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N° 144 / 2016

28 euros

Bandes dessinées

Néophyte, lecteur « classique » ou averti : chacun trouvera de quoi nourrir et satisfaire sa curiosité, son plaisir… Et sa fierté d’avoir connu ce nouvel âge d’or !

La revue culturelle des Pays de la Loire

Ce numéro est ainsi à la fois un plaidoyer pour une bande dessinée libérée – particulièrement dynamique dans les Pays de la Loire – et un écrin dédié, croisant portraits, créations originales, essais, photographies, bibliographie et entretiens, assortis d’une riche iconographie et d’une bonne dose d’amour de la part de tous les contributeurs de ce numéro exceptionnel.

Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com

Le cinéma, l’art contemporain et le spectacle vivant ne s’y sont pas trompés, multipliant les déclarations enflammées (et intéressées !) à une pratique longtemps décriée, soumise aux pires clichés réducteurs et infantilisants.

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

La bande dessinée vit, depuis vingt-cinq ans, un nouvel âge d’or. Après une enfance dorée qui l’installa au cœur des cultures populaires, une adolescence provocatrice qui fit la part belle aux expérimentations et aux rencontres avec les autres contre-cultures, le 9e art a fait sa mue, offrant aujourd’hui des œuvres qui comptent parmi les productions artistiques les plus remarquables.

bandes dessinées


Extrait de La Balade nationale, Étienne Davodeau et Sylvain Venayre, La Découverte et La Revue Dessinée, à paraître. © 2017, La Découverte et La Revue Dessinée – Étienne Davodeau et Sylvain Venayre.

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Éditorial __

François-Jean Goudeau La femme entre deux âges et ses deux amants « Très vite cependant, les railleries s’atténueraient, l’ironie se teinterait de sérieux, les années raccourciraient et s’envoleraient. Il ne faudrait pas longtemps alors pour qu’ils soient tous choqués et tristes de se retrouver engoncés dans leur personnalité d’adulte, épaisse et définitive, sans quasiment aucun espoir de se réinventer. » Ce n’est pas blasphème que d’emprunter quelques mots à un roman1 pour le préambule de ce numéro exceptionnel consacré à la bande dessinée. Malgré la proche célébration du bicentenaire de sa naissance officielle (en 1833), le 9e art n’aura jamais fait fi de son caractère hybride et sensitif, ni de sa modestie face à l’art légitime, dont les acteurs et les témoins auront longtemps et souvent moqué l’immaturité et l’indécision de cet art séquentiel, accusé (entre autres maux) d’hésiter entre deux expressions, littéraire et plastique. Une accusation et une méconnaissance coupables qui, du fait d’ailleurs de ce jeu d’équilibriste entre le dessin, le verbe et l’ellipse, en ont oblitéré gravement la visibilité et l’intelligence durant de longues décennies. La sortie de ce purgatoire – qui ne signifie pas pour autant l’accès à un âge adulte synonyme d’inertie et de vaines répétitions, dont souffrent d’ailleurs certains de ses collègues mieux nés ou installés – a été favorisée par l’émergence d’une pensée et d’une analyse scientifique dans les années 1960, d’abord, ensuite et surtout par une génération d’auteurs et d’éditeurs apparue au début des années 1990 qui – sans renier les grands anciens comme McCay, Hergé, Franquin, Crumb, Moebius, etc. – a décadenassé la bande dessinée en termes de public, de thématique, d’esthétique. En termes de possibilités, tout simplement. Affranchie enfin de ses entraves et des vexations qui la cantonnaient et la qualifiaient d’« illustrés [qui] salissent l’imagination des enfants » (dictionnaire Larousse, 1964), de littérature graphique ou encore de cinéma dessiné, elle est devenue une entité artistique, culturelle, industrielle et économique à part entière. Avec l’influence et les dérives (plus de cinq mille nouveautés chaque année en France) que l’on connaît. Une belle et remarquable partie de ces bandes dessinées d’auteurs – celles qui ont commencé à révolutionner le média, il a vingt ans – est concentrée dans les Pays de la Loire, avec deux foyers régionaux particulièrement actifs et enthousiasmants, du côté d’Angers dans un premier temps puis du côté de l’agglomération nantaise. Le premier aura vu la naissance et la confirmation de trois figures incontournables à l’aura internationale : Marc-Antoine Mathieu, Pascal Rabaté et Étienne Davodeau. La scène nantaise, sans pour autant former une « école », affirme quant à elle une identité et une énergie reconnaissables. Une énergie qui rayonne – heureuse actualité – dans les champs éditoriaux et connexes que sont le cinéma et l’art contemporain, pour ne citer qu’eux. Un foisonnement soutenu par des structures publiques, marchandes, associatives, événementielles, qui en assurent la diffusion avec un engagement et une originalité qui, eux aussi, rayonnent bien au-delà des frontières ligériennes. Ce numéro est ainsi à la fois une photographie de cet âge d’or et de ses talents pluriels, la démonstration – en faisant miens les mots du regretté Umberto Eco – que la bande dessinée enrichit comme jamais son « illustre pedigree2 » et la supposition que son avenir et sa capacité à se réinventer dépendent, peut-être, de sa défiance à l’égard de ses deux amants (le mot et le trait) comme de la maturité.

