-il s’y fier, ou plutôt se reposer sur une analyse rationnelle des événements ? Une clé du succès : bien évaluer son niveau d’expertise dans un domaine – plus il est élevé, plus on peut se reposer sur son instinct.
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Par Laura Kutsch, psychologue et journaliste scientifique.
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SON
INSTINCT ?
J
e prends mes décisions à l’instinct, « avec mes tripes », déclare la jeune entrepreneuse Judith Williams. Comme elle, la plupart d’entre nous serait sans doute d’accord avec cet avis lorsqu’il s’agit de choisir entre un gâteau au chocolat ou à la vanille. Mais dans les situations professionnelles que rencontre Williams, les options sont généralement plus nombreuses, et le choix plus difficile ; dans ce cas, faut-il prendre davantage le temps de la réflexion ? Cette jeune femme participe à une émission de télévision en Allemagne, appelée « La grotte aux lions », au cours de laquelle plusieurs chefs d’entreprise doivent investir de l’argent sur de nouveaux concepts proposés par les autres participants – il vaut mieux donc faire preuve de jugeote et si possible, de flair. Cette émission n’est pas la seule à proposer ce genre de
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INTERVIEW
FERNAND GOBET MAÎTRE INTERNATIONAL D’ÉCHECS, PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE COGNITIVE À L’UNIVERSITÉ DE LIVERPOOL
L’INTUITION Fernand Gobet, vous êtes à la fois chercheur en psychologie et maître international d’échecs. L’intuition peut-elle être définie scientifiquement, selon vous ? Oui, absolument. Dans les recherches sur ce domaine, on définit l’intuition comme la reconnaissance rapide et automatique de « motifs » ou de relations entre les éléments de notre environnement. Il n’existe pas de terme très satisfaisant en français pour désigner de
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ÇA SE TRAVAILLE
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tels motifs, aussi utilise-t-on très souvent le terme de pattern. Ce qu’on entend par pattern dépend de l’activité que l’on exerce : pour un médecin, il s’agit d’une combinaison de symptômes observée chez un patient ; pour un agriculteur, ce sera un degré d’humidité combiné à un vent froid de nordouest et une certaine forme des nuages ; pour un joueur de football, c’est une certaine disposition des joueurs de la défense adverse ; et pour un joueur d’échecs, ce sera les positions relatives de différents groupes de pièces sur l’échiquier. Vous dites que notre « intuition » repère continuellement de tels patterns et les traite à un niveau non conscient, pour livrer des décisions quasi instantanées ? Oui, et cela se comprend d’un point de vue cognitif. Lorsqu’on a été exposé de façon répétée, de par sa pratique professionnelle, à de très nombreux patterns de ce type (prenez par exemple un médecin qui a vu des dizaines de milliers de patients dans sa vie), notre cerveau constitue une base de données conséquente. Des connexions se font entre l’apparition de certains motifs et certains résultats (typiquement, des symptômes et un diagnostic). Le moment venu, observer un tableau clinique donné fait surgir presque instantanément un diagnostic possible. Il faut parfois confirmer ce diagnostic, mais l’intuition défriche, elle va très vite, elle tire parti de tous ces cas observés et emmagasinés par le passé. Un joueur d’échecs fonctionne-t-il aussi de cette façon ? Tout à fait. Aux échecs, les études en psychologie cognitive ont montré que les joueurs experts repèrent des regroupements de pièces appelés chunks. Leur regard ne voit pas vraiment les pièces individuellement, mais plutôt leurs combinaisons sur
Pour développer votre intuition, acquérez de l’expérience dans votre domaine. Alors, vos jugements deviendront de plus en plus rapides, sûrs et intuitifs. l’échiquier, comme des motifs abstraits. Au fil d’une carrière, on commence par apprendre à repérer de telles combinaisons à un rythme assez lent, mais ensuite, le bénéfice devient considérable. La plupart des domaines d’expertise professionnelle dans la vie sont complexes et demanderont des années d’apprentissage. Mais ensuite, on constate effectivement que les experts résolvent la plupart des problèmes de manière intuitive. L’intuition fait-elle intervenir, par conséquent, une part importante de mémoire ? Principalement, la mémoire à long terme. Dans le cerveau, les patterns sont stockés dans des zones de mémoire à long terme, par exemple dans la partie médiale temporale où se trouve le gyrus fusiforme, habituellement dévolu à la reconnaissance des visages. Or, de plus en plus, les neuroscientifiques pensent que ce gyrus fusiforme pourrait coder plusieurs types de motifs, et pas seulement liés aux traits des visages. Toujours est-il qu’il se réactive au moment de la réponse intuitive. À ce moment, la solution sort de façon automatique, est transférée en mémoire à court terme et se traduit par une action. Par exemple, le choix d’un traitement médical.
