Ce numéro aborde tour à tour les vestiges archéologiques, les cicatrices laissées par les guerres et l’imaginaire artistique des ruines en peinture, en littérature ou sur grand écran. Des enjeux de la préservation du patrimoine aux anticipations apocalyptiques, ces réflexions sous-tendent une approche psychologique et anthropologique de notre rapport à la mémoire et au temps, où mélancolie et création sont intimement liées.
N° 140 / 2016
15 euros
Ruines et vestiges
Ainsi, dans la seconde moitié du xxe siècle s’impose une nouvelle conception du patrimoine – dont les enjeux restent extrêmement actuels – selon laquelle, sans freiner le cours de la création et de la vie, les projets doivent conserver les traces du passé, même lorsque celles-ci sont vécues comme des blessures.
La revue culturelle des Pays de la Loire
Au-delà d’une simple rêverie, les réminiscences, les survivances et les vestiges du passé constitueraient la marque même de notre modernité.
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Pour certains, les paysages de ruines sont l’occasion d’une réflexion romantique où l’imagination se déploie vers la grandeur des temps révolus.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
La contemplation des ruines nourrit un imaginaire qui a profondément imprégné les arts, en évoquant tout à la fois la grandeur des anciennes civilisations et le passage inéluctable du temps.
Ruines et vestiges Le remous des temps au présent
___ Dossier Ruines et vestiges ___ 05
– Éditorial
___Thomas Renard, maître de conférences en histoire de l’art 06
– L’imaginaire artistique de la ruine
___Thomas Renard 14
– Poésie des ruines : la Chine face à l’Occident
___Alain Schnapp, professeur émérite d’archéologie à l’université de Paris I
– Ruines archéologiques apparentes et enfouies. La région des Pays de la Loire ___Martial Monteil, maître de conférences en histoire de l’art et archéologie
303_ n° 140_ 2016_
__ Sommaire
20
24
– Morsures du vide dans l’œuvre de Wols
___Déborah Laks, docteure en histoire de l’art
– Les ruines des bombardements alliés. Réflexions autour d’un patrimoine impossible ___Julien Grimaud, professeur de lettres et histoire-géographie 28
34
– Ruines et monuments historiques
___Thomas Renard 42
– Chansons des ruines
___Paul Louis Rossi, écrivain 48
– Dans les décombres du futur
___Patrick Gyger, directeur du lieu unique, scène nationale de Nantes 52
– L’inconscient des vestiges. Psychanalyse de la ruine
___Paul-Laurent Assoun, professeur à l’université Paris Diderot-Paris VII, U.F.R. Études psychanalytiques 58
– Ruines de lumière
___Susana Gállego Cuesta, conservatrice du patrimoine 62
p. 2
– Ruines du cinéma Jean-Pierre Berthomé, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université de Rennes
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Amélie Labourdette, artiste plasticienne ___ 67 72
– Les poussières de l’empire
Julien Zerbone, historien de l’art et critique d’art
___ Chroniques ___
Art contemporain
74
– Éloge de la passion durable
___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art Bande dessinée
78
– L’éternelle adolescence
___François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – Médiathèque de Mazé Littérature
82
– Jour après jour
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
85
– Parcs, jardins et paysages
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
– Des gestes, des textes, des interprètes Julien Zerbone
p. 3
Dossier Ruines et vestiges _______________
p. 4
Éditorial __
Thomas Renard
À quoi bon aller se salir les mains dans la poussière des ruines et se brûler les poumons au contact de décombres fumants ? Faut-il, pour s’intéresser aux ruines et aux vestiges, avoir une vision passéiste ou, pire, céder au déclinisme ambiant ? Est-ce jeter une chape de plomb sur le libre cours de la vie que se complaire dans la contemplation de l’horizon mélancolique du travail des siècles ? En répondant catégoriquement par la négative, ce numéro de 303 formule un tout autre pari : l’imaginaire suscité par les ruines et les vestiges – véritable symptôme de notre rapport au temps, au passé et à l’histoire – est l’un des plus formidables catalyseurs de la création. Le constat est simple : de façon récurrente les ruines ont nourri l’inspiration des peintres, poètes et architectes, et plus récemment celle des photographes et cinéastes ou encore des auteurs de science-fiction. Prégnante en Occident depuis la Renaissance, la poétique des ruines semble plus ancienne encore dans la civilisation chinoise. L’histoire, avec ses vestiges, offre ainsi aux artistes une matière toujours renouvelée. Utiliser ce matériau revient en un sens à s’inscrire dans la continuité de générations d’artistes oubliés, preuve que même dans le domaine de la création artistique, rien ne se perd, tout se transforme. Puisque les ruines sont les stalagmites des hommes, la marque pétrifiée d’un temps devenu visible et