N° 132/ 2014
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de la Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.revue303.com
Performance, happening, art corporel...
R 27995-0129-F 15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
La performance n’est pas liée à une technique ou un genre artistique particuliers. C’est un patrimoine vivant, souvent subversif, toujours éphémère qui, comme l’histoire et le présent du patrimoine architectural, pictural, sculptural, etc., dit quelque chose de l’état et des interrogations d’une société. Ce numéro de 303 s’attache à déplier cette notion tant en termes historiques que dans une contemporanéité, du territoire des Pays de la Loire à l’échelle internationale : c’est l’occasion de découvrir la pluralité artistique qui en découle.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Performance : terme très répandu, souvent utilisé lorsqu’on ne sait nommer ce qui apparaît, pour désigner un art qui « sort du cadre ». Dans une acception plus courante, le vocable performance renvoie à la société de consommation, à l’entreprise et au monde sportif, exprimant des objectifs de résultat, de dépassement et de productivité. Dans le monde de l’art, il désigne des actions d’artistes et se confond parfois avec les termes d’event, de happening, d’art corporel ou de body art, selon les moments de l’histoire de l’art.
___
___
Dossier Performance
Carte blanche
___
– Éditorial ___Céline Roux, historienne de l’art et critique de la danse 04
8
– L’instant de la performance artistique
Sylvie Mokhtari, historienne de l’art ___
303_ n° 132_ 2014_
__ Sommaire
16
– Maintenance Art
___Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions
– Des manifestations performatives Art chorégraphique [1990-2010] en France ___Céline Roux 20
– bou, traccc, trac, trr / Zang Tumb Tumb Quelques réflexions sur la poésie sonore ___Gilles Amalvi, écrivain et critique de la danse 30
___
– Artiste invité : Laurie Peschier-Pimont, danseuse et chorégraphe ___et Lauriane Houbey, plasticienne 67
72
Chroniques ___
Architecture
74
Art contemporain
– De l’art de conférer… ou comment les artistes s’emparent de la conférence pour en réinventer le statut ___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeur d’histoire de l’art
82
– Territoires élargis et œuvres participatives des extensions à géométrie variable Céline Roux ___ 52
56
– La performance peut-elle être politique ? Chantal Pontbriand, commissaire d’expositions et critique d’art
– Quatre chambres d’écho
___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeur d’histoire de l’art Bande dessinée
– Traits. Portrait.
___François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – médiathèque de Mazé Littérature
85
– De Grand-Lieu au Mexique, des terres de légende
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
88
– Continuités patrimoniales
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
p. 2
– Performances architecturales
___Christophe Boucher, architecte 78
46
Marina Pirot, responsable de On Time et directrice du Site Saint-Sauveur de Rocheservière
___
– « performance » et « performativité » en philosophie et autour du théâtre ___Alice Lagaay, chercheuse et enseignante 38
– Sur-navigation dans la sablière : les traversées immergeantes
– De la médiation à l’accueil, de l’accueil à l’hospitalité Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions
___
Dossier Performance / Éditorial / Céline Roux / 303
Éditorial __
Céline Roux
Participer à la réflexion et à la réalisation d’un dossier sur la performance au sein de la revue 303 m’a tout de suite enthousiasmée ! Comment partager avec vous, lecteurs nombreux et divers de 303, mon intérêt pour un pan du monde artistique contemporain, parfois regardé comme élitiste, non compréhensible, peu abordable, voire considéré comme une pratique du n’importe quoi défiant la définition de l’art ? Ce qui aurait certainement plu, dans un autre espace-temps et un autre contexte, aux dadaïstes : une expression artistique démesurée, incontrôlable, remettant en cause tout précepte d’analyse esthétique d’une œuvre originale, composée et unique, par laquelle l’artiste offre son regard sur le monde. Et c’est peut-être à cet endroit que je souhaite ouvrir cet éditorial : la performance est un territoire multiple mais aussi le lieu de la constitution d’un patrimoine, un patrimoine immatériel qui, par sa condition même, est un espace critique. Cet espace