LES GÉNIES DE LA SCIENCE Un biologiste engagé
Trimestriel Mai – Août 2001
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Jean Rostand Si les grenouilles avaient un roi…
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Pierre-Yves Trémois
e mathématicien Laplace caractérisait l’homme de génie par sa passion : «Une des plus fortes passions est l’amour de la vérité dans l’homme de génie». Cette définition sied bien à Jean Rostand qui consacra beaucoup de son temps à s’exprimer sur la «vérité» et faire connaître ses «hommes de vérités», de sciences ou de lettres. Il a écrit avec autant de vigueur sur le travail et la pensée de scientifiques illustres comme Claude Bernard et Charles Darwin, que sur des artisans de l’expérimentation et de l’observation restés obscurs et sans grade… comme Eugène Bataillon ou Raymond Rollinat : tous ont contribué à construire une vérité scientifique. À travers eux, Rostand rend hommage à tous les chercheurs, qu’ils aient forgé une nouvelle discipline scientifique ou simplement découvert un petit fait. Alphonse Karr, journaliste et romancier du XIXe siècle, écrivait en 1859 dans son journal satyrique Les guêpes à propos des mots science et savant : «Gros mots gonflés d’orgueil et de vanité, et qui ont toujours prêté à rire au bon sens public. Savons-nous donc quelque chose, et que savons-nous? Ce n’est pas science qu’il faut dire, c’est recherche, ce n’est pas savant, c’est chercheur. Glorieux nom que celui-ci, accessible à tous, qui rallie à son drapeau aussi bien le philosophe que l’artisan qui perfectionne son métier, tous deux agrandissant de concert le domaine de l’esprit, fondant l’Avenir et la Foi profonde avec l’humanité pour base». Un siècle plus tard, Jean Rostand accentue le trait : «Beau mot que celui de chercheur, et si préférable à celui de savant! Il exprime la saine attitude de l’esprit devant la vérité ; le manque plus que l’avoir, le désir plus que la possession, l’appétit plus que la satiété.» Rostand n’est toutefois pas angélique et il analyse avec la froide lucidité de l’éthologue les travers de la société et ceux des chercheurs : «Je croyais qu’un savant c’était toujours un homme qui cherche une vérité, alors que c’est souvent un homme qui vise une place.» Évoquer Jean Rostand c’est traiter de son travail de chercheur, mais aussi présenter son œuvre d’écrivain. Jean Rostand a beaucoup écrit, environ soixante-quinze livres et de nombreux articles scientifiques : il avait de qui tenir. La lecture de Jean Rostand est humainement roborative : elle réveille nos sentiments de révolte devant les injustices du comportement humain, qu’elles soient sociales ou institutionnelle. Jean Rostand était biologiste, écrivain scientifique et moraliste. Biologiste il travailla dans les disciplines de la biologie du développement et de la génétique ; écrivain scientifique il publia de nombreux écrits de vulgarisation scientifique et diffusa largement la pensée biologique de son temps ; moraliste, à la manière des La Rochefoucault et des Chamfort, il laissa une œuvre de «Pensées» des courtes maximes poignantes de sagacité. Enfin ce fut un «biologiste engagé» dans son combat contre la peine de mort et dans son opposition virulente à l’armement atomique. Évoquer Jean Rostand ce n’est pas seulement traiter d’un moment fort de l’histoire de la biologie du XXe siècle, siècle de la génétique et d’une prise de conscience des pouvoirs du biologique sur l’homme, c’est aussi réfléchir sur l’homme et la société. Si les grenouilles avaient un roi, s’interrogeait le bon La Fontaine : il répondrait aujourd’hui que ce serait Rostand, lequel éliminerait toutes les injustices dans le monde batracien qu’il a tant aimé. Jean Louis FISCHER, Chargé de recherche au CNRS.