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Ce mécanisme est-il entièrement inconscient ? Progressivement, au fil de l’apprentissage, s’opère un glissement du traitement conscient vers le traitement non conscient. Chez les débutants (que ce soit en médecine, aux échecs, ou ailleurs), la résolution des problèmes est d’abord consciente : ils doivent réfléchir explicitement à la situation, opérer par déduction, en se référant à des livres ou en « calculant » mentalement les résultats des différentes solutions possibles. Mais plus ils avancent en expérience, plus la résolution se fait inconsciente. Ce qui est étonnant, c’est que même chez un débutant qui doit résoudre les problèmes de façon consciente, le cerveau apprend des configurations perceptives de façon automatique et inconsciente, en parallèle. C’est d’abord dans le jeu d’échecs que les chercheurs ont découvert que l’apprentissage se fait en apprenant des configurations perceptives. La plupart des joueurs ne se rendent même pas compte qu’ils apprennent des configurations. Puis, le même phénomène a été observé dans d’autres domaines. Peut-on avoir une intuition quand on est totalement novice dans un domaine ? Non, pour un novice, on ne peut pas parler d’intuition. Pour qu’il soit
DOSSIER S AVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
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QUAND NOTRE
INTUITION NOUS ÉGARE
Gauche ou droite ? Quand on ne sait pas quoi choisir, on laisse parler son intuition. Mais elle est loin d’être parfaite. Connaître ses biais est alors indispensable pour minimiser les erreurs.
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Sentir les choses et décider au feeling ? Dans ce cas, prenez d’abord quelques instants pour vous instruire des pièges tendus par votre propre cerveau.
EN BREF ££Décider à l’instinct peut faire gagner du temps, mais aussi commettre des erreurs. ££Un des biais les plus répandus est l’effet de cadre : une même situation peut paraître plus ou moins favorable selon sa formulation.
Par Sylvain Moutier, professeur de psychologie du développement, Université de Paris, LPPS, à Boulogne-Billancourt.
££Nos jugements moraux sont parfois aussi viscéraux : sans être forcément mauvais, ils doivent être soumis à l’examen critique de la raison.