___ 1. Meg Wolitzer, Les Intéressants, Éditions rue Fromentin, 2015.

___ 2. Préface d’Umberto Eco pour Portraits de Claire Bretécher, Denoël, 1983.

p. 3


___ Premiers cartouches ­ ___ 24

– Étienne Davodeau, le je qui dit nous

___ Jean-Christophe Ogier, journaliste 34

– Pascal Rabaté

___ François Morel, acteur, réalisateur, chroniqueur 38

– Chez Rabaté, le pire est toujours à venir

___ Jean-Yves Lignel, journaliste et chroniqueur judiciaire

– Marc-Antoine Mathieu, la bande dessinée au défi

48

303_ n° 144_ 2016_

__ Sommaire

Thierry Groensteen, historien et théoricien de la bande dessinée

___ Aux suivants ­ ___

– Fabien Vehlmann, scénariste prolifique ___ Emmanuelle Ripoche, éditrice 60

70

– Claire Braud, l’étoile montante du 9e art

Manon Bardin, responsable de la littérature jeunesse

à La Bulle – Médiathèque de Mazé

___ 78

___ – Éditorial

– Benjamin Bachelier, l’instinct sauvage de la couleur ___ Sophie Melchior, rédactrice 96

– Karine Bernadou, l’art et la manière François Baunez, responsable du service Culture et Relations ___ internationales de la Ville de Bouguenais 104

___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée

– Cyril Pedrosa, malade de littérature ___ Frédérique Pelletier, journaliste spécialiste de bande dessinée 88

­ ___

06

Christophe Cassiau-Haurie, conservateur des bibliothèques

et journaliste spécialisé dans la bande dessinée d’Afrique et de l’outre-mer ___

Bandes dessinées 02

– Tehem, bien dans ses bottes !

– Pour une histoire de la bande dessinée Entretien de François-Jean Goudeau avec Benoît Peeters, écrivain, scénariste et critique

p. 4

112

– Hervé Tanquerelle, la passion du dessin François Baunez


___ ___ 120

– Olivier Supiot, les couleurs de l’imaginaire

___ Christophe Quillien, écrivain, spécialiste de la bande dessinée 128

– Dans l’atelier de Brüno

Benjamin Roure, journaliste spécialiste de la bande dessinée

___ Visionnaires ­ ___

– Gwen de Bonneval, la bande dessinée dans tous ses états ___ Christophe Quillien 138

– Professeur Cyclope, récit d’une épopée numérique ___ Roxanne Moreil, libraire 148

158

___ 200

– Causerie animée

Entretien de François-Jean Goudeau avec Xavier Kawa-Topor, historien, écrivain

et directeur de lieux culturels

___

– Bande dessinée et cinéma, les faux jumeaux ___ Laetitia Cavinato 210

224

– No border

Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure

d’histoire de l’art

___

– Catch de dessin ___ Olivier Texier, auteur de bande dessinée 240

244

– Bibliographie très idéale (et très subjective) François-Jean Goudeau

– Ici Même… et ailleurs !

___

168

Entre les cases ­

Laetitia Cavinato, chargée de communication et d’édition pour La Bulle – Médiathèque de Mazé

– Vide Cocagne, maison collaborative

Emmanuelle Ripoche

___ Les sémaphores ­ ___

– Les Nouveaux Territoires de la bande dessinée ___ Sébastien Vassant, auteur de bande dessinée 180

188

– Le Bédénomicon Thomas Gregor et Tony Emeriau, auteurs de bande dessinée

p. 5


p. 6


Pour une histoire de la bande dessinée __

Entretien de François-Jean Goudeau avec Benoît Peeters ___ Avant de dresser le portrait d’une création et d’une diffusion régionales remarquables s’impose la mise en perspective – et en prospective – de ce média sur le plan mondial, en interrogeant son origine, sa sémiologie, sa transversalité et ses courants, et en imaginant son devenir. ___

Il n’y avait qu’un penseur – mais aussi acteur de ce champ, en tant que scénariste, notamment des Cités obscures1 – pour évoquer en profondeur ces nécessaires sujets et questions : entretien avec Benoît Peeters.

Fumetti, manga, funnies, comics, historietas : vous avez déjà mentionné2 la diversité des appellations et, incidemment, des acceptions de la bande dessinée. Toutefois, on peut considérer que ces terminologies ont en commun leur vocabulaire dépréciatif et le fait qu’elles soulignent l’aspect anecdotique, humoristique, dérisoire sinon réducteur du média. En tant que théoricien, penseur de celui-ci, partagez-vous cet avis ? Permettez-moi un petit préambule : remarquons combien est curieux le regard goguenard que beaucoup de gens cultivés continuent de porter sur la bande dessinée, comme si elle était indigne d’un intellectuel, d’un esthète ou d’un amateur de littérature. Alors que le domaine s’est tellement diversifié qu’ils le connaissent très peu, très mal. Plus personne n’est à même de maîtriser la bande dessinée dans son ensemble, pas plus que l’on ne peut maîtriser tout le cinéma ou la musique d’aujourd’hui ! C’est la raison pour laquelle nous avons vraiment besoin de beaucoup de chercheurs, de spécialistes, qui pour la plupart ne s’empareront et ne maîtriseront qu’un seul corpus. Il est important de donner ce cadrage-là dans un secteur en manque de légitimité et, en même temps, devenu bien trop riche pour que quelqu’un soit capable de l’appréhender globalement. Il reste que penser la bande dessinée, c’est d’abord prendre ce média au sérieux. En le considérant dans sa singularité et sa dignité : la bande dessinée est un langage propre, qui a ses particularités, qui n’est pas un « bâtard » d’écriture et de dessin, qui n’est pas un mélange. C’est une forme qui existe en tant que telle. Elle a d’ailleurs déjà donné naissance à de grandes œuvres mais, en droit, elle a le potentiel de donner naissance encore à beaucoup d’autres. Une des joies de ma vie a été de voir des choses, qui étaient de pures possibilités il y a trente-cinq ans, se matérialiser au-delà des espérances. Nous (un nous qui inclut d’autres spécialistes comme Thierry Groensteen et Thierry Smolderen en France, Paul Gravett en Grande-Bretagne) avons vu émerger, ces dernières décennies, des œuvres qui donnaient raison à notre foi en la bande dessinée et notre conviction qu’elle était encore loin d’avoir tout donné.

