N° 142 / 2016
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Arts et rites funéraires
15 euros
La question se posait déjà aux premiers groupes humains il y a 100 000 ans, date de la première sépulture connue. La variété des rites destinés à honorer et célébrer les morts, à marquer la frontière entre leur monde et celui des vivants, est immense : l’inventivité dont font preuve les différentes cultures traduit l’importance de ces rites. On entend pourtant souvent dire que la mort, dans les sociétés modernes, tend à l’invisibilité, disparaissant de nos mots, de nos gestes, de nos pratiques : ce numéro de 303 est une invitation à en douter. S’il fait la part belle aux coutumes naguère liées à la mort, il explore aussi les relations qui s’établissent aujourd’hui entre les vivants et les morts, et interroge les nombreuses manières dont ceux-ci nous interpellent au présent. Chacun des auteurs sollicités apporte sa pierre à la construction d’une médiation à réinventer.
La revue culturelle des Pays de la Loire
Que faire de nos morts ?
Arts et rites funéraires
___ Dossier Arts et rites funéraires ___ 05
– Éditorial
Anne Bossé, enseignante à l’école d’architecture de Paris Malaquais et chercheuse
___
au CRENAU (Centre de recherche nantais architectures urbanités)
06
– Pour une autre conception du rôle des morts
___Anne Bossé et Élisabeth Pasquier, sociologue et chercheuse au CRENAU 16
– Farandoles de Solitudes
___Alice Kinh, chorégraphe et chercheuse
303_ n° 142_ 2016_
__ Sommaire
22
– La crypte funéraire du Plessis-Châtillon
Arnaud Bureau, conservateur des Antiquités et Objets d’art du département de la Mayenne et Rozenn Colleter, archéologue et anthropologue à l’Inrap GO (Institut national de recherches
___archéologiques Préventives)
28
– Inhumations en Anjou aux xixe et xxe siècles
Anna Leicher, conservateur des Antiquités et Objets d’art du Maine-et-Loire ___et Thierry Buron, attaché de conservation du patrimoine 34
– L’orchestration des rites funéraires
Julien Bernard, enseignant-chercheur, sociologue et maître de conférences à l’université Paris-Ouest
___
Nanterre La Défense
40
– La mort dans la mémoire collective
___Jean-Pierre Bertrand, collecteur-ethnographe-documentaliste 46
– Œuvres funéraires dans les collections publiques : vision diachronique d’un riche patrimoine
Claire Maingon, maître de conférences en histoire de l’art contemporain
___
à l’Université de Normandie (Rouen)
58
– L’éternité 2.0
___Éric Pessan, écrivain 64
p. 2
– Général Instin sort du tombeau Anthony Poiraudeau, écrivain
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : big bang mémorial ___ 67 72
– Rendez-vous au cimetière, première à droite
Stéphane Pajot, journaliste
___ Chroniques ___
Art contemporain
74
– Énergie fantôme
___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art Art contemporain
78
– Tout l’univers
___Éva Prouteau Bande dessinée
82
– Stupor et tremblements
___François-Jean Goudeau, bibliothécaire, formateur et spécialiste de la bande dessinée Littérature
86
– Résident(e)s
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
89
– Des châteaux en Chine. Villégiatures viticoles dans le Shandong
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
93
– Humanités théâtrales Julien Zerbone, historien de l’art et critique d’art
p. 3
Dossier Arts et rites funĂŠraires _______________
p. 4
Éditorial __
Anne Bossé
Voici un dossier de 303 qui flirte avec la mort… Que les lecteurs peu attirés par le sujet se rassurent : il y sera moins question des morts que des vivants ! Car, pour les premiers, a priori tout est joué, alors que les seconds sont aux prises avec la suite. Ce sont eux qui prennent en charge les corps, les biens matériels et dématérialisés, les mémoires, eux qui créent les lieux, entament les récits, réhabilitent les généalogies ou les biographies. La poursuite de la vie se déploie dans des émotions, des sentiments, des quêtes de sens et des croyances mais aussi dans des actions individuelles et collectives, routinières ou exceptionnelles, artistiques ou techniques. Soigner les corps, les laver, éventuellement les draper, les habiller, les présenter, les toucher peut-être une dernière fois, les transporter dans un corbillard ou dans la soute d’un avion, les déposer dans un caveau ou en pleine terre, les brûler ; mettre les cendres dans une urne, les disperser dans la nature, dans l’atmosphère, les installer dans un cavurne ; indiquer le nom des défunts, aménager leurs tombes, dresser une chapelle, fleurir les lieux ; visiter les morts, leur écrire, les fêter, leur parler, continuer de les aimer. On s’est inquiété à partir des années 1970 de la fin des rites et du déni de la mort dans les sociétés occidentales, parce que la médicalisation de la fin de vie, la sécularisation de la société, l’urbanisation des modes de vie et l’éclatement des familles avaient mis fin aux veillées, aux funérailles à l’église et au port du noir, et avaient vidé les cimetières. Mais nombre de pratiques, plus individuelles sans doute, plus singulières peut-être, sont aujourd’hui inventées et bricolées, en lien avec la demande de cérémonies laïques, avec les arrangements qu’il faut trouver pour toutes les confessions, les questions de traces et de lieux de mémoire que pose la crémation, ou encore parce que l’on veut une mort qui soit plus écologique. La mort est pour certains un gagne-pain, pour d’autres un environnement de travail, pour d’autres encore un sujet d’étude ; pour tous, c’est une épreuve que l’on doit rencontrer, un fait auquel nul n’échappera. Les morts sont des morts ordinaires ou des personnages importants, ils sont solitaires ou forment une sous-communauté particulière, parfois ils deviennent des morts nationaux. Les morts, nos morts, nous affectent et nous obligent mais aussi nous transmettent et nous lèguent. Le patrimoine funéraire est ainsi extrêmement riche et précieux : il permet de comprendre comment notre condition partagée de mortels traverse les sociétés, éclaire et révèle leurs mutations. Ce numéro de 303 évite de se complaire dans le macabre ou de tomber dans la fascination. Il assume l’importance du sujet en empruntant des voies plus humbles, plus balisées peut-être, mais aussi plus fructueuses pour qui veut nourrir le débat sur les rapports que nous entretenons aujourd’hui avec la mort. Il fait d’elle avant tout une source de connaissances et de projets créatifs, et le lieu d’où interroger le vivre en commun. Les auteurs – conservateur, chorégraphe, historien, écrivain, sociologue, archéologue, artiste… – multiplient ainsi les pistes et les angles d’étude, de l’interprétation des danses macabres au discours hygiéniste et économique lié au transport des corps, en passant par l’infraordinaire des cérémonies, la richesse des arts funéraires ou encore l’étude pluridisciplinaire des restes humains et la mort numérique.
p. 5
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Pour une autre conception du rôle des morts __
Anne Bossé et Élisabeth Pasquier ___ S’attacher à ce que les morts font faire aux vivants permet de révéler la diversité des relations nouées entre morts et vivants. Et si les morts pouvaient nous faire plus humains ? ___
Confirmation de paternité à partir de l’ADN d’un cadavre, découverte de squelettes qui révise l’écriture de l’histoire, balisage de la route vers le sommet de l’Everest par les corps des alpinistes morts, donneurs d’organes qui réparent les vivants1 : les morts nous sont souvent « utiles », selon l’expression de Vinciane Despret, cette philosophe des sciences qui s’amuse aujourd’hui avec beaucoup de sérieux de la multiplicité des relations que nous, les vivants, entretenons avec eux2. À rebours des théories sociologiques qui dressent le constat du recul de la mort dans les sociétés occidentales, cette chercheuse écoute ses enquêtés lui parler de la façon dont leurs morts les ont interpellés, avertis, alertés, rassurés ou aidés. Si nous n’avons pas tous un cadavre dans le placard, chacun d’entre nous a vraisemblablement un mort, ou plus, avec lequel et pour lequel il s’engage : il agit pour lui, fait des choix pour respecter sa mémoire, transmet des héritages… Mots, expressions, objets et activités peuvent ainsi devenir autant de manières de rendre les morts présents. Dans les domaines de la bioéthique, de l’archéologie, de l’art, de l’administratif et du juridique, mais aussi de l’urbanisme ou de la géopolitique, comment s’occuper des cadavres, quels rituels observer, quels lieux leur trouver sont des questions très vives qui font évoluer les pratiques, les savoirs, les valeurs. Enquêter à partir des morts offre ainsi un panorama fascinant sur les sociétés contemporaines, sur ce qui les met à l’épreuve et bouscule les frontières établies.
Les morts éparpillés Les morts circulent « sur toutes distances et sur l’ensemble du globe », nous rapportait récemment le responsable d’une société internationale de fret funéraire3. Essayer de suivre les morts dans leurs migrations permet de se rendre compte qu’ils participent de situations tant comiques que dramatiques, qu’ils provoquent des conflits mais engagent aussi des négociations ou des partenariats entre individus, entre États. Si les morts ont toujours circulé (le plus souvent en pièces détachées, pensons aux reliques), avec l’augmentation des mobilités et des migrations, avec l’internationalisation des conflits, les jeux d’échelle de ces transits sont plus complexes et les rapports se brouillent entre nationalité, citoyenneté et résidence.
___ 1. En référence au livre de M. de Kerangal, Réparer les vivants, Verticales, Gallimard, 2014.
___ 2. Voir notamment son dernier ouvrage, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, La Découverte, 2015.
___ 3. Recherche en cours intitulée « Suivre les morts dans leurs migrations, le transnational en train de se faire », CRENAU (UMR AAU, ENSAN).
< Cimetière de la Bouteillerie, Nantes (Loire-Atlantique). © Photo Bernard Renoux.
p. 7
p. 22
La crypte funéraire du Plessis-Châtillon __
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Arnaud Bureau et Rozenn Colleter
Située dans le nord de la Mayenne, l’église Saint-Martin de Châtillon-sur-Colmont recèle de nombreuses curiosités. L’une d’elles, située six pieds sous terre, a été inscrite au titre des monuments historiques par un arrêté du 5 septembre 2012. ___
Ouverte seulement en de rares occasions, cette crypte ornée attribuée aux seigneurs du Plessis-Châtillon présente une configuration singulière ; la qualité de conservation des vestiges qui s’y trouvent laisse entrevoir un intéressant potentiel d’étude. Le caveau de la famille du Plessis-Châtillon a été construit au début du xviie siècle sous l’avant-chœur de l’église ; on y pénètre, après un premier saut abrupt, par un escalier de neuf marches. La crypte, longue de 2,67 mètres, a une largeur de 3,40 mètres et la voûte ne s’élève qu’à 2,40 mètres de haut. L’espace souterrain renferme sept cercueils anthropomorphes, une urne cordiforme, un baril en plomb et des ossements humains ; les murs sont ornés de peintures d’une extrême rareté. Malgré quelques indéniables remaniements ou vols d’ossements, l’intégrité de la crypte est préservée depuis l’époque moderne. C’est en 1629 que René du Plessis-Châtillon décide de faire construire un caveau destiné à recevoir sa sépulture, celles de ses ancêtres et de ses descendants. Un cartouche inscrit au milieu du décor peint porte la date de sa mort : « LE•I•MAY•1629 » (voir p. 27). Deux bandeaux noirs croisés au sommet de la voûte partitionnent l’espace. Les murs blanchis et semés de larmes sont ornés de tibias entrecroisés surmontés de têtes de mort. De facture assez grossière, ce décor semble avoir été réactualisé au cours des rites funéraires qui se sont perpétués tardivement. Particulièrement macabre, il témoigne du regard porté sur la mort à l’époque moderne. Il est fortement inspiré d’une didactique liturgique moralisant la contemplation de la mort. L’exercice spirituel que favorise l’Église tridentine prend forme à la suite de la Contre-Réforme ou d’Ignace de Loyola. Les images d’os et d’autres parties du squelette, tout comme l’évocation du corps mortel décomposé du transi dès la fin du xve siècle, doivent servir d’outil de révélation. Le message, construit en opposition à une doctrine protestante en plein essor, peut se résumer ainsi : « Plus la contemplation de la mort dans sa matérialité sera horrifiante, plus l’adhésion aux valeurs de la foi sera grande1. » Cette leçon méditative est aussi celle de la tradition des vanités dans la peinture de chevalet : le crâne peint à côté d’éléments évoquant la fuite du temps ou la futilité des plaisirs doit rappeler la fragilité de la vie terrestre. Au-delà du tragique, ces représentations sont porteuses de foi. Elles renvoient à une piété exacerbée qui affirme l’espérance du Salut.
___ 1. Dans Charlotte Bouteille-Meister et Kjerstin Aukrust (dir.), Corps sanglants, souffrants et macabres, xvie- xviie siècles, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010.
< Détail d’une tête de mort ornant la crypte funéraire des seigneurs du Plessis-Châtillon.
p. 23
p. 34
L’orchestration des rites funéraires __
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Julien Bernard Illustrations de Gwendoline Blosse
Dans l’attention aux petits liens qui structurent le déroulement du rituel, les obsèques font l’objet d’un minutieux travail de mise en scène par lequel s’élabore la place des vivants et des morts. ___ L’importance sociale des rites funéraires peut se constater au fait que si tout le monde doit passer de vie à trépas, rares sont ceux qui se passent de rituel de passage… Coutume ? Obligation sociale ? Même ceux qui dérogent à la convention en donnant leur corps à la science, notamment pour se passer de funérailles, sont rattrapés par l’obligation légale d’avoir sépulture où pourront se réunir, s’ils le souhaitent, leurs proches et parents endeuillés. Les disparus en mer ou en montagne, les victimes de catastrophes aériennes, les soldats morts à la guerre, dont les dépouilles échappent au traitement rituel habituel, auront aussi, souvent, leur nom gravé sur un cénotaphe. Il n’est plus alors question de donner sépulture pour des raisons d’hygiène. Il y va d’une forme de nécessité morale et affective : inscrire les morts dans un lieu, une lignée (le caveau familial) ou une forme symbolique pouvant évoquer la nature et la vie qui continue (la dispersion des cendres au pied d’un arbre, en mer, dans une rivière, selon ce qui faisait sens pour le défunt). Ce faisant, il s’agit de rendre un « dernier hommage » (même si la cérémonie, en comblant l’absence, le vide de la mort, s’adresse aussi aux vivants) et ainsi de contractualiser la relation aux morts en les mettant à une place qui ne clôt pas la possibilité d’un échange1… Superstition ? Croyance archaïque dans la possibilité que les morts mécontents de leur traitement viennent hanter les vivants qui ne les auraient pas fait partir selon les prescriptions et les tabous ? Impossibilité psychologique de concevoir une véritable fin, le néant et l’oubli, que l’on croie en un au-delà ou que l’on pense que les morts vivront toujours dans nos cœurs ? Drame existentiel assurément : pas de vie heureuse sans attachement, et rien qui rende la mort heureuse. Quelles que soient les raisons profondes des rites funéraires, nous ne connaissons pas de culture ou de société qui n’ait donné une forme et un sens à la prise en charge des morts. En Équateur, certains groupes chantent et dansent aux funérailles, ils « font la joie », non qu’ils soient gais, mais pour distraire le diable pendant le trajet du défunt2. Certains croient en la réincarnation, d’autres (plus nombreux) en une vie au-delà de notre monde. Il faut dans les deux cas s’assurer que les morts partent et voyagent sans encombre. En Mongolie, un rite traditionnel veut que la procession emmène le corps en pleine nature, où il sera laissé aux animaux sauvages, et qu’elle revienne au village par un autre chemin : un changement d’itinéraire visant à désorienter le mort, pour qu’il ne soit pas tenté de rester, qu’il parte, véritablement, afin de mieux revenir, plus tard, dans un nouveau-né3…
___ 1. Patrick Baudry, La place des morts, Paris, Armand Colin, 1999.
___ 2. Armelle Lorcy, « “Faire la joie”, les enfants dans les rituels funéraires (Noirs du littoral équatorien) », Anthropochildren, no 2, 2012.
___ 3. Grégory Delaplace, « Enterrer, submerger, oublier. Invention et subversion des morts en Mongolie », Raisons pratiques, no 412, 2011.
p. 35
Le père Rondeau, du Chiron, le fossoyeur honoraire de Bois-de-Céné (Vendée), vers 1960. Coll. T. Rousseau, fonds : OPCI-EthnoDoc-Arexcpo. Photo Jean Chalet.
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La mort dans la mémoire collective __
Jean-Pierre Bertrand ___ La mort n’a pas été retenue comme sujet d’étude par les historiens, les folkloristes et les érudits locaux du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, mais les enquêtes menées en Vendée depuis 1973 par l’association Arexcpo1 ont permis de collecter quelque dix mille heures de témoignages sur ce thème. ___ Enquêtes sur la mort Si, à l’origine, l’association Arexcpo s’était plutôt donné pour but de recueillir chansons et musiques de tradition orale, à partir de 1975 la recherche d’informations relatives à l’écosystème socioculturel des témoins a été intégrée à ces « collectages », comme nous les nommions alors. Pour ma part, bien que rompu dès 1963 aux collectages auprès des personnes âgées de ma propre famille, j’évitais de questionner sur la mort, tant par pudeur que par respect de l’intime. Vingt ans plus tard, dans le cadre d’un travail spécifique, il m’a fallu obtenir des informations, des témoignages et des objets relatifs à la mort et au deuil : j’ai élaboré pour cela, à partir d’ouvrages scientifiques dont le Manuel de folklore français contemporain2 d’Arnold Van Gennep, un questionnaire exhaustif traitant des rites de passage, des usages traditionnels et des coutumes. Certaines des rubriques avaient trait à la mort, aux funérailles et au souvenir des morts : c’était là un moyen détourné d’aborder en douceur des sujets délicats. J’ai testé ce questionnaire dès l’automne 1983 ; cinq personnes nées au xixe siècle avaient été retenues, à la fois pour leur excellente mémoire et parce qu’elles étaient issues de milieux sociaux différents. À partir de 1991, une convention passée entre le Conseil général de la Vendée et l’Arexcpo nous conduisit à engager des actions de collectage sur l’ensemble du département de la Vendée, soit trente et un cantons. Il fallut pour cela faire appel à des enquêtrices locales, formées au questionnement à partir du Manuel du collecteur3. Les informations qui nourrissent cet article proviennent de l’ensemble des enquêtes menées en Vendée entre 1984 et 20044 ; les phrases citées sont extraites de la base Arexcpo.
La mort dans la société rurale vendéenne La société rurale catégorise ses morts : on dit ainsi d’un vieillard qu’il est « mort de sa belle mort », qu’un adulte est « parti en pleine force de l’âge », ou qu’il « fait un mort trop jeune », alors que le nouveau-né devient après son décès un « petit ange ».
___ 1. L’Arexcpo (Association de recherche et d’expression pour la culture populaire) est issue du groupe Tap Dou Païe (« tape des pieds » en patois maraîchin), fondé en janvier 1970. Son siège est fixé à la ferme du Vasais, à Saint-Jean-de-Monts.
___ 2. Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Auguste Picard, 1937-1958 ; réédité par Robert Laffont, collection « Bouquins », sous le titre Le folklore français.
___ 3. C’est sous ce nom que j’ai fixé en 1984 l’ensemble du questionnaire et des conseils permettant de l’utiliser. Le manuel a été actualisé en 1998.
___ 4. Le nom des personnes citées est suivi de leur année de naissance, entre parenthèses, et de leur commune de résidence.
p. 41
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303 / Dossier arts et rites funéraires / Œuvres funéraires dans les collections publiques / Claire Maingon
Les gisants de Richard Cœur de Lion, Isabelle d’Angoulême, Aliénor d’Aquitaine et Henri II dans l’abbatiale de Fontevraud (Maine-et-Loire). © Photo Bernard Renoux.
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Les objets funéraires nous renseignent sur les croyances attachées à la vie post mortem, que les Égyptiens imaginaient identique à celle d’ici-bas. Bien entendu, certains fascinent davantage que d’autres, comme les sarcophages présentant les défunts, que l’on ne trouve pas seulement en Égypte : le sarcophage étrusque des époux de Cerveteri (520-510 av. J.-C.) est un objet exceptionnel que le sculpteur Alberto Giacometti, notamment, admirait dans les années 1930. Les visiteurs apprécient aussi les momies, qui résultent d’un procédé d’embaumement attesté depuis 3100 avant notre ère. Le Louvre conserve ainsi quelques curiosités comme la momie de bélier du dieu Khnoum. À ces objets s’ajoutent les stèles (comme la Stèle du roi Serpent) et des papyrus3, autres sources d’étude des rites et croyances funéraires égyptiens. Les musées, d’une manière générale, proposent de plus en plus souvent des outils numériques permettant au public d’appréhender au mieux ces objets. Le gisant de Bérangère de Navarre, abbaye de l’Épau (Sarthe).
© Photo Bernard Renoux.
De la sculpture funéraire dans les musées La sculpture joue évidemment un grand rôle dans l’histoire de l’art funéraire4. Les musées français valorisent de plus en plus ce patrimoine parfois difficile d’accès, provenant d’églises et de couvents, encombrant, difficile à déplacer et à présenter, souvent austère. D’une façon générale, les musées français recèlent de belles et importantes collections de statuaire funéraire ; le musée d’Arras conserve ainsi soixante-sept monuments funéraires du xiie au xviiie siècle. L’usage de la pierre tombale (qui peut être décorée) se développe au Moyen Âge (on peut en voir au musée de Cluny) mais le type de sculpture funéraire le mieux identifié par le public est celui du gisant, qui se multiplie dès le xiiie siècle (on en trouve de beaux exemples au musée de Tessé, au Mans). Les gisants figurent le défunt figé dans le sommeil de la mort, dans l’attente de la résurrection5. Plus ou moins élaboré, pouvant reposer sur un socle historié ou architecturé, le gisant s’oppose au transi, représentation cadavérique du mort, moins répandue. Dès la Renaissance se développe dans l’art funéraire la réalisation de tombeaux plus importants, véritables architectures (à l’exemple des tombeaux des ducs de Bourgogne, conservés au musée des Beaux-Arts de Dijon) qui connaîtront un essor remarquable au xviie siècle6. De nombreuses œuvres ont souffert des destructions révolutionnaires ; certaines ont disparu de la circulation pendant des décennies, à l’exemple
du monument funéraire de Charles de Fresnoy ( xvii e siècle) dont l’attribution au sculpteur Michel I Bourdin est discutée. Le Département de l’Oise a fait un effort très louable en l’acquérant, pour le musée des Beaux-Arts de Beauvais, après son classement comme trésor national, au cours d’une vente publique de prestige en 20047. Il s’agit d’un monument funéraire en marbre blanc sculpté du Grand Siècle représentant un priant en habits contemporains. L’œuvre est assez proche de la statue funéraire d’Amado de la Porte, oncle du cardinal de Richelieu, que conserve le Louvre. Ces deux sculptures traduisent bien la diversification et la complexité nouvelle des modèles iconographiques funéraires durant la période moderne. Pour le xixe siècle, le musée d’Orsay conserve de nombreuses sculptures qui évoquent le thème funéraire, comme le modèle en plâtre original de Napoléon s’éveillant à l’immortalité (1846) du sculpteur romantique François Rude, réalisé avec le soutien financier de Claude Noisot, un ancien militaire proche de l’empereur. Ce type d’œuvre pose la question de la dimension politique du funéraire, après le rapatriement des cendres de Napoléon. L’historien de l’art Bertrand Tillier a consacré à cette œuvre une étude complète8. D’une façon générale, la sculpture joue un rôle dans la dramaturgie du funéraire lorsqu’il atteint une audience politique et publique. Songeons par exemple aux funérailles de Rodin en 1917, à Meudon : Le Penseur trônait au-dessus de la
___ 3. Les papyrus du Louvre, notamment les papyrus funéraires, font l’objet d’études scientifiques qui peuvent être publiées, à l’exemple de L’étude du papyrus funéraire de l’Égypte ancienne d’Amenemsaouf réalisée par Claude Carrier en 2015. ___ 4. Voir notamment l’ouvrage d’Antoinette Le Normand Romain, Mémoire de marbre : la sculpture funéraire en France 1804-1914, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1995. ___ 5. Par exemple « Gisants et tombeaux de la basilique de Saint-Denis », exposition organisée en 1975 par le conseil général de la Seine-Saint-Denis, Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 1996. ___ 6. Claire Mazel, La mort et l’éclat : monuments funéraires parisiens du Grand Siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. ___ 7. Josette Galiègue, Le monument funéraire de Charles de Fresnoy, Beauvais, Musée départemental de l’Oise, 2005. ___ 8. Bertrand Tillier, Napoléon, Rude et Noisot : histoire d’un monument d’outretombe, Paris, Éditions de l’Amateur, 2012.
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p. 58
L’éternité 2.0 __
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Éric Pessan Illustrations de Mrzyk et Moriceau
Nous vivons maintenant deux vies. Une première où nous traversons la rue pour aller acheter du pain. Et une autre, qualifiée de virtuelle, où nos avatars bombardent le monde d’émoticônes. S’il se trouve une voiture pour nous faucher à l’instant précis où nous sortons de la boulangerie, notre second corps nous survivra. L’éternité n’est plus qu’à un clic. ___ C’est l’après-midi, il fait beau, les enfants jouent dans le jardin, j’ai entré cimetière+ virtuel+en ligne sur un moteur de recherche, je compare les offres, les sites ne sont pas si nombreux, une grande majorité se présente comme entièrement gratuite, il est possible d’y charger une ou des photos, les dates de naissance et de mort, quelques lignes biographiques. Les visiteurs peuvent allumer une bougie en ligne. Parfois, on peut fleurir la tombe moyennant un paiement sécurisé via Paypal. Entre 5 et 15 euros pour deux mois, entre 23 et 33 pour six. La taille des bouquets varie en fonction du montant. Des fenêtres publicitaires s’ouvrent à chaque clic. Il est précisé qu’une option payante permet d’éviter de telles intrusions. Il fait très beau dehors, le week-end est accolé à un jour férié, les enfants se disputent et crient et je pense que tout ce que j’observe derrière mon écran est exactement fait pour les gens comme moi : mes morts sont loin, à plusieurs heures de voyage, je ne passe plus fleurir leurs tombes parce que je ne prends que très rarement la route des Landes. Je pourrais soulager ma conscience pour deux clics et quelques euros et retourner ensuite jouer dans le jardin avec mes enfants. C’est sans doute plus simple que de prendre sa voiture à chaque Toussaint. Je replonge dans les sites. Les cimetières virtuels me font penser à n’importe quel réseau social : on y voit des pages plus ou moins actives, les gens expriment leur émotion par des smileys et des cœurs rouges ou roses, laissent des commentaires touchants à l’orthographe hésitante, s’engueulent parfois. Impossible d’entrer sur les sites payants sans mot de passe. Très vite ces pages me flanquent un sacré bourdon. Je me déconnecte, respire un grand coup, cueille quelques livres dans ma bibliothèque et pars les feuilleter dans le jardin, au soleil. Je cherche un passage dans Ravage, de René Barjavel ; le roman date de 1943, mon édition de 1986, l’année où je l’ai lu. Je retrouve l’extrait qui commence par : « Les progrès de la technique avaient permis d’abandonner cette affreuse coutume qui consistait à enterrer les morts et à les abandonner à la pourriture. » Barjavel imagine que les classes aisées auront dès l’an 2000 les moyens de garder leurs morts chez eux, congelés, habillés, debout ou assis, dans des vitrines d’où ils assisteront au quotidien de la famille. « Le culte de la famille y gagnait. L’autorité d’un père ne disparaissait plus avec lui. On ne pouvait plus escamoter le défunt dès son dernier soupir. D’un index tendu pour l’éternité, il continuait à montrer à ses enfants le droit chemin. »
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