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U
ne loupe, une pipe, une casquette, une formidable intuition… Sherlock Holmes ! Pour Conan Doyle, tout le talent de son célèbre détective ne repose pas uniquement sur sa formidable habileté logique mais aussi sur son flair ou son intuition, comme si cette part d’irrationnel était indispensable à la résolution des énigmes les plus complexes. De ce point de vue, l’intuition qui consiste à penser que l’on connaît la solution d’un problème mais sans savoir ni pourquoi ni comment, est présentée comme « vraie » et indispensable à l’intelligence. Bien entendu, il ne s’agit que de littérature et l’on peut se demander si l’on peut se fier à ces mystérieuses pensées intuitives qui nous viennent si rapidement à l’esprit, à l’occasion des innombrables situations de résolutions de problèmes auxquels nous sommes confrontés au quotidien, pour l’achat d’un appartement, le choix d’un candidat pour les élections, ou tout simplement lorsqu’il s’agit de décider si nous devons sortir avec ou sans notre parapluie. De façon intéressante, la littérature n’est pas la seule à vanter les mérites de l’intuition. Einstein lui-même écrivait que « le plus important pour un scientifique n’est pas dans ses diplômes, ni le nombre de ses années d’études, ni même son expérience, mais tout simplement son intuition ». Plus récemment, de nombreuses recherches menées en psychologie ou en neurosciences cognitives montrent en revanche les intuitions sous un angle bien moins positif voire comme l’une des principales causes de nos décisions absurdes. Afin de comprendre dans quelles situations nos intuitions (mais peutêtre aussi celles de Sherlock Holmes) seraient dangereuses et en conflit avec la logique, les chercheurs ont élaboré des épreuves expérimentales qui s’apparentent souvent à des
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ÉCLAIRAGES p. 68 Maths une génération sacrifiée ? p. 74 Ces petits bruits qui apaisent p. 80 Retrouvez la profondeur du temps
Retour sur l’actualité GRÉGOIRE BORST
Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université de Paris, Directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ – CNRS).
Maths
une génération sacrifiée ?
Selon une récente étude, le niveau des élèves a baissé de 30 % en trente ans. Pourtant les neurosciences montrent que tous les cerveaux sont équipés pour réussir dans cette matière. N° 112 - Juillet-août 2019
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epuis plus de trente ans la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) du ministère de l’Éducation nationale évalue à intervalles réguliers les compétences en mathématiques des élèves de CM2 du secteur public scolarisés en France métropolitaine. Ces compétences sont évaluées à travers 40 items dans lesquels les élèves doivent résoudre a) des opérations arithmétiques (addition, soustraction, multiplication et division) impliquant des nombres entiers et des nombres décimaux et b) des problèmes portant sur la proportionnalité et le calcul horaire. Le résultat de l’étude menée par la Depp est sans appel : le niveau en mathématiques des élèves de CM2 n’a cessé de diminuer ces trente dernières années. La diminution des performances (de l’ordre de 30 % en trente ans) concerne l’ensemble des opérations arithmétiques avec une baisse plus marquée pour la division. L’évolution des performances est comparable chez les filles et les garçons même si l’écart tend à diminuer avec le temps. Enfin, le niveau
© Shutterstock.com/Mark Payne
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L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Le niveau en maths serait en chute libre : selon une récente étude de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, les écoliers sont aujourd’hui bien moins capables qu’il y a trente ans de poser divisions et multiplications. En outre, le fossé entre les « bons » et les « mauvais » est immense. Ce qui crée un véritable problème de durabilité de notre système de formation.
Aujourd’hui personne ne sait désigner de véritable explication à cette baisse. Les programmes en vigueur depuis une dizaine d’années ont moins mis l’accent sur les opérations arithmétiques, pour préparer les jeunes à d’autres enjeux dans un monde où le calcul mental pourrait être moins important. Mais cela ne suffit pas à expliquer une telle chute.
D’une certaine façon, se fixer pour objectif de réduire les inégalités pourrait être un bon moyen de sortir de l’impasse, en tirant tout le monde vers le haut. Et pour cela, le développement des sciences cognitives et des neurosciences ouvre une voie prometteuse, en montrant pourquoi et comment chaque cerveau peut devenir bon en maths.