___ 1. Avec François Schuiten au dessin. Treize tomes parus chez Casterman depuis 1983.

___ 2. Dans La bande dessinée, Flammarion, collection « Dominos », 1993.

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Premiers cartouches

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Observateurs à leur façon d’un monde et d’une humanité en (dés)équilibre, les trois « pères fondateurs » de la bande dessinée d’auteur ligérienne – j’imagine combien ce titre les honorera et les comblera ! – que sont Marc-Antoine Mathieu (né en 1959), Pascal Rabaté (né en 1961) et Étienne Davodeau (né en 1965) sont aujourd’hui des artistes majeurs et reconnus du média, influençant, sans vraiment le vouloir ni même le conscientiser, une nouvelle génération de créatrices et de créateurs. Si leur démarche ontologique les rassemble assurément, elle ne les confond pas pour autant, chacun ayant développé une personnalité unique dans cet art narratif – métaphysique chez le premier, nostalgique et acide chez le deuxième, ancrée dans le réel pour le troisième. Leur sensibilité et leur amitié ne les empêchent nullement de se taquiner à l’occasion, quand on se soucie de recueillir leur précieuse parole. Ainsi Marc-Antoine Mathieu n’hésite-t-il pas à déclarer : « Je ne suis pas très sûr d’aimer les films ou les bandes dessinées documentaires […]. La vie mise en scène pour recréer une espèce de “méta-vie” qui serait plus vraie que la vraie vie, ce n’est pas du tout un truc que je recherche1. » Pascal Rabaté, lui, qui se définit comme un maçon de la bande dessinée, « fait avec les défauts des gens, quand Étienne [Davodeau] fait malgré ces défauts2 » ; ce dernier, disciple – malgré lui ! – d’Hergé3, précise : « Il n’y a pas d’école angevine, même si le hasard géographique a regroupé beaucoup d’auteurs dans la région, chacun travaillant dans une direction différente. Je ne connais d’ailleurs pas toutes les créations angevines : je connais surtout, évidemment, celles de Pascal Rabaté et de Marc-Antoine Mathieu. Rabaté qui est assurément un gredin, un mythomane, un pervers, écoute de la musique improbable (particulièrement la country de Derek Strafford) ; c’est d’ailleurs étonnant qu’on puisse faire des bandes dessinées de tenue en écoutant cette musique ! Plus sérieusement, ce sont des gens que je lisais avant de les connaître puisqu’ils ont commencé avant moi, étant tous les deux bien plus vieux que moi, et que je suis allé voir à l’époque pour leur présenter les planches de mon premier livre. Au sujet de Marc-Antoine, je ne vais pas dire du bien, ce serait ridicule ; en bref, j’aime bien leurs livres à eux deux4. » Une différence qui dit surtout l’intransigeance, l’originalité et la diversité des talents. François Morel dit très poétiquement, à propos de l’auteur des Petits ruisseaux, que son travail est consolateur. J’emprunte cette formule et l’élargis volontiers à nos trois compères : leur œuvre nous console par sa générosité, son acuité, son sens, son influence, son intelligence.

___ 1. Entretien avec Marc-Antoine Mathieu : Traits Portraits T4, Communauté de communes de Beaufort-en-Anjou, 2006. 2. Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, dossier Pascal Rabaté, DBD, no 13, DBD, 2001. 3. À l’instar d’Hergé pour son Tintin au pays des Soviets, Étienne Davodeau se refuse (pour le moment) à redonner une vie imprimée à sa première création, Les Amis de Saltiel, publiée en trois volumes chez Dargaud entre 1992 et 1994. 4. Entretien avec Étienne Davodeau : Traits Portraits T2, Communauté de communes de Beaufort-en-Anjou, 2004 (texte original inédit).

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Étienne Davodeau, le je qui dit nous __

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Jean-Christophe Ogier

Chef de file de la bande dessinée du réel, le dessinateur des Mauges, auteur multiprimé des Mauvaises Gens et des Ignorants, aime à partager les joies, les peines et les engagements de ses contemporains. ___

Qu’il soit bon ou mauvais, Étienne Davodeau n’a jamais fait dans le genre. Dans sa production, ni science-fiction ni western. C’est à peine s’il pousse à l’occasion l’imagination dans le voisinage du polar. Son crayon s’appuie sur du connu, du tangible, du vécu en décors naturels : une gare bientôt désaffectée, quelque bourg éloigné des grandes villes, une cabane en forêt. Il montre un appétit jamais rassasié pour la marche du monde. Qui tourne plus ou moins rond. Dans Le Réflexe de survie1, un cheminot à l’avenir incertain lit et relit Ouest-France, le grand quotidien régional, lien indéfectible avec la vie locale. Dans Quelques jours avec un menteur, le transistor est branché sur France Info. La station d’information continue n’a qu’une dizaine d’années d’existence, elle égrène les heures en diffusant en boucle les échos de la planète. L’oreille aux aguets, c’est avec Là-bas si j’y suis, l’émission de reportages de France Inter, que Davodeau « prend goût aux portraits de gens de peu2 ». Les mots de la presse, de la radio et de la télé résonnent dans ses pages. Étienne Davodeau n’a pas toujours dit je. Il y eut une époque qui semble désormais lointaine où l’enfant des Mauges, qui a pratiquement toujours vécu entre la Loire et Cholet, n’avait recours qu’à la fiction pour parler du temps qui passe, de la famille qui compte, des copains qui restent ou s’en vont. Il racontait en images l’aventure du quotidien. En témoignent Le Constat, La Gloire d’Albert, Chute de vélo3, pour ne citer que quelques-unes de ses bandes dessinées. Derrière les histoires « inventées », au cœur des scénarios habilement tricotés, la vraie vie s’imposait déjà comme sujet du propos. Il faut croire que ça ne suffisait pas. Au tournant du siècle, le réel titille tant Étienne Davodeau qu’il va irriguer de plus en plus ses livres.

