N° 143 / 2016
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Explorateurs et voyageurs
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
La confrontation avec l’inconnu nous en apprend autant sur nous-mêmes que sur ce que nous découvrons, et l’homme a toujours souhaité élargir ses horizons, défier ses limites physiques et géographiques.
Du voyage imaginaire à l’expédition lointaine, historien, botaniste, artiste, géographe, anthropologue, écrivain évoquent tour à tour les grands navigateurs qui ont marqué l’histoire, les incursions des Vikings, les campagnes botaniques, les aventures littéraires du récit, de la poésie et de la bande dessinée.
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Ce n’est pas la figure du conquérant avide de marquer des terres inconnues de son empreinte qui est ici privilégiée, mais celle de l’explorateur, dans son rapport humble à ce qui lui est étranger, dans son ouverture à l’échange. Chaque parcelle du monde n’est-elle pas une voie d’exploration pour tout observateur attentif, pour tout tendre rêveur ?
Explorateurs et voyageurs
___ Dossier Explorateurs et voyageurs ___
– Éditorial ___
05 06
– Le voyage, entre rêve et histoire
303_ n° 143_ 2016_
__ Sommaire
___Sylvain Venayre, professeur d’histoire contemporaine
– Les incursions scandinaves dans la vallée de la Loire au ixe siècle et au début du xe siècle ___Noël-Yves Tonnerre, historien médiéviste, professeur émérite à l’université d’Angers 12
– Navigateurs ligériens à la découverte du monde, xvie-xxe siècle ___David Plouviez, historien 18
26
– L’exploration botanique en Pays de la Loire
___Pascal Lacroix, botaniste 32
– L’honneur d’un poète, Benjamin Péret au Mexique et au Brésil
___Julien Zerbone, critique et historien de l’art 36
– Odette du Puigaudeau à la découverte du Sahara
___Monique Vérité, conservatrice à la BnF 40
– Patrick Deville : l’ailleurs commence ici
___Thierry Guichard, directeur de la publication du mensuel littéraire Le Matricule des anges 46
– Explorations urbaines et périurbaines, le voyage dans la localité
___Frédéric Barbe, géographe, auteur et éditeur 52
– Les arpenteurs de l’Inventaire
___Nathalie Heinich, sociologue
– Exploration du « voyage touristique » Identification, transmission, affiliation ___Saskia Cousin, anthropologue 56
60
p. 2
– Les racontars de la mer salée François-Jean Goudeau, bibliothécaire
___ Carte blanche ___
– Artiste invitée : Élodie Bremaud ___ 67 72
– L’embrun des phénomènes
Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art
___ Chroniques ___
Architecture
74
– Sea, school and sun
___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain
78
– À l’intuition
___Éva Prouteau Bande dessinée
84
– Libres et légers
___François-Jean Goudeau Littérature
88
– Questions toujours posées
___Alain Girard-Daudon, libraire Spectacle vivant
90
– Danser dans les rues Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art
p. 3
Dossier Explorateurs et voyageurs _________________
p. 4
___
Dossier Explorateurs et voyageurs / Éditorial / 303
Éditorial __
« Heureux qui comme Ulysse... » En proclamant dans un célèbre poème le bonheur de partir et la joie de revenir, le Ligérien Joachim Du Bellay a tout dit du voyage, de la jouissance du va-et-vient géographique, de l’ailleurs quand on est ici et de l’ici quand on est ailleurs. Le poète de Liré nous signifie aussi que le voyage n’est rien sans les mots. Que les mots sont déjà un voyage. Qu’ils précèdent le départ ou succèdent au retour. En voici donc quelques-uns dans ce numéro de 303. Le dossier prend la forme d’un vagabondage dont le parcours erratique, s’il est loin d’épuiser l’infini des possibles – il faudrait aussi parler des voyages contraints, ceux, épouvantables, des migrants se jetant dans les flots pour survivre –, rend compte de l’extrême diversité à travers le temps de la geste voyageuse. Quoi de commun en effet entre les belliqueux conquérants vikings qui ravagèrent nos contrées et les doux explorateurs urbains d’aujourd’hui, tentant de franchir à pied le périphérique de Nantes ? Quoi de commun entre les fiers navigateurs lavallois de l’Ancien Régime (tiens, bizarre, ce sont souvent de profonds terriens qui se jettent dans l’eau du monde, à l’instar de cet autre fabuleux Mayennais que fut Alain Gerbault) et nos modernes « arpenteurs » de l’Inventaire général du patrimoine culturel, dont l’aventure consiste parfois à ne pas se faire claquer la porte au nez ? Si. Un point commun existe si l’on met de côté le plaisir gratuit de l’errance, qu’elle soit touristique ou initiatique. C’est la soif de savoir et de transmettre ce que l’on a trouvé. Le voyage savant de jadis, celui des explorateurs, botanistes ou autres, se perd un peu aujourd’hui où l’on a tout découvert. Mais il n’est pas mort. Évoqués ici, le redoutable périple de la Guérandaise Odette du Puigaudeau dans la Mauritanie hostile des années 1930, l’immersion poétique du Rezéen Benjamin Péret chez les peuples du Brésil, les vadrouilles littéraires du Nazairien Patrick Deville dans les révolutions du monde, sont encore proches de nous et de nos envies. Les raconteurs nous font rêver. Avec eux, nous rêvons de voyager, immobiles. Mais le voyage est en lui-même, au moment où il s’accomplit, une machine à rêver... à rêver d’autres voyages. Ainsi, le jeune Gustave Flaubert fait étape à Nantes lors de sa grande randonnée bretonne de l’été 1847. Il trouve la ville « assez bête » tout en se réjouissant de pouvoir s’y goinfrer de crevettes. À Nantes, persifle-t-il, il eût préféré « contempler la culotte du maréchal de Retz plutôt que le cœur de Madame Anne de Bretagne » car « il y a eu plus de passions dans l’une que de grandeur dans l’autre ». Que croyez-vous que fit Flaubert à Nantes ? Il se rendit au passage Pommeraye pour y acheter des babioles exotiques : stores de Chine, sandales turques, paniers du Nil. Pourquoi ? Parce que ces « futilités splendides en couleurs font rêver à d’autres mondes1 ». À Nantes, l’écrivain pense déjà au grand voyage en Orient qu’il accomplira trois ans plus tard. Le voyage, où que l’on soit, c’est toujours pour demain.