des élèves en mathématiques reste très dépendant du milieu social dont est issu l’élève, le poids des inégalités sociales dans la réussite scolaire étant persistant sur les trente dernières années. En somme, la France est le pays de l’OCDE dans lequel la relation entre le niveau des élèves et le milieu social dont ils sont issus est la plus forte. Comment expliquer ce constat alarmant ? À vrai dire, les facteurs à l’origine de cette diminution progressive des compétences en mathématiques restent mystérieux. C’est un problème qu’il faudra élucider. Rapidement, écartons tout de même deux explications abondamment relayées dans les médias et dans la société. Non le cerveau des enfants ne s’est pas transformé en l’espace de trente ans, et non, les enfants d’aujourd’hui ne sont pas moins intelligents que ceux d’hier. La découverte, pour la première fois depuis l’apparition des tests d’intelligence au début du xx e siècle, que les scores baissent dans ces tests (anti-effet Flynn) alors qu’ils avaient tendance à augmenter d’une génération à une autre (effet Flynn) ne signifie pas que les humains deviennent moins intelligents, mais bien que leur intelligence change. Et ce, essentiellement sous la pression d’un environnement qui s’est transformé en profondeur. C’est vrai dans notre vie quotidienne
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mais aussi à l’école. Les programmes scolaires ont évolué, la programmation pédagogique aussi. Ces deux facteurs, conjugués à un environnement dans lequel la puissance de calcul des ordinateurs est telle que le bien-fondé du calcul humain devient moins clair, sont sans doute pour partie responsables des difficultés rencontrées par les élèves de CM2 en mathématiques. Il faut toutefois bien garder à l’esprit que le classement de la France dans les études internationales Pisa est stable dans le temps, avec une très légère baisse de 10 points par rapport au dernier rapport qui n’est statistiquement pas significative : la France n’est donc pas en train de « décrocher » par comparaison aux autres états, et l’étude nationale menée par la Depp révèle en fait que l’enseignement ne met plus l’accent sur les mêmes compétences. En outre, d’autres capacités cognitives comme la maîtrise de soi (résister à des impulsions du moment, comme cela peut se mesurer dans le célèbre test du marshmallow, où un enfant doit résister à l’envie de manger une friandise tout de suite s’il veut en avoir deux plus tard) sont plutôt meilleures que par le passé. Ce qui s’est produit avec les résultats en mathématiques en France reste donc un véritable mystère, et tout n’est pas entièrement négatif, même s’il faudra
ÉCLAIRAGES B ien-être
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CES PETITS BRUITS QUI APAISENT
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’actrice Salma Hayek, en pull rouge, est assise devant un fond tout noir et murmure, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans deux micros. Tout en chuchotements, elle raconte sa vie : où elle est née, quelles langues elle parle. Un sachet jaune apparaît à l’écran. Du bout de ses ongles vernis de noir, Salma Hayek le tapote. Cela crisse et craquette. La comédienne ouvre le sac avec circonspection et sort une chips de maïs, qui s’émiette et crépite tandis
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Le froissement d’un papier, le frôlement d’un peigne dans les cheveux : ces petits bruits discrets sont mis en scène dans des milliers de vidéos qui font fureur sur YouTube. Le but : vous apaiser et vous endormir. Cela fonctionne-t-il vraiment ?
© Shutterstock.com/buritora
Par Katja Maria Engel, journaliste scientifique.
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VIE QUOTIDIENNE p. 82 Être intelligent rend-il heureux ? p. 86 Un laboratoire national de l’apprentissage p. 88 Le télétravail, c’est la santé
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Être intelligent rend-il
heureux ? Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia de New York. Il tient la colonne de Scientific American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ».
Les gens plus intelligents seraient en moyenne plus heureux que les autres. Cela passe notamment par la réalisation professionnelle et financière, qu’un QI plus élevé facilite. Mais pour le bien-être, l’intelligence émotionnelle compte davantage encore que le QI.