Gloire aux travailleurs !

___ 1. Delcourt, 1998.

Rédacteur en chef de La Revue dessinée, qui depuis 2013 marie journalistes professionnels et dessinateurs pour produire des enquêtes et des reportages en bande dessinée, Franck Bourgeron voit en Davodeau « un grand conteur qui s’inscrit dans le courant documentariste, dans la tradition de Georges Rouquier4 ». En 1946, le réalisateur de Farrebique et Biquefarre faisait entendre en patois aveyronnais la paysannerie de l’après-guerre ; en 1983, il retournait dans le village du Massif central pour y retrouver les témoins d’antan. Il faut également citer René Vautier, auquel le scénariste Kris

___ 2. Entretien avec Antoine Tricot pour nonfiction.fr.

___ 3. Dargaud, 1996 ; Delcourt, 1999 ; Dupuis, 2004.

___ 4. Entretien avec l’auteur.

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Ibicus, Pascal Rabaté, Vents d’Ouest, p. 108. © 2006, Glénat Éditions / Vents d’Ouest.

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Chez Rabaté, le pire est toujours à venir

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Jean-Yves Lignel ___ Pascal Rabaté est une voix du fond du trou, un chantre ricanant de la France qui perd. Mais même dans le plus déprimant des décors, il donne à la banalité de ses personnages une poésie et une drôlerie sans pareilles. ___

C’est plus fort que lui, faut qu’il fasse son plouc… Rendre visite à Rabaté commence invariablement par une interpellation qu’il adresse à la troisième personne : « Alors ? Comment il va aujourd’hui ? » Puis, aux plus proches, il claque la bise en faisant un genre de « panp-panp » avec des lèvres qu’il garde hypocritement pincées. Même les vieilles paroissiennes n’embrassent plus ainsi depuis les années 1970. Pareilles effusions effrayent invariablement le bédéphile qui souhaite « rencontrer Pascal Rabaté ». Plus d’un s’est trouvé déstabilisé par une telle entrée en matière, en décalage avec la dévotion émerveillée qu’il porte à l’auteur. Car attention, nous n’allons pas rendre visite à n’importe qui : même si l’intéressé s’en défend, Rabaté est une icône révérée dans le monde de la bande dessinée, et pour deux excellentes raisons. Il l’est pour avoir su imposer l’univers très particulier qui est le sien, alors même que ses histoires de Français très moyens sont à rebours du flot éditorial. Ils ne sont pas si nombreux, les auteurs qui portent avec eux un univers aussi typé et familier. Il l’est encore pour avoir indéniablement ouvert au genre BD les portes d’autres formes d’expression, comme le cinéma et l’illustration. En fait, Pascal Rabaté est bien plus qu’un auteur de bandes dessinées. Sa longue bibliographie le montre scénariste pour nombre de ses confrères, ou encore dessinateur pour d’autres, et bien sûr cinéaste, avec trois films distribués. Il serait plus exact et plus complet de le présenter comme un conteur d’histoires, art qu’il maîtrise avec une remarquable intelligence du rythme par le texte, par le dessin et par le cinéma mais aussi par la parole car je l’atteste : Pascal Rabaté est un formidable conteur. Un dîner avec lui est une expérience inoubliable et qui marque ad vitam aeternam, bien que celle-ci soit fatigante pour le foie, mais je reviendrai sur ce point. L’épreuve du salon guette à présent le visiteur. Rien n’est plus désordonné que le salon de Rabaté, à part la pièce où il travaille car celle-ci est pire encore et c’est bien pour cela qu’il n’y reçoit pas. Le salon rabatéen est un fracas d’objets, un invraisemblable bric-à-brac : livres d’art fatigués, cassettes de films russes, masques africains, sculptures dignes d’un rebut de vide-greniers… Sur les murs, surtout, sont alignés

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Marc-Antoine Mathieu, autoportrait. Š Marc-Antoine Mathieu.

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Marc-Antoine Mathieu, la bande dessinée au défi __

Thierry Groensteen ___ Depuis vingt-cinq ans, Marc-Antoine Mathieu multiplie les prouesses conceptuelles, sans jamais sacrifier à un formalisme vain. Par-delà la diversité de ses livres, on mesure aujourd’hui la cohérence de ses interrogations. ___

En 1990, L’Origine inaugurait une série promise à un rapide succès public et critique. L’auteur avait trente et un ans. En se donnant un héros en creux, ce « Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves » qui a l’allure d’un simple quidam et est dépourvu de regard, en multipliant les jeux formels et les interventions sur la matérialité même du livre, en développant une esthétique du noir et blanc, Mathieu affirmait d’emblée la singularité de son entreprise artistique. Les figures tutélaires un peu écrasantes de Borges et de Kafka ont souvent été évoquées au sujet de la série des Julius qui, à d’autres moments, peut faire songer au théâtre baroque et au théâtre de l’absurde. Mais Mathieu est aussi apparu de la même famille que Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland) et Fred (Philémon), et comme une sorte de cousin de l’Oubapo1 : un expérimentateur, un manipulateur de codes, un dynamiteur du langage de la bande dessinée. Julius, on l’a laissé entendre, n’a pas grand-chose du « héros » conventionnel, même s’il a un emploi (il est fonctionnaire au ministère de l’Humour, où la nature de ses attributions reste vague). Et d’abord parce qu’il donne l’impression de ne jamais agir que sous la contrainte ou l’effet du hasard, ou plutôt celle d’être agi par des forces qui le dépassent. Mathieu a pu dire, à cet égard : « Il est en adéquation avec ma conception, disons bouddhiste, de l’existence, selon laquelle chacun de nous n’est qu’un brin de paille emporté par le torrent2... » La chute au bas du lit, qui terminait plus d’une page de Little Nemo, devient ici l’événement inaugural. La « journée de travail » de Julius commence rituellement de cette façon brutale. Cependant Julius ne se réveille que pour replonger dans un univers qui semble aussi peu réel que celui de ses rêves, un monde décalé, un métamonde où ce sont la bande dessinée elle-même, son support, ses codes et ses lois qui suscitent et déterminent les péripéties. Julius redoute – telle est la forme de son angoisse existentielle – de ne pas faire le bon rêve au bon moment, de le partager imprudemment, de le quitter prématurément, de se « réveiller dans un autre rêve », de se lancer dans un « rêve à ne pas faire », etc. Dans La 2,333e Dimension, les « gardiens de la réalité » viennent d’ailleurs contrôler son « oniroactivité ».

___ 1. Ouvroir de bande dessinée potentielle. Ce collectif explore le champ de la création de bandes dessinées à partir de contraintes formelles arbitraires.

___ 2. Extrait de mon entretien avec Mathieu, dans Artistes de bande dessinée, Angoulême, L’An 2, 2003, p. 32-54. Les autres propos de l’artiste rapportés plus loin proviennent de la même source.

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Cyril Pedrosa Malade de littérature

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Frédérique Pelletier ___ Cyril Pedrosa scrute les événements intimes de nos vies à travers un dessin de plus en plus épuré. Féru de littérature, il cisèle en parallèle ses textes introspectifs pour tenter de mieux comprendre ses contemporains. Un explorateur habile de nos âmes tourmentées. ___

Et si Cyril Pedrosa était atteint du mal de Montano, cette obsession pour la littérature qui ronge le héros nantais d’Enrique Vila-Matas dans son roman éponyme ? Écrire lui permettrait de garder son équilibre psychologique. C’est peut-être un brin exagéré, mais il y a chez l’auteur de Portugal un besoin d’ordonner les mots avec un soin méticuleux qui dépasse le simple plaisir de raconter une histoire. L’auteur nantais – lui aussi –, qui mêle bande dessinée et courts monologues intérieurs dans son dernier livre, Les Équinoxes, se tourne de plus en plus vers le côté littéraire du 9e art. Venu à la littérature sur le tard, selon ses propres dires, il dévore depuis une dizaine d’années de nombreux romans qui ont laissé des traces indélébiles sur son dernier opus. Ses nouveaux coups de cœur se nomment Robert Walser et… Enrique Vila-Matas. Le premier, suisse-allemand, qualifié de « miniaturiste par excellence » par Stefan Zweig, aimait à décrire le charme de l’ordinaire, les instants banals mais riches de notre existence. Il a passé vingt-sept ans dans un hôpital psychiatrique. Vila-Matas est également un grand metteur en scène de l’infime, mais il injecte plus d’ironie dans ses romans, plus d’étrangeté aussi. Il truffe surtout ses œuvres de références littéraires comme de questionnements sur la réalité et la fiction. Dans Les Équinoxes, Cyril Pedrosa suit pendant un an ses personnages à un moment de leur vie où le désarroi l’emporte. Il restitue avec justesse les instants de tourment que traversent Louis, un vieux militant écolo désabusé par la politique, Vincent, en pleine crise de la cinquantaine, et Camille, obligée à trente ans de squatter chez des amis. Le dessin change à chaque saison, touche au minimalisme – presque à l’abstraction – dans les scènes de tristesse ; une certaine mélancolie flotte tout au long des trois cent trente pages du livre. Et les textes au style épuré sont là pour mieux entrer dans le cerveau de chacun des protagonistes. « Plus le temps passe et plus j’ai l’impression que ce qui se passe dans l’écriture me touche plus que dans le dessin et moins je suis convaincu par le fait que la bande dessinée peut tout dire, même si je suis conscient bien sûr de mes propres limites. Évoquer l’intériorité subjective par le dessin me semble extrêmement compliqué. Après, c’est un vrai défi. » Cyril Pedrosa peaufine donc l’écriture, parfois dans la douleur, pour définir ce que nous avons en commun, nous êtres humains. « Ce qui m’intéresse le plus dans l’écriture, c’est le fait de nommer les choses. C’est très personnel. J’ai besoin de poser les mots les

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Benjamin Bachelier L’instinct sauvage de la couleur

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Sophie Melchior

Benjamin Bachelier est de ces auteurs dont on reconnaît la patte. La « pâte » devrait-on dire, tant il est question de matière, de texture, de pigment chez cet artiste qui s’ose peintre autant que dessinateur. ___

