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LES GÉNIES DE LA SCIENCE
LES GÉNIES DE LA SCIENCE L’homme qui parlait aux animaux
Lorenz POUR LA SCIENCE
Trimestriel Novembre 2002 – Février 2003 FRANCE METRO 5,95 €, DOM 5,95 €, BEL 6,77 €, CAN 8,75 $, CH 10,80 FS, LUX 6,77 €, PORT. CONT. 6,48 €, MAR 50 MAD, MAU7,62 €
M 05317 - 13 - F: 5,95 E - RD
N°13
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Lorenz, père de l’éthologie À la mémoire de Guido Grandi (1671-1742) u XVIIe siècle, Descartes pensait que l’animal était une machine dépourvue d’émotions ; à l’aube du XXe siècle, Pavlov faisait saliver ses chiens en déclenchant une sonnerie ; parallèlement, des rats de laboratoire déambulaient dans les labyrinthes truqués des behavioristes. Dans les années 1930, un jeune zoologiste, l’autrichien Konrad Lorenz, escorté d’une ribambelle de petites oies, balaya l’idée de l’animal-automate : l’animal n’était pas un simple objet mécanique, mais un être vivant qu’il fallait étudier dans son milieu naturel. Telle serait la base de l’éthologie, cette nouvelle discipline que Konrad Lorenz fonda et développa avec son collègue et ami hollandais Niko Tinbergen. Zoologiste, médecin, philosophe et écologiste, Konrad Lorenz, prix Nobel de physiologie et médecine en 1973, fut l’un des derniers grands naturalistes : il aimait vivre au contact des animaux et étudiait leur comportement sans se laisser pervertir par certains modèles métaphysiques de l’époque, tel l’anthropomorphisme. Fervent partisan de la théorie évolutionniste de Darwin et de la théorie de la connaissance de Kant, Lorenz interpréta ses observations dans un contexte plus général : les animaux, comme les hommes, possèdent dès leur naissance un savoir qu’on ne peut attribuer à leur propre expérience. Ce savoir inné, poursuit Lorenz, a été sélectionné et perfectionné par l’évolution pour la survie de l’espèce. Dans les années 1960, l’éthologiste se transforma en un maître à penser, en gourou visionnaire de pensée critiquable qui mettait en garde les hommes contre la «domestication» et luttait pour la préservation de l’environnement. Il fut aussi un écrivain à succès, qui sensibilisa le public aux besoins des animaux et posa les questions de leurs droits et de leur protection. Si Lorenz a emprunté de nombreux concepts à d’autres scientifiques, il les a assemblés en une synthèse remarquable, ouvrant de nouvelles perspectives sur l’étude des animaux. Sa pensée novatrice a vite fait de nombreux adeptes, et fut aussi sujette à de nombreux débats et polémiques. Certains de ces débats ont été dépassés, mais l’étude de la pensée de Lorenz reste incontournable à tous ceux qui veulent se consacrer à l’étude du comportement animal. Écrire sur la vie et l'œuvre d'une personnalité aussi riche et complexe que celle de Konrad Lorenz expose inévitablement à la critique : des thèmes essentiels pour certains ont été omis ou développés de manière trop superficielle. D'aucuns jugeront la présentation des écoles classiques de l'étude du comportement, d'Ivan Pavlov au behavioriste Burrhus Skinner, trop caricaturale. D'autres me reprocheront d'avoir ignoré certains psychologues tel William McDougall, que Lorenz considérait comme un adversaire scientifique sérieux ; sa psychologie «intentionnaliste» ne m’a pourtant pas semblé jouer un rôle aussi important que celui qu’on lui a attribué à l’époque. Considérez plutôt ce texte comme un témoignage personnel, guidé par les préférences et les limites de son auteur, un chercheur qui, pendant près de trente ans, s'est penché sur l'étude du comportement et, plus particulièrement, sur les travaux et les idées de Konrad Lorenz et de Niko Tinbergen.