___ 1. Gustave Flaubert et Maxime Du Camp, Par les champs et par les grèves, Rennes, éditions La Part Commune, 2010, chapitre iii, p. 93-127.
p. 5
Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages, Caspar David Friedrich. Huile sur toile, vers 1817. Coll. Kunsthalle de Hambourg.
Š Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Elke Walford.
p. 6
Le voyage, entre rêve et histoire __
Sylvain Venayre ___ Du xvie siècle à aujourd’hui, le voyage a beaucoup changé. Ses significations ont évolué. Retour sur une histoire méconnue, qui est aussi celle de nos désirs et de nos indifférences. ___ Joachim Du Bellay serait sans doute surpris de constater que le début de son sonnet le plus connu est aujourd’hui beaucoup plus célèbre que sa fin, qui classiquement célébrait les douceurs du pays natal, plutôt que les beautés des grands chemins. Pour lui comme pour ses contemporains, le voyage n’était pas nécessairement beau. Les routes étaient pleines de misérables que les malheurs du temps avaient jetés hors de chez eux. D’exode en exil, de fuite en errance, on ne comptait plus, depuis la plus haute Antiquité, ceux qui, peuples, nations, familles, individus, avaient dû affronter contre leur gré les rigueurs des autorités étrangères, les difficultés du ravitaillement, les nuits passées dehors, l’incertitude du lendemain, l’hostilité des habitants – mais qui avaient pu parfois, de loin en loin, se réchauffer à la furtive flamme d’une pratique altruiste qui était aussi un acte de foi : l’hospitalité. Cependant, les voyageurs faisaient rêver. Ils avaient contemplé des spectacles dont les autres ignoraient parfois jusqu’à l’existence. D’Ulysse à Robinson Crusoé, d’Hérodote à Marco Polo, héros de fiction ou hommes et femmes à la réalité dûment attestée par l’histoire, ils ont incarné semblablement tout l’extraordinaire du voyage, d’autant plus mêlés les uns aux autres que les récits de ceux qui reviennent d’ailleurs sont toujours suspects de romanesque. On le disait au temps de Joachim Du Bellay, avec une grande économie de mots : « A beau mentir qui vient de loin ». Qu’est-ce qui a changé ? Les moyens de transport sont plus sûrs, plus confortables et plus rapides que jamais. Le monde est désormais connu dans toutes ses parties, quadrillé, « cadastré1 », disait Paul Nizan, « rincé de son exotisme2 », disait Henri Michaux. Pourtant les routes demeurent pleines de misérables. Même ceux d’entre nous qui voyagent peu contemplent leurs visages sur les photographies des papiers glacés des magazines. Nous voyons leurs corps bouger à la télévision, quand ils bougent encore. Alors, qu’est-ce qui a changé ? Peut-être le voyage lui-même – c’est-à-dire ce que nous appelons le voyage. Considérons les choses d’un peu plus près. Si, après tant de désastres, Ulysse était heureux, c’est qu’il était « retourné, plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge3 ». Telle était la leçon de Joachim Du Bellay et des humanistes : partez, oui, mais après avoir longuement étudié et pour étudier encore, si possible sous la direction d’un maître et dans le seul but de rentrer chez vous, riche d’expériences et de savoir, afin d’être utile à votre patrie. À la mode anglaise,
___ 1. Paul Nizan, Aden Arabie [1931], Paris, Seuil, p. 70. ___ 2. Henri Michaux, Ecuador [1929], Paris, Gallimard, 1990, p. 35. ___ 3. Joachim Du Bellay, Les Regrets.
p. 7
Les Vikings envahissent l’Angleterre au ixe siècle. Enluminure extraite de Vie, passion et miracles de saint Edmond, roi et martyr, manuscrit de l’abbaye anglaise de Bury-St. Edmunds, auteur inconnu, vers 1130. The Morgan Library & Museum. MS M.736, fol. 9v. © Photo The Pierpont Morgan Library, New York.