critique engage une réflexion sur les valeurs de l’art comme potentiels esthétiques, économiques, politiques, sociaux, institutionnels et activistes. C’est un patrimoine vivant, souvent subversif, toujours éphémère qui, comme l’histoire et le présent du patrimoine architectural, pictural, sculptural, photographique, dit quelque chose de l’état et des interrogations d’une société. Contrairement aux œuvres matérielles, constatables, exposées dans les musées et les galeries d’art et face à une actualité de muséification de ces pratiques, les objets et images qui témoignent de performances ne sont que des traces, des archives relatant une vision subjective et déformée de ce que la performance a été. Rien n’est simple dans l’approche de la performance. Le terme même est ici paradoxal. Dans une acception devenue courante, le vocable performance renvoie à la société de consommation, à l’entreprise et au monde sportif, exprimant des objectifs de résultat, de dépassement, de productivité, d’exceptionnel, d’extra-ordinaire. Dans le monde de l’art, le vocable est utilisé pour désigner des actions d’artistes, actions qui sont le reflet critique de la vie socio-économico-politique d’un contexte précis à un moment donné. Il se rapproche des termes d’« event », de « happening », d’« art corporel », de « body art », voire se confond avec eux selon les moments de l’histoire de l’art et les contextes géographiques. Ainsi, la performance n’est ni exclusivement le fait d’artistes plasticiens, ni celui de musiciens, de poètes, de danseurs ou de comédiens, elle est nécessaire à un moment donné pour acter dans le réel une expérience artistique. RoseLee Goldberg, historienne de l’art, conservatrice et curateur américaine, fondatrice notamment du programme Performa, résume ainsi la situation : « Par sa nature même, la performance défie toute définition précise ou commode, au-delà de celle élémentaire qu’il s’agit d’un art vivant mis en œuvre par des artistes. Toute autre précision nierait immédiatement la possibilité de la performance même dans la mesure où celle-ci fait librement appel pour son matériau à nombre de disciplines et de techniques – littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture et peinture, de même que vidéo, cinéma et projection de diapositives et narration –, les déployant dans toutes les combinaisons imaginables. En fait, nulle autre forme d’expression artistique n’a jamais bénéficié d’un manifeste aussi illimité, puisque chaque artiste de performance en donne sa propre définition, par le processus et le mode d’exécution même qu’il choisit1. »
___ 1. Goldberg, RoseLee, La Performance, du Futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2001, p. 9.
Blank Placard Dance, Anna Halprin, Market Street, San Francisco, 1968. Coll. Museum of Performance + Design, San Francisco.
p. 4
p. 5
___
303 / Dossier Performance / Éditorial / Céline Roux / 303
Le vocable rassemble des pratiques artistiques hétérogènes qui ne peuvent être réunies et repérées par l’utilisation d’un médium ou par l’organisation d’un cadre fixe : formellement, il ne peut être circonscrit sans qu’une œuvre ne déjoue le cadre que l’on tenterait d’établir ! À cela s’ajoute un troisième niveau d’acception du terme. Dans le champ linguistique, le philosophe britannique John Langshaw Austin2 va penser et établir la performativité du langage : le langage performatif engage, par l’énonciation même d’un mot ou d’une phrase, une transformation du réel. Ainsi, il éclaire la linguistique du fait que le discours peut être autre chose que le simple fait de parler : il est acte contextuel influant sur le futur du réel. Cette théorisation du langage sera reprise, réadaptée, recontextualisée par d’autres philosophes pour croiser ce concept à des réalités socio-politico-artistiques comme c’est le cas de la philosophe américaine féministe Judith Butler3, qui va ouvrir les théories féministes à la théorie queer et aux gender studies. Ainsi, les pratiques de performance couvrent le XXe siècle depuis les premières actions dadaïstes de la première moitié du XXe siècle jusqu’aux pratiques actuelles. Les années 1960 et 1970, dans le monde occidental, ont été un moment important pour cette pratique de l’action artistique dans de nombreux pays et par une multitude artistique souvent encline à se rassembler dans des mouvements collectifs dont Fluxus est peut-être l’un des plus emblématiques. Cet art de l’action