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© POUR LA SCIENCE
JEAN ROSTAND,
par Jean-Louis Fischer 3. Si les grenouilles avaient un roi… ... ce serait Jean Rostand, le pêcheur des étangs à monstres.
7. Jean Rostand et la reproduction sans père Jean Rostand, né en 1894 dans une famille d’écrivains célèbres, à une époque où la fonction sociale de la littérature était dominante, s’affranchit de l’emprise familiale en choisissant de devenir biologiste.
18. Les monstruosités dues à des mutations? Dès 1947, Rostand étudie les caractères héréditaires des mutations des amphibiens, et associe deux disciplines, l’embryologie et la génétique. Il examine le mode de détermination du sexe chez le crapaud.
26. Causes de monstruosités En cherchant dans la nature des grenouilles présentant des mutations, Rostand découvre les «étangs à monstres» abritant la plus extraordinaire des monstruosités, «l’anomalie P».
38. La vocation et le droit d’être naturaliste Rostand s’inquiète que les Sciences naturelles soient dédaignées, alors que l’étude de la nature est source de découvertes : les abstractions du système éducatif français pénalisent les vocations de chercheur naturaliste. Encarts d’abonnement entre les pages 2 et 3, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 98 et 99.
N°7 • Mai 2001
50. L’Histoire des sciences À travers biographies, conférences et commentaires, Rostand examine l’intérêt de l’Histoire des sciences et les débats avec Teilhard de Chardin sur l’Évolution sont replacés dans un contexte historique.
62. Science fausse et fausses sciences Jean Rostand combat les sciences fausses qui résultent d’erreurs volontaires ou involontaires des scientifiques et les fausses sciences qui émanent de charlatans tirant parti de la crédulité publique.
70. Un biologiste engagé L’armement nucléaire, la peine de mort, l’interdiction de l’avortement médical, suscitent la colère de Jean Rostand. La franchise et l’ironie de ses pamphlets sont inspirés du héros de son père : Cyrano de Bergerac.
78. La vulgarisation scientifique Rostand, par devoir et par goût, explique les connaissances d’une discipline naissante, la génétique, avec son cortège de nouvelles notions comme les chromosomes et les gènes.
84. Penser l’homme futur Biologiste, moraliste, Rostand a réfléchi sur le passé, le présent et le futur de l’homme en tant qu’espèce biologique. Parallèlement il s’intéresse à l’homme et la femme en tant qu’individus sociaux.
Jean Rostand et la reproduction sans père Jean Rostand, né en 1894 dans une famille d’écrivains célèbres, à une époque où la fonction sociale de la littérature était dominante, s’affranchit de l’emprise familiale en choisissant de devenir biologiste.
Le mâle ne pourrait-il, lui aussi, échapper à la nécessité de commettre avec autrui son patrimoine héréditaire, et prétendre à des descendants qui ne fussent que de lui. Aussi bien que des fils de mère, ne saurait-il y avoir des fils de père? Jean Rostand, 1964. M a ir i e de Cambo les bai ns
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Rosemonde Gérard (1871-1953) et Edmond Rostand (1868-1918), parents de Jean Rostand. Rosemonde Gérard, poétesse, est l’auteur du texte d’un poème qui a été repris dans «la médaille d’amour» : «Car vois-tu chaque jour, Je t’aime d’avantage. Aujourd’hui plus qu’hier, Et bien moins que demain.»
ourquoi un étudiant choisit-il, au début de sa vie de chercheur, tel thème de recherche avec tel matériel d’étude? La réponse est banale quand, dans un premier temps, le jeune scientifique est entièrement guidé par ses maîtres (cela n’exclut pas qu’il prenne des choix plus personnels, après qu’il a acquis les connaissances et les savoir-faire indispensables). Cependant, certains jeunes à la personnalité affirmée ont une vocation bien arrêtée dès le début de leur carrière. Jean Rostand a cette approche originale : quand, après sa licence de sciences naturelles, il souhaite commencer un travail de thèse, ses maîtres lui proposent deux options, l’étude de la déglutition chez l’oie ou celle de la dentition du campagnol. Rostand, faisant preuve d’indépendance, opte pour une troisième possibilité et choisit d’étudier la parthénogenèse. Pourquoi s’est-il penché avec autant de passion sur la reproduction sans père? La réponse, ou plutôt deux explications, reposent sur l’histoire de la famille Rostand et sur la révélation des recherches d’Eugène Bataillon.
