N° 145 / 2017
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
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La revue culturelle des Pays de la Loire
Cinéma
Évoquant tour à tour l’arrivée du cinéma dans la région, les tournages prestigieux ou plus confidentiels qui y ont pris place et les nombreux festivals qui maillent le territoire, ce numéro est une invitation au voyage à travers les Pays de la Loire du 7e art.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Des plages de Vendée aux paysages ruraux de la Mayenne en passant par des sites totalement préservés, comme le Vieux Mans ou Saint-Nazaire, ou des villes en mouvement telles Nantes ou Angers, la région présente un large panel de décors. Il n’est donc pas étonnant que les Pays de la Loire aient toujours accueilli des tournages de films. Mais comment les lieux choisis sont-ils représentés au fil du temps ? Qu’apportent-ils au scénario des longs métrages de fiction qui s’y déroulent ?
Cinéma 22/02/17 10:05
___ Dossier Cinéma ___ 05
– Éditorial
___Jacques Rozier, réalisateur 06
– Les cinémas dans les Pays de la Loire
___Armelle Pain, cofondatrice de la structure d’édition et d’ingénierie culturelle WARM à Laval
303_ n° 145_ 2017_
__ Sommaire
16
– Festivals en région. Une offre panoramique ouverte
___Yves Aumont, journaliste 24
– Quand un lieu devient décor
___Frédérique Letourneux, journaliste spécialisée dans les thématiques sociales et sociétales 30
– De Nantes à Saint-Nazaire. La Loire-Atlantique au cinéma
___Morgan Pokée, critique de cinéma 38
– Le Maine-et-Loire au premier plan
___Laetitia Cavinato, chargée de communication et d’édition pour la Ville de Mazé-Milon 46
– La Mayenne au cinéma
___Armelle Pain 54
– Des pavés, des rails et de l’asphalte
Pierre-Michel Robineau, directeur du Développement et de l’Action culturels de la Ville du Mans ___ 60
p. 2
– Du côté de la Vendée Nicolas Thévenin, directeur de publication de Répliques
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Franck Gérard ___ 67 72
– L’art de rencontrer
Georges Z. Vernat, poète
___ Chroniques ___
Architecture
74
– À plat
___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain
76
– Enfances plastiques
Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art
___ Bande dessinée
82
– The Partisan
___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée Littérature
86
– Poètes et témoins
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
88
– Objets et lieux de mémoire dans les Pays de la Loire
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
– Danser dans les rues Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art
p. 3
Dossier Les Pays de la Loire au cinĂŠma _________________
p. 4
___
Dossier Cinéma / Éditorial / 303
Éditorial __
Jacques Rozier Me demander d’écrire sur les Pays de la Loire au cinéma, c’est un peu me demander pourquoi aimez-vous tourner dans cette région ? On pourrait parler de la carte météo indiquant l’enclave du maximum d’ensoleillement dans l’Hexagone, après les côtes provençales. Mais pour me distraire, je vais, espérant distraire aussi quelques lecteurs, m’interroger moi-même sur cette grave question ! – Oui, allons-y. Pourquoi as-tu déjà, et plusieurs fois, tourné en Vendée ? – Mais le spectateur du film ? Ce n’est pas son propos ! – Fais comme si… – Eh bien il y a les quatre points cardinaux : 1 NORD - 2 EST - 3 SUD - 4 OUEST. J’observe que j’ai tourné dans le 3 et le 4, non dans le no 1 ou le no 2. – Pourquoi ? – Je dois préciser : pour moi les Pays de la Loire c’est particulièrement la Vendée, bien qu’il me soit arrivé de résider dans la Sarthe (Le Lude, La Flèche), en Loire-Atlantique (Nantes), de tourner en Maine-et-Loire (Baugé, Saint-Sulpice), d’être amoureux des poètes de la « douceur angevine », de fréquenter de très bons amis nantais, les frères Philippe et Alain Jalladeau, audacieux inventeurs dans les années 1970 du festival des 3 Continents à Nantes, un autre très bon ami : Langlois, dynamique producteur de films touristiques ou publicitaires, implanté à Verneille-Chétif dans la Sarthe. – La Vendée, OK. Alors quand tu entends le mot « Vendée », à quoi penses-tu d’abord ? – Un : « chemins creux », les chemins creux d’autrefois ! Leur charme, leur secret, ayant permis de faire des distances importantes sans être vu. Napoléon1 considérait Charette comme un génie militaire, pour avoir organisé avec la topographie vendéenne de l’époque un système de francs-tireurs. Nous sommes loin maintenant, Dieu merci, de ces divergences nationales, toutefois il est permis de dire qu’un certain aspect du caractère vendéen (voir, ne pas être vu) en a hérité. Deux : l’air de la mer ! Alors là c’est l’inverse : on est vu de très loin ; sauf en cas de brouillard ! J’aime cette contradiction : les chemins creux / le large. Je suis né à Paris, non en Vendée… Mais… mes premiers souvenirs d’enfance sont vendéens, exactement sur la plage de Saint-Jean-de-Monts. Je ressens cette région, la Vendée, comme une terre convenant à des romans d’aventures, ceux qui font les délices de l’enfance : L’Île au trésor, Stevenson… Robinson Crusoé, Defoe... Les Trois Mousquetaires, Dumas. Ou les films d’aventures dans le genre de Mutiny on the Bounty 2 avec Charles Laughton dans le rôle du capitaine Bligh, et Clark Gable ; vu pour la première fois – heureuse coïncidence – dans un cinéma forain à Saint-Jean-de-Monts. – Et tu n’aurais pas d’autres raisons plus ou moins conscientes, ataviques peut-être, d’être attiré par les romans d’aventures…? – Sans doute, peut-être un grand-père que je n’ai pas connu, qui avait trouvé bon, fait notable à son époque, d’embarquer avec sa jeune femme – ma grand-mère maternelle – à destination de Bourail, puis de Nouméa en Nouvelle-Calédonie, qui a ensuite atterri à Coolgardie et Kalgoorlie, en Australie, Western Australia. – Là où il y a des mines d’or ! – Je n’ai pas été si loin. Mais j’ai tourné trois films dans cette terre d’aventures que sont les Pays de la Loire ! Du côté d’Orouët (Notre-Dame-de-Monts, Saint-Jean-deMonts, Saint-Gilles-Croix-de-Vie), Les Aoûtiens 3 (Saint-Hilaire-de-Riez), Maine Océan (Port-Joinville, île d’Yeu). L’or ! Le cinéma à l’heure des séries vidéo pour chaînes de télé n’est plus comme il y a un siècle une mine d’or. Le redeviendra bientôt peut-être avec le relief par hologrammes…
___ 1. Dans un premier temps général des armées de la République. ___ 2. Mutiny on the Bounty [Les Révoltés du Bounty], film américain réalisé en 1935 par Frank Lloyd. ___ 3. Moyen métrage pour FR3 produit par Mag Bodard.
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Le Cinéma Apollo de Nantes (Loire-Atlantique) a fermé définitivement ses portes en 2003. Coll. APD.
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Les cinémas dans les Pays de la Loire __
Armelle Pain ___ Histoire des salles de cinéma et grandes tendances observées dans les Pays de la Loire depuis l’arrivée du cinéma jusqu’aux évolutions les plus récentes. ___ Autant le dire d’emblée, l’histoire des salles de cinéma dans les Pays de la Loire ne saurait se résumer aux quelques lignes qui suivent et mériterait un ouvrage entier et l’apport de différents contributeurs pour dire la diversité des situations territoriales, la multiplicité des acteurs et des aventures humaines vécues ici et là, sans oublier la singularité de l’expérience de chaque spectateur et l’importante évolution des pratiques depuis plus de cent vingt ans. Il ne pourra donc s’agir ici que d’un survol de cette passionnante histoire.