p. 12
Les incursions scandinaves dans la vallée de la Loire au ixe siècle et au début du xe siècle
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Noël-Yves Tonnerre ___ Les invasions scandinaves ont laissé dans la mémoire collective le souvenir d’une des catastrophes les plus sombres que l’Occident ait connues. À lire les chroniques, pour la plupart écrites par des moines, ce n’est pas moins que la fin du monde qui s’abat sur l’Occident. ___ Tout y est : l’extrême violence des envahisseurs, la rapidité avec laquelle ils opèrent, la surprise qu’ils créent. En clair, ce « fléau venu du nord » évoque l’Apocalypse, le dernier livre de la Bible. D’où parfois la justification de conduites peu héroïques : devant un fléau, n’est-il pas logique de ne penser qu’à fuir ? Cette impression de terreur est aussi due à l’absence de précédent connu. Certes il y avait eu les invasions germaniques, mais elles s’étaient étalées sur une longue période et puis, grâce au système des traités d’alliance, les foedus, des peuples ennemis étaient souvent devenus les alliés du pouvoir impérial. Avec les Scandinaves la surprise est complète, même s’il y avait eu des contacts au niveau des îles Britanniques.
De remarquables navigateurs Le facteur le plus nouveau est que le danger vient de la mer. Alors que les Carolingiens n’ont porté aucun intérêt à l’espace maritime, les Vikings disposent de la maîtrise de la mer grâce à un nouveau navire, le langskip, appelé abusivement drakkar. D’une longueur de vingt à trente-cinq mètres, étanche, en forme de U avec un embryon de quille, ce qui lui donne une grande stabilité, muni d’une grande voile quadrangulaire, il peut remonter le vent et atteindre 20 kilomètres à l’heure1. De plus, grâce à une bonne connaissance de la carte du ciel, les Vikings peuvent se repérer et naviguer en haute mer de jour comme de nuit, ce qui leur donne une mobilité exceptionnelle ; le navire viking est également utilisable à la rame, ce qui lui permet de remonter les fleuves. Il ne faut donc pas voir dans les Scandinaves des barbares chassés par la misère. Les fouilles archéologiques ont montré que les populations scandinaves ont connu une expansion économique au viiie siècle et que leur force physique traduisait leur bonne santé, due à une alimentation de bonne qualité pour l’époque. Il faut leur reconnaître enfin une grande intelligence pratique et une connaissance des villes et des monastères. Les Scandinaves sont bien renseignés. Leur violence, indéniable, est aussi une arme psychologique pour faire peur et obtenir facilement des rançons.
___ 1. Ce qui signifie qu’en une journée les Scandinaves peuvent parcourir plus de quatre cents kilomètres, quand les armées carolingiennes n’en parcourent pas plus de soixante. Ils vont donc passer très rapidement de l’estuaire de la Seine à celui de la Loire puis de la Gironde. Même au niveau de la Francie occidentale, le défi des distances est insurmontable pour Charles le Chauve.
p. 13
p. 18
Navigateurs ligériens à la découverte du monde, e e xvi -xx siècle __
David Plouviez ___ Des découvertes maritimes à partir du xve siècle à la construction des savoirs sur le monde, les navigateurs ont occupé une place centrale, notamment ceux originaires du territoire qui se confond avec les actuels Pays de la Loire. ___ Encouragés par la dynastie portugaise des Avis à partir des années 1420, et notamment Henri le Navigateur, les marins lusitaniens explorent les premiers les côtes de l’Afrique en quête d’une nouvelle route pour accéder aux produits de l’Orient ; cette descente se révèle très difficile puisque Vasco de Gama n’atteint les côtes de l’Inde qu’en mai 1498. Ce siècle aura été nécessaire pour découvrir l’Atlantique sud, adapter les navires à cet espace maritime, débuter la cartographie des littoraux qui le bordent et commencer à apprivoiser le régime des vents qui y règnent. Cette lente progression a permis aux Ibériques d’emmagasiner des connaissances décisives pour la découverte de la route de l’ouest par Christophe Colomb en 1492. L’intuition du navigateur génois ne doit pas être minorée, mais il reprend en partie le principe de la Volta portugaise, qui consiste à descendre aux Canaries avant de récupérer les vents porteurs d’ouest qui conduisent les navires à l’entrée des Petites Antilles après trois ou quatre semaines de navigation. Avec les découvertes des Portugais et des Espagnols, les représentations du monde volent en éclats en Europe et c’est le début d’une riche période où l’on passe très rapidement d’un horizon insondable à une planète finie. Lors de cette première phase de l’expansion européenne, la France est en retrait. Le xvie siècle est celui de la construction des empires ibériques et les puissances du nord-ouest de l’Europe, sans en être totalement absentes, ne participent pas directement aux « grandes découvertes ». Comment expliquer que la France, qui possède l’un des plus longs traits de côtes d’Europe, n’ait pas été un moteur dans l’exploration de ces nouvelles routes maritimes ? La construction du territoire français est un élément à prendre en considération. Le royaume de France annexe tardivement ses provinces maritimes : la Guyenne en 1472, la Provence en 1481, la Bretagne en 1491. Pour ce qui est du territoire qui nous occupe plus particulièrement, l’intégration de l’Anjou en 1480 et du Maine en 1481 au domaine des rois de France unifie les provinces ligériennes. Avec ces annexions tardives, on comprend aisément pourquoi, au tournant des xve et xvie siècles, les souverains français, plus soucieux des questions continentales, n’ont pas encore intégré les préoccupations maritimes à leur politique. Le désintérêt n’est pourtant pas total : François Ier et son fils Henri II financent les expéditions de Verrazano et de Jacques Cartier, destinées à collecter des informations sur l’Amérique du Nord. < Entraînement de Loïck Peyron sur Pen Duick II, l’ancien bateau d’Éric Tabarly, avant sa participation à The Transat (ralliant Plymouth à New York), le 15 avril 2016. © Photo Jean-Marie Liot / DPPI.
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L’exploration botanique en Pays de la Loire __
Pascal Lacroix ___ Avec la même passion que ceux d’entre eux qui contribuèrent à la découverte de la flore mondiale, les botanistes des Pays de la Loire s’emploient depuis plus de quatre siècles à explorer la flore régionale. ___ Les botanistes voyageurs ligériens On ne peut évoquer l’exploration botanique sans mentionner les botanistes voyageurs partis à la découverte de la flore des terres lointaines. Plusieurs botanistes de la région ont apporté leur pierre à ce projet scientifique qui procédait également d’une conquête politique et économique du monde. Dès 1546, le Manceau Pierre Belon (1517-1564) parcourut le Bassin méditerranéen et le Moyen-Orient, consignant ses observations sur la flore dans un récit de voyage qui eut beaucoup de succès. Un autre Sarthois, André-Pierre Ledru (1761-1825), fut recruté pour participer à l’expédition de Nicolas Baudin aux Canaries et aux Antilles. Le botaniste d’origine saumuroise Louis-Marie Aubert du Petit-Thouars (1758-1831) fera les premières explorations des Mascareignes et de Madagascar à la toute fin du xviiie siècle. Le grand naturaliste Alcide Dessalines d’Orbigny (1802-1857) était originaire de Couëron, près de Nantes ; il fut chargé en 1826, par le Muséum national d’histoire naturelle, d’organiser en Amérique du Sud un grand voyage scientifique dont il rapporta une collection de trois mille plantes. On peut enfin signaler les Sarthois Louis Chevallier (1852-1938) et Hector Leveillé (1863-1918), qui étudièrent respectivement la flore du Sahara (1892-1906) et celle de l’Inde, vers la fin du xixe siècle, collectant tous deux nombre de plantes encore inconnues. Mais c’est aussi par le port de Nantes que passera la contribution de la région à l’exploration de la flore exotique. Créé en 1688, le jardin botanique de la ville fut l’une des têtes de pont du Jardin des plantes de Paris pour l’acclimatation des nombreuses plantes rapportées d’expéditions maritimes. En 1726, une ordonnance de Louis XV enjoint d’« assujettir les capitaines des navires de Nantes d’apporter graines et plantes des colonies des païs étrangers, pour le Jardin des plantes médicinales établi à Nantes ». On a notamment retenu les noms de La Galissonière (1693-1756) et de Mathurin Jean Armange (1801-1877), deux navigateurs qui se sont distingués par la constance et la richesse de leurs apports. Rapporté de Louisiane dès 1711 par La Galissonière, le Laurier tulipier (Magnolia grandiflora) symbolise bien le rôle joué par Nantes dans l’introduction de certaines plantes dans les parcs et jardins de France et d’Europe.
< Planche de référence de la Fumeterre de Bastard (Fumaria bastardii Boreau), décrite par Boreau et nommée en hommage à Bastard, 1847. Coll. Muséum d’Angers.
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L’arrivée de l’avion au poste Capitao Vasconcelos (détail), 1956, Benjamin Péret. Photographie extraite de Dans la zone torride du Brésil. Visite aux Indiens, Les Éditions du Chemin de fer, 2014. Archives Jean-Jacques Lebel.
p. 32
L’honneur d’un poète, Benjamin Péret au Mexique et au Brésil __
Julien Zerbone ___ Surréaliste de la première heure, ardent révolutionnaire, le poète rezéen (1899-1959) fut par ailleurs un grand voyageur qui résida dix ans durant en Amérique du Sud. ___ Benjamin Péret incarne comme nul autre l’idéal d’émancipation du surréalisme : militant actif au sein du mouvement ouvrier, ardent révolutionnaire, vaillant combattant durant la guerre d’Espagne, il fut aussi un éternel vagabond, convaincu qu’il était que « le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de luimême et de l’univers. [...] Sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale1. » À la violence « machinale » et efficace du système, à l’implacable engrenage du rationalisme et de la logique, Péret oppose l’imagination, le non-sens, l’humour et la poésie ; il exploite comme nul autre les principes de l’écriture automatique, développés par André Breton et Philippe Soupault dans Les Champs magnétiques, voyant dans l’homme « d’abord un être désirant, mais dont les aspirations sont entravées depuis si longtemps qu’il n’en conserve qu’une conscience intermittente. Or, on ne pourra rien établir de vivant et de durable, rien qui puisse élargir le champ magnétique de l’esprit et du cœur, en dehors du prolongement croissant des éclairs de conscience et de leur intensité2. » Libérer l’homme et son désir, c’est d’abord pour Péret libérer la poésie, elle qui constitue « le véritable souffle de l’homme, la source de toute connaissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé. En elle se condense toute la vie spirituelle de l’humanité depuis qu’elle a commencé de prendre conscience de sa nature ; en elle palpitent maintenant ses plus hautes créations et, terre à jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tutélaire aux mille visages, on l’appelle ici amour, là liberté, ailleurs science3. » Cette libération passe d’abord par le surréalisme, mouvement à la fondation duquel Péret contribue en 1924 ; il lui restera fidèle jusqu’à sa mort, en 1959. Elle passe aussi par le voyage et la rencontre avec l’Autre, pour le poète dont le premier recueil, paru en 1921, portait un titre annonciateur, Le Passager transatlantique. Il traverse l’Atlantique une première fois huit ans plus tard, en direction du Brésil, suite à son
___ 1. Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes, avec Grandizo Munis, Les syndicats contre la révolution, La Bussière, Acratie, 2014, p. 17. ___ 2. Benjamin Péret, Que fut le Quilombo de Palmarès, Arabie sur Seine, 1956. ___ 3. Péret, op. cit. note 1, p. 11.
p. 33
Odette du Puigaudeau Ă dos de dromadaire, Tidjikja, 1937. Collection personnelle de lâ&#x20AC;&#x2122;auteur.
p. 36
Odette du Puigaudeau à la découverte du Sahara __
Monique Vérité ___ « C’était une grande guerrière, toujours pieds nus. Ce qu’elle a fait, bien des hommes ne l’auraient pas fait. C’était une vraie méhariste : elle sellait elle-même son chameau, elle aimait tout ce qui était saharien1. » ___ Odette du Puigaudeau est née à Saint-Nazaire le 20 juillet 1894. Enfant unique, élevée hors des chemins de l’école, elle passe son adolescence au manoir de Kervaudu, au Croisic, au sein d’une famille d’artistes désargentés nostalgiques de l’aristocratie bretonne. Son père, Ferdinand du Puigaudeau, est un peintre de l’École de Pont-Aven ; sa mère est portraitiste, un de ses cousins est l’écrivain Alphonse de Châteaubriant. À vingt-six ans, elle quitte ses parents et « monte » à Paris. Autodidacte, armée de son talent de dessinatrice, elle répond à des commandes diverses : elle reproduit des animaux microscopiques dans des laboratoires scientifiques, peint des papillons chez une collectionneuse, elle est illustratrice de livres d’histoire naturelle, styliste chez Jeanne Lanvin. Petits métiers en attendant un lointain départ, son rêve... Chaque été, elle retourne en Bretagne peindre la faune et la flore marines ; en 1928, lors d’une campagne de pêche avec les Sinagotes du golfe du Morbihan, elle obtient le statut d’inscrit maritime. Les années suivantes, elle embarque sur des thoniers. En 1930, elle publie dans L’Intransigeant un premier texte sur une de ses sorties en mer2. Reportage remarqué. Elle se lance alors dans le journalisme, une bonne « couverture » pour qui veut prendre le large... C’est à la faveur de ces deux atouts – le livret de navigation et le titre de reporter –, auxquels s’ajoute sa rencontre en 1932 avec Marion Sénones, l’amie idéale prête à la suivre au bout du monde, que commence la Grande Aventure.
15 000 kilomètres à dos de dromadaire Le 28 novembre 1933, elles sont à Douarnenez à bord d’un langoustier en partance pour les côtes de la Mauritanie. Après trois semaines d’une périlleuse traversée, elles se font débarquer à Port-Étienne, aujourd’hui Nouadhibou. Elles se proposent d’explorer à dos de dromadaire, à leurs risques et à leurs frais, cette partie du Sahara qui est la plus mal connue, à peine pacifiée3 par les militaires français. Vêtues comme des hommes maures, accompagnées de quelques goumiers, les deux néophytes vont nomadiser de puits en puits, de pâturage en pâturage, de campement en campement. D’emblée, elles adhèrent à cette nouvelle forme d’existence et rien ne viendra interrompre leur enchantement ; ni les rudes étapes brûlantes, ni les nuits glacées, ni la faim, ni la soif, ni les aléas de santé, ni les caprices de leurs montures, ni le bon ou le mauvais vouloir des guides, ni l’éventuelle hostilité de la population quand ce n’est pas celle des méharistes français peu disposés à aider ces deux femmes qui
___ 1. Témoignage d’un Mauritanien en poste à Atar en 1934, recueilli en 1992 par Monique Vérité. ___ 2. Odette du Puigaudeau reprendra l’ensemble dans Grandeur des îles. ___ 3. Le contrôle effectif sera pris en 1936.