participe des pensées postmodernistes de l’art qui remettent en cause l’originalité de l’œuvre, son unicité, la place de l’artiste et celle du spectateur, la valeur de la technique et des modèles. Aujourd’hui, notre actualité montre un grand intérêt des musées, qui les ont pour beaucoup rejetés, à se positionner sur ces pratiques afin de les incorporer dans leurs départements et cycles d’expositions. Le MoMA à New York, la Modern Tate à Londres sont deux exemples pertinents, dans leurs actualités respectives, des démarches entreprises par nombre d’institutions pour « apprivoiser » ce territoire artistique. Nous avons donc choisi de partager ce sujet à partir de quatre entrées : depuis la philosophie et ses applications dans le champ théâtral, depuis le champ des arts plastiques, depuis le champ chorégraphique et, enfin, depuis la poésie sonore. Spécialités des auteurs invités à collaborer au présent numéro, ces entrées sont en lien avec l’actualité de la région Pays de la Loire, des artistes qui y travaillent et des projets qui y ont été, sont et seront développés. Les arts plastiques, la poésie sonore et le champ chorégraphique sont des espaces d’expression artistique très présents sur le territoire. Des lieux comme le musée des Beaux-Arts de Nantes, avec par exemple l’exposition Vito Hannibal Acconci Studio4 en 2004, ou encore le LiFE, né en 2007 dans l’alvéole 14 de la base de sous-marins de Saint-Nazaire, lieu important de diffusion de projets chorégraphiques performatifs sous l’impulsion de Christophe Wavelet, mais aussi les programmations de la Maison de la poésie ou encore celles du Lieu Unique et du TU-Nantes ainsi que leur programme commun, depuis 2011, nommé Constellation, exposent la vitalité de la région qui prend « à corps » ces pratiques. À cela s’adjoint un réseau multiforme et plus souterrain de projets, lieux, personnes qui expérimentent d’autres façons d’envisager la relation artistique et son économie.
Dossier Performance _______________
Enfin, pour répondre à notre désir de partager avec vous, lecteurs, la dimension activiste, contextuelle et subversive de ces pratiques artistiques, nous avons convié Chantal Pontbriand, critique d’art et commissaire d’expositions et d’événements internationaux, reconnue notamment pour la fondation de la revue d’art contemporain Parachute (1975-2007), à proposer un portfolio critique : un choix d’œuvres de contexte, de format et de nécessité hétérogènes pour approcher la singularité des mises en acte et la nécessité vitale du dire et du faire de ces différentes actions dans leur ici et maintenant.
___ 2. Langshaw Austin, John, Quand dire c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970 (1re édition anglaise parue en 1962 sous le titre How to do Things with Words). ___ 3. Butler, Judith, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte / Poche, 2006 (1re édition anglaise parue en 1990). ___ 4. Voir le catalogue d'exposition Vito Hannibal Acconci Studio, Dijon, Les Presses du réel diffusion, coéd. musée des Beaux-Arts de Nantes / MACBA, Barcelone, 2004.
p. 6
p. 7
L’instant de la performance artistique __
___
Sylvie Mokhtari
Aux sources de l’acte. Le futur antérieur de la performance face à ses modes d’existence, de diffusion et de conservation. ___
Now When Then Le titre de l’exposition nantaise1 d’Agnès Thurnauer, l’hiver dernier, offre le relais idéal à l’écriture de cet article sur la performance abordée plus du point de vue de son actualité et de sa visibilité régionales que d’un point de vue historique (qui aurait bien sûr justifié le signalement d’œuvres avant-gardistes incontournables puisées du côté de Dada, du Futurisme, du Situationnisme, de l’art participatif ou tout simplement du côté de Fluxus, au sujet desquels on trouvera facilement matière à lire en dehors de ces colonnes). Ce détour par la pratique d’une artiste reconnue pour son travail pictural et sculptural place naturellement la performance dans sa dimension historique (celle de l’art et de son histoire) et temporelle (découlant de la forme éphémère inventée). À l’instar d’autres artistes de sa génération qui ne pratiquent pas la performance comme une fin en soi, Agnès Thurnauer (née en 1962) a souvent exprimé son intérêt pour les pratiques corporelles, gestuelles et vivantes. Voici ce qu’elle répondit sur le sujet au critique d’art Jérôme Sans en 2003 à l’occasion de son exposition Les Circonstances ne sont pas atténuantes