Les premiers temps du spectacle cinématographique La fin du xixe siècle est une période d’intense et féconde émulation dans le domaine de l’image en mouvement, en France comme aux États-Unis. Les spectacles de pantomime lumineuse d’Émile Reynaud1, présentés en 1892 au musée Grévin, à Paris, ou le kinétoscope d’Edison, lancé en 1893, témoignent des recherches qui ont permis quelques mois plus tard à Auguste et Louis Lumière d’inventer le spectacle cinématographique. La première projection du Cinématographe Lumière a lieu le 28 décembre 1895 au Grand Café, à Paris. Ce nouvel appareil, combinant une caméra, une tireuse et un projecteur, connaît un succès immédiat qui dépasse largement le cercle des chercheurs et des savants. En dix mois, le Cinématographe Lumière a déjà fait le tour du monde. De nombreux dérivés sont brevetés et fabriqués pour profiter de l’engouement d’un public nourri par les récits enthousiastes de la presse à grand tirage. Dans cette course, chacun s’attèle à améliorer la stabilité de l’image et la fluidité du mouvement, mais surtout à proposer des programmes attractifs. Qu’en est-il dans les départements qui constituent aujourd’hui la région des Pays de la Loire ? D’après les travaux menés sur la question, les premières projections sont organisées dès 1896 dans des cafés et des salles de spectacle de grandes villes, mais aussi à l’occasion des grandes foires. À Nantes, elles se déroulent au 6, rue Jean-Jacques-Rousseau, dès le 13 juin 18962. Au Mans, le Cinématographe Lumière dirigé par Rossi s’installe dans la salle des Concerts du 29 juin au 26 juillet, et du 3 au 31 juillet des séances du Cinégraphoscope des frères A. et J. Pipon-Pressecq – un procédé concurrent – se tiennent à l’Eldorado3. À Angers, c’est au Grand Café Gasnault, place du Ralliement, que les images s’animent le 1er juillet4. Le lendemain, le journal Le Patriote de l’Ouest s’exclame : « C’est tout
___ 1. Classées par l’Unesco au Registre Mémoire du monde en 2015. ___ 2. Alain-Pierre Daguin et Yves Aumont, Les lumières de la ville, Nantes et le cinéma, L’ Atalante, 1995. ___ 3. Annie Hamelin, Roger Noiseau et Pierre-Michel Robineau, 100 ans de cinéma au Mans et dans la Sarthe, Cinémaniak, 1995. ___ 4. Louis Mathieu, Angers au xxe siècle, dictionnaire (ouvrage collectif sous la direction de J. Maillard), Ville d’Angers, Le Polygraphe, 2000.
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Festival international du Film de La Roche-sur-Yon (VendÊe), 2016. Š Photo Philippe Bertheau.
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Festivals en région Une offre panoramique ouverte
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Yves Aumont ___ Rendez-vous d’envergure internationale, rencontres éphémères ou pérennes… Avec ou sans tapis rouge, les festivals, à la ville comme à la campagne, rythment les saisons cinématographiques ici plus qu’ailleurs en France. ___ Festival international du Film de La Roche-sur-Yon FIF 85 : c’est sous ce nom de code, ou plutôt cet acronyme, que le festival international du Film de La Roche-sur-Yon se déroule désormais chaque année, en octobre. Avec une ambition autrement plus résolue, du point de vue cinématographique, que celle du festival En route pour le monde qui l’a précédé et dont il a emprunté le nom le temps de sa première édition : si En route pour le monde, créé en 2002, était le rendez-vous de l’exploit et de l’aventure, du Sahara à la banquise, FIF 85 s’est résolument placé du côté de la cinéphilie, au risque de déconcerter une partie du public et certains élus. Entre le Manège, la grande salle de la scène nationale le Grand R, le vieux théâtre – où l’endurance et le confort du spectateur sont tout de même mis à mal –, les deux salles du Concorde et des virées nocturnes au Fuzz’Yon, voire dans des lieux plus interlopes jusqu’au petit matin, la colonie cinéphile a rapidement trouvé ses marques dans le pentagone