A
Giorgio CELLI Professeur à l’Institut d’entomologie de l’Université de Bologne © POUR LA SCIENCE
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A. Festetics
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LORENZ,
par Giorgio CELLI 3. Lorenz, père de l’éthologie 4. Qu’est-ce que l’éthologie? Après maintes évolutions sémantiques, l’éthologie, la science de Konrad Lorenz, désigne aujourd’hui l’étude comparative du comportement des animaux dans leur milieu naturel.
7. Charles-Georges Leroy, éthologiste méconnu
A.Festetics
Au XVIIIe siècle, attribuer une intelligence aux animaux est dangereux. Leroy publie donc ses observations «hérétiques» sur les animaux sous la forme d’un recueil de lettres écrites par un naturaliste inconnu.
N°13 • Novembre 2002
51. L’inné de l’individu, un acquis de l’espèce Lorenz harmonise ses découvertes éthologiques avec la théorie de la connaissance de Kant, son illustre prédécesseur à la chaire de philosophie de Königsberg dont il est nommé titulaire en 1940.
58. Lorenz était-il un adepte de l’idéologie nazie? Craignant que l’homme perde peu à peu ses caractéristiques humaines en se «domestiquant», Lorenz approuva en 1940 les idées nationales-socialistes de sélection artificielle.
64. L’agressivité est-elle un instinct?
14. Les animaux machines En 1617, Descartes avance force arguments pour montrer que l’animal est une machine. Toutefois, il convaincra peu de personnes et, doutant lui-même, adoucira son jugement.
18. Labyrinthes et récompenses Au début du XXe siècle, trois écoles de recherche sur le comportement animal se développent : l’école des tropismes, celle des réflexes et le behaviorisme. Elles prônent l’étude des animaux en laboratoire.
En 1963, Lorenz déduit de l’étude des comportements ritualisés des animaux que l’agressivité, des animaux ou de l’homme, est un instinct. Cette idée suscitera de vives polémiques.
72. La responsabilité des chercheurs Les rats de laboratoire allemands sont plus philosophes que les rats américains. Ainsi le chercheur doit-il se défendre contre l’influence de son environnement socio-culturel.
27. Sur les rives du beau Danube bleu Dès l’enfance, Konrad Lorenz est un observateur passionné ; médecin et zoologiste, il fait des prés son laboratoire, développant tout au long du XXe siècle une nouvelle méthode pour étudier la nature et l’homme.
75. L’instinct s’adapte par l’expérience Dans les années 1940-1950, des études menées sur les abeilles, les mouettes et les goélands ont montré que les instincts, génétiquement programmés, s’adaptent aux données nouvelles de l’environnement.
34. Le concept d’instinct Dans les années 1950, Tinbergen et Lorenz rejettent les discussions philosophiques sur le concept d’instinct et en proposent une définition concrète, fondée sur leurs observations.
45. Une empreinte pour la vie En 1927, Lorenz découvre l’empreinte, un processus d’apprentissage par lequel, pendant une courte période, les animaux s’attachent de manière irréversible au premier objet en mouvement qu’ils voient. Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97. Photo couverture : DPA
80. L’éthologie cognitive Dans les années 1990 apparaît l’éthologie cognitive, étude de l’intelligence des animaux : la pensée serait un instrument issu de la sélection naturelle, commun à tous les animaux.
84. Jean-Henri Fabre et l’éthologie Les observations de terrain et les expériences sur les insectes de Jean-Henri Fabre, à l’aube du XXe siècle, font de l’entomologiste français non conformiste un précurseur de l’éthologie de Lorenz.
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par Giorgio CELLI 3. Lorenz, père de l’éthologie 4. Qu’est-ce que l’éthologie? Après maintes évolutions sémantiques, l’éthologie, la science de Konrad Lorenz, désigne aujourd’hui l’étude comparative du comportement des animaux dans leur milieu naturel.