tactile, il sera question dans ce numéro de la réception d’images qui ont survécu à un passé révolu. En se penchant sur l’imaginaire ou l’inspiration artistique que provoquent les ruines dans les différents champs de la création, les auteurs participent à l’élaboration d’une cartographie de notre rapport psychologique au passé. Devant des ruines monumentales, l’artiste peut ressentir la grandeur des temps passés, la déception du temps présent, le sentiment d’être né au mauvais moment, qu’un autre présent serait possible ; en fier héritier, il peut aussi prétendre construire à son tour de futures belles ruines. La réaction des artistes est parfois bien plus violente, particulièrement devant l’ampleur des décombres occasionnés par les deux guerres mondiales. La ruine infecte devient alors une matière première avec laquelle composer des œuvres de catharsis. Pour certains médiums, tels la photographie et le cinéma, la ruine menace l’existence même d’œuvres forcément éphémères, du fait de la fragilité du support sur lequel elles s’inscrivent. Ce dossier porte non seulement sur l’image et l’empreinte que laissent les ruines dans l’art et l’histoire, mais aussi sur leur présence réelle dans notre paysage. Affleurantes, enfouies ou même détruites, les ruines archéologiques émaillent notre région des traces de sa longue histoire. Elles ont longtemps été détruites, remplacées ou complétées ; on tente aujourd’hui, en accord avec notre conception du patrimoine, de les conserver et de les adapter à des usages contemporains. En cela réside le principal défi que nous posent les ruines : réussir à vivre en bonne intelligence avec notre passé.
___ Thomas Renard est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Nantes. Docteur des universités de Paris-Sorbonne et Ca’ Foscari de Venise, il a soutenu en 2012 une thèse intitulée Architecture et figures identitaires de l’Italie unifiée (1861-1921).
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L’imaginaire artistique de la ruine __
Thomas Renard ___ En Occident, les ruines sont un véritable leitmotiv des arts visuels depuis la Renaissance. L’évolution de leur traitement nous parle du rapport des artistes au temps, à l’histoire et à la mélancolie. ___ Renaissance des ruines Commençons par une évidence qui n’en est pas une : comme motifs formels ou métaphoriques, les ruines et les vestiges n’ont pas toujours inspiré les artistes1. L’attitude psychologique qui suscite le goût pour les ruines semble émerger plus tard dans le monde occidental qu’en Chine ou au Japon. En Occident, on pourrait se hasarder à dater ses débuts de la Renaissance2. L’apparition des ruines dans la peinture italienne du xve siècle est l’indice d’une évolution de la conception du temps et de l’histoire : l’intérêt pour les ruines est indissociable de l’éveil de la conscience historique et du bouleversement de la perception d’un temps qui n’est plus déterminé par une vision théologique mais perçu comme la succession de cycles organiques. Selon cette conception humaniste et séculière de l’histoire, les civilisations comme les hommes traversent tour à tour des phases de croissance, d’apogée et de décadence ; les ruines de l’Antiquité semblent alors offrir la promesse d’une nouvelle naissance. La ruine apparaît dans de nombreux tableaux religieux pour signifier le triomphe de l’Église sur le paganisme. Même transpercé de multiples flèches, le Saint Sébastien d’Andrea Mantegna (vers 1480) semble bien plus résistant que la colonne à laquelle il est lié et que les débris sculptés qu’il piétine. Mantegna, peintre féru d’archéologie, a pris un plaisir manifeste à décrire un magnifique décor architectural, mais celui-ci sert de support au message du triomphe de la foi chrétienne. De la même façon, la présence récurrente de ruines dans les représentations de l’Annonciation ou de l’Adoration (Sandro Botticelli, Adoration des mages, vers 1475 ; Domenico Ghirlandaio, Adoration des bergers, 1485) complète le message religieux et souligne que la naissance du Christ annonce la fin de l’Antiquité païenne. Mais avec le sac de Rome par les troupes de Charles Quint en 1527 et la mise à mal du dogme catholique par la Réforme protestante, l’inquiétude gagne les arts d’un temps qui prend conscience d’être lui aussi destiné à la ruine. Giulio Romano, qui a fui Rome pour s’installer à la cour des Gonzague, à Mantoue, traduit ces craintes dans l’architecture et la décoration du Palais du Te (1524-1534). Dans la cour, le traitement du décor d’ordres architecturaux joue avec la menace de la chute et l’instabilité. Les bossages rustiques et les triglyphes qui se décrochent de la puissante façade évoquent tout à la fois le non finito des dernières sculptures de Michel-Ange et le devenir ruine
___ 1. Pour un vaste panorama de la présence des ruines dans les arts visuels, voir Michel Makarius, Ruines, représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2004.