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Jean Rostand, fils d’un père illustre, s’intéresse, paradoxalement, à la parthénogenèse femelle La famille Rostand est un monde clos : depuis 1678, les Rostand se marient entre cousins germains. Ce haut degré de consanguinité n’est pas sans retentissement psychique sur Jean Rostand, d’autant que la figure du père est écrasante, si grande est la gloire du poète depuis le succès de Cyrano de Bergerac en 1897. Odette Lutgen écrit, dans son étude «psychobiographique», De père en fils (1965) : «Chez les Rostand […] il n’y a que les pères qui comptent. Cette idée est si importante qu’elle va gouverner la carrière d’un savant qui rêvera d’être le fils total de son illustre devancier… [Le jeune savant], dès quinze ans, demande aux sciences de découvrir le mode de génération unique, uniquement paternel. Telle est l’intention première du promoteur de la parthénogenèse.» Le paradoxe est qu’avant de se préoccuper de la génération entièrement paternelle, Rostand, en contre-pied étudie son inverse, la parthénogenèse maternelle. Toutefois, la question reste présente chez Rostand : ne saurait-il y avoir des fils de père, comme il y a des fils de mère? L’ambiance familiale chez les Rostand, par ses intérêts et ses interdits, encourage aussi les choix scientifiques du jeune garçon qui s’intéressait déjà aux écrits de Jean-Henri Fabre : lors de l’écriture de Chantecler, tragi-comédie © POUR LA SCIENCE
Mairie de Cambo-les-bains
Mairie de Cambo-es-bains
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Mairie de Cambo-les-bains
du BNF, Arts Mairie de Cambo-es-bains
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Edmond Rostand a fait bâtir à Cambo-les-Bains, dans le pays basque, une magnifique demeure et un parc dont il avait dressé les plans. À droite, la salle de travail de Maurice et Jean. À gauche, dans sa lettre à Sarah Bernhardt qui interprétait ses pièces, Edmond Rostand avait dessiné les costumes pour l’Aiglon. Ci-dessus, Jean, Maurice et Edmond en tenue de vacances. Sur la photographie de famille à droite, Sarah Bernhardt, blotti contre elle Jean Rostand, à coté et assis son frère Maurice, et Edmond Rostand, dolent, sur la chaise longue.
Les monstruosités dues à des mutations? Dès 1947, Rostand étudie les caractères héréditaires des mutations des amphibiens, et associe deux disciplines, l’embryologie et la génétique. Il examine le mode de détermination du sexe chez le crapaud.