au palais de Tokyo : « Je m’intéresse à la performance et à la danse contemporaine. […] La performance est une façon de dire et de tracer en même temps. C’est une parole qui prend lieu dans un espace et dans un temps donnés en montrant le cours de son élaboration : dans le tableau […] c’est cette trace, cette “parcourabilité” qui m’intéresse 2. » Les peintures all over et le geste pictural de Jackson Pollock, dont les images d’Hans Namuth ont constitué pour la génération émergente des artistes des années 1960 et 1970 jusqu’à aujourd’hui les bases d’une préhistoire de la performance, sont bien évidemment référencées par Jérôme Sans et Agnès Thurnauer. Jackson Pollock – avec, à travers lui, le « triomphe de l’art américain » qu’il incarne – reste dans l’histoire de l’art contemporain un des passeurs fondamentaux vers une création « hors limites3 ». En double page et dans la continuité de leur dialogue, une photographie illustrant une autre légende de cette odyssée de la performance artistique, européenne cette fois, renvoie Agnès Thurnauer à I Like America and America Likes Me (1974)4 de l’artiste allemand Joseph Beuys. Illustre retour d’ascenseur à la puissance hégémonique de l’art américain, cette action, exécutée à New York, débuta par un transport de Joseph Beuys en ambulance puis en avion jusqu’au lieu d’exécution de ladite performance. L’artiste passa trois jours enfermé dans la galerie René Block en compagnie d’un coyote, équipé d’une couverture en feutre et jouant avec une canne de berger. Cette action, pour reprendre les mots d’Alain Borer, est « avant tout une démonstration de maîtrise. La rencontre de Beuys avec
___ 1. Agnès Thurnauer : Now When Then – de Tintoret à Tuymans, Nantes, chapelle de l’Oratoire. Cette exposition confrontait des peintures et sculptures récentes de l’artiste à des œuvres de la collection du musée des Beaux-Arts, sous le double commissariat de Blandine Chavanne et Catherine Grenier.
___ 2. Sans, Jérôme, « Apprendre à voir est désapprendre à reconnaître », dans Agnès Thurnauer : Les Circonstances ne sont pas atténuantes (10 janvier-28 février 2003), Paris, Palais de Tokyo, p. 52.
___ 3. Voir le catalogue des expositions Out of Actions: Between Performance and the Object, 1949-1979 (sous la dir. de Paul Schimmel), Londres, Thames & Hudson, 1998 et Hors limites : l’art et la vie 19521994, Paris, Centre Pompidou, 1994.
___ 4. Voir p. 60-61.
Agnès Thurnauer, extraits du catalogue Agnès Thurnauer : Les Circonstances ne sont pas atténuantes, Paris, palais de Tokyo, 2003, n.p.
p. 8
p. 9
___
303 / Dossier Performance / L’instant de la performance artistique / Sylvie Mokhtari
MesuRage d’institution, Lyon, musée Saint-Pierre, 1979, (1/7), Orlan, 1979. Cinq photographies noir et blanc encadrées sous verre et une photographie du constat de la performance. S.D.N.AR. Coll. du Frac des Pays de la Loire. Photo galerie Michel Rein.
___ 5. Borer, Alain, « Déploration de Joseph Beuys », dans Joseph Beuys, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1994, p. 22.
___ 6. Cette série de vingt Portraits grandeur nature d’Agnès Thurnauer a été produite à l’occasion des deux expositions de l’artiste à Tours et à Paris (galerie Anne de Villepoix) en 2007-2008. En parallèle à la production de ces sculptures murales empruntant le format du tableau, de petits badges ont été édités et diffusés dans toutes les boutiques de musées et lieux artistiques : « Alexandra Calder », « André Putman », « Annie Warhol », « Danielle Buren », « Jacqueline Lacan », « Jacqueline Pollock », « Jeanne Nouvel », « Marcelle Duchamp », « Raymonde Hains », « Roberte Mapplethorpe », « Andrée Cadere », « Francine Picabia », « Jeanne Prouvé », « Louis Bourgeois », « Miss Van der Rohe », « La Corbusier », « Romane Opalka », « Francine Bacon », « Joséphine Beuys », « Martine Kippenberger ». ___ 7. Boulouch, Nathalie et Zabunyan, Elvan, « Introduction », dans La Performance : entre archives et pratiques contemporaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Archives de la critique d’art, 2010, p. 17. ___ 8. Jones, Amelia, « Performing the Other as Self », dans Smith, S. et Watson, J. (dir.), Interfaces, Women, Autobiography, Image, Performance, Anne Arbor, The University of Michigan Press, 2002, p. 69. ___ 9. Nous renvoyons au recueil de ses écrits : Pluchart, François, L’Art : un acte de participation au monde, Arles, Jacqueline Chambon, coll. « Critiques d’art », 2002.
le coyote – leur échange de territoires, ce partage de paille et de feutre – ouvre la voie : éclaireur, conducteur comme certains de ses matériaux de prédilection, Beuys dit à la fois je précède et suivez-moi. Le berger emmène les disciples en un lieu qu’il est seul à connaître – promesse d’un état supérieur ; il est homme à la recherche d’un chemin, un chemin qui soit plus large que lui : il ouvre le passage5. » Jackson Pollock et Joseph Beuys : avec eux, un récit du grand livre de l’histoire de l’art tourne ses pages. Au début et à la fin de son catalogue, Agnès Thurnauer dévoile quelques vues de son espace de travail (bureau et atelier) et de documents punaisés aux murs : un programme du théâtre de la Ville accueillant une création récente du chorégraphe et danseur Boris Charmatz ; à ses côtés un portrait de Meret Oppenheim et la reproduction d’une peinture d’Édouard Manet ; plus loin, une photographie de Valie Export se référant à Genital Panik (1969) jouxte L’Origine du monde de Gustave Courbet et un portrait de Regina Advento dans Nur du de Pina Bausch (1997). Nous savons gré à Agnès Thurnauer de nous inviter à un autre récit, plus fluctuant celui-là, le récit de l’actualité, du présent et d’une création en recherche, œuvrant au-delà des strictes frontières disciplinaires et temporelles, laissant également aux femmes un espace d’expression. Agnès Thurnauer le signifiera quatre ans après Les Circonstances ne sont pas atténuantes en produisant au CCC de Tours ses Portraits grandeur nature parmi lesquels nous citerons, non sans délice, « Jacqueline Pollock » et « Joséphine Beuys »6. Mascarade à part, l’art dans son histoire a, comme chacun le sait, longtemps effacé le nom des femmes. La performance, a contrario, enrichit le paysage artistique en leur laissant plus de place. « Alors que le corps devient l’un des matériaux privilégiés de cette expression artistique, confirment les historiennes de l’art Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan à propos de la performance, la primauté du regard et l’intégrité du sujet sont interrogées grâce aux travaux où les femmes, pour la première fois, détournent le regard masculin et assoient leur
p. 10
autonomie physique, sexuelle, intellectuelle7. » Tenus dans la continuité de journées d’étude sur la performance organisées à l’université Rennes 2 en 2005, ces propos étaient aussi l’occasion de souligner comment les artistes femmes ont su exploiter la photographie, la vidéo et / ou le cinéma pour « s’affirmer comme “auteures” plutôt que comme “objets” d’une création artistique 8 ». Yoko Ono, Yayoï Kusama, Ana Mendieta, Gina Pane, Joan Jonas, Adrian Piper, Martha Rosler, Carole Schneemann, Valie Export, Hannah Wilke, Esther Ferrer, Eleanor Antin ou encore Orlan sont quelques-unes de ces artistes femmes qui ont joué un rôle constructeur et contribué à la revendication sexuelle, artistique, politique et sociale.