7. Charles-Georges Leroy, éthologiste méconnu
A.Festetics
Au XVIIIe siècle, attribuer une intelligence aux animaux est dangereux. Leroy publie donc ses observations «hérétiques» sur les animaux sous la forme d’un recueil de lettres écrites par un naturaliste inconnu.
N°13 • Novembre 2002
51. L’inné de l’individu, un acquis de l’espèce Lorenz harmonise ses découvertes éthologiques avec la théorie de la connaissance de Kant, son illustre prédécesseur à la chaire de philosophie de Königsberg dont il est nommé titulaire en 1940.
58. Lorenz était-il un adepte de l’idéologie nazie? Craignant que l’homme perde peu à peu ses caractéristiques humaines en se «domestiquant», Lorenz approuva en 1940 les idées nationales-socialistes de sélection artificielle.
64. L’agressivité est-elle un instinct?
14. Les animaux machines En 1617, Descartes avance force arguments pour montrer que l’animal est une machine. Toutefois, il convaincra peu de personnes et, doutant lui-même, adoucira son jugement.
18. Labyrinthes et récompenses Au début du XXe siècle, trois écoles de recherche sur le comportement animal se développent : l’école des tropismes, celle des réflexes et le behaviorisme. Elles prônent l’étude des animaux en laboratoire.
En 1963, Lorenz déduit de l’étude des comportements ritualisés des animaux que l’agressivité, des animaux ou de l’homme, est un instinct. Cette idée suscitera de vives polémiques.
72. La responsabilité des chercheurs Les rats de laboratoire allemands sont plus philosophes que les rats américains. Ainsi le chercheur doit-il se défendre contre l’influence de son environnement socio-culturel.
27. Sur les rives du beau Danube bleu Dès l’enfance, Konrad Lorenz est un observateur passionné ; médecin et zoologiste, il fait des prés son laboratoire, développant tout au long du XXe siècle une nouvelle méthode pour étudier la nature et l’homme.
75. L’instinct s’adapte par l’expérience Dans les années 1940-1950, des études menées sur les abeilles, les mouettes et les goélands ont montré que les instincts, génétiquement programmés, s’adaptent aux données nouvelles de l’environnement.
34. Le concept d’instinct Dans les années 1950, Tinbergen et Lorenz rejettent les discussions philosophiques sur le concept d’instinct et en proposent une définition concrète, fondée sur leurs observations.
45. Une empreinte pour la vie En 1927, Lorenz découvre l’empreinte, un processus d’apprentissage par lequel, pendant une courte période, les animaux s’attachent de manière irréversible au premier objet en mouvement qu’ils voient. Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97. Photo couverture : DPA
80. L’éthologie cognitive Dans les années 1990 apparaît l’éthologie cognitive, étude de l’intelligence des animaux : la pensée serait un instrument issu de la sélection naturelle, commun à tous les animaux.
84. Jean-Henri Fabre et l’éthologie Les observations de terrain et les expériences sur les insectes de Jean-Henri Fabre, à l’aube du XXe siècle, font de l’entomologiste français non conformiste un précurseur de l’éthologie de Lorenz.
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Qu’est-ce que l’éthologie? Après maintes évolutions sémantiques, l’éthologie, la science de Konrad Lorenz, désigne aujourd’hui l’étude comparative du comportement des animaux dans leur milieu naturel.
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a dénomination d’une discipline scientifique renseigne quelquefois sur le domaine qu’elle explore. Interrogeons-nous ainsi sur la signification du mot «éthologie», terme entré dans le langage courant il y a au moins dix ans, et qui s’est glissé d’abord dans le vocabulaire des journalistes, puis dans celui des politiciens. Le terme n’est plus aussi savant : lorsque mon boulanger apprit que je m’intéressais à l’éthologie, il me confia immédiatement que lui aussi aimait les animaux. Aujourd’hui, l’éthologie est l’étude des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. Les éthologistes s’intéressent à la capacité d’adaptation de l’animal et à son évolution phylogénétique, c’est-à-dire dans le cadre de l’évolution des espèces. Ainsi, Lorenz écrivit, dans l’introduction historique de son ouvrage paru en 1978 Étude comparative du comportement : «L’éthologie ou l’étude comparative du comportement se définit aisément : elle consiste à appliquer au comportement d’animaux ou d’êtres humains toutes les questions et méthodes habituelles des autres branches de la biologie développées depuis l’époque de Charles Darwin.»