D
ans son étude de référence de 1923, intitulée « Intelligence as the tests test it », Edwin Boring écrit que « l’intelligence est ce que les tests testent ». Presque un siècle de recherches plus tard, nous savons que cette définition est trop étroite, comme le soulignait luimême Boring. Les tests doivent donc être suffisamment complexes pour solliciter un large spectre de fonctions cognitives et brosser ainsi un portrait plus précis des capacités cognitives d’un individu. En général, l’habileté cognitive est un indicateur de réussite dans la vie (études, carrière, santé et longévité). Mais l’intelligence permet-elle aussi d’être heureux ? Certaines études ont conclu qu’il n’existe aucun lien entre le quotient intellectuel (QI) individuel et le bonheur. Dans d’autres, en revanche,
les individus de QI plus faible ont exprimé des niveaux de bien-être moindre par rapport à ceux de plus haut QI. Dans une de ces études, néanmoins, le mal-être des individus de plus bas QI a été réduit de 50 % après qu’eurent été pris en compte le revenu du foyer et les troubles de la santé mentale. Pour les auteurs de l’étude, « il est possible de rehausser le niveau de bonheur des groupes de plus bas QI par des prises en charge qui ciblent des variables-leviers comme les revenus (avec, par exemple, un renforcement de la formation professionnelle et donc de l’employabilité) et les symptômes névrotiques (par une meilleure détection des troubles mentaux notamment) ». Mais ces études se limitaient à un seul marqueur du bonheur : la
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satisfaction par rapport à sa vie. Désormais, les chercheurs disposent d’outils pour tester un spectre beaucoup plus étendu d’indicateurs du bien-être, dont l’autonomie, le développement personnel, les relations interpersonnelles positives, l’autoacceptation, le contrôle, la direction et le sens que l’on donne à sa vie. Une nouvelle étude a été conduite, avec ces outils, par l’équipe d’Ana Dimitrijević pour analyser les liens entre les multiples formes d’intelligence et celles du bien-être. L’équipe est partie de la définition suivante de l’intelligence : « Capacité à comprendre des raisonnements complexes, à s’adapter efficacement à son environnement, à apprendre de ses expériences, à varier les formes de raisonnement et à dépasser des
VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement
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NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
Le télétravail c’est la santé Bien-être, productivité, vie familiale, fidélisation des employés… Le télétravail a de multiples retombées positives. À condition de trouver le bon dosage.
E
t si, au lieu de passer une heure dans le métro ou les bouchons demain matin, vous vous accordiez une journée de travail à domicile ? Après tout, pour finaliser votre rapport, vous n’avez pas besoin de voir vos collègues, plutôt de vous concentrer sans être constamment interrompu. Et puis, vous pourriez en profiter pour aller chercher les enfants à la sortie de l’école… Apparu dans les années 1960, le télétravail est en plein essor depuis une vingtaine d’années. Il profite de la tertiarisation de l’économie dans les pays industrialisés et des nouveaux moyens de communication offerts par le numérique, qui permettent de travailler depuis chez soi mais aussi au sein d’espaces de coworking spécialement aménagés. S’il est davantage présent dans les pays anglo-saxons, il commence à s’installer en France : selon une enquête Ipsos, réalisée en 2018 et commandée par la mutuelle santé
EN BREF ££S’il est de plus en plus fréquent, le télétravail suscite encore un certain nombre d’inquiétudes. ££Les recherches montrent pourtant que son bilan est largement positif, tant pour les employeurs que pour les salariés. ££L’idéal est qu’il ne représente qu’une partie du temps de travail total, sans quoi il risque de nuire à la motivation.