napoléonien. Et dès la première édition la présence tonitruante d’Abel Ferrara a donné le ton d’une manifestation où l’on ne mâche ni ses mots, ni ses images. De Jacques Rozier, au départ, à Bruno Podalydès, en octobre 2016, en passant par Mathieu Amalric, Bertrand Bonello, Christophe Honoré, Xavier Beauvois, Vincent Lindon, Michel Hazanavicius, Gustave Kervern, Benoît Delépine et Noémie Lvovsky, les programmateurs ont fait la part belle à un cinéma français d’auteur ni marginal ni mainstream, qui a imprimé sa marque à la manifestation. Sans oublier une dimension internationale elle aussi originale puisqu’elle réunit Kathryn Bigelow, Monte Hellman, James L. Brooks, Kelly Reichardt, Walter Murch et Nobuhiro Suwa… Trouver un équilibre entre fréquentation et exigence n’est pas toujours aisé quand on installe un festival mais le tandem formé de 2010 à 2013 par Yannick Reix – alors directeur du Concorde, aujourd’hui au Café des images d’Hérouville-Saint-Clair – et Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, a su donner une couleur et une audace à ce festival qui mérite le détour. Paolo Moretti, qui a travaillé comme programmateur pour plusieurs grands festivals internationaux mais aussi pour le Centre Pompidou et la Cinémathèque portugaise,
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Photos de repérages en Loire-Atlantique pour La Mer à l’aube, téléfilm réalisé par Volker Schlöndorff pour Arte. © Yann Le Borgne, janvier 2011.
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Quand un lieu devient décor __
Frédérique Letourneux ___ Rencontre avec Yann Le Borgne, qui est depuis près de vingt ans repéreur de décors pour des longs métrages, des téléfilms ou séries télévisées. Ce féru de cinéma et d’architecture porte un regard singulier sur le territoire. ___ Pour Yann Le Borgne, les rues de Nantes sont habitées de souvenirs de cinéma et surtout de ceux tirés des films de Jacques Demy. Ainsi, devant la préfecture, c’est le chant du célèbre affrontement d’Une chambre en ville qui vient lui trotter dans la tête : « Éloignez-vous ! Dispersez-vous ! Rentrez chez vous ! / Police ! Milice ! Flicaille ! Racaille ! » Passage Pommeraye, la silhouette et la voix d’Anouk Aimée, alias Lola dans le film éponyme, se superposent à celles des jeunes femmes au pas pressé. À quarante-cinq ans, ce cinéphile a fait de sa passion un métier : il est « repéreur ». Chargé de trouver les lieux qui fourniront les décors de l’histoire, il occupe une place centrale dans la fabrication d’un film. Rencontre avec ce « dénicheur de lieux1 » qui a œuvré sur une trentaine de longs métrages cinéma et de nombreux téléfilms ou séries.
Comment définiriez-vous votre métier ? Le repéreur cherche les lieux où va s’incarner une histoire portée par un réalisateur. Ces recherches vont déterminer à quel endroit une envie de fiction va se réaliser. Il est aussi celui qui va susciter l’intérêt d’un propriétaire ou du responsable d’un lieu pour l’accueil d’un tournage.
Comment cette fonction précise est-elle apparue ? À l’origine, ce travail était celui de l’assistant réalisateur. Actuellement, nous sommes une cinquantaine à exercer cette profession. Pourtant, dans la convention collective qui encadre les métiers du cinéma, ce poste n’existe pas en tant que tel. Il faut dire que ce cadre réglementaire est hérité du Front populaire, à un moment où les films se faisaient majoritairement en studio. En France, l’engouement pour les décors naturels2 s’explique par deux filiations. D’un côté, bien sûr, il y a les réalisateurs de la Nouvelle Vague qui ont choisi de tourner en extérieur pour des raisons économiques, mais aussi en pariant sur le fait que l’intrusion du réel pouvait engendrer des imprévus et des accidents créateurs de sens et d’émotions. Cette Nouvelle Vague a été portée par une génération de techniciens comme Raoul Coutard3, rompus aux techniques du cinéma documentaire.