Antal Festetics
L’éthologie au XVIIe siècle : l’art du théâtre
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De 1935 à 1938, Konrad Lorenz (ici photographié dans les années 1970) étudia le comportement social des oies cendrées, près de la maison familiale, à Altenberg, sur les rives du Danube. Ses oies, qui vivaient en liberté, appréciaient la compagnie de l’homme. Lorenz savait parfaitement imiter leur appel.
Quelle est cependant l’origine du mot «éthologie»? Les livres véhiculent parfois des idées fausses : certains attribuent au naturaliste allemand Ernst Haeckel (véhément défenseur de la théorie darwinienne de l’évolution des organismes) le mérite d’avoir forgé le terme. Toutefois, le mot créé par Haeckel en 1866 était «écologie», d’après les deux mots grecs oikos, qui signifie maison, et logos, la connaissance, pour désigner l’étude du rapport entre les organismes et leur milieu naturel. Si la distinction entre cette «science de l’environnement» et l’éthologie n’était pas toujours nette en 1900, ces deux disciplines affineront peu à peu leurs objectifs respectifs et leur importance actuelle est incontestable. Pour d’autres, le mot «éthologie» a été employé en 1854 par le zoologiste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, fils du célèbre naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, dans son ouvrage Histoire naturelle générale des règnes organiques, principalement étudiée chez l’homme et les animaux, où, à la suite de son père, il défendit la théorie du transformisme des espèces ; il désigne par éthologie la description du comportement animal. En réalité, le mot «éthologie» (du grec ethos, mœurs, caractère) provient d’un autre registre, plus ancien, celui du théâtre : dans l’Italie du XVIIe siècle, les mimes, les comédiens et les acteurs étaient surnommés «éthologistes». Aujourd’hui, le mot a conservé une partie de son sens originel, car les attitudes des animaux, les gestes et les expressions de l’homme, jouent toujours un rôle essentiel dans la recherche éthologique. Ainsi, deux cerfs combattant bois contre bois, mais sans réel danger, pour la conquête d’une horde de biches, chorégraphient une sorte de «grande comédie animale» qui évoque le premier sens du mot éthologie. © POUR LA SCIENCE
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Charles Darwin (1809-1882), le fondateur de la théorie de la sélection naturelle, fut aussi un précurseur de l’éthologie. Ainsi il a écrit : L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1874), dont est tiré le dessin expressif du singe.
Lorenz exerçait aussi ses talents de comédien, comme lorsqu’il imitait le cri d’appel de ses oies cendrées, qui se rassemblaient alors en grand nombre autour de lui. Son ami le peintre et naturaliste Sir Peter Scott, se souvient d’une anecdote amusante : pour lui décrire le comportement d’une cane (Aix sponsa), Lorenz s’était «métamorphosé» en canard et, tel un comédien de l’école minimaliste avait effectué, au pied de l’arbre où nichait la cane, de petits sauts en agitant les mains comme si elles étaient des ailes.
Ernst Haeckel (1834-1919) créa en 1866 le terme «écologie» pour décrire les rapports des organismes vivants avec le milieu extérieur.
