Ahhh, anonyme, 2014. DR.
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Dossier Érotisme / Éditorial / Pascal Taranto / 303
Coito ergo sum __
Pascal Taranto
L’identité de l’être et de l’amour pourrait être le premier principe d’une philosophie humaniste : l’homme est l’être du désir et le désir est l’être de l’homme. Le jeu du désir exerce sur les hommes une attraction dont témoignent ses cultes et sa culture, l’art et la littérature, la musique et la peinture ; comme si, depuis les vulves du néolithique dessinées dans des grottes gardées par des phallus de pierre, la culture humaine avait consisté à vouer l’essentiel de ses symboles à parler de ça. C’est dire que « l’érotisme » ne désigne pas seulement, ou pas essentiellement, cette écume légère du délassement grivois qui monte à la surface bien policée des sociétés humaines comme le fard monte aux joues. Cette écume n’est que l’expression vaporeuse des mouvements profonds qui animent la mer intérieure du désir, sombre et sans fond, si dangereuse à ces sociétés mêmes. Aussi avons-nous, pour notre traversée dans cette mer de symboles et de pulsions, choisi d’équiper notre vaisseau – cet ouvrage, lecteur, que tu tiens à deux mains – pour la plongée en eaux profondes aussi bien que pour la plaisance. Si l’humour est la politesse du désespoir, l’érotisme est la politesse du désir. Agnès Giard se saisit de l’objet en se demandant « de quoi Éros est le nom ». Déjouant la définition abstraite de l’érotisme comme « ce qui est relatif au désir sexuel », elle montre combien cet objet du désir reste obscur : pour comprendre que les pedal pumpers sont bien nos frères en érotisme, il faut plonger dans le riche imaginaire humain qui donna à Éros tant de noms et de visages. Nouvel ordre ou nouveau désordre de l’amour ? Les pratiques émergentes de l’amour digital seront analysées avec doigté par Frédérique Letourneux comme un leurre où viennent se perdre nos regards de Narcisse. Notre obsession textuelle sera ensuite assouvie par Marie Lenoir, qui nous raconte l’échappée belle du beau sexe vers l’émancipation littéraire, après des siècles de chasse gardée masculine. Les femmes de plume se sont enfin emparées du sujet et ne sont plus prêtes à le lâcher. Un texte de Julia Kerninon ramènera à nos souvenirs ces flashs-back fiévreux des étés brûlants de notre jeunesse, démontrant ainsi que les écrivaines ne sont plus cantonnées aux écrits vains du genre mièvre. Éric Pessan, fort logiquement, aura donc bien raison de rappeler à nous une figure nantaise des plus fortes et des plus dérangeantes, celle de Gabrielle Wittkop, morte comme elle a vécu, « en homme libre ».
C’est plus sûrement vers l’art que nous devrons nous tourner pour trouver l’expression la plus aboutie du désir érotique. Ce sont d’abord nos yeux qui chercheront à se satisfaire par le « pouvoir érotique de l’image » dont Thomas Renard nous rappelle comment il s’exprime à travers la peinture, le cinéma et la photographie. Le jeu de la vie et de la mort, encore, mais symbolisé et sublimé par l’image – la présence d’une absence. Image forte d’une présence : celle de « Camille Bryen à la lueur des lupanars ». Émilie Guillard évoquera pour nous la figure nantaise du peintre et poète, de l'artiste provocant. Cependant Éros, au-dedans de nous, continue son vacarme ! C’est à Patrick Lang de tenir sa baguette pour nous montrer comment la musique a mis en notes le « chant profond de la félicité douloureuse ». Son étude conclut à la nécessité de rendre l’oreille attentive au « génie sensuel », ce bon génie qui s’est incarné en Don Juan, puis sublimé grâce à Mozart en Don Giovanni. Nous y apprendrons également en quel sens il faut résoudre l’équivoque accord « bitonal » dans le Tannhäuser de Wagner... C’est ensuite à la psychanalyse que nous demanderons de nous éclairer sur les rapports tendus mais fraternels d’Éros et de Thanatos, dont Claude Rabant, convoquant Bataille et Lacan, dévoile la riche dialectique en concluant, avec Lacan, à la possibilité d’éliminer de l’érotisme le sacrifice féminin qui s’y trouve impliqué. La réflexion de Gabrielle Ledru sur le masochisme nous éclairera sur la nature de ces contrats amoureux où l’égalité des sexes passe par la soumission. Enfin, je tenterai d’élucider les rapports entre érotisme et nourriture, qui ont depuis Platon une longue histoire, laquelle ne saurait se réduire ni aux fantasmes de crème dégustée, même fouettée, à même le corps de l’autre, ni aux curiosités voraréphiles. Cette diversité de choses graves et légères montre que l’érotisme défie les définitions et les essences. Pour s’en approcher, seule vaut l’expérience et il y a dans l’érotisme matière à collection. Pour Éva Prouteau, la bibliophilie n’est pas une perversion ni la « collectionnite » une maladie. Ce sont des formes de lutte contre la censure, et nombre de chefs-d’œuvre ne sont sauvés que par leur descente aux enfers des cabinets de curiosités. Toute l’équipe de la rédaction, lecteur, te souhaite donc un bon voyage aux enfers. Puisses-tu en revenir avec ton Eurydice (légèrement vêtue).
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___ Dossier Érotisme ___ 07
– De quoi Éros est-il le nom?
___Agnès Giard, écrivaine et journaliste 14
– EroTIC du digital
___Frédérique Letourneux, sociologue et journaliste
303_ n° 131_ 2014_
__ Sommaire
18
– Flashs-back
___Julia Kerninon, écrivaine 22
– Quand les femmes s’emparent de la chair du texte
___Marie Lenoir, responsable littérature adulte de La Bulle – Médiathèque de Mazé 26
– Éros est Thanatos
___Éric Pessan, écrivain 28
– Minuit... Place Graslin ! Une littérature (un peu) polissonne
___Alain Girard-Daudon, libraire 30
– Camille Bryen à la lueur des Lupanars
___Émilie Guillard, historienne de l’art 32
– La tension érotique des images
___Thomas Renard, maître de conférences en histoire de l’art, université de Nantes 42
– Eroticollection
Réflexions autour de la pulsion érotique du collectionneur
___Éva Prouteau, critique d'art, conférencière et professeur d'histoire de l'art 48
– « Le chant profond de félicité douloureuse »
___Patrick Lang, maître de conférences en philosophie et musique, université de Nantes 52
Éditorial ___ 02
– Coito ergo sum
Pascal Taranto
Invité de ce numéro
– L’érotisme dessine l’avenir des corps...
___Claude Rabant, psychanalyste 58
– Le corps et le fouet
___Gabrielle Marion Ledru, étudiante en philosophie, université de Nantes 60
– Nourrir d’aimer
Pour une érotique du ventre plein
___Pascal Taranto, maître de conférences en philosophie, université de Nantes 66
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– Biographies
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Evor ___ 68 72
– Eros Evor
Mai Tran, auteure, chargée des éditions à l’École des beaux-arts de Nantes
___ Chroniques ___
Architecture
74
– Brèves rencontres
___Christophe Boucher, architecte Art contemporain
78
– Retour sur quelques expositions du printemps dernier
___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeur d’histoire de l’art Bande dessinée
81
– « Orgies ! Orgies ! Nous voulons des orgies ! »
___François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – médiathèque de Mazé Littérature
84
– Je n’est pas un autre
___Alain Girard-Daudon, libraire Musique
87
– Le Hellfest : un nom d’enfer pour une terre sainte
___Corentin Charbonnier, anthropologue Patrimoine
90
– Patrimoines inventés
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
93
– Des rapprochements, des arrivées, un départ Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions
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Dossier Érotisme _______________
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De quoi Éros est-il le nom? __
Agnès Giard ____ « D’abord vint le désir, qui fut le premier germe de la pensée. » Les plus anciennes traditions de pensée indo-européenne posent le désir à l’origine du monde. On le nomme Éros, sans trop savoir ce que ce mot signifie, et nous accolons négligemment son nom à des lingeries coquines censées « créer une excitation sexuelle » : n’est-ce pas là la définition du mot érotisme dans les dictionnaires ? ____ Définir l’érotisme semble a priori facile. L’érotisme désigne l’ensemble des phénomènes qui suscitent le désir sexuel, et toutes les représentations (mentales, artistiques, culturelles, etc.) qui expriment ou provoquent cette affection des sens. La difficulté commence lorsqu’on essaye de délimiter le champ de ces phénomènes, en se demandant pourquoi ils exercent leur pouvoir sur nous. Surprise. Il semblerait que tout et n’importe quoi soit en mesure de nous exciter... Un tee-shirt moulant sur une poitrine aux tétons érigés, un regard de braise, une paire de menottes en acier, un parking la nuit, un souffle sur la nuque, le simple bruit d’un pas... Et voilà que, les sens en alerte, on bascule dans un fantasme. Le décor banal se métamorphose en féerie. N’importe quoi peut provoquer le déclic. Mais les féeries sont parfois déconcertantes. À la question « Quel est le fantasme le plus bizarre auquel vous ayez jamais été confronté ? », le rédacteur en chef d’une revue consacrée aux pratiques cuir et latex me répondit un jour : « Le tricot. » Il avait reçu la lettre d’un homme qui aimait le mohair au point de s’en tricoter des tenues intégrales. Glissé dans son fourreau duveteux comme dans une chaussette géante, notre amoureux de la laine n’accordait aucune importance à la beauté de ses tricots. Quand il avait fini une pelote rouge, il pouvait continuer avec une pelote violette, puis verte, sans se soucier d’autre chose que d’obtenir une gaine d’1,75 mètre de hauteur, le recouvrant de la pointe des pieds au sommet de la tête. Des photos jointes à son témoignage illustraient cette passion étrange, dénuée de la moindre recherche esthétique. Cet homme-là se sentait très proche des amoureux du latex mais sa lettre ne fut jamais publiée dans la revue, pourtant extrême en son genre, à laquelle il avait envoyé son témoignage : trop bizarre ! Durant toutes ces années passées à enquêter sur les diverses formes du désir, il m’est souvent arrivé, à moi aussi, de rester interloquée devant certaines pratiques. Dans telle soirée parisienne fétichiste, on croise régulièrement un homme-bougeoir, qui prend la pose – si possible acrobatique – en tenant deux bougies entre les doigts de pied et deux autres dans les mains. Il ne change de pose que le temps d’allumer de nouvelles bougies. Bizarre. Bizarre aussi cette jeune femme qui adore les monstres
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303 / Dossier Érotisme / De quoi Éros est-il le nom ? / Agnès Giard
de films Z au point d’exiger de son mari qu’il porte un masque de Klingon pour faire l’amour. Et que dire de ce garçon qui demande toujours aux inconnues si elles sont chatouilleuses ? Faire rire les filles en stimulant leurs zones réflexes, rien de plus excitant pour lui. Il y a des hommes qui aiment les doigts de pied et qui vivent avec ceux de leur femme des expériences « intenses », disent-ils. D’autres ne sont heureux que lorsqu’ils voient des souliers à talon blanc sur les pédales d’une Corvette 1959. Ils font partie, aux États-Unis, d’un club de fantasmeurs très particuliers que l’on appelle les pedal pumpers : les amoureux de pieds sur l’accélérateur.
_____________________________ Il semble que la libido humaine ne connaisse aucune limite : elle peut tout rendre aphrodisiaque. _____________________________ Au Japon, au Brésil, en Inde comme en Papouasie, les amoureux (de tout... et de n’importe quoi) parviennent à trouver érotiques même les choses les plus absurdes : l’implantation en spirale de nos cheveux, les semelles intérieures des mocassins, les baudruches gonflables en forme de Bambi ou... la langue visqueuse des crapauds ! Il semble que la libido humaine ne connaisse aucune limite : elle peut tout rendre aphrodisiaque. Rien n’est sacré et les super-héros de bande dessinée comme les icônes religieuses sont les premières victimes de cette propension universelle – presque blasphématoire – à détourner les choses de leur destination première et à les convertir en objets de désir. De façon très révélatrice, il suffit de se pencher sur l’origine du mot érotisme pour constater le même désordre sémantique. Érotisme vient du grec erôtikos, dérivé du mot érôs qui désigne à la fois le dieu de l’amour et la force agissante qu’il représente... L’absence de majuscule dans les alphabets antiques fait qu’il est parfois difficile de déterminer le sens précis du mot. De façon tout aussi révélatrice, les origines même du dieu Éros sont impossibles à démêler. « Il est l’une des rares divinités dont le statut généalogique ne soit pas fixé, explique Charles Delattre dans le Dictionnaire des sexualités. Désigner ses parents est l’occasion, pour les Grecs, de redéfinir ses qualités et son champ d’action. » Éros se présente comme un dieu très ouvert aux interprétations. C’est pourquoi
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il est désigné tour à tour comme le fils de l’Éther et du Chaos, de la Beauté (Aphrodite) et de la Guerre (Arès), de la Beauté (Aphrodite) et du Ciel (Ouranos), de l’Air (Iris) et du Vent (Zéphyr), de la Pauvreté (Penia) et de l’Abondance (Poros)... Quand il n’est pas, tout simplement, un dieu « engendré de rien » et situé lui-même à l’origine du monde ! Pour résoudre l’énigme de l’érotisme, le plus simple consiste donc à étudier les différentes naissances d’Éros, à commencer par la plus ancienne... qui le fait apparaître au moment même du big bang. La tradition issue des cosmogonies orphiques en fait le tout premier des dieux. Comment interpréter cette naissance spontanée d’Éros ? Prenons les textes. Un des plus anciens, la Théogonie d’Hésiode (VIII e siècle avant J.-C.), pose quatre principes au commencement du monde : « Avant toutes choses fut Chaos, Gaia au large sein, le Tartare sombre dans les profondeurs et puis Érôs, le plus beau d’entre les dieux immortels. » Éros clôt la liste des principes énumérés dans un ordre logique : la vastitude informe du désordre (Chaos), le socle stable de la terre (Gaia) et l’abîme obscur de la mort (Tartare)... Trois espaces sont donc définis entre lesquels circule cette énergie qui – sous le nom d’Éros – contribue à mettre en marche la machine : Chaos et Gaia, dans la suite du poème, se mettent à enfanter. Éros, lui, n’enfante pas... Pas plus que le Tartare, d’ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’Éros se définit comme le désir même : ce qui pousse hors de soi. Il est un pur mouvement contraignant les choses à libérer les forces qu’elles contenaient... et les êtres à se propager dans l’urgence d’un besoin vital. Éros est une dynamique qui préexiste au processus même d’union. Son action s’exerce par conséquent dès les parthénogenèses. Pendant près de deux mille ans, et jusqu’à ce que le christianisme s’impose comme religion d’État en Grèce, au IV e siècle de notre ère, Éros a fait l’objet d’un culte voué au Protogonos, « le premier-né », tenu pour responsable de toutes ces formes d’engendrement que sont les créations et les procréations. Dans Le Banquet, Aristote (384 -322 avant J.- C.) attribue à Platon (427-347 avant J.-C.) la phrase suivante : « Je déclare que c’est Éros le plus jeune des dieux. » Parménide (515-414 avant J.-C.) aurait dit la même chose, toujours selon Aristote qui le cite également : « Le premier de tous les dieux [...] ce fut l’Amour. » Anaxagore (500-428 avant J.-C.) fait lui aussi d’Éros la cause de la beauté et du mouvement des êtres. Pour les premiers penseurs de l’Antiquité, c’est donc à partir d’Éros – tour à tour traduit par « Amour » ou « Désir » –
A hard day’s night, Liverpool, Merseyside, Angleterre. Août 2012. © Franck Gérard.