___ 2. Sabine Forero-Mendoza, Le temps des ruines, Paris, Champ Vallon, 2002.
< Saint Sébastien, détail, Andrea Mantegna, huile sur toile, xve siècle. Coll. musée du Louvre, Paris. © photo RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda.
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303 / Dossier Ruines et vestiges / Portfolio / Julien Grimaud
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< Ayant renoncé à perforer le toit de la base des sous-marins allemande, dont la mise hors service constituait pourtant l’objectif de leurs premiers raids sur Saint-Nazaire, les Alliés s’emploient désormais à la destruction indifférenciée de l’ensemble des infrastructures civiles et militaires de la zone. D’aucuns parlent de carpet bombing – le bien nommé « tapis de bombes » que déversent alors, tous azimuts, des centaines de bombardiers de l’aviation anglo-américaine sur tout le périmètre de la ville. Sur ce cliché, pris à bord de l’une des forteresses volantes nageant dans le ciel nazairien à plus de 7 000 mètres d’altitude, le bombardement du front de mer, qui s’étend du bassin de Penhoët jusqu’aux deux jetées de l’avant-port, se dissout presque dans le symbolique... Une abstraction de kandinsky ? Un essai de drip-painting ? Le point de vue déshumanise et conceptualise le spectacle de la destruction. Pourtant, les morts (près de 480, bien que la ville ait été évacuée) et les destructions (85 % du tissu urbain sont anéantis) causées par les cinquante bombardements qu’essuie Saint-Nazaire au cours du conflit n’en sont pas moins réelles… Bombardement de Saint-Nazaire, vue aérienne. © Fold3 by Ancestry, 2016.
u En ce bel après-midi du jeudi 16 septembre 1943, les Nantais profitent encore du soleil radieux qu’offre l’été finissant quand, soudain, mugissent les sirènes annonçant l’imminence d’une attaque aérienne. Nul ne s’en émeut pourtant : les raids de l’aviation alliée, qui se multiplient depuis mai 1942, n’alarment plus la population, on néglige les abris… Mais, bientôt, le grondement sourd des forteresses volantes de l’US Air Force se fait entendre et déclenche la panique. Les chapelets de bombes que les avions déversent alors sur la ville affolée éclatent en un terrible fracas. Place Royale, rue du Calvaire, boulevard des Anglais, les destructions sont spectaculaires, et l’on recense quelque huit cents morts, jonchant le sol, enfouis sous les décombres des bâtiments sinistrés. Près des arches effondrées du pont de la Belle-Croix, dans ce paysage lunaire, inhabitable, ravagé, quelques bénévoles (de la défense passive ?) arrachent ses cadavres à la terre. Il s’agit de sauver l’idée de l’humaine dignité. Ici, l’on déterre pour mieux inhumer. Pont de la Belle Croix, en partie détruit par les bombardements. Coll. Archives municipales de Nantes.
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La collĂŠgiale Saint-Martin dâ&#x20AC;&#x2122;Angers. Photo Bernard Renoux.