L’artiste est révélé au monde de la bande dessinée par le récit de Marion Festraëts, Dimitri Bogrov, qu’il illustre pour les éditions Gallimard en 2009. Réalisées en couleurs directes, à l’acrylique, les planches de Dimitri Bogrov subjuguent par leur puissance émotionnelle et romanesque. « Tu es un peintre qui dessine, et pas l’inverse ! » lâche Edmond Baudouin en découvrant les tableaux de Benjamin exposés cette année au domaine Orenga di Gaffory, à Patrimonio. « J’ai mis des années à admettre ça », confie humblement l’auteur. Benjamin Bachelier grandit dans la campagne grenobloise et les parfums de térébenthine de l’atelier maternel. Il récupère les fonds de pots colorés, bricole, barbouille, patouille avec la naïveté et l’audace qui siéent aux enfants que l’on croit « sages » parce qu’ils dessinent. Le rouge le fascine. Rouge, c’est aussi la couleur des murs de l’atelier de peinture du lycée où, sur la musique planante des Doors, son professeur, M. Casalegno, lui apprend à oser : « Vas-y à fond, tu verras bien ! » C’est ce que fait Benjamin en s’inscrivant à l’école des beaux-arts d’Angoulême : dans ce joyeux melting-pot où se côtoient la peinture et la bande dessinée, Moebius, Pratt et Bilal l’inspirent tout autant que Basquiat. Peindre ou raconter ? Et si l’on pouvait faire les deux ? À l’heure des choix professionnels, Benjamin Bachelier gagne ses premiers contrats dans l’illustration pour la presse et l’édition. Le goût de peindre est toujours là, mais mis sous le boisseau. En tout cas réservé à l’intimité de ses proches. En 2006, il prend la relève d’Hervé Tanquerelle chez Glénat, pour la série Le Legs de l’alchimiste sur des scénarios d’Hubert. En 2009, Joann Sfar crée la collection « Bayou » pour Gallimard et lui commande un récit. Mais le lent travail du scénario l’encombre ; ce qu’il veut, c’est l’instantanéité du trait, le jaillissement spontané de la couleur. Dimitri Bogrov lui offre le support qu’il attendait ; le récit sensible d’un(e) autre, comme l’armature de bois sur laquelle il tend ses toiles, pour mieux libérer cette force expressive de trait et de couleur qui l’habite. Pour leur collaboration suivante, Ulysse Wincoop, splendide western humaniste, Marion Festraëts lui fait découvrir les paysages du peintre américain Maynard Dixon qui l’ont inspirée pour son histoire. Cette fois, Benjamin renonce à la couleur directe pour travailler en numérique. L’outil est maîtrisé et l’illusion parfaite : on croirait un travail à l’huile. Entre la Russie des tsars et Wounded Knee, Benjamin rencontre le scénariste vannetais Stéphane Melchior, qui l’entraîne vers un autre support narratif, celui de l’adaptation.

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303 / Bandes dessinées / Karine Bernadou, l’art et la manière / François Baunez

uw La Femme toute nue, Karine Bernadou, Sarbacane. © 2007, Sarbacane – Karine Bernadou.

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303 / Bandes dessinées / Gwen de Bonneval, la bande dessinée dans tous ses états / Christophe Quillien

Les Derniers Jours d’un immortel, Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann, Futuropolis. © 2013, Futuropolis – Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann.

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Dessin de Gwen de Bonneval pour Les Derniers Jours d’un immortel. Š Gwen de Bonneval.

p. 147


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Ici Même… et ailleurs ! __

Laetitia Cavinato ____ Portrait de Bérengère Orieux, transfuge de Vertige Graphic où elle a officié plus de dix ans et fondatrice en 2013 d’Ici Même, une maison d’édition nantaise indépendante et singulière. ____

Si la maison d’édition porte le nom du roman graphique de Forest et Tardi plébiscité en 1980 à Angoulême pour son scénario, cela n’avait rien d’intentionnel : il s’agit simplement d’un très heureux hasard ! Pourquoi s’est-elle lancée en indépendante dans l’édition ? « J’avais beaucoup de liberté chez Vertige Graphic, et je les en remercie. Mais j’ai créé Ici Même pour pouvoir éditer des livres qui n’avaient pas vraiment de raisons de voir le jour chez cet éditeur, car ils ne correspondaient pas à la ligne historique. » Dans sa jeune maison, Bérengère défend donc des titres d’auteurs encore peu ou pas connus du public français, en se concentrant sur ses coups de cœur pour des univers fins et singuliers…

Une véritable politique d’auteurs En feuilletant le catalogue, le curieux s’étonne vite de la forte coloration cosmopolite des titres. Pologne, Italie, Allemagne, Espagne, États-Unis : c’est manifeste, Ici Même nous parle surtout d’Ailleurs ! « Avec mon parcours, je suis amenée à beaucoup voir ce qui se fait à l’étranger. Au prorata de la production artistique au niveau international, ce n’est pas surprenant d’avoir une vingtaine de titres et quasiment pas d’auteurs français. » Pourtant, et c’est là que réside la véritable spécificité d’Ici Même, l’activité ne se cantonne pas à l’achat de droits : la création occupe délibérément une place grandissante. Ainsi, le New-Yorkais Koren Shadmi a été édité pour la première fois en France et en français. La raison ? Un trait de filiation très européenne, a priori encore trop déroutant pour le public nord-américain pour inciter un éditeur américain à parier sur ce jeune artiste1. On le lit entre les lignes, les auteurs qui figurent au catalogue d’Ici Même ont en commun leur forte identité graphique, qui les éloigne des courants mainstream ou d’une facilité d’approche plus immédiate pour le lecteur, dont les maisons d’édition sont friandes. C’est particulièrement le cas de Paolo Bacilieri qui, pour être salué par ses pairs transalpins comme l’un des meilleurs dessinateurs du pays, est voué à une certaine confidentialité commerciale. Dans Mortelle culture no 2762, Cecil McKinley fournit, dans sa critique de Fun3, une explication aussi brève que juste de cette faiblesse des ventes : « Un album à la fois érudit et digressif, comme son auteur ». Bérengère Orieux ne s’effraie pas d’un potentiel commercial limité, elle est en quête d’autre chose. D’artistes de talent, bien entendu, mais pas seulement. « Un catalogue basé sur la relation à l’auteur, c’est ce qui m’intéresse. » Et les bédéastes de son écurie semblent être d’accord avec la démarche ! Ainsi, l’Allemand Simon Schwartz,