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Flashs-back __
Julia Kerninon Illustrations d’Hippolyte Hentgen ___ Cinq étés de suite, entre dix-neuf et vingt-trois ans, j’ai été serveuse dans un bar sur la côte atlantique. De cette expérience, je me rappelle la chaleur, l’épuisement, et l’étrange tension érotique qui en découlait. ___ Deux fois par été, le jour de la paye, toutes les filles du bar, trêve miraculeuse et tacite, coutume, elles vont ensemble dans le troquet concurrent boire des margaritas tout l’après-midi, elles ne parlent de rien, elles boivent avec des pailles, en deux heures, elles sont saoules et heureuses, il y en a une qui dit on va se baigner ?, et alors elles partent toutes ensemble vers la plage, en phalange organisée – jeunes, imbattables, bronzées, le plaisir d’être sept ou huit walkyries dans les rues pavées, marchant de front, jusqu’à la plage qui est bondée et il n’y a pas besoin d’un seul mot alors, toutes les limites sont écrasées, entre leurs personnalités diverses et compliquées, celle qui n’a pas confiance en elle, celle qui est perfectionniste, celle qui est tellement trop sensible, terminé les conneries, basta, toutes remises à zéro par la force de la tequila, toutes des guerrières qui marchent droit jusqu’à l’eau en enlevant les vêtements sans s’arrêter d’avancer, et sept ou huit robes passées par-dessus la tête synchroniquement, sans commentaire, les dents serrées par l’alcool, arrivées dans les vagues elles sont en petite culotte et elles font la planche en hurlant, tandis que sur la plage leur clientèle d’habitués n’en croit pas ses yeux, de cette horde d’impalas exhibitionnistes qui vient de se jeter à l’eau, comme des animaux exactement, avec la même jouissance fermée, la même indifférence à tout ce qui n’est pas sa propre peau, tout ce qui n’est pas le plaisir pur – nager et puis s’ébrouer et sortir, remettre les vêtements aussi bien qu’on les a enlevés, nouer les cheveux humides, et partir travailler en rangs serrés. Nier. Nier toute la soirée avoir fait ça. Jusqu’à convaincre les clients, tous autant qu’ils sont, qu’ils ont imaginé la scène. Seule avec le tintement des mâts de la marina, obsédant, voir le port la nuit quand plus personne ne s’y promène en short, quand personne ne tire à la carabine dans des ballons, du haut d’un balcon, avoir la sensation de posséder le village, à la fin, de l’avoir conquis avec ses fesses et ses mains en même temps, de l’avoir gagné plus totalement que rien d’autre avant, de n’être plus que puissance poussée à bout, moteur, arc bandé, muscles. Debout, les poings serrés sur le métal de la rambarde, comme un empereur devant sa propre cité en flammes, être saturée de désir, saturée. Être chaude, et bourdonnante de toute l’adrénaline du service, avoir envie et besoin de donner quelque chose en pâture à son propre corps à qui on a trop demandé depuis onze heures, sentir ce besoin intenable de s’encastrer, de s’effacer, d’atteindre une autre sensation après trop de temps à avoir eu mal partout, mal aux doigts coupés, mal aux oreilles, mal aux pieds – le désir qui vient à ce moment-là est plus grand que tout, il est bête sauvage, il demande le sommeil, la mort, il n’a pas de fin, il est nourri de l’attente, et puis plus la fatigue monte, plus la sueur colle, plus le désir vient, c’est le corps qui demande réparation, il veut une raison de continuer à faire ce qu’il fait,
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Illustration d’Adolfo Magrini extraite du livre Erotici de Luigi Siciliani. DR.