___ 1. Traduction littérale de l’expression anglaise qui désigne ce métier : location scout. ___ 2. En France, au début du cinéma parlant, on parlait de décors extérieurs pour tout ce qui se tournait en dehors des studios (y compris des intérieurs, donc). Maintenant, il est convenu de parler de décors naturels, même s’il s’agit d’un tournage dans une tour de La Défense. ___ 3. Raoul Coutard est mort le 8 novembre 2016. Il a travaillé sur de nombreux films de Jean-Luc Godard (À bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris…), de François Truffaut (Tirez sur le pianiste, Jules et Jim…) mais également sur Lola de Jacques Demy.
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Tournage du film de Jacques Demy Une chambre en ville, à Nantes (Loire-Atlantique), en mai 1982. © CHT, cliché Hélène Cayeux.
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De Nantes à Saint-Nazaire La Loire-Atlantique au cinéma
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Morgan Pokée ___ Si Nantes demeure la plus filmée des villes de la Loire-Atlantique1, le territoire entier n’est pas en reste. Tous ces films écrivent et dessinent une représentation singulière du département sur plusieurs décennies, en utilisant ce territoire comme moteur du récit. ___ Difficile de ne pas commencer en évoquant la figure de Jacques Demy, tant son nom reste indissociable de la ville de Nantes, préfecture de la Loire-Atlantique. Le cinéaste tourne Lola, son premier long métrage, en juin 1960, un peu partout dans la ville, là où il a passé son enfance. Au 8, cours des Cinquante-Otages, qui s’appelait le quai des Tanneurs en 1931 quand Demy est né à Pontchâteau, on trouve, au fond d’une courette, le peu qui reste du garage de ses parents, « réparations et entretien ». Nantes, c’est autant sa ville natale que sa source d’inspiration. Tout est lié aux choses qu’il a connues dans ses quinze premières années : les filles qu’il a rencontrées, que l’on retrouve dans Lola – qu’elles soient danseuse ou fille mère –, la grande bourgeoisie représentée par les boutiques, les rapports sociaux entre les commerçants et les ouvriers... Lola, qui se déroule la plupart du temps en plein air, est un film de quartier. Mais ce qui importe, ce n’est pas tant la géographie de la ville que sa géométrie : des allées aux ruelles, du cinéma Le Katorza au passage Pommeraye, le film trace une diagonale à travers les souvenirs de Demy pour servir un récit qui fait la part belle à l’architecture de la ville, au cœur d’un scénario déclinant également Nantes comme la cité de l’appel au voyage, de l’appel de l’ailleurs avec la figure du grand amour de Lola, parti pour les États-Unis, mais aussi celles des marins croisés sans cesse. Une chambre en ville, qui signe le retour du cinéaste à Nantes en 1982, raconte les grandes grèves de 1955 ; toute sa famille les a connues. Quand Jacques Demy pose sa caméra en terre ligérienne, c’est donc pour lui le retour de l’enfance. Comme le filme Agnès Varda dans Jacquot de Nantes en 1990, avant le décès de Demy, Nantes est la ville où il est devenu cinéaste, dès l’enfance. Quand il achète sa première caméra, passage Pommeraye, la cinéaste bascule dans le point de vue du cadrage que fait l’enfant : c’est dans ces lieux qu’il a imaginé des plans pour la première fois et c’est aussi pour cela qu’il a envie d’y retourner, encore et encore, pour y filmer. C’est sur un autre tempo que l’enfance rebat les cartes de Nantes dans Mercredi, folle journée de Pascal Thomas, tourné en 2000 dans la ville de Demy. À Nantes, au printemps, un père et sa fille – Vincent Lindon et Victoria Lafaurie, la propre fille du
___ 1. Dans son livre publié en 2013, Il était une fois l’Ouest. Nantes et Saint-Nazaire sous les projecteurs (Éditions Coiffard), Antoine Rabaste recense 92 films tournés en Loire-Atlantique, dont 37 à Nantes et 20 à Saint-Nazaire.
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Maestà, la passion du Christ, film d’Andy Guérif avec Jérôme Auger et Mathieu Bineau. © Capricci Films, 2015. © Photo Vincent Fribault.