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Malakoff Médéric, 25 % des salariés du privé déclarent le pratiquer. Toutefois, seuls 4 % le font régulièrement et le télétravail n’est contractualisé que dans moins d’un quart des cas. Le plus souvent, il se pratique donc de façon occasionnelle et plus ou moins informelle. Comme s’il y avait une certaine réticence à institutionnaliser ce nouveau mode de travail. QUI A PEUR DU TÉLÉTRAVAIL ? De fait, les craintes sont nombreuses, tant du côté des employeurs que des employés : les adaptations à apporter à l’organisation de l’entreprise ne sont-elles pas trop importantes ? Comment vérifier que le salarié accomplit bien ses heures du travail ? Les occupations professionnelles ne risquent-elles pas d’envahir la vie privée ? Ces inquiétudes ne sont pas dénuées d’ambivalence. Dans une analyse de plusieurs enquêtes menées sur le sujet, Anne Aguilera, de l’université
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 En attendant le vote des bêtes sauvages : aux origines des traditions
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Cyril Thomas et André Didierjean
PSYCHIATRIE Le Syndrome de l’imposteur de C laire Le Men La Découverte
PSYCHOLOGIE J e sais ce que vous pensez de R émi Larrousse L arousse
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ans cet ouvrage, le mentaliste français Rémi Larousse propose une immersion dans cette forme particulière de « magie ». Avec une promesse forte : comprendre les failles et les ressources de notre cerveau, afin de mieux l’utiliser dans la vie de tous les jours. Dans une première partie, l’auteur expose certains biais cognitifs exploités par les mentalistes. Cette partie vulgarise plusieurs concepts de la psychologie cognitive et sociale, abordant notamment les travaux de Daniel Kahneman sur les biais de raisonnement ou ceux de Peter Wason sur les biais de confirmation. Ces concepts sont illustrés par de nombreux exemples extraits de spectacles de mentalistes, historiques ou contemporains (des liens vers des vidéos de tours sur Internet sont inclus). Chaque chapitre se conclut sur des conseils pratiques permettant, selon l’auteur, de « colmater » ces failles au quotidien. La seconde partie de l’ouvrage propose une série d’exercices et de conseils pour développer ou mieux exploiter diverses capacités cognitives : la créativité, la mémoire, la persuasion… Moins scientifique, cette partie s’appuie surtout sur des travaux de prestidigitateurs célèbres du xxe siècle. Petit regret : les travaux de psychologie cognitive sur la magie, pourtant de plus en plus nombreux, ne sont pas mentionnés. Cet ouvrage n’en demeure pas moins très intéressant, abordant de manière originale et ludique le fonctionnement de l’esprit humain. Il offre également de nombreuses clés pour mieux comprendre les « pouvoirs » attribués aux mentalistes. Au final, l’auteur réussit le tour de force de contenter la curiosité de ses lecteurs tout en préservant une bonne partie de ses secrets : « Car, tout vous dire aurait été trahir la lignée qui, des oracles de Delphes jusqu’aux grands artistes mentalistes contemporains, conserve précieusement l’esprit du merveilleux pour continuer de vous tromper et de vous faire douter, le temps d’un soir, de la réalité », conclut-il malicieusement. Cyril Thomas est postdoctorant à l’université de Franche-Comté. André Didierjean est professeur de psychologie à l’université de Franche-Comté et membre de l’Institut universitaire de France.
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CULTURE & SOCIÉTÉ La nuit, j’écrirai des soleils de B oris Cyrulnik Odile Jacob
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imbaud, Stendhal, Hugo… Nombre d’écrivains et de poètes ont vécu des expériences terriblement douloureuses, comme une séparation précoce avec un parent ou la perte d’un enfant. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik tente ici d’en décrypter les conséquences sur leur cerveau et leur psychisme. D’une plume limpide et sensible, il réfléchit aussi à la façon dont l’écriture peut aider à se reconstruire… ou au contraire se transformer en piège, accroissant la souffrance.
L
es unités pour malades difficiles abritent bien des histoires dramatiques : c’est là que sont internés les patients dont les symptômes psychotiques représentent un danger pour les autres. Dans ce roman graphique inspiré de sa propre expérience, Claire Le Men raconte le parcours d’une jeune interne qui découvre une de ces unités. Pour ne rien arranger, son personnage souffre du syndrome de l’imposteur, un sentiment maladif d’illégitimité difficile à assumer dans ce contexte où les décisions pèsent si lourd. Souvent drôle, en particulier quand elle raconte les tribulations d’un étudiant en médecine, l’auteure sait aussi se faire plus grave lorsqu’elle évoque le cas de ses patients. Au final, elle trouve le ton juste pour nous dévoiler le quotidien de ce type d’unité.