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Quand les femmes s’emparent de la chair du texte __
Marie Lenoir ___ De l’enfer de la vertu au mainstream (édulcoré !) du genre, petite histoire d’un grand combat, celui d’une émancipation littéraire. ___ « C’est une conquête précieuse de la femme que le droit qu’elle a acquis d’exprimer en littérature les exigences internes et les troubles sensuels de son corps. Il faut qu’elle en use à bon escient [...]. Si elle ne se sent pas capable d’égaler le lyrisme voluptueux de Louise Labé, le libertinage aimable de la marquise de Mannoury, la perversité lucide de Rachilde et de Colette, l’humour de Renée Dunan, l’imaginaire féerique d’Anaïs Nin ou la violence surréaliste de Joyce Mansour, il vaut mieux qu’une femme de lettres se limite au genre sentimental où le génie féminin excelle 1. » Héritières d’une longue tradition française – et masculine – d’écrits libertins, les auteures de littérature érotique étaient tout récemment encore déconsidérées, voire décriées, lorsqu’elles se livraient à l’écriture de l’intime. La citation de Sarane Alexandrian, particulièrement provocatrice, en est l’illustration la plus évidente. Le livre érotique, encore diffusé sous le manteau au milieu du XXe siècle, a fait l’objet de nombreuses interdictions et sanctions. La censure a longtemps pesé sur cette littérature, les gardiens de la morale se réservant l’application des différentes lois visant au respect des bonnes mœurs 2. Les « enfers » des bibliothèques, ces espaces secrets créés au XVIIe siècle et inaccessibles au public, ont ainsi accueilli en leur sein les livres jugés impurs 3. Aujourd’hui, c’est grâce aux censeurs d’hier que ces lieux nous permettent d’avoir accès à toute cette littérature étroitement liée à l’histoire des rapports entre le pouvoir et le livre, ainsi qu’à l’évolution des mentalités. L’érotisme est longtemps resté l’apanage de la littérature masculine. Écrits par des hommes et pour des hommes, les récits licencieux mettent alors en scène un imaginaire et des fantasmes purement masculins, le marquis de Sade étant une figure emblématique de cette littérature frappée à l’époque d’un interdit social et moral. Alors, que dire lorsque des femmes osent s’emparer d’un tel genre ! Les auteures érotiques sont d’autant plus absentes qu’une longue tradition péjorative pèse sur le statut des écrivaines, considérées comme des « auteurs de désordre » dans les discours normatifs 4. Pourtant, au XVIe siècle déjà, la poétesse française Louise Labé signait des poèmes empreints de sensualité, livrant une autre vision des codes amoureux définis et figés jusqu’alors par les hommes.
___ 1. Alexandrian, Sarane, Histoire de la littérature érotique, Seghers, 1989, p. 290.
___ 2. Couturier, Maurice, Roman et censure ou la mauvaise foi d’Éros, Champ Vallon, 1996, p. 235-236.
___ 3. Pierrat, Emmanuel, Le Bonheur de vivre en enfer, Maren Sell Éditeurs, 2004, p. 40.
___ 4. Planté, Christine, La Petite Sœur de Balzac, Seuil, 1989, p. 41.
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L’Esclave blanche, Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, huile sur toile, 1888. Coll. musée des Beaux-Arts, Nantes. © RMN-Grand Palais / Gérard Blot.
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La tension érotique des images ___
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Thomas Renard
Petite exploration de la mécanique érotique de l’image à partir de peintures, photographies et films glanés exclusivement – ou presque – dans les collections régionales. ___ Les représentations artistiques regorgent d’épisodes érotiques, et même le Moyen Âge, que l’on voudrait très religieux et pudibond, dévoile dans les marginalia de ses manuscrits nombre de scènes qui passeraient aujourd’hui pour abominablement indécentes. Face à cette multiplicité de l’image érotique, il ne saurait être question ici de vouloir en dresser un inventaire. Il s’agit bien davantage de se demander s’il existe un mode de fonctionnement proprement érotique des images – une mécanique sensuelle du visuel relevant bien sûr des sujets abordés, mais émanant surtout d’une tension irrésolue générée tant par les caractéristiques formelles des images que par le rapport qu’elles instaurent avec le spectateur. À l’image de L’Esclave blanche (1888) de Jean Lecomte du Noüy, les thèmes orientaux offrent aux peintres du XIXe siècle un alibi à la représentation érotique. Plus d’un siècle après la publication des Lettres turques (1763) de Lady Wortley Montagu – la première Occidentale qui ait visité l’intérieur d’un harem –, l’Orient continue de faire fantasmer les artistes, en incarnant le contrepoint d’une société européenne un peu trop imprégnée de morale bourgeoise. L’évasion s’inscrit dans un imaginaire littéraire hérité des contes des Mille et une nuits, et ici directement inspiré de Théophile Gautier 1. Le drame, dans le tableau de Lecomte du Noüy – quoique la malheureuse n’ait pas l’air de particulièrement