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Le Maine-et-Loire au premier plan __
Laetitia Cavinato ___ Si le nom d’Angers rayonne dans l’univers du cinéma grâce à son festival Premiers Plans, la ville et l’ensemble du département se font rares à l’écran. Panorama – non exhaustif ! – des longs métrages donnant à voir le patrimoine du Maine-et-Loire. ___ En tenant compte des courts et longs métrages comme des téléfilms, depuis que le cinéma existe près de quatre-vingts œuvres ont été tournées, intégralement ou en partie, dans le Maine-et-Loire. Ce chiffre peut paraître bien bas et faire suspecter un désamour, mais il n’est que le reflet d’une tendance historique qui veut que l’essentiel de l’activité se concentre en Île-de-France, dans le Nord et dans le Sud1. Le département apparaît dans une trentaine de longs métrages de fiction, pour le grand écran et pour la télévision. Certains films ne s’arrêtent en Anjou que pour tourner de brèves scènes : c’est le cas d’Un baiser s’il vous plaît d’Emmanuel Mouret (2007), où l’on reconnaît l’aéroport de Marcé – mais un autre aurait tout aussi bien fait l’affaire. D’autres encore, bien que tournés dans leur intégralité ou presque dans le département, l’ont été en intérieur et n’ouvrent pas de véritable fenêtre sur le décor alentour. Il faut néanmoins, dans cette catégorie, s’arrêter absolument sur un projet, Maestà, la passion du Christ, d’Andy Guérif (2015). Pendant sept ans, dans un atelier angevin et avec une armée de figurants, cet ancien de l’école des beauxarts d’Angers a reconstitué en tableaux vivants l’intégralité des vingt-six panneaux du mythique polyptyque de Duccio. Le résultat : soixante minutes d’une expérience cinématographique inédite et inclassable. Si cette œuvre ne montre pas une seconde d’extérieur – son scénario ne la situant, évidemment, même pas à Angers –, elle est représentative de la vigueur créative du Maine-et-Loire, avec pour figures de proue Premiers Plans – le festival, mais aussi les ateliers d’Angers et le dispositif Passeurs d’images – et le pôle de formation, de ressources et de création qu’est Fontevraud pour le cinéma d’animation, à travers sa résidence d’écriture internationale et l’association NEF Animation, véritable plateforme d’écriture de et sur l’animation pour les professionnels. La vitalité du 7e art dans le Maine-et-Loire ne saurait donc se mesurer uniquement à l’aune du nombre de minutes qui y ont été tournées ! Le département a néanmoins servi d’écrin à suffisamment de longs métrages pour que l’on puisse se faire une idée de l’image qu’il véhicule à l’écran. La carrière cinématographique du Maine-et-Loire en tant que lieu de tournage débute en 1929, avec la sortie de la première adaptation – muette –, par André Berthomieu, de Ces dames aux chapeaux verts, le roman à succès de Germaine Acremant, paru
___ 1. Source : rapport 2012 de la commission nationale Film France sur la répartition géographique des tournages.
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Histoire de ma mort, film d’Albert Serra avec Vicenç Altaió i Morral, Lluis Serrat Masanellas et Eliseu Huertas. © Capricci Films, 2013. © Photo Roman Ynan.