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Patrick Deville : l’ailleurs commence ici __
Thierry Guichard ___ Écrivain sans frontières, Patrick Deville dirige la MEET à Saint-Nazaire et y organise chaque année les rencontres internationales de littérature Meeting. Ou comment convoquer le monde. ___ C’est un phare qui ne guide aucun bateau. Un phare dont les lumières n’éblouissent pas même les goélands, mais éclairent pourtant jusqu’aux confins du monde. Érigé dans les années 1950 au-dessus du port de Saint-Nazaire, tour de guet des chantiers navals, le Building semble veiller sur le pont basculant qui ouvre sur l’écluse. Au dixième étage de l’imposant bâtiment, un appartement s’ouvre sur l’horizon atlantique d’un côté et sur une bibliothèque cosmopolite de l’autre. C’est ici qu’ont résidé et que se succèdent encore des écrivains étrangers venus d’Afrique, des Amériques, d’Asie, de toute l’Europe ou de l’Océanie. L’Argentin César Aira est venu ici, le Chilien Luis Mizón y a observé le ballet des bateaux, Rodrigo Rey Rosa, entre son Guatemala natal, le New York de sa jeunesse et Tanger, s’est ressourcé un temps au ciel nazairien. Maison du refuge ou maison du retrait, l’appartement est donc depuis plus de vingt ans un lieu d’écriture géré par la MEET, la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs qui, non contente d’accueillir des écrivains cosmopolites, a ouvert une maison d’édition dédiée aux textes écrits, pour certains, à Saint-Nazaire : Reinaldo Arenas y aura laissé ses Méditations de Saint-Nazaire paru l’année de sa mort, en 1990, le Croate Andjelko Vuletic y a publié Sarajevo et le soleil se couche en 1998, la même année que paraissait Livre pour mon frère du Slovène Tomaz Salamun. Si l’on se rend à Saint-Nazaire cet automne, peut-être y croisera-t-on le jeune Équatorien Felipe Troya, lauréat cette année du prix de la Jeune Littérature latino-américaine pour Ardillas, que publient donc en bilingue les éditions de la MEET. Une résidence et une maison d’édition, mais aussi une maison de rencontres : chaque année depuis 2003, sur le site de la base de sous-marins de Saint-Nazaire, la MEET organise le festival Meeting qui rassemble vingt-cinq écrivains français et étrangers, des traducteurs, des critiques, des comédiens et un public toujours plus nombreux. Au point que la manifestation automnale se décline aussi à Paris et en Île-de-France. Chaque édition apporte son lot de grands noms : Russel Banks, Rick Bass, Mathias Énard, Gamal Ghitany, Enrique Vila-Matas, Lidia Jorge, Pierre Michon... On se souvient de la venue, la première année du festival, du prix Nobel de littérature Derek Walcott auquel était remis, ainsi qu’à Claire Malroux sa traductrice, le prix Laure-Bataillon de la traduction. Créé en 1986, ce prix géré par la MEET est attribué chaque année durant Meeting.
< Saint-Nazaire vue du ciel, le Building et la base de sous-marins. © Photo Dominique Macel / Ville de Saint-Nazaire.
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« La Manufacture des textes » : prospection avec les enfants du centre socioculturel Accoord Manu IV, 3 mai 2013. Photo MTx.
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Explorations urbaines et périurbaines Le voyage dans la localité
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Frédéric Barbe ___ Explorer le proche, c’est possiblement s’affranchir des catégories de l’exploration coloniale, c’est réinventer l’ordinaire et espérer la relation dans le lieu même, pour produire de la localité. Une utopie modeste. ___ Partons de notre expérience commune, l’enfance et son sens de l’espace en construction. La plupart des enfants explorent avec curiosité l’environnement dans lequel ils évoluent, majoritairement urbain aujourd’hui. Parents, nous passons beaucoup de temps à contrôler, réguler ou empêcher ces explorations jugées dangereuses ou indélicates – et l’école n’est pas en reste. Cette dynamique de l’enfant explorateur est combattue et organisée à la fois, avec drôlerie et malice, principalement avec des dispositifs de prévention situationnelle et une normalisation comportementale forte, quelquefois de la colère et des sanctions. La construction progressive du territoire proche par le développement simultané des mobilités autonomes et des expériences sensorielles n’est donc pas une évidence, mais une friction éducative. De fait – et le développement des technologies de géolocalisation va probablement radicaliser ce phénomène en réduisant la liberté spatiale de nos enfants –, notre capacité à explorer le proche et à faire du territoire par la proxémie et l’expérience directe doit être en partie reprise contre notre éducation et le devenir sociotechnique. Elle doit également être reprise contre le droit de propriété, les enclosures physiques et mentales, les normes, qui sont l’autre versant des limitations à notre exploration des lieux. Nous voyons aujourd’hui plusieurs « bulles » de (re)découverte de la localité par l’expérience directe : d’abord un ensemble hétéroclite d’habitants ou de petits groupes d’habitants qui ont des pratiques habituelles et mal documentées d’exploration du proche, ensuite deux bulles adossées l’une à l’autre, d’un côté un écosystème associatif de l’exploration urbaine, de l’autre un écosystème de politiques publiques qui triangulent art et urbanisme participatifs avec touristification. Les porosités entre ces trois bulles paraissent importantes.
Empirie et ordinaire À la manière de Coluche, humoriste de « l’autre côté du périph’ » et du populaire – « partir, c’est crever un pneu » –, détournons Yves Lacoste. « La géographie, ça sert d’abord à bouffer ! » Au sens propre, personnes paupérisées, à la rue, immigrés précarisés de l’Est européen fouillent nos poubelles, explorent et dissèquent nos
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Chercheur du service Patrimoine et Inventaire en action sur le terrain, 2010. © Photo Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo.
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Les arpenteurs de l’Inventaire __
Nathalie Heinich ___ Nul sans doute ne connaît mieux le territoire français que les historiens d’art chargés d’inventorier tous les bâtiments d’intérêt patrimonial, dans le cadre de l’Inventaire général du patrimoine culturel. Voici quelques observations sur leur travail d’exploration, tirées d’une enquête sociologique1. ___ La carte Tel un explorateur, le chercheur (ou l’enquêteur : la terminologie varie) de l’Inventaire général du patrimoine ne part pas sur le terrain sans se munir d’une carte. Elle s’ajoute aux multiples documents nécessaires à sa recherche – listes, typologies, images, manuel édité par le service, etc. – mais c’est quand même la carte que, sans doute, il emporterait sur une île déserte si on lui demandait de n’en choisir qu’un. Sans la carte il irait au hasard, et le hasard est à l’exact opposé de ce qui fait son métier : l’exploration systématique, outillée et raisonnée, de l’ensemble du territoire – ou du moins de la petite portion du territoire qui lui est assignée. Car dans la section de carte qu’il va devoir explorer, il va lui falloir tout voir – tous les bâtiments, du château au lavoir de village, de l’immeuble administratif flambant neuf à la ruine à moitié écroulée, du pavillon de banlieue aux HLM. Mais tout voir ne signifie pas, bien sûr, tout inventorier : cela signifie choisir, c’està-dire « repérer », voire « sélectionner » – avant d’« étudier », dans le meilleur et très rare des cas – ce qui mérite d’entrer dans le corpus patrimonial, non pas matériellement (l’enquêteur n’est pas là pour faire classer ou inscrire : c’est l’affaire d’un autre service, celui des Monuments historiques) mais symboliquement, par l’archive écrite ou photographique. Histoire que, une fois disparu, le bâtiment en question laisse malgré tout une trace, serve à la connaissance ; histoire aussi, si possible, que la mise en exergue de ce qui mérite que l’on s’y intéresse permette de sauvegarder ce qui peut l’être, de restaurer ou, du moins, de limiter les dégâts. Voilà donc notre chercheur de patrimoine parti sur le terrain, muni de sa précieuse carte : il sait très exactement la portion de territoire qu’il va lui falloir couvrir ; mais il ne sait rien, ou à peu près rien, de ce qu’il va trouver – trésors ou mochetés ? N’est-ce pas là une vraie condition d’explorateur ?
___ 1. Les observations qui suivent sont issues d’une enquête de terrain menée en 2005-2006, à la demande du service de l’Inventaire, sur une demi-douzaine de directions régionales. Les résultats ont été publiés dans N. Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
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Photographie extraite de la série La Limite transversale de la mer, Franck Gérard. © Franck Gérard & Estuaire Nantes<>Saint-Nazaire, 2006-2007.
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Exploration du « voyage touristique » Identification, transmission, affiliation
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Saskia Cousin ___ La plupart de nos voyages ne sauraient prétendre à l’aventure. Pourtant, ils échappent à l’industrie, à la villégiature et au circuit touristique. Est-ce cela, un « voyage touristique » ? ___ Août 2016. La revue 303 m’a proposé d’écrire un texte sur le « voyage touristique ». Après avoir collecté toutes sortes d’informations sociologiques sur le tourisme, les voyages et les vacances1, j’ai finalement pris le parti de m’arrêter sur cette curieuse et intéressante expression de « voyage touristique », à la fois pléonasme et oxymore. Comment explorer aujourd’hui une France dont les moindres recoins sont sillonnés, cartographiés, racontés, aménagés pour le tourisme ? Comment voyager dans le familier ? Comment se dépayser en son pays ? Il est des voyages qui ne sauraient prétendre à l’aventure, mais dont le rythme et l’(in)attention échappent tout autant à la villégiature qu’au circuit touristique. Est-ce cela, un « voyage touristique » ? Non plus une question de « destination », mais un art de la manière. Prenons la remontée de la Loire : le voyage sera différent selon le tronçon, l’époque, le voyageur et ses compagnons, le transport, le rythme, la saison, le budget, la familiarité avec les lieux. Comme le note dès 1890 le Guide Conty, « l’historien et l’antiquaire retrouveront sur les bords de la Loire, les pages de notre passé historique. L’artiste et le touriste se récréeront de son aspect pittoresque et riant. » Les statistiques ne sont d’aucun secours pour comprendre ce qui se joue dans ce vade-mecum du regard ou du récit. Mieux vaut tenter de restituer de l’intérieur un voyage d’exploration de l’histoire des bords de Loire et de ses récits touristiques.