Conserver la performance La collection du Frac des Pays de la Loire réunit plusieurs œuvres photographiques de ces artistes importantes, dont Body Sign Action (1970) et Konfiguration in Dünenlandschaft (1974) de Valie Export, First Lady (1967-1972) et Run-Away (19691972) de Martha Rosler, ou encore MesuRage d’institution, Lyon, musée Saint-Pierre, 1979 d’Orlan qui, dans cette série désormais historique de cinq photographies en noir et blanc, accompagnées d’un constat de la performance, utilise son corps comme unité de mesure. En France et sur le versant de l’Art corporel défendu par le critique d’art François Pluchart9, Gina Pane, aussi représentée dans la collection du Frac des Pays de la Loire (chargé de la conservation depuis 2002 des œuvres de la collection d’Anne Marchand, légataire universelle de l’artiste), fait avec Orlan partie de celles et ceux qui, dans le champ de la performance, ont utilisé leur corps comme « matériel d’art », pour reprendre le titre à la une du premier numéro d’arTitudes, revue créée en 1971 et espace éditorial incontournable sur le territoire hexagonal de la performance. Ben, Gina Pane, Michel Journiac, Dennis Oppenheim, Vito Acconci, Terry Fox et avant eux Piero Manzoni ou Yves Klein y sont placés au panthéon d’une épopée corporelle des années « attitudes », de la fin des années 1960 aux années 1980.
u Konfiguration in Dünenlandschaft, Valie Export, 1974 (3/3). Coll. du Frac des Pays de la Loire. Photo galerie Charim Klocker.
w Cross-Fronts : Transaction Arena, Vito Acconci, performance à la Documenta V de Cassel, été 1972. © Vito Acconci.
t FEU : Partition. Nourriture-actualités TV-Feu, Gina Pane,
1971-1985. Coll. du Frac des Pays de la Loire. Photo Mathieu Génon.
p. 11
« Performance » et « performativité » en philosophie et autour du théâtre
__
Alice Lagaay Traduit de l’allemand par Marc Derveaux
___ Comment la voix, les actes de langages, ont-ils une portée sur la relation de l’individu au collectif ? Comment le théâtre déjoue-t-il aujourd’hui les codes de la représentation et du drame ? ___
Premiers pas Quand le discours du performatif a-t-il commencé et qu’a-t-il déclenché ? C’est dans la série de conférences que John Langshaw Austin a donnée en 1955 et qui sera publiée à titre posthume en 1962 que le terme performatif (« un horrible mot ») apparaît pour la première fois : il y désigne ces actes de langage par lesquels le monde n’est pas seulement constaté, mais également nouvellement engendré. Le « oui » des mariés, de même que l’énoncé « Je vous déclare mari et femme » du prêtre ou de l’officier de l’état civil sont des exemples classiques d’actes performatifs. Effectuées dans un contexte approprié, ces déclarations constituent une modification concrète du statut social du couple dans la communauté à laquelle il appartient. Austin tenta de définir les conditions particulières sous lesquelles les énoncés performatifs se produisent et ont un effet ou, parfois, manquent cet effet ; son but était d’établir une distinction catégorielle entre langage performatif et langage non performatif. Toutefois, au fur et à mesure de ses recherches, force lui fut de reconnaître que presque tous les énoncés pouvaient être performatifs, c’est-à-dire réalisant la construction ou la modification du monde. Au cours des cinq décennies qui suivirent, le concept d’Austin a vu sa portée s’étendre de façon significative, faisant l’objet de multiples réinterprétations, notamment dans le monde anglophone et francophone. L’impulsion anti-essentialiste donnée par Austin – son interrogation des potentiels du faire humain, de leur caractère événementiel, prenant sa source dans le corps – s’est déployée depuis lors à travers de nombreuses variantes.
Oreste poursuivi par les Furies, William Adolphe Bouguereau, huile sur toile, 231,1 x 278,4 cm, 1862. Coll. Chrysler Museum of Art, Norfolk, Virginie.
p. 38
Il est possible d’identifier trois approches majeures : a) celle de la « performativité universalisante » de la pragmatique linguistique, chez John Searle, par exemple, qui ausculte les conditions d’une parole performante dans le cadre de l’interaction sociale, ou chez Noam Chomsky, pour lequel chaque énoncé réel doit être rapporté
p. 39
De l’art de conférer… ou comment les artistes s’emparent de la conférence pour en réinventer le statut
__
Éva Prouteau ___ Tout commence par un paysage familier, sonore et visuel : l’orateur cherche à définir un sujet, en éclaircit les éléments, échafaude différentes hypothèses. ___
L’exposé est transmis par l’expert aux profanes, ou fait l’objet d’une réunion entre spécialistes : dans l’un et l’autre cas, on se trouve le plus souvent en un lieu assez neutre, amphithéâtre ou salle de séminaire, selon une configuration frontale propre aux (dis)cours magistraux. Certains accessoires jouent un rôle secondaire dans cet événement, quoique crucial : tableau noir, règle télescopique, diapositives et rétroprojecteur étant désormais désuets, place aux tableaux Velleda, aux vidéoprojecteurs et logiciels spécialisés type Powerpoint. Sans oublier les micros, bouteilles d’eau, estrades et pupitres qui s’avèrent souvent des tremplins commodes pour la voix et le corps. Voilà, typiquement dressé, le décor d’une conférence.