en souffrir –, consiste à représenter une femme blanche réduite à l’esclavage dans ce monde de libération des mœurs et d’épanouissement des sens. Dans cette veine orientaliste, le sujet érotique s’assimile à un territoire vague et inaccessible ayant peu ou prou la forme et la matière des rêves. Cette toile reprend non seulement le sujet, mais aussi les recettes plastiques des baigneuses et odalisques d’Ingres. Lecomte du Noüy souligne la rotondité du corps en gommant tous les plis, les aspérités et les accidents d’une peau d’un blanc laiteux et satiné – le maître de Montauban aurait certainement poussé le vice jusqu’à en effacer le coude. Il évoque avec malice la courbure d’un sein qu’il s’empresse de largement cacher sous le bras. Tout ce vaste corps d’une pureté abstraite se voit déformé pour le plaisir de s’attarder sur une chair ample et moelleuse, circonscrite par une ligne de contour continue à laquelle font écho les ondulations de ses cheveux et les volutes de fumée s’échappant de sa bouche. L’érotisme de la figure alanguie s’exprime pleinement dans ces sinuosités. La courbe, la ligne musicale et l’arabesque composent en effet le répertoire visuel privilégié de la sensualité – sans doute parce qu’historiquement le corps féminin a été le champ principal d’exploration du pouvoir érotique des images.
___ 1. « La Géorgienne indolente / Avec son souple narghilé / Étalant sa hanche opulente / Un pied sous l’autre replié. » Poème publié dans Émaux et Camées (1852).
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Sans titre, Miroslav Tichy, photographie, 1960-1980. Coll. musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat.
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Eroticollection Réflexions sur la pulsion érotique du collectionneur
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Éva Prouteau ___ Brandir ou masquer. Écarter ou garder enfoui. Fixer sans ciller ou baisser le regard. Dans un fiévreux va-et-vient, l’art érotique oscille entre ces pôles de représentation sans jamais choisir. ___ Quand les artistes antiques dépeignent sans culpa ni feuille de vigne toutes les configurations de la jouissance (l’orgie homosexuelle d’une coupe à figures rouges du musée du Louvre en est un bel exemple), les philosophes du même temps commencent à scinder la chair et l’esprit et à préparer l’avènement des mauvaises consciences, fracture que le christianisme ne refermera jamais. L’histoire occidentale s’est alors construite sur ce balancement entre désir et honte, libération du corps et introversion pudique – entre-deux tout en tension qu’adule l’art érotique. Au gré des siècles alternent ainsi avec constance les bûchers inquisiteurs du Moyen Âge, brûlant sodomites et sorcières lubriques, les corps épanouis de la Renaissance, l’esprit chagrin de la Réforme, les éclairs émancipateurs des Lumières, les corsets victoriens, la décadence joyeuse des modernes 1900... Ce qui l’emporte toutefois dans la composition d’ensemble ressemble bien à une idéologie de la répression, qui repose en partie sur une peur de la liberté en général, et de la liberté sexuelle en particulier – une culture anticorporelle sous-tendue par les notions de refoulement, de péché et de culpabilité. L’ardeur opiniâtre à fustiger les erotica eut fort heureusement l’effet contraire d’attiser l’attrait des artistes. Leurs œuvres sont sculptées par ces luttes contre l’instance morale, où abondent les stratégies du cacher pour mieux montrer. Ces feintes – et l’imaginaire dont elles témoignent – sont pour beaucoup dans la qualité de certains objets du désir. Un autre effet secondaire de cette traque bien-pensante fut la passion avec laquelle certains êtres ont collectionné les œuvres fleurant bon le stupre. Souvent des hommes. Parfois des femmes, telle Catherine II de Russie, dite l’Impératrice rouge ou la Grande, dont la collection érotique fabuleuse fut remise en lumière à l’occasion d’une réédition de quelques objets mobiliers par la prestigieuse manufacture Henryot en 2011 1. Cette collection, comme tant d’autres, s’est volatilisée, et seules de mauvaises traces photographiques en subsistent. Car si, bien souvent, les collections privées restent cachées, les collections privées d’objets d’art érotique le demeurent doublement. « De son vivant, certains, très rares, ont eu le privilège d’admirer sa collection, mais à sa mort, quelle ne fut pas la surprise 2... » : cette phrase, qui évoque l’acteur Michel Simon
___ 1. Une présentation du mobilier inspiré du cabinet secret de Catherine II de Russie réédité par Henryot & Cie eut lieu au palais Garnier – Opéra de Paris le 24 janvier 2011 (soirée privée). Une présentation publique eut lieu le 10 juin 2011 à la galerie du Passage. www.henryot-cie.fr ___ 2. Extrait du site de l’association Les Amis de Michel Simon. www.edentheatre.org
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Javier Bardem dans le film Jamón, Jamón de Jose Juan Bigas Luna, 1992. © Rue des Archives / BC.