Un vrai naturaliste […] a d’autres soucis qu’utilitaires. Quand la nature lui pose une énigme, il n’a de cesse qu’elle ne soit résolue. Il sait aussi qu’on est mal fondé à préjuger l’importance d’une recherche tant que celleci n’est pas arrivée à son terme : que de fois l’on a vu d’humbles vérités prendre tout soudain leur essor! Jean Rostand, 1971. es recherches expérimentales de Rostand, commencées en 1947, sur la «parthénogenèse par le sperme» ou gynogenèse ont fondé la génétique des batraciens (ou amphibiens), plus spécifiquement celle des amphibiens anoures (crapauds, grenouilles). En raison de sa grosseur et de sa manipulation aisée, l’œuf de batracien est le matériel idéal pour l’embryologiste : aussi Rostand l’a-t-il utilisé lors de ses recherches sur la parthénogenèse. Ses travaux sur la gynogenèse et les malformations qu’elle entraîne l’amènent à passer de l’œuf à l’adulte pour en étudier la génétique. Le 1er septembre 1947, Rostand publie dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences une note intitulée «Gynogenèse et anomalies digitales chez les Crapauds.» Il y explique qu’ayant examiné des crapauds gynogènes, il a découvert dans un lot de 6 crapelets issus d’une même femelle, 3 crapelets possédant 6 orteils au lieu de 5 aux pattes postérieures. Cette proportion de 50 pour cent d’anormaux suggère à Rostand «l’hypothèse d’une anomalie génétique» (c’est-à-dire une mutation transmissible à la descendance). Puis il découvre, dans d’autres lots de crapauds obtenus par gynogenèse, d’autres sujets atteints, non plus de polydactylie, mais d’ectrodactylie (absence de doigts) et de syndactylie (soudure des doigts). Sur ses 150 crapauds gynogénétiques, 20 possèdent une ectrodactylie aux pattes postérieures, ce qui donne, pour cette anomalie «par défaut», un pourcentage de 13,33 pour cent. Dans cette population d’anormaux, certains, outre le défaut d’orteils, présentent une absence de doigts aux mains (membres antérieurs) et les doigts de quelques crapauds sont soudés. Les
L Exemples d’anomalies des doigts et des orteils chez le crapaud et la grenouille. a) Pattes postérieures du crapaud Bufo bufo (orteils normaux au nombre de cinq). b) Polydactylie bilatérale des pattes postérieures chez Bufo bufo (six orteils au lieu de cinq). c) Ectrodactylie des pattes postérieures chez Bufo bufo (quatre orteils). d) Syndactylie antérieure chez la grenouille verte (Rana kl esculenta). On observe une soudure partielle des deux doigts internes. e) Clinodactylie chez le crapaud Bufo bufo : les phalanges sont coudées. a
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Les crapauds, les grenouilles et qques grands prob. biolog., J. Rostand
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Photo. Michel Boulard
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Axolotl (Ambystoma mexicanum) est une larve albinos de salamandre (a). On observe les branchies (caractères larvaires), mais cette salamandre se reproduit déjà à ce stade (néoténie). En b, une salamandre adulte (Ambystoma opacum). Les salamandres et les tritons sont des batraciens urodèles car ils conservent leur appendice caudal après la métamorphose. Les grenouilles (Rana esculenta), en c, et les crapauds, sont des batraciens anoures : à la métamorphose, ils perdent leur queue.
individus des lots témoins ne présentent aucune malformation : «Il apparaît donc incontestable que la gynogénèse favorise l’apparition des anomalies digitales chez le crapaud», conclut Rostand. Il rappelle alors que l’embryologiste chinois Tchou-Su avait déjà remarqué ce fait en 1931 : dans ses expériences de «faux hybridismes» (œufs de crapaud fécondés par du sperme de rainette), Tchou-Su avait observé deux crapelets avec quatre orteils aux pieds et trois doigts aux mains. De même, Bataillon avait relevé des cas d’absence de doigt dans ses études sur les faux hybrides. Ainsi la gynogenèse «extériorise» le défaut en permettant aux gènes récessifs de s’exprimer dans une constitution diploïde du noyau femelle. Rostand recherche aussi ces anomalies dans les populations naturelles du crapaud commun. Le 12 avril 1948, il annonce, toujours à l’Académie des sciences, la découverte d’une «Polydactylie naturelle chez le Crapaud ordinaire (Bufo bufo).» Rostand insiste : «Il est à peine besoin de souligner l’intérêt que pourra présenter, pour maintes recherches expérimentales, l’identification de mutations chez les Batraciens anoures, jusqu’ici à peu près délaissés par l’investigation génétique.» Il va fonder une génétique des batraciens en recherchant des mutants et en étudiant le mode héréditaire (dominant, récessif) par lequel la mutation s’exprime.