Paysage touristique En 2012, j’ai mené une exploration familiale de l’espace-temps des rives de la Loire, une sorte de retour vers le futur, en nous équipant, pour tout viatique et GPS, du Guide Johanne Centre et Loire de 1868, ancêtre du Guide bleu2. De la Touraine à Saint-Nazaire, au fil des désirs suscités par cette contrainte presque oulipienne, des rencontres, des imprévus ou des fatigues, le voyage fut à la fois sensible et intellectuel, du plus distancié au plus subjectif, du plus professionnel au plus personnel. La Loire, ses rives et ses lumières forment ainsi des paysages que des milliers de peintres et de photographes, professionnels et surtout amateurs, s’essaient à restituer. Appropriation du paysage ligérien par l’image mais aussi par le récit, ou par le corps. Ainsi, « faire la Loire à vélo », c’est expérimenter avec son corps l’histoire de France, du paysage,
___ 1. On retrouvera le résultat de ces recherches dans la nouvelle édition remaniée et actualisée de Sociologie du tourisme de Saskia Cousin et Bertrand Réau, La Découverte, coll. « Repères », octobre 2016. ___ 2. En 2012, l’Agence régionale m’a invitée à raconter un voyage entre Saumur et Saint-Nazaire. Nulle autre consigne que ma curiosité d’ethnologue. Ce texte s’inspire des notes de cette enquête. Une version longue et analytique a été publiée dans un opuscule intitulé De la Loire quelques regards.
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La Tendresse des crocodiles. Une aventure de Jeanne Picquigny, Fred Bernard, Casterman, 2016.
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Les racontars de la mer salée __
François-Jean Goudeau ___ Depuis un siècle, la bande dessinée nous invite à de nombreuses odyssées : spectaculaires, exotiques, fantaisistes ou intérieures. Pour voyager à notre gré. ___ « Si les amis me demandent, dites que je suis quelque part dans les mers du Sud. » Adieu du maître d’équipage James Morrison, cité pendant le procès de la mutinerie du Bounty.
Cet exergue, qui est aussi celui d’une biographie romancée (et très méconnue) d’Hugo Pratt, Une vie d’aventures1, est un peu la déclaration que la bande dessinée fit dans les années 1920 à son presque exclusif et possessif genre, l’humour. Elle allait alors enfin s’affranchir de cet uniforme peu approprié au voyage au long cours, qui la cantonnait dans de modestes conquêtes sur l’immensité narrative et séquentielle. Sous forme de strips et de gags, où baguenaudaient de nombreux ersatz des premiers maîtres du 9e art : le Suisse Rodolphe Töpffer, l’Allemand Wilhelm Busch, le Français Christophe, l’Américain Rudolph Dirks, etc. Sans forcément abandonner la dérision – ni faire offense aux génies que sont McCay, Herriman et King qui, eux, ouvrirent le média à la poésie, à l’absurdité et à la mélancolie –, des auteurs découvrent, durant les Années folles, les possibilités de l’ellipse pour sillonner la Terre, l’univers. Parmi ces pionniers, citons le Français Alain Saint-Ogan et ses grands gamins Zig et Puce (vite rejoints par le célèbre pingouin Alfred) qui, dès 1925, nous emmènent « du Maroc au pôle Nord, de la Pologne à Haïti, de Chamonix au Sahara, tombent dans le Vésuve, s’écrasent aux Bermudes avant de connaître la gloire de la ticker-tape parade sur Broadway2 ». Le 10 janvier 1929, c’est Georges Remi qui lance Tintin, reporter du Petit Vingtième, sur les routes et les chemins de notre planète, créant le parangon du jeune aventurier téméraire toujours en partance... pour de nombreux pays qu’Hergé lui-même, très paradoxalement, n’aura jamais visités ! Outre-Atlantique, les années 1930 voient la création de séries au ton comme au trait plus sérieux et académiques que leurs voisines européennes : Brick Bradford (Luc Bradefer en France) de William Ritt et Clarence Gray, Jungle Jim d’Alex Raymond (père également de Flash Gordon et influence première d’Edgar P. Jacobs, celui-là même qui imagina les aventures de Blake et Mortimer) ou encore Terry et les pirates de Milton Caniff. Ce dernier sera, lui, le modèle d’un certain Hugo Pratt, maître de l’aventure qui la réinventa avec le souffle, la liberté et la désinvolture incarnés par son héros Corto Maltese, apparu pour la première fois en 1967 dans La Ballade de la mer salée3. L’un des disciples (vous aurez compris que chaque génération se prévaut au moins d’un aîné) du Vénitien Pratt, Fred Bernard – auteur de la saga de Jeanne Picquigny, œuvre, faut-il le répéter, indispensable du 9e art contemporain, fresque épique, géographique (Afrique noire, Cuba, Inde, Tibet... et bientôt l’Amazonie ?4), familiale et sentimentale se déroulant de 1920 à nos jours5 –, ne cite pas spontanément Corto Maltese quand on évoque la question de l’exploration en bande dessinée : « Je vois Corto comme
___ 1. Alberto Ongaro, Une vie d’aventures, Denoël, 1973 ; d’abord paru en Italie, en 1970, sous le titre Un romanzo d’avventura. ___ 2. Claude Moliterni (dir.), Histoire mondiale de la bande dessinée, Horay, 1980. ___ 3. Récit édité en album par Casterman en 1975. ___ 4. L’auteur vous révèle ici en avant-première la destination d’Eugène Love Peacock et de la belle Jeanne Picquigny, lors de leurs prochaines pérégrinations dont la sortie imprimée est prévue pour 2018. ___ 5. Cinq volumes classieux, indispensables (same player shoot again) et disponibles aux éditions Casterman.
>> Rubén Pellejero d’après Hugo Pratt. © 2015 Casterman, © 2015 Cong S.A., Suisse.
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