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La Mayenne au cinéma __
Armelle Pain ___ Si la Mayenne a longtemps été ignorée des sociétés de production, la situation évolue depuis quelques années à la faveur d’une dynamique locale et d’une reconnaissance grandissante de la qualité et de la diversité de ses paysages urbains et ruraux. ___ Située entre la Normandie, la Bretagne et l’Anjou, la Mayenne partage un certain nombre des caractéristiques de ces régions. Territoire discret, la Mayenne est une terre de bocage, bordée au nord-est par le mont des Avaloirs, point culminant du Massif armoricain, traversée du nord au sud par la rivière la Mayenne et d’est en ouest par la ligne ferroviaire Paris-Brest. Peu densément peuplée, la Mayenne présente de belles surfaces de prairies, de vallons et de forêts, un habitat relativement dispersé et un patrimoine bâti de qualité. Le paysage mayennais est également façonné par l’évolution de ces dernières décennies : étalement urbain, développement de zones pavillonnaires et de zones d’activités, remembrement rural. Pour beaucoup, c’est un territoire que l’on traverse pour rejoindre le littoral breton et dont on devine les charmes à travers les vitres du TGV. Peu présente dans l’imaginaire collectif, la Mayenne est également très discrète au cinéma. Le tissu professionnel et le vivier de réalisateurs y étant peu développés, le choix de la Mayenne a souvent été le fait de hasards ou de contingences de production. Les choses évoluent néanmoins et l’on observe depuis les années 2000 une dynamique locale autour de l’art cinématographique, portée notamment par le tissu associatif avec le soutien des collectivités et de l’État. Dédiée à la diffusion et à l’action culturelle cinématographique, l’association Atmosphères 53, sous l’impulsion d’Antoine Glémain et Willy Durand, a par exemple favorisé des rencontres régulières du public avec des auteurs et des œuvres, et contribué directement ou indirectement à l’émergence d’un tissu professionnel. La fiction cinématographique s’attache rarement à représenter un lieu identifié dans sa « vérité » ou sa complexité. Elle est une construction d’abord mentale qui mêle une narration plus ou moins complexe, des lumières, des couleurs, des sons, des corps, des choix de composition, de cadrage et de montage. C’est généralement lors de la mise en production que l’on cherche une cohérence entre cette construction mentale et des lieux réels, dont les caractéristiques objectives correspondent au projet et contribuent à le rendre crédible. Pour la plupart des films de fiction tournés en Mayenne, peu d’indices dans le récit permettent de les lier au territoire et c’est par la mémoire du tournage, les articles de presse, l’aide versée par la Région ou la lecture attentive du générique que l’on peut identifier un lien. Des exceptions existent, et le lieu est parfois une composante importante du film, voire l’essence du projet dès son écriture, comme nous le verrons avec Laval Serial. Sans surprise, les châteaux isolés ont la part belle dans les films tournés (au moins en partie) en Mayenne. En 1976, Édouard Molinaro tourne les séquences d’ouverture
p. 47
Équipe du film sur le tournage de Le Mans, film de Lee H. Katzin avec Steve McQueen, Chad McQueen et Neile Adams, 1971. © Rue des Archives / AGIP.
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Des pavés, des rails et de l’asphalte __
Pierre-Michel Robineau ___ Si la beauté d’une terre de nature a inspiré les premiers décors de tournage, ce sont les pavés du Mans battus par les chevaux, l’asphalte brûlant du « Bugatti » et les rails qui mènent au festival de Cannes qui dessinent les chemins du cinéma dans la Sarthe. ___ Le rail, tout d’abord, permet aux premiers montreurs de « l’attraction du siècle », venus de Paris, de rejoindre Le Mans, et au territoire sarthois d’être à la fois décor et acteur du grand prix du Film au premier festival de Cannes1. L’asphalte du circuit des 24 Heures, envoûtant au point de manquer s’y perdre comme Steve McQueen dans le film Le Mans. Enfin, les pavés de la Cité Plantagenêt, le quartier historique du Mans sur lequel veille une cathédrale, actrice à l’occasion ; vieille ville vivante qui reproduit aussi bien le Paris du xviie siècle de Cyrano de Bergerac ou du Bossu, que la ville de province des énigmatiques sœurs Papin. Du cinéma des foires aux salles Dolby Atmos, de tournages qui ont marqué l’histoire locale comme parfois celle du cinéma, à l’aventure industrielle originale de Cinégel, s’écrit le récit d’une Sarthe du cinéma et d’une ville aux quinze Césars.