Les diverses mutations des amphibiens Le 15 avril 1948, les idées de Rostand se précisent dans une mise au point intitulée «Les mutations des Batraciens anoures» publiée dans la Revue Scientifique. «À l’heure actuelle, précise-t-il, le biologiste généticien connaît seulement trois mutations affectant les batraciens : l’albinisme, l’ectromélie et la polydactylie.» Il en soupçonne d’autres qu’il voulait étudier au laboratoire et dans la nature, comme l’ectrodactylie, la clinodactylie (phalange coudée), l’anophthalmie (absence d’yeux). L’albinisme, la mutation la plus connue dans les groupes zoologiques, est une absence de pigmentation qui donne une blancheur, une pâleur aux individus qui en sont atteints ; les vrais albinos, en raison de cette dépigmentation, ont les d
TERMINOLOGIE DES MUTATIONS POLYDACTYLIE : doigts surnumé-
raires. ECTROMÉLIE : absence de membre. ECTRODACTYLIE : doigts absents. CLINODACTYLIE : phalanges coudées. SYNDACTYLIE : doigts soudés. ANOPHTALMIE : absence d’yeux. ALBINISME : absence de pigment noir. MONORHINIE : orifice nasal unique.
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Causes de monstruosités En cherchant dans la nature des grenouilles présentant des mutations, Rostand découvre les «étangs à monstres» abritant la plus extraordinaire des monstruosités, «l’anomalie P».
De plus en plus, je m’éloigne des grandes théories, je me méfie des vastes synthèses, pour m’attacher à l’étude de petits faits bien démontrables. Peut-être n’est-il pas d’un orgueil démesuré que de croire que j’aurai contribué à faire regarder les pattes des Amphibiens avec un peu plus d’attention. J. Rostand, Inquiétudes d’un biologiste, 1967. ean Rostand cite en exergue de son livre, Les étangs à monstres, histoire d’une recherche (1947-1970) une phrase de son ami Étienne Wolff : «Il serait souvent intéressant de connaître par quels détours un chercheur est arrivé au résultat. Malheureusement, nous avons peu de relations de ce genre dans la littérature scientifique.» Rostand a accepté l’exercice. Il a retracé son itinéraire scientifique, dont le point de départ est son travail sur la gynogenèse, et l’aboutissement, une découverte inattendue, une des anomalies les plus Rostand s’agenouille pour observer extraordinaires du monde animal : l’«anomalie P» chez la grenouille verte. la nature, ici les pattes des amphibiens. Cette observation le conduit à poursuivre ses recherches sur la génétique des Il appliquait ainsi les préceptes de son batraciens et l’étude des anomalies naturelles. maître J.-H. Fabre, que son père Rostand, dans une logique de recherche, avait mis en place un programme expéEdmond Rostand immortalisa dans un rimental pour étudier la gynogenèse que nous avons décrite au chapitre précépoème : dent. Au cours de ses travaux, en particulier ceux sur la détermination du sexe, ... le grand savant dont j?envie il observe, dans la descendance des crapelets gynogènes, des anomalies (ectrol?ˇuvre, le po te savoureux et profond,dactylie, c’est-à-dire diminution du nombre des doigts et des orteils). Le crale Virgile des insectes qui nous paud,a comme la grenouille, possède dans son état normal 4 doigts aux mains et fait agenouiller dans l?herbe... 