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Nourrir d’aimer Pour une érotique du ventre plein
___ Pascal Taranto ___ Rabattre la soif d’aimer sur le modèle de l’alimentation en fait manquer l’essentiel ; c’est par essence que le désir est insatisfait, car c’est de lui-même qu’il se nourrit. ___ « Comment ne serait-ce pas un brave homme ? Tout ce qu’il sait faire, c’est boire et baiser. » Aristophane, Les Grenouilles, v. 740
Une étymologie savoureuse fait remonter le mot « coquin, coquine » au latin coquinus, qui désigne les choses relatives à la cuisine. Sans vouloir tomber dans les facilités d’un jeu avec la langue qui n’est que trop évident, il suffira de penser aux associations spontanées qui sont les nôtres lorsque nous évoquons certains fruits, légumes ou aliments pour comprendre que le désir nous met proprement l’eau à la bouche. Ce dont le langage courant témoigne spontanément, dans cette proximité des registres érotique et alimentaire où miches, noix, figues et abricots composent un repas qui ne s’annonce pas frugal, c’est une manière de concevoir le désir sexuel sur le modèle du désir de manger. Platon est le premier, semble-t-il, à avoir proposé cette analyse, et fondé sur elle la différence morale entre deux genres de vie, l’ascétisme et l’hédonisme. Dans le Gorgias, il montre que le désir est une impulsion vers un objet dont l’absence nous fait souffrir et dont la présence nous comble, comme une faim qui n’attend que d’être rassasiée. Au terme de son mouvement, la réplétion d’abord l’emplira d’aise, comme si la satiété était le mot de la faim ; mais bientôt voici l’ennui ; enfin l’inquiétude : animale post prandium triste est. La chair, comme la chère consommée, digérée, rejetée, laissera béant le trou qu’elle avait rempli, et le cycle du désir reviendra. Éros est un Sisyphe qui roule son rocher comme un glouton affamé sa gamelle. Dans ces conditions, la vie de plaisir qui suit ce branle perpétuel paraît une vie d’esclave, voire, selon la comparaison peu flatteuse dont use Socrate, celle d’un pluvier, un oiseau qui mange et fiente en même temps. Cette conception du désir nous semble cependant manquer le propre de l’érotisme, à vouloir ainsi le rabattre sur le modèle de la faim. Le doxographe Diogène Laërce nous apprend, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, que Diogène le Cynique « accomplissait en public les œuvres de Déméter et d’Aphrodite », c’est-àdire qu’il mangeait et copulait devant tout le monde. Il se masturbait sur la place publique en s’écriant : « Plût aux dieux qu’il suffît aussi de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim ! » La faim véritable ne saurait se contenter de l’ébranlement superficiel du toucher pour se satisfaire ; il lui faut du solide, le transit d’une matière audedans. La faim de sexe n’est, elle, que métaphore : Épicure soulignait que si le désir des aphrodisia est bien naturel, il n’est pas nécessaire comme l’est le désir, ou plutôt le besoin, de manger.
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