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Ruines et monuments historiques __
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Thomas Renard
Entre préservation à l’identique, restauration et affectation à un nouvel usage, les ruines constituent un cas emblématique du dilemme patrimonial, tout particulièrement à l’issue des guerres, alors que les monuments se font lieux de mémoire. ___
La fascination pour les ruines dessine dans les mentalités du xixe siècle un sillon parallèle à celui de la science balbutiante de la restauration. Alors qu’en réaction aux destructions révolutionnaires s’impose la volonté de préserver les vestiges du passé, et parfois même de restaurer la gloire d’édifices déchus, les artistes romantiques développent un véritable culte des ruines. Ainsi, dès la jeunesse de notre histoire patrimoniale, la place réservée aux ruines et aux vestiges dessine une véritable ligne de fracture entre différentes théories de la restauration que – de façon quelque peu caricaturale – l’on a coutume d’opposer. Autour de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) et de ses nombreux suiveurs se dessine une politique interventionniste qui cherche à redonner vie aux vestiges du passé, quitte parfois à créer un état des bâtiments qui n’a jamais existé. Face à eux, le poète anglais John Ruskin (1819-1900) incarne le camp hostile à la restauration, pour qui le respect de l’authenticité d’une architecture impose de considérer sa ruine et sa mort comme inéluctables.
La ruine niée Pour avoir écrit dans son Dictionnaire que restaurer un édifice, « c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné », Viollet-le-Duc a été stigmatisé comme un abominable reconstructeur sacrifiant la vérité historique à la recherche obsessionnelle de l’unité de style. Cette définition réductrice semble néanmoins corroborée par certaines de ses restaurations les plus radicales, telles celles de la Madeleine de Vézelay, de la cité de Carcassonne ou encore du château de Pierrefonds. Dans ce dernier cas, pour satisfaire les désirs de villégiature de Napoléon III, les ruines durent céder la place au mirage d’un château du xve siècle, illusion d’un passé réinventé semblable aux délires wagnériens de Louis II de Bavière au château de Neuschwanstein ou à la fantasmagorie du palais de la Pena à Sintra, bâti pour Ferdinand II de Portugal. Face à l’aspect flambant neuf de toutes ces préfigurations des Disneyland actuels, la ruine ne pouvait que difficilement trouver sa place dans les restaurations du xixe siècle. Si ces exemples représentent des cas extrêmes, il n’en est pas moins vrai que pour le camp interventionniste – alors dominant – la vie d’un édifice recomposé et complété prime sur l’image fragmentaire d’un passé de ruines.
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Chansons des ruines __
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Paul Louis Rossi
L’écrivain négocie avec les ruines. Il reconstruit les vestiges, réunifie les éléments détruits pour les sauver de l’oubli, et peut-être leur donner une vie nouvelle. ___ I La Garenne-Lemot J’ai longtemps fréquenté la bourgade de Clisson, petite cité sur la rive gauche de la Loire, avec un énorme château fort médiéval délabré, une rivière, la Sèvre Nantaise, qui coule en cascades, et des collines où l’on peut trouver une cité idéale construite sur le modèle toscan avec l’aide d’une fratrie de philosophes et de notables, et par un architecte contemporain de la Révolution française nommé Frédéric Lemot, après le règne de Napoléon Bonaparte. Je ne parlerais pas de cette histoire si je n’avais croisé le chemin d’Héloïse, qui selon la légende donna naissance dans une grotte à son enfant nommé Astrolabe. C’est ainsi que j’ai découvert que le père de l’enfant, le célèbre Abélard, était originaire d’une bourgade nommée Le Pallet, en aval de l’estuaire. Elle portait encore à l’époque le nom de Palladium en l’honneur de la déesse Pallas, témoignage d’une occupation romaine. Et l’on pouvait découvrir, parmi les champs, des temples et un théâtre romain assez semblable à celui d’un vallon proche de la ville de Saintes. Si je devais citer une apparition mythique des ruines, songeant à ce paysage, c’est à Virgile que je devrais penser. Dans les Géorgiques il cite Deucalion et sa femme Pyrrha, que l’oracle invita à jeter derrière eux des cailloux pour repeupler la terre : ils comprirent que c’étaient les os de leur mère.
II La Valtaiserie Je me souviens de Nantes, j’avais une dizaine d’années et j’étais chez ma grand-mère Maria Le Queffelec dans cette avenue de La Valtaiserie, lorsque j’ai aperçu dans le ciel une nuée d’avions, sans doute des forteresses volantes, qui arrivaient par le nord sur la ville. Nous étions habitués à ces appareils qui surgissaient à l’improviste et parfois détruisaient une maison paisible et tous ses habitants. Mais cette fois il s’agissait d’une véritable escadre, et il se détachait des machines volantes comme des chapelets que je pris pour des avions de chasse protecteurs. J’ai dû entendre des bruits lointains mais, je m’en souviens très bien, au bout d’une demi-heure un homme est apparu, hagard, au bas de l’avenue, puis une femme en haillons que je connaissais. Elle nous dit en sanglotant que la ville n’existait plus. Plus tard, au spectacle des ruines, j’ai souvent pensé à ces éléments de sol et d’escaliers, avec le dessin des pavés et des mosaïques, seules formes survivant aux désastres et autres formes des destructions barbares anciennes ou modernes. Si je me réfère au classement des ruines, je songe immédiatement au musée lapidaire de Notre-Dame de Lamourguié, à Narbonne. On ne peut imaginer une telle accumulation de pierres de l’Antiquité romaine et de l’ère paléochrétienne, et le désarroi saisit le visiteur : ce sont des louanges, des déclarations, des hommages, des chardons emblématiques, des palmes pour les poètes < Les Folies Siffait, Le Cellier, Loire-Atlantique. Photo Bernard Renoux.
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Après le Grand Cataclysme (ici, la Grande Sécheresse) : les vestiges de la statue de la Liberté se découvrent en soucoupe volante ! Deux symboles incontournables sont une nouvelle fois sollicités par les illustrateurs : la statue pour le passé, la soucoupe volante pour l’avenir. Amazing Stories, février 1964, illustration d’Alex Schomburg. Coll. Maison d’Ailleurs / Agence Martienne.
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Dans les décombres du futur __
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Patrick Gyger
La science-fiction, pétrie de romantisme apocalyptique, se plaît à décrire un monde dévasté. Ce qui reste de notre civilisation après un cataclysme se fait alors symbole ironique de notre présomption et de notre oubli des enseignements de l’Histoire. ___
Littérature, cinéma et bande dessinée abondent en attractions désastres. La sciencefiction se fait fréquemment l’écho de nos craintes face à un environnement en transformation, à la marche de l’histoire et aux conséquences imprévisibles des actions humaines. Car si la Nature se débrouille très bien pour nous ramener à notre condition en nous engloutissant sous la lave, dans les profondeurs de la terre ou sous des vagues titanesques, l’être humain n’est jamais mieux servi que par lui-même, et s’attelle sans relâche à sa propre perte. La fin peut être relativement lente, par épuisement des ressources de la planète ou déliquescence des infrastructures : disparition de l’eau (La Force mystérieuse de J.-H. Rosny aîné, 1913), de l’électricité (Ravage de René Barjavel, 1943), du fer (La Mort du fer de S. S. Held, 1931), du pétrole (Le Grand Crépuscule d’André Armandy, 1929) ou de la nourriture (Soleil vert d’Harry Harrison, 1966). Plus grandiloquentes et pittoresques sont les destructions à grande échelle, qui permettent aux auteurs de décrire un monde recouvert d’eau, de cristal, d’un vent sans merci (chez J. G. Ballard, par exemple). L’anéantissement par le feu des bombes (si possible atomiques, l’effet étant plus radical) est à la mode après la Seconde Guerre mondiale, les « progrès » de la technique laissant certains un brin dubitatifs. Développement technologique et maîtrise de la marche du progrès ne paraissent pas aller nécessairement de pair. L’effet est presque toujours de nous permettre de contempler les ruines de notre monde – une forme particulière du Ruinenlust (dont Rose Macaulay se fait l’écho dans son Pleasure of Ruins, 1953). Les visions apocalyptiques de la science-fiction sont donc « avant-dernières » : cataclysmes à échelle globale ou disparition de civilisations plus que point final à l’univers ou même à l’espèce. Dans le cas contraire, non seulement personne ne serait là pour narrer l’histoire, mais cette dernière serait inutile car sans valeur moralisatrice ou drolatique. Les désastres laissent ainsi des traces, ces ruines qui émaillent le monde reconstruit et servent de mise en garde à ceux qui tentent de relancer les machines. Dans de rares cas, une nouvelle civilisation aura sciemment tourné le dos aux temps anciens. Se concentrant sur une ère nouvelle, elle laisse son passé en jachère et abandonne dans les villes décrépites d’exotiques et ambivalents souvenirs :
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Gevaert Gevaluxe Papier velours, exact expiration date unknow, ca 1930’s, processed 2014, série Latent, Gelatin Silver Print, Alison Rossiter.