Straubisme, Éric Duyckaerts avec Joseph Mouton, vidéo, 29 min 26 sec, 2011. Images David Ancelin, Florian Leduc. Montage Florian Leduc.
Dans le champ de l’art contemporain – et dans celui, plus global, de la culture contemporaine –, les dernières années ont cependant bousculé ce rituel de l’écoute. Parfois, cette variation concerne le seul « habillage » de la forme conférence : Stéphane Malfettes1 illustre bien cette tendance, qui a lancé en 2012 une maison de conférences – comme il y a des « maisons d’édition » ou des « maisons de disques ». Baptisée Supertalk, cette structure propose de « faire partager des savoirs singuliers en donnant la parole à des passionnés plutôt qu’à des mandarins2 ». Mêlant arts savants et populaires, grandes et petites histoires, vies privées et événements collectifs, ces conférences abordent des thèmes aussi inventifs que Connaître son vélo, De Marcel Duchamp à Andy Schleck, Peut-on frire de tout ? Le défi esthétique et culinaire des baraques à frites, ou encore Le Wifi, de l’Antiquité à nos jours, une histoire du sans fil 3… Certains artistes suivent depuis longtemps cette voie, celle de la conférence empreinte d’une Histoire décalée, qui fait écho à leur pensée et à leur pratique artistique : c’est le cas d’Alexandre Périgot, qui raconte l’histoire de l’art par celle des rideaux, et plus précisément la migration du rideau de scène vers le champ des arts visuels. Même élan pour la conférence imaginée par l’artiste Le Gentil Garçon autour de l’histoire du confetti à travers les âges, ou celle d’Arnaud Labelle-Rojoux, intitulée Petit abécédaire illustré de la chute, où les chutes du cinéma burlesque rencontrent les chutes d’artistes, d’Yves Klein à Sam Taylor-Wood en passant par Chris Burden, Paul McCarthy ou Bas Jan Ader. Vertigineux sujet ! Et si le rituel traditionnel de la conférence ne change pas vraiment ici, le caractère inédit du thème traité enchante par la liberté intellectuelle qu’il révèle.
___ 1. Auteur, essayiste et journaliste pour les revues Art Press, Volume, Mouvement, Stéphane Malfettes est aussi chargé de la programmation du spectacle vivant au musée du Louvre et à la Scène du Louvre-Lens. ___ 2. Extrait du site de présentation de Supertalk. ___ 3. Id.
Production MAC/VAL, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne.
p. 46
p. 47
N° 132/ 2014
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de la Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.revue303.com
Performance, happening, art corporel...
R 27995-0129-F 15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
La performance n’est pas liée à une technique ou un genre artistique particuliers. C’est un patrimoine vivant, souvent subversif, toujours éphémère qui, comme l’histoire et le présent du patrimoine architectural, pictural, sculptural, etc., dit quelque chose de l’état et des interrogations d’une société. Ce numéro de 303 s’attache à déplier cette notion tant en termes historiques que dans une contemporanéité, du territoire des Pays de la Loire à l’échelle internationale : c’est l’occasion de découvrir la pluralité artistique qui en découle.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Performance : terme très répandu, souvent utilisé lorsqu’on ne sait nommer ce qui apparaît, pour désigner un art qui « sort du cadre ». Dans une acception plus courante, le vocable performance renvoie à la société de consommation, à l’entreprise et au monde sportif, exprimant des objectifs de résultat, de dépassement et de productivité. Dans le monde de l’art, il désigne des actions d’artistes et se confond parfois avec les termes d’event, de happening, d’art corporel ou de body art, selon les moments de l’histoire de l’art.