Entre la pédagogie, la psychologie et la sociologie Au XVIIIe siècle, le mot éthologie passa du théâtre à la philosophie ; il désignait désormais l’étude de l’éthique des actes et de la volonté humaine. Au XIXe siècle, le philosophe et économiste britannique Stuart Mill (18061873) compliqua encore le labyrinthe de l’évolution sémantique, en désignant par éthologie un domaine à mi-chemin entre la pédagogie et la sociologie. Selon Mill, l’éthologie était «la science qui étudie l’art de l’éducation dans son sens le plus large, s’intéressant autant à la formation du caractère national ou collectif des hommes qu’à celle de leur caractère individuel». Le domaine englobé par le mot éthologie allait ainsi de la pédagogie à la «psychologie des peuples», selon l’expression du philosophe et psychologue Wilhelm Wundt (1832-1920), étude des produits universels de l’esprit, tels le langage, les mythes ou les coutumes, dans le but de comprendre les «processus et développements psychiques supérieurs». © POUR LA SCIENCE
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Charles-Georges Leroy, éthologiste méconnu Au XVIIIe siècle, attribuer une intelligence aux animaux est dangereux. Leroy publie donc ses observations «hérétiques» sur les animaux sous la forme d’un recueil de lettres écrites par un naturaliste inconnu.
Musée du Louvre
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tre en avance sur son temps peut, en science comme en histoire, se révéler fatal. Tout fondateur d’une nouvelle branche scientifique ou d’un nouveau style artistique doit, pour être reconnu et ne pas retomber dans l’oubli aussitôt après, avoir la bonne idée au bon endroit et à la bonne époque. Le naturaliste français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) est ainsi né trop tôt : la théorie transformiste qu’il publia en 1809 dans sa Philosophie zoologique, selon laquelle les espèces biologiques évoluaient (en héritant, pensait-il à tort, des caractères acquis) fut en effet fort mal accueillie. Il fallut attendre 50 ans pour que mûrisse l’idée d’évolution et de sélection des espèces et que le fruit défendu soit cueilli par Charles Darwin dans son jardin de Downe ; son ouvrage De l’origine des espèces, publié en 1859, connut un immense succès. Le français Charles-Georges Leroy (1723-1789), premier naturaliste qui observa les animaux avec les yeux d’un éthologiste et non pas ceux d’un «zoologiste de bibliothèque» ou d’un philosophe, était aussi en avance sur son temps. Toutefois, conscient de l’originalité de sa méthode et du tollé que déclencherait sa publication, il ne divulgua pas ses idées sous son nom.
Jean Le Rond d’Alembert, peint par Quentin de la Tour (ci-dessus) et Denis Diderot, peint en 1763 (ci-dessous), fondateurs de l’Encyclopédie. Amis de CharlesGeorges Leroy, ils lui commandèrent un chapitre consacré aux animaux. Il ne nous est malheureusement parvenu aucun portrait de Leroy.
Leroy a succédé à son père au poste d’administrateur des gibiers et forêts qui, à l’époque, s’étendent autour de Versailles et de Marly. Habitué à vivre en plein air et à participer aux chasses royales, il n’est pas pour autant un rustre inculte, bien au contraire : il fréquente le plus haut cercle d’érudits de France, les «encyclopédistes», et s’est lié d’amitié avec le grand philosophe des Lumières Denis Diderot (1713-1784), le mathématicien, physicien et philosophe Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) et le philosophe ClaudeAdrien Helvétius (1715-1771). Ces derniers ont prié Leroy de rédiger le chapitre de l’Encyclopédie consacré aux animaux. À cette époque, certaines amitiés sont frappées d’opprobre. On se méfie de ceux qui fréquentent des personnes soupçonnées d’athéisme et quiconque ignore cette règle sociale prend des risques. Le naturaliste Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), apprécié et adulé à la cour de France, en a fait l’amère expérience : il a payé fort cher son hypothèse sur l’origine de l’homme («L’homme et le singe ont un ancêtre commun»), qui contredit les enseignements de la Bible et fait de lui un précurseur des évolutionnistes. Buffon fut accusé et soumis à un interrogatoire pénible, comparable à celui infligé, après la Seconde guerre mondiale, par le sénateur américain McCarthy aux personnalités politiques, artistiques et universitaires, taxées de sympathies communistes. Heureusement, le naturaliste retira sans difficulté son hypothèse et la cour, soulagée, put à nouveau accueillir son cher Monsieur de Buffon. © POUR LA SCIENCE
Bibliothèque de la Comedie Française
Les idées farfelues d’un «garde-chasse»
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Musée dde Versailles
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L’un des plus célèbres naturalistes du siècle, Georges-Louis de Buffon, rédigea une monumentale Histoire naturelle, qui parut entre 1749 et 1767 et connut un succès phénoménal..