Les manivelles du muet Café de l’Univers Le 30 juin 1899, le journal La Sarthe annonce que « l’habile opérateur » du « biographe Pirou », honorable maison qui s’est installée dans les allées de la foire du Mans, tournera la manivelle de son appareil cinématographique à 5 heures, place de la République, au Café de l’Univers. Il compte d’ailleurs « chaque semaine ajouter à son programme une nouvelle scène locale ». Ce « premier tournage » est surtout destiné à renouveler la curiosité de spectateurs qui, depuis le mois de juin 1896 et la première présentation sarthoise de « tableaux photographiques animés », ont quelque peu délaissé l’invention des frères Lumière. Pourtant, à chaque fois qu’un nouvel exploitant itinérant s’installait dans l’arrière-salle d’un café, on faisait salle comble. En septembre 1896, un mois après son lancement, le « Kinétographe – Robert Houdin » de Georges Méliès s’était même taillé un franc succès au Mans en présentant un film en couleurs (peintes sur la pellicule), La Loïe Fuller. Passé la première curiosité et depuis l’incendie du Bazar de la Charité, où deux femmes originaires de La Flèche ont péri, le cinéma, déconsidéré par la bonne société, trouve asile à la foire où l’on présente ces « vues locales ». Avec les premières bandes scénarisées comiques et les vues documentaires des origines, elles composent les programmes
___ 1. La Bataille du rail, René Clément, 1946.
p. 55
La Chambre bleue, film de Mathieu Amalric avec Mathieu Amalric, Léa Drucker et Stéphanie Cléau. © Alfama Films, 2013.
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Du côté de la Vendée __
Nicolas Thévenin ___ Le cinéma s’est régulièrement emparé des espaces variés de la Vendée pour y inscrire des récits dont la géographie du département est le moteur ou la finalité. ___ L’évidente cinégénie de sites tels que la plage de Noirmoutier, qui accueillait le triangle amoureux de César et Rosalie de Claude Sautet en 1972, ou le château de la même île, dans lequel Robert Bresson transposait Lancelot du lac en 1974, ne saurait ainsi occulter d’autres décors, notamment littoraux, que des cinéastes ont investis pour faire exister des présences souvent passagères. Une voiture parcourt le remblai désert de Saint-Jean-de-Monts, jusqu’à se poster à proximité d’une banque que les hommes à son bord dévaliseront quelques minutes plus tard, avec pertes et fracas, avant de filer vers la gare de Challans. Loin de là, un policier commence son périple quotidien par la descente des Champs-Élysées. Les lampadaires qui s’illuminent soudainement raccordent avec ceux qui bordent la plage montoise, révélant un premier croisement des récits et une immédiate confusion des destinées. Ainsi s’ouvre Un flic, le dernier film réalisé par Jean-Pierre Melville, dont la séquence liminaire a été tournée en décembre 1971 : un long travelling introduisant une intrigue dont l’enjeu essentiel n’est pas tant de construire un suspense que de théâtraliser le classique affrontement entre policiers et gangsters pour mieux dire l’ambiguïté de leurs statuts respectifs. La lumière d’un bleu-gris tirant vers le refroidissement chromatique et les absolues standardisation et rectitude des immeubles résidentiels de l’arrière-plan, vidés de toute présence humaine hors saison, confèrent à ce décor un artifice conforme à la quête du genre menée par Melville, jusqu’à produire en ces instants un résultat proche de la désincarnation. Pourtant le ressac se fait entendre, les goélands raillent. Mais la station balnéaire de la Côte de Lumière est filmée dans ce qui la distingue radicalement de son héliotropisme estival : il y vente, il y pleut (illusion créée au tournage par la contribution des pompiers locaux), nulle âme ne semble y vivre. La petite mécanique melvillienne peut alors s’enclencher, impulsée par ce premier travail, minimal, de mise en place des codes, à rebours d’une image touristique convenue. La côte vendéenne a, en d’autres occasions, été abordée par le cinéma de genre selon une dissonance avec la connotation habituelle du paysage littoral. Par exemple par Mathieu Amalric dans La Chambre bleue, en 2014, à la faveur d’un week-end en famille aux Sables-d’Olonne qui permet au personnage principal de s’éloigner quelque temps d’une maîtresse devenue embarrassante. Mais même à distance, l’obsession amoureuse est devenue telle que le tourment de Julien ressurgit sur le découpage de la séquence. Sur la plage, sur le port ou sur la promenade Georges-Clemenceau, jusqu’à l’hôtel des Roches noires (dans lequel séjourna Georges Simenon, dont le film est adapté), tout n’est que nervosité et attention altérée, conduisant à une succession de vignettes comme autant de cartes postales anxiogènes car vécues comme
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