___ 1. Le tome I d’Abaddon est paru aux ÉtatsUnis chez Z2 Comics en novembre 2015, soit deux ans après l’édition originale française d’Ici Même. Koren Shadmi n’envisage pas pour autant d’interrompre sa collaboration avec la maison d’édition nantaise ! ___ 2. Sur le site www.mortelmanagement.com ___ 3. Cononino Press, 2014, pour l’édition originale italienne.

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Madumo, Fabrice Erre, Vide Cocagne, p. 12. © 2015, Vide Cocagne – Fabrice Erre.

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Vide Cocagne Maison collaborative

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Emmanuelle Ripoche

Portrait d’une incontournable maison alternative nantaise née du fanzinat, qui expérimente depuis plus de dix ans des éditions illustrées à l’humour décalé, poétiques, souvent militantes et toujours portées par un bel esprit collectif. ____ Le collectif En 2002, Fabien Grolleau et Thierry Bedouet partagent le même atelier ; l’un pratique l’architecture, l’autre le graphisme. Voyant les dessins de Thierry, Fabien s’y intéresse et lui propose de courts scénarios à dessiner. « C’était vraiment pour s’amuser au départ, puis on s’est dit que ce ne serait pas mal d’avoir une production régulière et de fonder notre association1. » Vide Cocagne naît ainsi en 2003 avec un premier fanzine, Quartier, puis un second, Soudain !. Les deux éditeurs sont alors de parfaits autodidactes : avec les auteurs – confirmés ou en devenir – qui souhaitent contribuer à leur projet, ils tirent profit de la forme libre du fanzine pour expérimenter le dessin, le récit et l’autoédition de bandes dessinées, pendant près de huit ans. Rapidement, ils sont rejoints par un jeune auteur charentais talentueux, Terreur Graphique. « Quand il est arrivé à Nantes, il était déjà connu dans le milieu du fanzinat. Il cherchait un moyen de publier ses histoires et de s’inscrire dans un collectif ; il est venu nous voir. » Pour compléter cette belle équipe d’auteurs-éditeurs, Émile Chiffoleau, rencontré lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo en 2004, propose de les aider pour l’administration et le développement de la maison. Neuf ans plus tard, Thomas Brochard s’associe également au projet, puis, tout récemment, Mariane Palermo est arrivée pour assurer le poste d’administratrice. Dès 2010, le développement des éditions nécessite un bon diffuseur-distributeur : c’est là qu’Émile entre en jeu, trouvant un premier accord avec Makassar en 2011, puis en 2012 avec Belles Lettres Images, pour une meilleure visibilité nationale. Mais l’équilibre financier de la maison reste fragile : les bénéfices sont réinvestis dans les projets et servent à rémunérer les auteurs. Chacun des membres conserve donc parallèlement une activité rémunératrice d’auteur, d’illustrateur ou de médiateur2. Le comité éditorial de Vide Cocagne s’organise autour des membres fondateurs et de Thomas et Émile. « Au départ, il y avait plus de coups de cœur que d’organisation ! raconte Thierry. Aujourd’hui, on a appris à peaufiner notre programmation, même si on a encore nos coups de cœur... Fabien a une vision d’ensemble, il suit tous les projets en tant qu'éditeur. Ensuite on se répartit le travail, c’est très participatif. »

___ 1. Extraits d’un entretien avec Thierry Bedouet, mené dans les locaux de Vide Cocagne en juin 2016. ___ 2. Seule Mariane Palermo est actuellement salariée, en contrat aidé CUI/CAE.

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303 / Bandes dessinées / Les Nouveaux Territoires de la bande dessinée / Sébastien Vassant

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Winsor McCay en train de dessiner Nemo. Coll. Cinémathèque québécoise – 1995.4464.PH.10.

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Causerie animée __

Entretien de François-Jean Goudeau avec Xavier Kawa-Topor ___ La bande dessinée et le cinéma d’animation sont des faux jumeaux qui ont longtemps partagé techniques et créateurs, avant de développer – chacun de son côté – une identité, une industrie et un langage distincts. Une histoire de ruptures et de retrouvailles. ___