XVIIIe
Ainsi, même le grand Buffon n’est pas à l’abri des procès inquisitoriaux, et on imagine à quel danger s’expose un «garde-chasse» dont les idées contredisent le concept, cher aux théologiens de l’époque, selon lequel les animaux ne sont que des machines sans âme, dépourvues de toute intelligence! Dans un tel contexte, l’on se doit d’agir avec prudence. Leroy utilise donc, pour publier sans danger ses observations sur le comportement des animaux, un stratagème simple : il écrit son ouvrage sous forme de lettres, style courant à l’époque, et prétend que l’auteur des missives est un naturaliste inconnu de Nuremberg. Le livre débute par une lettre de Leroy à une mystérieuse amie : «Vous me demandez, Madame, depuis longtemps, les lettres du physicien de Nuremberg sur les animaux et sur l’homme. J’ai eu beaucoup de peine à trouver ce petit ouvrage, qui est devenu rare ; mais enfin j’ai l’honneur de vous l’envoyer.» Les Lettres sur les animaux de Leroy paraissent en 1764, sont même rééditées plusieurs fois et traduites en anglais, mais n’attirent pas l’attention des zoologistes de l’époque ; les doctes universitaires ne s’intéressent hélas que trop rarement aux contributions des amateurs. Plus tard, le prêtre Gregor Mendel (1822-1884) en fera lui aussi la triste expérience, lorsqu’il s’adressera en vain au botaniste renommé Karl Wilhelm von Nägeli (1817-1891) à Munich, pour lui présenter ses études révolutionnaires sur les lois de l’hérédité. De même, le mathématicien et physicien français Denis Poisson (1781-1840) rejettera les travaux du jeune Évariste Galois (1811-1832), parce qu’ils contiennent prétend-il, une erreur ; Galois y fonde pourtant la théorie des groupes, l’une des théories phares des mathématiques modernes. Les dépositaires de la sagesse devraient y réfléchir à deux fois avant de traiter leurs pairs avec mépris.
Les animaux doivent être étudiés dans leur milieu naturel Parallèlement à Leroy, Réaumur (1683-1757) essuya aussi les moqueries de Buffon, car il prônait l’étude des mœurs des insectes. Il consigna ses observations sur les insectes dans un ouvrage en six volumes intitulé Mémoires pour servir à l’histoire des insectes. La planche ci-dessous illustre un chapitre sur la reproduction des libellules.
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Leroy est l’un des pères de l’éthologie moderne : que ce soit sous la plume d’un naturaliste anonyme ou ouvertement, dans sa lettre d’introduction éditoriale des Lettres, il prône l’observation sans idée préconçue des animaux dans leur milieu naturel. Leroy n’aurait certainement eu que dédain pour les méthodes artificielles des psychologues Ivan Pavlov (1849-1936), John Watson (1878-1958) ou Burrhus Skinner (1904-1990), qui tenteront de percer les mystères de la nature en laboratoire (voir le chapitre Labyrinthes et récompenses page 18). Dans son introduction, Leroy écrit : Je parierais que ce physicien de Nuremberg est, ou était, ainsi que moi, un chasseur déterminé, et que c’est dans les bois qu’il a fait son cours de philosophie. Je pense, comme lui, que, pour faire connaître les animaux, il ne faut pas tenir compte des faits isolés. Ce qu’il est important d’examiner, c’est leur conduite journalière ; c’est l’ensemble des actions modifiées par les circonstances, qui concourent au but qu’elles doivent se proposer, chacune suivant