© Alison Rossiter, Courtesy Yossi Milo Gallery, New York.
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Ruines de lumière
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Susana Gállego Cuesta ___ La photographie entretient un rapport étroit avec les ruines. L’œuvre de l’Américaine Alison Rossiter fait figure de comble. Comment peut-on regarder des images aussi pauvres et aussi ruinées ? ___ « Car l’informe ne serait pas seulement cet état de choses devenu par destitution de toute forme reconnaissable, ce serait l’action physique du langage s’effectuant instantanément – pour ainsi dire auto-photographiquement – par contact violent entre le signifiant et le signifié. » Pierre Fédida, « Le mouvement de l’informe », La Part de l’œil, no 10, 1994, p. 22.
Lorsqu’on se penche sur la question des ruines en photographie, on s’aperçoit vite que ce médium entretient une relation intense avec les décombres : des destructions de la Commune de Paris1 aux bâtiments désaffectés de Detroit aujourd’hui2, la ville sinistrée ou abandonnée est un motif qui hante cinéastes et photographes3. Il est vrai que les vestiges architecturaux, qu’ils soient le résultat d’un conflit armé ou celui d’un désastre économique, exercent une séduction morbide, la contemplation des restes de ce qui fut autorisant une rêverie sur la fuite du temps et les empires déchus. La photographie ne ferait-elle alors que prendre la suite de la peinture et du dessin dans la méditation sur les ruines amorcée au xviiie siècle ? L’insistance particulière du motif dans ce médium laisse penser qu’il se joue quelque chose d’autrement plus pressant que la continuation d’une tradition iconographique : en effet – et encore plus intensément depuis l’apparition des technologies numériques –, la photographie se saisit des ruines pour penser sa propre finitude. C’est ainsi que l’on voit s’épanouir depuis plusieurs décennies l’œuvre de Michel Campeau, qui explore les laboratoires de la photographie argentique désormais hors d’usage, ou que l’on peut voir de jeunes photographes comme Catherine Leutenegger documenter les locaux désertés de la firme Kodak à Rochester4. La glorieuse dépouille de la photographie argentique est ainsi immortalisée dans des séries souvent nostalgiques, qui évoquent toutes un monde disparu brutalement. L’entreprise de l’un de ces arpenteurs du continent enfoui de l’argentique se signale par son originalité : c’est celle d’Alison Rossiter, une photographe nord-américaine qui travaille avec des papiers sensibles périmés de longue date. Formée à la photographie au Rochester Institute of Technology, temple de la technique photographique traditionnelle, Alison Rossiter exerce depuis les années 1970. Au début des années 2000, alors que les innovations numériques sont en passe de faire complètement sombrer l’industrie de la photographie argentique, elle commence à s’intéresser aux papiers anciens : craignant de ne plus pouvoir s’approvisionner en pellicules ni en papier photosensible, elle part à la recherche de stocks qu’elle déniche sur Internet. Elle se procure tout le matériel gélatino-argentique qu’elle peut rassembler, mais réalise rapidement que la plupart des supports sont périmés. En habituée des expérimentations dans la chambre noire, elle commence à explorer les potentialités de ces papiers et à les développer suivant différentes techniques. Elle découvre ainsi des univers oniriques et abstraits : taches de sulfuration, traces de
___ 1. Voir Éric Fournier, « Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les fauxsemblants de l’image », Revue d’histoire du xixe siècle (en ligne), no 32, 2006.
___ 2. Ruins of Detroit, d’Yves Marchand et Roland Meffre, est l’un des derniers ouvrages photographiques parus sur la question.
___ 3. Voir Diane Scott, « Nos ruines », Vacarme, no 60, été 2012, p. 164-198.
___ 4. Catherine Leutenegger, Kodak City, 2007-2012.
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Ruines du cinéma __
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Jean-Pierre Berthomé
Le cinéma a d’abord filmé les ruines en témoin, avant d’en faire les décors de ses fictions. Mais sa nature le condamne lui-même à une ruine physique qu’alternativement il exorcise en la glorifiant et en niant ses effets. ___ Filmer les ruines La ruine parle à celui qui la contemple d’un temps qui n’est plus. Elle témoigne aussi, en creux, d’un autre temps, celui qui fut nécessaire pour que la ruine advienne. Et elle donne à deviner, marquée qu’elle est déjà des signes avant-coureurs de son futur, les métamorphoses qui l’attendent encore, qu’elles soient restauration, réappropriation, dégradations continuées ou inéluctable disparition. Le cinéma montre pour cette ruine, propice aux rêveries et aux méditations, un intérêt qui n’est guère différent de celui que lui ont porté avant lui littérature, peinture de genre et photographie. Le plus souvent, la ruine est pour le cinéma un paysage de l’âme, un marqueur poétique de la vieillesse, de la décrépitude, de l’échec de l’humain à contrôler l’inexorable marche du monde. Rien donc qui autorise à penser un rapport particulier du cinéma à la mélancolie de la ruine. Il en va tout autrement quand la ruine devient décombre, témoignage convulsif d’un désastre récent qui n’a pas encore eu le temps de trouver sa place dans un ordre réinstauré. Dès le premier conflit mondial, le cinéma se transforme en témoin accusateur des dévastations imposées au paysage. Peu de recherche esthétique ici, mais la volonté de documenter une perte et d’en désigner les auteurs. Du champ de bataille devenu champ de ruines, le cinéma donne des images inscrites dans un mouvement qui autorise le regard à les balayer, la conscience à découvrir dans ce mouvement ce que le cadrage ne permettait pas de voir l’instant d’avant. Encore un peu de temps et cette ruine deviendra décor de studio où filmer les fictions inspirées par la Grande Guerre. Au pied des collines californiennes, le décorateur Charles D. Hall construit en 1929, pour Universal Pictures, les ruines de villages français où Lewis Milestone met en scène son adaptation d’À l’ouest, rien de nouveau1. Tout change au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : les fictions s’inscrivent à l’intérieur même de décombres récents identifiés comme tels. La même année 1948 voit paraître Allemagne année zéro2, filmé à Berlin par l’Italien Roberto Rossellini, et Le Troisième Homme3, tourné à Vienne par l’Anglais Carol Reed. Deux ans plus tard, les décombres ne sont plus que décor inspiré pour Jean Cocteau qui fait des ruines bombardées de Saint-Cyr-l’École, près de Paris, les Enfers de son Orphée4. Il faudra attendre d’autres conflits, au Moyen-Orient notamment, pour que d’autres décombres bien réels accueillent d’autres fictions, mais le pouvoir de sidération de leurs images se sera largement émoussé pour un public qui les expérimente tous les jours sur ses écrans privés et ne sait plus toujours comment distinguer le réel du factice. L’Iranien Abbas Kiarostami pousse à sa limite le dialogue entre la ruine réelle et la fiction que le
___ 1. All Quiet on the Western Front.
___ 2. Germania anno zero.
___ 3. The Third Man.
___ 4. Neuf ans plus tard, Cocteau filmera Le Testament d’Orphée dans les carrières à l’abandon du Val-d’Enfer, aux Baux-deProvence. Et Jacques Demy, continuateur de Cocteau, situera dans une friche d’imprimerie désaffectée de Malakoff les Enfers de Parking (1985), sa propre adaptation du même mythe.
< À l’ouest, rien de nouveau (All Quiet on the Western Front), de Lewis Milestone, 1930. © Rue des Archives / Everett.
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