François-Jean Goudeau : Dans votre passionnant essai, Cinéma d’animation, au-delà du réel (éditions Capricci, 2016), vous écrivez que « le dessin animé se révèle d’emblée apte à l’expression la plus libre de l’imagination où le conscient se mêle à l’inconscient ». En quoi se différencierait-il ici de la bande dessinée ? Ou, plutôt, le 9e art serait-il moins apte – selon vous – à cette expression ? Xavier Kawa-Topor : Dans le livre auquel vous faites référence, j’ai tenté de faire valoir les capacités propres du cinéma d’animation à rendre compte du réel, ou tout au moins à proposer une « expérience du réel » qui n’est pas moins riche ni moins « vraie » que celles qu’offrent les films tournés en images réelles. Ce qui a pu disqualifier le dessin animé aux yeux de la critique cinématographique, c’est sa dimension ontologiquement illusionniste. Je m’explique : dans le dessin animé, par le truchement du tournage image par image, on donne par le mouvement l’illusion que les objets inanimés ou dessins que l’on filme ont une « vie » à l’écran. Cette illusion de vie par le mouvement recréé est pour moi la grande différence qui se joue entre dessin animé et bande dessinée. Je ne crois pas que la bande dessinée soit moins apte à l’expression de l’imagination. Il me semble en revanche que les régimes de représentation de ces deux arts sont totalement différents. Le dessin animé est un art cinématographique. Comme tel, le dispositif de représentation qui est le sien est celui de la projection avec sa salle obscure, son écran lumineux, le défilement des images et du temps : un théâtre parfait pour l’inconscient. FJG : Un dispositif certes plus luxueux, plus confortable, et « technologiquement » supérieur aux modestes artefacts de la bande dessinée. Toutefois, permettez-moi de citer et de rejoindre le propos1 de Peter Greenaway 2 : « Il se pourrait bien que la bande dessinée soit un langage encore supérieur. À son meilleur, le sens de la séquence, qui souvent – mais pas toujours – se confond avec le sens du récit, joue d’une qualité unique : l’étalement, lequel permet au lecteur de contempler ensemble le début, le milieu et la fin d’une action. Le film d’animation ne peut montrer qu’un instant à la fois, celui du temps présent, alors que le comic strip vous offre la séquence entière – qui autorise la lecture rétroactive et l’anticipation –, le passé, le présent et le futur… » L’inconscient, qui est sans doute plus soucieux de liberté que de réalisme dans l’illusion de vie, ne serait-il pas, finalement, plus à l’aise avec une composition moins linéaire, moins rythmée mais, assurément, plus elliptique et offrant une pluralité de niveaux de lecture et d’intellection ? XKT : Ni plus luxueux, ni meilleur, je pense que le cinéma d’animation offre simplement autre chose. Norman McLaren3 a proposé de le définir comme l’art du mouvement

___ 1. Extrait de sa préface à l’ouvrage collectif Little Nemo au pays de Winsor McCay, Milan, CNBDI, 1990. Traduction de Thierry Groensteen, qui est aussi le directeur du livre sus-cité. ___ 2. Réalisateur gallois né en 1942 : Meurtre dans un jardin anglais (1982), 8 femmes ½ (1999), Que viva Eisenstein ! (2015), etc. ___ 3. Réalisateur canadien (1914-1987), oscarisé en 1952 et considéré comme l’un des plus grands artisans de l’animation mondiale.

p. 201


P. 224 et 227 : portraits du frère de David B. pour l’exposition David B. Portraits de mon frère et du Roi du monde qui s’est déroulée au musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne du 7 février au 29 mai 2016. DR.

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No border __

Éva Prouteau ___ Segmenter, distinguer, opposer : l’histoire de l’art a souvent contrôlé les zones de passage entre les divers domaines de la création. Sans surprise, l’art contemporain a longtemps battu froid à la bande dessinée. Mais l’heure semble désormais à la porosité des frontières… ___

La construction de mondes dessinés peut épouser de nombreuses formes : de la bande dessinée à l’art contemporain, du livre à l’exposition, du web aux revues plurielles, les circulations s’intensifient et certains artistes/auteurs/dessinateurs affectionnent particulièrement ces glissements aux lisières, ces déplacements furtifs qui les rendent insituables. D’autres, dans le seul espace du livre, cherchent inlassablement de nouveaux systèmes de lecture, cabrent le cadre et déstructurent la narration, avec beaucoup de sérieux ou de frivolité. Au détour de quelques expositions et publications croisées dans la région et au-delà, ce texte esquisse un voyage express dans ces passages qui se frayent, où chacun cherche « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau1 ».

Rendez-vous dans l’espace Deux institutions ligériennes importantes, une scène nationale (le lieu unique, à Nantes) et un musée (celui de l’Abbaye Sainte-Croix, aux Sables-d’Olonne), viennent de consacrer une exposition respectivement à Pierre La Police et à David B., figures tutélaires de ce que l’on a surnommé en France, dans les années 1990, la « nouvelle bande dessinée ». Ces événements sont révélateurs à plusieurs titres : même si ces deux lieux d’art manifestent depuis longtemps leur intérêt pour la scène graphique et la bande dessinée, ils entérinent par cette programmation un phénomène relativement récent et encore minoritaire, l’imbrication de champs artistiques qui, habituellement, se toisent avec moquerie, condescendance affligée ou méconnaissance réciproque. Si elles sont le symptôme d’une mobilité des signes et des formes, ces deux expositions révèlent également l’appétence de ces auteurs/artistes à penser leur dessin en dehors du livre, dans une étonnante maîtrise de la mise en espace et de l’installation.

Tracer des lignes à haute tension : David B., Mon frère et le Roi du monde David B. semble faire partie de ces êtres qui creusent inlassablement le même sillon et traquent les variations sur un thème viscéral qui ne les laisse jamais en paix : en l’occurrence, l’épilepsie du frère aîné de l’auteur, racontée au long cours dans l’ouvrage autobiographique qui le fit connaître du grand public, L’Ascension du Haut Mal, publié en six tomes de 1996 à 2003 par L’Association2. Depuis, David B. a régulièrement enrichi une abondante bibliographie, en solo ou en collaboration, puis il est entré à la galerie

___ 1. Derniers mots du poème Le Voyage, de Charles Baudelaire, qui clôt Les Fleurs du mal. ___ 2. Dans la collection « Éperluette ». Un recueil des six tomes est paru en 2011. À noter : David B. est cofondateur de cette maison d’édition emblématique née en mai 1990, avec Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Matt Konture, Patrice Killoffer, Stanislas et Mokeït.

p. 225


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303 / Bandes dessinĂŠes / Catch de dessin / Olivier Texier

p. 240


p. 241


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