sa nature. Mais tout est dit lorsque cet examen est fait sur un petit nombre, d’espèce, d’organisation, de mœurs et d’inclinations différentes. Je pense encore qu’il ne faut parler que des espèces qu’on a sous les yeux, et dont on peut suivre toutes les démarches ; qu’il est même nécessaire, entre celles-ci, de choisir celles qui, par leur organisation ou leurs mœurs, peuvent avoir avec nous quelque analogie. Le programme de recherche de Leroy – les animaux doivent être étudiés dans leur contexte écologique et social – est ainsi des plus modernes dans ses qualités et ses outrances. Il ne suffit pas d’enregistrer des comportements indépendants dans des conditions standardisées et d’en déduire des statistiques; il faut observer les actions qui assurent la survie d’un animal et, pour cela, restreindre son étude à quelques espèces, si possible dans l’environnement immédiat. L’on préférera aussi les animaux qui nous ressemblent, car, selon Leroy et, plus tard, Lorenz, l’étude de leur comportement nous renseignera sur le nôtre. Pour Lorenz, darwiniste convaincu, cette appréciation ira de soi: nous sommes liés au monde animal et à l’ensemble des êtres vivants par les lois de l’évolution. Pour Leroy en revanche, ce lien n’est encore que vague intuition © POUR LA SCIENCE
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Les animaux machines En 1617, Descartes avance force arguments pour montrer que l’animal est une machine. Toutefois, il convaincra peu de personnes et, doutant lui-même, adoucira son jugement.
Museo della Scienza di Firenze
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Un couple de canards magnétiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, conservé au Musée des Sciences de Florence : grâce aux aimants implantés dans leur bec, ils nageaient en se repoussant ou s’attirant. Les animaux sont-ils de simples automates?
n janvier 1545, l’orfèvre et sculpteur italien Benvenuto Cellini (1500-1571) part pour Fontainebleau avec une statue en argent de Jupiter, afin de remettre en mains propres ce joyau, commandé par François Ier, roi de France. Cellini, artiste haut en couleurs, réputé pour ses bagarres et ses soûleries nocturnes, sait pertinemment qu’il a de nombreux ennemis à la cour, qui profiteront de l’occasion pour discréditer son art. Son adversaire la plus dangereuse est Madame d’Estampes, qui jouit à la cour d’une immense considération. Craignant que de mauvaises langues aient déjà dénigré ses œuvres précédentes, l’artiste a inventé un nouvel objet, qui devrait satisfaire la fantaisie du roi et lui obtenir sa faveur : son Jupiter d’argent est monté sur un socle en or et bouge légèrement grâce à un mécanisme caché. Le soir, sous un éclairage étudié de chandelles, Cellini présente son œuvre au roi, qui est si impressionné qu’il ignore les insinuations fielleuses de Madame d’Estampes : animé d’un mouvement naturel, Jupiter semble vivant. Cellini a gagné.
L’animal est-il un automate?
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Au Moyen Âge, les conceptions des rapports de l’homme avec l’animal étaient hétéroclites : certains pensaient que les animaux étaient de simples objets, d’autres les considéraient à l’égal de l’homme, comme en témoignent des fables ou des récits, tel le Roman de Renart, où l’animal est humanisé, ou les procès intentés à certains animaux.