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COUP DE CŒUR Par Guillaume Jacquemont
NEUROSCIENCES Quand le cerveau devient masculin de J acques Balthazart Humensciences
PSYCHOLOGIE Penser en algorithmes de B rian Christian et Tom Griffiths Quanto
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i vous êtes du genre à ne jamais savoir prendre une décision, ce livre est fait pour vous. Coécrit par l’écrivain Brian Christian et le professeur de psychologie Tom Griffiths (également directeur d’un laboratoire de cognition computationnelle), il propose des stratégies inspirées de divers algorithmes pour faire face aux problèmes du quotidien. Le spectre est large, allant du choix d’un appartement à celui du partenaire idéal. Aussi original qu’instructif, il nous éclaire au passage sur notre propre fonctionnement cognitif.
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acques Balthazart a étudié le rôle des hormones sexuelles dans le contrôle du comportement pendant plus de quarante ans. Sur le sujet polémique des différences entre hommes et femmes– et de leur origine biologique ou culturelle –, il livre un ouvrage équilibré et convaincant. Avec une pédagogie certaine et un louable souci de préciser la taille des effets observés, il passe ces différences en revue et s’interroge sur leurs conséquences sociétales. En médecine, par exemple, nombre de médicaments n’ont été testés que sur des hommes, d’où une posologie potentiellement inadaptée aux femmes. Loin de justifier d’éventuelles discriminations, ces découvertes doivent ainsi conduire à une véritable équité de droits et de traitements.
SANTÉ S auvés par la sieste de B rice Faraut A ctes Sud
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eux qui se ferment, tête qui s’incline, concentration qui vacille… Après une mauvaise nuit de sommeil ou une semaine exténuante, vous vous sentez sérieusement somnolent. Seulement voilà : vous avez un travail à finir, et puis vous aimeriez sortir tôt ce soir pour aller boire un verre. Ne vous est-il jamais arrivé, dans ce type de situation, de vous contenter de hausser les épaules avec une dérobade du type : « J’aurai le temps de dormir quand je serai mort » ? Un conseil, n’attendez pas jusque-là : faites une sieste avant. Dans ce livre passionnant et ultradocumenté, le chercheur Brice Faraut, spécialiste du sommeil, nous explique tous les bienfaits de cette pratique. Le plan de l’ouvrage est chirurgical. D’abord, l’auteur décrit avec précision comment et pourquoi nous dormons. Ensuite, à grand renfort d’enquêtes, il dresse le constat d’une planète en dette criante de sommeil, avec de nombreuses conséquences négatives : sur la santé, sur la vigilance, sur l’humeur, sur la sensibilité à la douleur… Enfin, il montre comment la sieste peut en partie réparer ces dégâts – étant entendu que cela reste une « médecine de poche », qui ne doit pas faire oublier la nécessité de soigner ses nuits. À ce vibrant plaidoyer, l’ouvrage allie un certain nombre de conseils inspirés des recherches sur le sujet. On découvre ainsi les meilleurs moments pour faire la sieste, les positions à privilégier pour bien dormir, la durée idéale en fonction de l’objectif recherché : coup de fouet immédiat avant un rendez-vous important ou récupération plus fondamentale d’une dette de sommeil chronique ? Les modalités ne seront pas les mêmes. Sauvés par la sieste nous donne donc les outils théoriques et pratiques pour maîtriser ce petit moment de pause bienfaiteur. Et pour le justifier, dans un monde du travail qui ne le voit pas toujours d’un très bon œil. Si vous faites partie des siesteurs à la sauvette, qui filent se terrer quelques minutes dans leur bureau ou leur voiture en tremblant de peur d’être découverts, vous pourrez désormais afficher fièrement sur la porte de votre refuge : « Ne pas déranger, sauvetage en cours. » Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau & Psycho.