5 orteils aux pieds. Or les crapelets gynogènes possédaient 3 ou 2 doigts pour certains et 4 ou 3 orteils pour d’autres ; enfin quelques-uns n’avaient pas de doigt du tout, la main étant réduite à un moignon. Rostand abandonne temporairement la détermination du sexe chez le crapaud et étudie les mutations naturelles chez les batraciens, territoire de recherche inexploré en 1947 ; on se souvient que le collaborateur d’Eugène Bataillon, Tchou-Su, étudiant le «faux hybridisme» chez les amphibiens, avait, en 1930, signalé et dessiné des ectrodactylies, sans trop s’attacher à ces anomalies. Rostand pense alors que l’anomalie résulte de l’expression des gènes récessifs qui en sont porteurs : ceux-ci s’exprimeraient en l’absence des gènes dominants apportés par le noyau du spermatozoïde, lequel est inactif dans la gynogenèse. Rostand est aussi étonné par l’apparition de crapelets avec des doigts surnuméraires (polydactylie) : dans une descendance de 6 crapelets issus d’une même ponte, 3 sont normaux quant au nombre des doigts et des orteils et 3 possèdent 6 orteils. Ce nombre, de trois normaux pour trois anormaux, lui suggère «quelque disjonction mendélienne», la femelle ayant produit cette descendance possédant, pense Rostand, une structure génétique responsable de la polydactylie. Il regrette alors de ne pas s’être préoccupé, au début de ses recherches sur la gynogenèse, des extrémités digitales des crapauds et veut maintenant rechercher dans leur milieu naturel des crapauds polydactyles : «Peut-être existe-t-il dans la nature des Crapauds à six orteils, comme il existe des Hommes à six doigts» pense-t-il.
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Pierre Darré, centre Jean Rostand
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Tchou-Su
Planche dessinée par Tchou-Su (1930). On remarque que les pattes postérieures ont quatre orteils (au lieu de cinq) et les pattes antérieures trois doigts (au lieu de quatre) : il y a ectrodactylie.
La grenouille est l’avenir de l’Homme L’analogie avec l’homme n’est pas fortuite car c’est l’homme que Rostand cherche dans le crapaud, même si sa préférence va à ce dernier : «Est-ce bien l’homme que je poursuis à travers le crapaud? En tout cas, le crapaud m’intéresse plus que l’homme.» Ironie du naturaliste? Toujours est-il que l’existence de trois crapelets polydactyles est une aubaine qui changera la vie scientifique de Rostand : «Le point de départ de tout ce qui va suivre a donc été la découverte, en 1947, de trois crapelets à six orteils dans mes élevages de Crapauds gynogènes. À partir de là, tout se déroulera de façon logique, ou à peu près.» Pourquoi cette anomalie par excès, la polydactylie, intéresse-t-elle plus Rostand que l’anomalie par défaut, l’ectrodactylie? Rostand est muet là-dessus, mais nous pensons qu’il est attiré par la rareté : «Pour ce qui est de la polydactylie héréditaire à type dominant, nous estimons, écrit-il, qu’elle doit être extrêmement rare chez le crapaud, car nous avons examiné des lots de 10 ou 20 000 individus sans rencontrer un seul spécimen polydactyle, et, parmi les sujets polydactyles que nous avons eu l’occasion d’éprouver du point de vue génétique (soit une demi-douzaine), un seul a produit une descendance polydactyle.» Le biologiste pense expliquer le phénomène par l’analyse des résultats expérimentaux : l’anomalie, lorsqu’elle s’exprimait dans le cadre d’une gynogenèse, devait résulter de la structure génétique de la femelle dont étaient issus les œufs. Ensuite, son ami Étienne Wolff, qui irradiait des territoires précis de l’embryon de poulet, n’avait longtemps produit que des monstres par défaut, mais il avait réorienté ses recherches le jour où il examina un fœtus humain
Pierre-Yves Trémois
«Le biologiste passe, la grenouille reste», ou encore, «Expliquez-moi le crapaud, je vous tiens quitte de l’homme» disait Jean Rostand. Ce portrait est l’œuvre de Pierre-Yves Trémois, grand ami de Jean Rostand. © POUR LA SCIENCE
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1894 : Naissance de Jean Cyrus Rostand, le 30 octobre rue Fortuny à Paris, fils d’Edmond Rostand, célèbre écrivain et de Rosemonde Gérard, poétesse de renom. 1900 : Les Rostand migrent au pays Basque, à Etcheguorria puis Arnaga. 1903 : L’œuvre de Jean-Henri Fabre est révélée à Rostand qui décide d’être naturaliste. 1914 : Première guerre mondiale, Rostand est réformé, mais s’engage volontaire comme infirmier. 1916-1917 : Termine sa licence et fréquente le laboratoire d’évolution des êtres organisés dirigé par M. Caullery. 1918 : Mort d’Edmond Rostand de la grippe espagnole. 1919 : Son premier livre publié sous le pseudonyme de Jean Sokori, Le retour des pauvres. 1920 : Il se marie avec Andrée Mante, sa cousine germaine, nièce d’Edmond Rostand. Publie sa première note scientifique sur la biologie d’une mouche. 1921 : Naissance de son fils François : il sera écrivain et mathématicien. 1922 : Jean Rostand et sa famille s’installent à Ville d’Avray. Toutes ses recherches scientifiques (exceptée une courte période dans le laboratoire de P. P. Grassé en 1946) et son œuvre littéraire seront élaborées dans ce lieu. 1924 : Début des recherches sur la parthénogenèse. 1929 : Publication de son premier livre scientifique Les chromosomes artisans de l’hérédité et du sexe.
1933-1934 : Il découvre l’action diploïdisante du froid sur les œufs de crapauds. 1934 : Débuts des recherches sur la gynogenèse. 1936 : Participe à la fondation de la section biologie du Palais de la Découverte, musée créé par le gouvernement du Front populaire. 1943 : Première tentative d’inoculation de noyau embryonnaire dans l’œuf vierge de grenouille. 1945 : S’engage dans la lutte contre l’armement nucléaire. Il sera président d’honneur du MCAA (Mouvement contre l’armement atomique). 1946 : Découvre l’effet protecteur et conservateur de la glycérine sur les spermatozoïdes soumis à de bases températures. 1947-1949 : Rostand crée la génétique des batraciens. 1949 : Découverte de l’une des plus extraordinaires anomalies jamais trouvée dans la nature, l’anomalie P chez la grenouille verte. 1958 : Publie le Bestiaire d’amour, richement illustré par Pierre-Yves Trémois. 1959 : Élu le 16 avril à l’Académie française au fauteuil d’Édouard Hérriot (8e fauteuil), il a pour parrains Georges Duhamel et Jean Cocteau. 1962 : Défend publiquement dans un discours «Le droit d’être, naturaliste». 1971 : Membre fondateur de l’association «Choisir». 1977 : Mort de Jean Rostand le 4 septembre à Ville d’Avray.
BIBLIOGRAPHIE Delaunay Albert, Jean Rostand : Paris, Éditions Universitaires, 1956. Dubois Alain, Anomalies and mutations in natural population of the Rana «esculenta» complex (Amphibia, Anura) : Mitteilungen aus dem Zoologischen Museum in Berlin, Band 55, Heft 1,1979, p. 59-87. Lutgen Odette, De père en fils, Edmond et Jean Rostand, psychobiographie 1679-1964 : Paris, Stock, 1973. Migéo Marcel, Les Rostand : Paris, Stock, 1973. Rostand Jean, Confidences d’un biologistes, Textes réunis et présentés par Jean-Louis Fischer : Paris, La Découverte, 1987, et Presses-Pocket 1990. Testart Jacques, Des grenouilles et des hommes, Conversations avec Jean Rostand : Paris, Stock, 1995. Tétry Andrée, Jean Rostand, Prophète clairvoyant et fraternel : Paris, Gallimard, 1983. Bibliographie complémentaire sur le site Pour la Science, www.pourlascience.com
Imprimé en France par Istra IN - 67300 Schiltigheim – Dépôt légal : Mai 2001 – N° d’édition : 075028–01 –Distribution : NMPP - N° d’imprimeur : Directeur de publication et Gérant : Olivier Brossollet.
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