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Le mouvement est le principe élémentaire de la vie animale, donc de l’Homme. Pour les prédateurs, le mouvement évoque la poursuite et l’attaque. Ainsi, certains animaux ne perçoivent la présence de leur proie que lorsque celle-ci bouge : si l’on suspend un insecte mort au bout d’un fil devant un crapaud, ce dernier ne lancera pas sa langue pour s’en saisir, quitte à mourir de faim. Dans le monde perceptif du crapaud, un insecte immobile n’existe pas. On comprend pourquoi tant d’animaux se protègent de leurs prédateurs en «faisant le mort». Un autre exemple est frappant : lorsque deux matous rivaux s’affrontent, la nuit, en poussant des cris déchirants, celui qui a été intimidé se retire en général, comme si de rien n’était, lentement, voire avec une certaine
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décontraction. En revanche, si par malheur il s’enfuit à la hâte, pauvre de lui! Son adversaire se lance à sa poursuite, le talonne et l’entraîne dans une violente bagarre. Le Jupiter de Cellini bouge, mais n’est pas vivant. Les animaux seraient-ils aussi des automates animés par des mécanismes complexes? Voici une anecdote que racontent volontiers les auteurs d’ouvrages contre la vivisection. Un jour, un vieux conteur plein de bonté rendit visite au philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715). Au cours d’une conversation passionnante sur des questions philosophiques fondamentales, la petite chienne gravide de Malebranche entra soudain dans la pièce. Elle jappa joyeusement et se dirigea vers son maître en remuant gaiement la queue. Bien mal lui en prit! Malebranche, furieux de cette interruption, se leva d’un bond et gratifia de coups de pieds la pauvre créature, qui s’enfuit en gémissant. Le visiteur, effrayé par cette brutalité, implora son hôte de ménager la pauvre bête, mais Malebranche sourit avec suffisance et rétorqua que les animaux n’éprouvaient pas de douleur, car, selon René Descartes, ce ne sont que des machines. Le gémissement de la chienne n’était que le craquement des engrenages d’un automate ayant reçu un coup violent. Même si l’animal bouge et se plaint, il n’est pas plus vivant qu’une figurine articulée. Voltaire (1694-1778) dénonça avec force moqueries l’absurdité d’une telle idée, et commenta l’histoire de la petite chienne de Malebranche avec le sarcasme qui s’impose : si les animaux sont dotés de tous les organes des sens, c’est… pour ne rien sentir du tout. Néanmoins, l’influence de la pensée cartésienne fut grande, et le concept d’animal/machine vivante persistera longtemps. Nous verrons qu’il existe encore des traces de cette croyance dans les études comportementales de nombreux scientifiques du XXe siècle.
Des automates de Saint-Germain aux machines organiques de Descartes Descartes a présenté sa conception de l’animal machine dans un écrit de 1617, intitulé Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Comme la plupart de ses contemporains, il suit avec intérêt les débuts de la révolution scientifique, qui portent en germe la première révolution industrielle. Il découvre le pouvoir et les capacités des machines et est fasciné par les personnages animés, presque vivants, construits par les orfèvres et les horlogers. Il a aussi admiré les automates qui ornent les grottes artificielles du château de Saint-Germain-en-Laye, conçues en 1598 par Thomas Francini, ingénieur florentin «chargé des eaux et fontaines de sa Majesté». Il évoque ainsi, dans son traité L’homme, les tableaux représentés : Entrant dans quelques-unes des grottes de ces fontaines, les étrangers causent eux-mêmes, à leur insu, les mouvements qui s’y font en leur présence, car ils n’y peuvent entrer qu’en marchant sur certains carreaux tellement disposés que, par exemple, s’ils approchent d’une Diane qui se baigne, ils la feront cacher dans des roseaux ; et s’ils passent plus outre pour la poursuivre, ils feront venir vers eux un Neptune qui les menacera de son trident ; ou s’ils vont de quelque autre côté, ils en feront sortir un monstre marin qui leur vomira de l’eau contre la face, ou choses semblables, selon le caprice des ingénieurs qui les ont faites. Ces machines anthropomorphes, actionnées par des systèmes hydrauliques, semblent avoir impressionné Descartes, car, dans L’homme, il imagine que les nerfs des êtres vivants sont des tuyaux alimentés par un liquide : «Chaque tube était rempli d’un liquide dans lequel la pression hydraulique partait du cerveau et de la moelle épinière vers les muscles, © POUR LA SCIENCE
Musée National des Techniques, Paris
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Les automates étaient fort prisés à l’époque de Descartes et au XVIIIe siècle. Cette joueuse de cymbalum en bois, acier et ivoire, fut construite par l’horloger Pierre Kintzing et l’ébéniste David Roentgen en 1784 à Neuwied en Allemagne.
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