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LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
En attendant le vote des bêtes sauvages Aux origines des traditions
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Comment les traditions ont-elles pu se propager au sein de populations entières, à des époques où l’écrit n’existait pas ? Dans son roman, l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma saisit brillamment les ressorts qui décuplent la force de la transmission orale.
n vieil homme qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit un proverbe africain. Façon de montrer l’importance passée et le déclin actuel de la tradition orale. Dans notre monde centré sur l’écrit et le stockage informatique des données, on pourrait désormais la tenir pour négligeable. Et pourtant, c’est ainsi, durant notre longue histoire, que se sont formées et transmises la plupart des connaissances, des coutumes, des techniques, des normes et des croyances que nous considérons comme nos traditions. Bon nombre de ces dernières ont survécu à travers les siècles. Comment un support aussi fragile que la transmission orale a-t-il pu avoir un impact si durable, et aboutir aux cultures riches, diverses et complexes que nous connaissons aujourd’hui ?
EN BREF ££Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, un conteur africain raconte l’histoire d’un dictateur imaginaire et des coutumes de son pays. ££Il livre ainsi les clés d’une transmission orale efficace. ££Il réconcilie au passage les écoles de pensée américaine et française, qui pointent respectivement le rôle des conteurs et celui des thèmes évoqués.
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La réponse à cette énigme passe peut-être par un instinct typiquement humain : celui de raconter des histoires. Cette étonnante habitude est merveilleusement illustrée par l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003), à travers le cas des griots – des conteurs et musiciens africains. Son roman En attendant le vote des bêtes sauvages est construit comme une série de veillées, dans lesquelles le sora – un griot d’une caste particulière – raconte l’histoire de Koyaga, dictateur sanguinaire d’une République du Golfe imaginaire, devant une assemblée qui comprend le dirigeant lui-même. Il est accompagné d’une sorte d’assistant appelé cordoua, qui danse, invective, apporte des précisions et fait le bouffon. Dès le début de la première veillée, on remarque à quel point cette tradition orale est
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À retrouver dans ce numéro
p. 6
BOSS ?
p. 30
Critiquer son responsable au bureau (de manière constructive) profiterait surtout au responsable en question. Ce dernier aurait souvent tendance à vouloir relever le défi et se mettrait en quête de solutions, ce qui augmenterait sa créativité. p. 70
BAYÉSIEN
Le cerveau des bébés fait des statistiques (appelées bayésiennes) sans le savoir : avant même d’avoir appris à compter, il observe ce qui se passe lorsque, plusieurs fois de suite, une main place une bille puis une autre dans une boîte. Puis, si une exception a lieu et que la boîte en contient trois et non deux, il est surpris. p. 60
FREGOLI
Les personnes atteintes du syndrome de Fregoli croient reconnaître un de leurs proches sous les traits de divers individus, dont des célébrités - le pape, Michael Jackson ou le présentateur du journal télévisé. C’est l’inverse du syndrome de Capgras, où les patients croient que d’autres personnes ont pris l’apparence d’un de leurs proches...
EMPLOYÉE DE BANQUE FÉMINISTE
Linda, végétarienne, antispéciste, a défilé dans des mouvements antinucléaires. À votre avis, est-elle : 1) employée de banque, ou 2) employée de banque féministe ? Réponse : page 62.
p. 42
64 %
des résultats d’études de psychologie seraient erronés. Ceci est le résultat d’une étude de psychologie.
p. 14
p. 56
MBAPPÉ
Les footballeurs qui ont la meilleure “vista” du jeu ont engrangé des milliers de situations passées dans leur mémoire à long terme. Face au but, leur cerveau compare en un éclair la position des défenseurs à ces données accumulées au fil des rencontres. Il livre alors une décision immédiate et intuitive : goal !
DIMORPHISME
Le dimorphisme sexuel a été observé dans le cerveau des foetus, dont la structure diffère selon le sexe masculin ou féminin. Ces différences portent sur la connectivité (les fibres nerveuses qui relient entre elles différentes aires cérébrales), et seraient par conséquent innées.
p. 74
2 MILLIONS
de vues pour une vidéo sur Youtube montrant une femme en train de caresser des draps. Les internautes adorent écouter des sons furtifs du quotidien qui provoqueraient un sentiment de détente et d’apaisement.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal juillet-août 2019 – N° d’édition M0760112-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/05/0026 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot