N° 146 / 2017
Excentriques ?
303 vous emmène à la découverte de créateurs singuliers des Pays de la Loire et des personnages issus de leur imagination, choisis pour leur goût de la provocation et leur indifférence aux normes, celles de la vie sociale comme de la création artistique.
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Des fous : le mot est lâché. Au nom du bon sens – qui autorise tant de sottises –, les « doctes » les ont exclus. Trop différents. Quelques-uns, pourtant, ont trouvé l’entrée des musées, des théâtres et des bibliothèques.
Revue 303 arts, recherches, créations Hôtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
La main aussi agile que l’esprit, ils poursuivent parfois en solitaires une quête incomprise, réinventant l’homme et son rapport au monde, indifférents aux sarcasmes des classicismes ou des avant-gardes. « Eux, ce sont les sauvages, chantait Jean Richepin par la voix de Brassens, des assoiffés d’azur, des poètes, des fous. »
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Ils s’appellent Rousseau, Giffard, Brisset, Jarry, Savardan, Fourré ou Bouillault... On croit l’un fonctionnaire, l’autre naturaliste, médecin, militaire ou savetier – mais tous sont en réalité des chercheurs d’absolu, peintres, musiciens, sculpteurs, poètes ou romanciers.
Excentriques ?
___ Dossier Excentriques ? ___ 05
– Éditorial
___Jacques Baulande, professeur honoraire 06
– Les excentriques : libres parias de la culture
___Jacques Baulande
303_ n° 146_ 2017_
__ Sommaire
14
– Scarron. Un chanoine pas très catholique
___Laetitia Cavinato, chargée de communication et d’édition pour la Ville de Mazé-Milon 18
– Auguste Savardan. Le médecin et le phalanstère
___Julien Zerbone, critique et historien d’art 22
– De quelques indices pour trouver un excentrique dans une fiction
___Thomas Giraud, écrivain 28
– Jean-Pierre Brisset. Enfin l’ange vint
___Marc Décimo, professeur d’histoire de l’art contemporain à Paris X-Nanterre 34
– Hugues Rebell ou le « rut infini » de la Nature
___Pascal Taranto, professeur de philosophie à Aix-Marseille Université 38
– Maurice Fourré. L’inconnu du Rose-Hôtel
___Anthony Poiraudeau, écrivain 42
– Claude Cahun. Les humanités excentriques
___Patrice Allain, maître de conférences à l’université de Nantes 46
– Le Douanier Rousseau
___Marion Alluchon, historienne d’art 52
– Gaston Chaissac. Méthodologie de l’exploration
___Nadia Raison, éditrice et rédactrice du site www.gaston-chaissac.org 56
– Jacques Bouillault. Naturaliste autodidacte
___Emmanuel Mouton, créateur de la Réserve zoologique de Calviac 60
– Katerine. Une vie, un film
___Wilfried Paris, journaliste musical 64
p. 2
– Portées disparues Julia Kerninon, écrivaine
___ Carte blanche ___
– Artiste invitée : Danny Steve ___ 67 72
– La psychognosis peut-elle casser des briques ?
Julien Bécourt, journaliste et critique d’art.
___ Chroniques ___
Architecture
74
– Marges
___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain
78
– Atteindre son objet
___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art Bande dessinée
82
– Vivre et mourir d’enfance
___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée Littérature
86
– Les gens d’ici, les vrais gens
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
88
– Des bords de ville au bord de la mer
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
– L’intime vu de plus loin Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art
p. 3
Dossier Excentriques ? _________________
p. 4
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Dossier Excentriques ? / Éditorial / 303
Éditorial __
Jacques Baulande Parcourant la littérature touristique des Pays de la Loire, on s’étonne d’y trouver deux clichés également « vendeurs » mais difficilement compatibles, qui vantent l’un « la douceur angevine », l’autre « le dernier fleuve sauvage d’Europe » : fleuve infernal ou jardin d’Éden, il faudrait s’entendre ! Mais il est vrai que le visiteur qui s’intéresse au patrimoine littéraire et artistique de la région se heurte à une dichotomie comparable. Si notre voyageur est en quête d’un « esprit » ligérien, où l’enverrons-nous ? Au château du Lude ou aux FoliesSiffait ? À l’abbaye de Fontevraud, dans la grotte aux sculptures de Dénezé, ou dans le « jardin des méditations » de Cossé-le-Vivien ? Les cinéphiles hésiteront entre Jacquot de Nantes et Louis de Funès, les poètes reliront les amis de Rochefort ou les surréalistes nantais, les romanesques débattront de Julien Gracq ou de Maurice Fourré et les linguistes passeront de la Défense et illustration de la langue française aux étymologies délirantes de Jean-Pierre Brisset. Pour la peinture, ce sera JeanJacques Audubon ou Gaston Chaissac, pour la sculpture les Géants de Robert Tatin ou le Bonchamps de David d’Angers. Et c’est à Angers justement que notre visiteur trouvera la meilleure illustration de ce dualisme nietzschéen, dans le contraste entre le hiératisme apollinien de l’Apocalypse médiévale et l’exubérance dionysienne du Chant du monde de Lurçat. En intitulant ce dossier Excentriques ?, la revue 303 a choisi son camp, du moins pour ce numéro. Mais en affectant ce titre d’un point d’interrogation nous voulons montrer aussi que la difficulté de la tâche ne nous a pas échappé. C’est qu’il est plus facile de les railler, ces excentriques, que de les définir. Bien sûr, on sait qu’ils ne sont pas « normaux », mais est-il normal d’avoir du talent, a fortiori du génie ? Du conformisme le plus plat à la démence médicalement constatée c’est tout un continuum de comportements qui se déploie, et bien malin celui qui saura où placer sur cette échelle le curseur qui sépare le génie créateur de la simple folie. Certains « oublis » pourtant ne sont pas fortuits : ainsi, Alfred Jarry a déjà été salué dans un numéro spécial, et les surréalistes méritent plus qu’une allusion dans un dossier collectif. D’autres absences sont dues à un manque de place et résultent d’arbitrages toujours délicats. Les écrivains et les artistes dominent notre sélection : Scarron, Jean-Pierre Brisset, Maurice Fourré, Hugues Rebell, René Giffard pour les uns, Henri Rousseau, Gaston Chaissac, Claude Cahun, Philippe Katerine pour les autres. Mais la présence d’Auguste Savardan et de Jacques Bouillault montre que la politique et la science ont aussi leurs excentriques. Une quasi-absence, pourtant, nous a troublés : celle des femmes, Claude Cahun étant la seule à défendre leur cause, encore que son excentricité consiste, entre autres singularités, à se réclamer d’un « troisième genre » très éloigné de la féminité traditionnelle. D’autres candidates à notre florilège se reconnaîtraient peut-être dans cette revendication, Félicie de la Rochejacquelein, pasionaria vendéenne, ou Odette du Puigaudeau, aventurière bien connue de 303. Julia Kerninon apporte sur cette problématique un éclairage bienvenu. C’est qu’en vérité l’excentricité est partout, elle est l’autre visage du talent et de la liberté, une insoumise qui nargue tout le monde et ne se laisse attraper par personne. Voulez-vous la saisir ? Elle vous file entre les doigts comme aux mains des enfants l’eau indocile du dernier fleuve sauvage d’Europe.
___ 1. Voir Monique Vérité, « Odette du Puigaudeau à la découverte du Sahara », Explorateurs et voyageurs, Revue 303, no 143, Nantes, éditions 303, 2016, p. 36-39.
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Les excentriques : libres parias de la culture
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Jacques Baulande ___ Difficiles à définir et même à reconnaître, les excentriques souffrent de leur exclusion. Pourtant, en les obligeant à assumer leur différence, cet ostracisme leur ouvre des espaces de liberté. ___ On ne se hasardera pas à définir ici l’écrivain excentrique, pas plus que son avatar le plus pittoresque, le fou littéraire. Des plumes plus autorisées s’y sont cassé le bec, comme celle de ce psychiatre cité par Raymond Queneau, et auquel « il [n’avait pas] été possible quoi qu’[il eût] fait, de distinguer par sa nature seule une idée folle d’une idée raisonnable » ; et nous comprenons comme un aveu de la même impuissance l’intitulé du très sérieux Institut International de Recherches et d’Explorations sur les Fous Littéraires, Hétéroclites, Excentriques, Irréguliers, Outsiders, Tapés, Assimilés, sans oublier tous les autres… Formulation certes amusante mais dont l’humour camoufle mal l’embarras. Plus pragmatiques, certains auteurs ont pensé aussi plus simple de s’en remettre à l’opinion publique et d’appeler excentriques ceux que la vox populi de leur temps stigmatisait comme tels. Cette formule présente au moins l’avantage de ne pas insulter l’avenir en lui laissant une chance de procéder à quelques réhabilitations... Elle a aussi le mérite de placer l’exclusion sociale au cœur de la problématique. Mais peut-être gagnerait-on à s’interroger sur ce « centre » dont nos auteurs semblent si éloignés ? De quoi veut-on parler ? Dans le Trésor de la langue française, la définition la plus pertinente semble celle-ci : « Domaine abstrait de la vie psychique ou sociale. Point, élément où convergent et d’où rayonnent des forces, des éléments dispersés. » Le TLF construit donc sa définition sur une opposition entre un foyer et une périphérie, unis pourtant dans un jeu complexe de relations croisées. La métaphore étant à la fois géométrique et sociologique, nous interrogerons d’abord les urbanistes. Le centre, c’est pour eux le « centre-ville », dans les villages le « bourg », où vivent précisément les bourgeois, parangons des vertus sociales et juges des comportements. Ils trouvent dans cet espace homogène et étroitement connecté la sécurité et la bonne conscience que confère l’appartenance à un groupe depuis longtemps dominant, et compact. Ils regardent de loin, parfois de haut, les gens de la périphérie, habitants d’un territoire indécis et innervé d’une façon plus diffuse, qui n’est déjà plus la ville mais pas encore la campagne, de son côté moins troublante d’être manifestement hors-jeu. Selon les lieux et les époques, on a appelé ces marches citadines la zone, les fortifs ou les faubourgs (les « faux bourgs ») ; le mot banlieue (le « lieu des bannis ») s’est maintenant généralisé ; on parle aussi des quartiers… excentriques, qui sont souvent aussi des quartiers « sensibles ». Perfidie du < Le jardin des méditations, musée Robert Tatin, Cossé-le-Vivien (Mayenne). En 1962, Robert Tatin imagine et crée sa Maison des champs, œuvre monumentale d’un artiste hors dogmes, un temple dédié à l’art et à l’humanité. © Photo Bernard Renoux.
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Portrait d’homme dit à tort de Scarron, École française, huile sur toile, 58 x 46 cm, seconde moitié du xviie siècle (après 1660). Coll. Musées du Mans, inv. 10.94.
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Scarron Un chanoine pas très catholique
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Laetitia Cavinato ___ Paul Scarron est sans conteste le malade le plus célèbre de la littérature classique. Son mal l’a diminué jusqu’à la paralysie mais n’a jamais atteint son esprit frondeur. Il a, au contraire, façonné sa légende, au même titre que son mariage avec la future madame de Maintenon. ___ Le diable au corps Paul Scarron naît à Paris en juillet 1610, en parfaite santé. « Quand je songe que j’ai été sain jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, assez pour avoir bu souvent à l’allemande1 ! » Son seul trait physique distinctif, parvenu à l’âge adulte, est sa petite taille, largement compensée par son charme et maints talents de société. Le mémorialiste Tallemant des Réaux lui-même, pourtant maître ès propos vipérins, en témoigne dans l’une de ses « historiettes »2 : « Le petit Scarron a toujours eu de l’inclination à la poésie, dansait des ballets et était de la plus belle humeur du monde. » Très jeune, il court les salons brillants comme les auberges mal famées, s’enivre beaucoup, mange encore plus et séduit sans trêve. En 1629, on en fait un abbé. Hélas, « la robe, à cette époque, n’engage pas à grand-chose : en tout cas elle ne semble pas avoir gêné beaucoup Scarron3 ». Effectivement, à peine « ensoutané » il retourne à ses mondanités, l’occasion pour lui de nouer amitié avec, par exemple, la courtisane Marion Delorme. On ne peut pas dire qu’être expédié dans « le Maine » en 1633 pousse le jeune homme à se racheter une conduite. Attesté tardivement4, son séjour d’environ huit ans au Mans est à l’origine de sa légende d’excentrique comme de son œuvre la plus célèbre, Le Roman comique, qui prend la ville pour cadre et donne à voir, au travers de plusieurs personnages, quelques-unes de ses fréquentations de l’époque. À peine arrivé, le brillant mondain entreprend de se refaire une vie à l’identique de celle de Paris et perfectionne auprès de ses nouveaux amis poètes et dramaturges l’art de la chanson à boire, bien davantage que celui de servir la messe. Il est néanmoins fait chanoine fin 1633.
Contre mauvaise fortune bon cœur Les années 1630 marquent aussi le début de la maladie qui le rendra fameux de son vivant et le fera passer à la postérité. Célèbre pour cause de maladie ? Tout d’abord, force est de constater que Scarron n’a pas écrit grand-chose tant qu’il pouvait danser : quelques vers de-ci, de-là5, constituent l’entièreté de sa production littéraire. C’est l’immobilité à laquelle il est contraint peu à peu, à partir de 1638, qui le pousse à écrire de façon plus assidue, sans qu’il renonce pour autant à ses fréquentations – progressivement, il reçoit au lieu d’être reçu – et encore moins aux plaisirs de la vie.
___ 1. Dans Lettre à Marigny (sans date). ___ 2. Le Petit Scarron, dans Gédéon Tallemant des Réaux, Les historiettes : mémoires pour servir à l’histoire du xviie siècle, vol. V, Levavasseur, 1834. ___ 3. Dans Paul Morillot, Scarron, étude biographique et littéraire, thèse pour le doctorat, Lécène et Oudin, 1888, p. 10. ___ 4. Ce séjour avait été jusque-là confondu avec un bref voyage de deux mois en 1646 pour régler des questions financières. L’étude de Morillot (op. cit. note 3) évoque des preuves tangibles du premier séjour, découvertes par le Sarthois Henri Chardon dans les archives civiles et religieuses au Mans. ___ 5. Voir un exemple en tête de la pièce Lydamon et Lydias, de Georges de Scudéry, 1631.
p. 15
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Hugues Rebell ou le « rut infini » de la Nature
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Pascal Taranto Illustrations de Quentin Faucompré ___ Hugues Rebell est surtout connu pour sa vie dissolue et quelques ouvrages érotiques. Mais la vérité de sa rébellion est plutôt à chercher dans sa poésie singulière, un avertissement pour les apprentis hédonistes : ce n’est pas sans danger que l’on arpente « les voies fiévreuses de la chair ». ___ « Je veux être un homme, cela seul m’importe. » Les Chants de la pluie et du soleil, I Georges Grassal, de son vrai nom Hugues Rebell.
Si l’utilisation d’un pseudonyme est une pratique assez courante dans la littérature, elle dit plutôt, d’habitude, la volonté de se tenir caché. Livrer son nom en pâture à la curiosité publique, n’est-ce pas jeter au feu d’une vaine gloire l’essence de soi-même, et prendre des risques avec le bonheur tranquille que promet la fortune à ceux qui réussissent ? L’excentricité de l’écrivain nantais commence par ce changement d’identité : ne pas cacher Georges Grassal derrière un nom d’emprunt, mais emprunter un nom qui claque comme un étendard, qui révèle avec orgueil celui que l’on est ou que l’on veut devenir, qui dise à la face du monde l’abandon nécessaire du costume étriqué de la société bourgeoise, de ses valeurs, de ses rentes et de ses héritages. Est Rebell celui qui a choisi cette trajectoire proprement excentrique, tournant autour d’un axe passionnément sien, indifférent à celui autour duquel se vautrent les multitudes anémiées et soumises, les peuples sans voix et sans chemin, le troupeau des adorateurs de ce qui est petit. Ce Rebell a défendu sa cause aristocratique et hédoniste sans retour. Né pour l’état civil le 27 octobre 1867 à Nantes dans une riche famille d’armateurs et de banquiers, Georges Grassal de Choffat sera un élève assez médiocre chez les Jésuites. Plutôt que du baccalauréat, dont il snobera l’examen par paresse, il rêve de tâter de la Muse. Poétique d’abord : il publie à dix-neuf ans un premier recueil de poèmes, plutôt maladroits, Les Jeudis saints. Les premières rencontres de Rebell, à Paris, avec son ami René Boylesve – était-ce à La Plume ou à L’Ermitage ? –, montrent un jeune dandy joufflu et timide qui est loin d’avoir affermi sa destinée virile. Or le décès de ses parents lui a laissé une somme considérable. C’est grâce à cette fortune qu’à vingt ans à peine il peut se dispenser d’embrasser une carrière pour en acquérir une. À la place, c’est la littérature qu’il embrasse, et toutes les femmes qu’il rencontre, au cours de voyages multiples où l’Europe entière, de Naples à Munich, lui sert de terrain de chasse à la Muse, la Muse érotique. De filles du peuple en demi-mondaines et de demi-mondaines en aristocrates, Rebell vit une vie de désir dont les Chants disent l’urgence : « Beauté
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Maurice Fourré L’inconnu du Rose-Hôtel
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Anthony Poiraudeau ___ Écrivain angevin publié pour la première fois à l’âge de soixante-quatorze ans par André Breton, Maurice Fourré fut notamment admiré par Gracq, Cocteau, Bachelard et Butor. Son œuvre, pourtant, n’est jamais sortie de la confidentialité. ___ En octobre 1950 paraît chez Gallimard La Nuit du Rose-Hôtel de Maurice Fourré, l’un des romans les plus étranges que l’on puisse lire. S’agit-il bien, d’ailleurs, d’un roman ? On s’autorisera du caractère narratif du texte, de ses dimensions et du rôle qu’y jouent les personnages pour désigner ainsi une œuvre d’une extrême singularité. Mais on pourrait aussi écrire que c’est un long poème en prose en forme de roman, sans action ni péripétie. Que s’y déroule-t-il, au juste ? L’intrigue prend place au Rose-Hôtel, un hôtel de passe proche de la gare Montparnasse, tenu par Madame Rose (originaire des Rosiers-sur-Loire, non loin de Saumur), au cours d’une nuit du 21 juin – nous sommes probablement dans les années vingt. Là, une galerie de personnages composée, outre Rose, des deux garçons d’étage Vespasien et Charlemagne, et d’un ensemble de pensionnaires nommés les Ambassadeurs, se rassemble ; ils échangent souvenirs, histoires insolites, considérations sur l’existence et évocations de personnages absents. Leurs dialogues, tout en douces préciosités alambiquées, font miroiter les récits et les objets de leurs discours à la façon de symboles et de bibelots raffinés. Cette réunion, dans sa dimension cérémonieuse et même rituelle, semble avant tout composer une liturgie mystérieuse, tout entière dirigée vers un jeune couple diaphane composé de Rosine, dite Kiki, la nièce de Rose, et de Jean-Pierre, dit Dada, qu’il s’agira d’initier à quelques évanescents secrets de la vie et de la mort. Tout cela est porté par une langue exquise et contournée, traversé d’un érotisme diffus et nimbé de couleurs de dragées qui mettent à distance, sans la dissimuler, la noirceur qui sous-tend l’ensemble – comme s’il ne s’agissait au fond que de cet arrière-plan macabre, mais que tout l’enjeu poétique consistait à n’en élaborer que des accès indirects, et voilés de rose sucré. La haute étrangeté de ce texte résulte en bonne partie sans doute de la singularité du parcours de son auteur et de l’originalité de son entrée en littérature. Maurice Fourré est né à Angers le 27 juin 1876, dans une famille nantie exploitant une importante quincaillerie en gros. Élève médiocre, esprit dilettante et rêveur sans doute, il n’embrasse pas de carrière bourgeoise, ni dans les affaires ni dans l’administration. Après avoir échoué au baccalauréat, et afin de réduire la durée de son service militaire, il suit un apprentissage au métier de maître verrier, qu’il n’exercera jamais. Une grande peine de cœur lui vaut en 1903 de tenter de se suicider. Il obtient alors de ses parents, contre la promesse de ne plus attenter à ses jours, l’autorisation de quitter Angers pour partir vivre à Nantes, ville élue de son cœur car ville de Jules Verne, < Dessins autographes de M. Fourré, personnages du Rose-Hôtel, années 1948-1950. Coll. Association des amis de Maurice Fourré.
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Katerine Une vie, un film __
Wilfried Paris ___ Chanteur fantaisiste, acteur burlesque, cinéaste amateur, dessinateur enfantin : Philippe Katerine est moins artiste naïf que sans cesse occupé à se dévêtir de l’uniforme social, du rôle qu’on veut lui assigner, pour être lui-même le réalisateur de sa vie, son œuvre. ___ Depuis l’été dernier, des habitants de la ville de Thouars (Deux-Sèvres) se mobilisent pour donner le nom de Philippe Katerine à un rond-point de la commune où est né le chanteur, le 8 décembre 1968. C’est pourtant en Vendée, à Chantonnay, que le jeune Philippe Blanchard a grandi, et, plutôt que de revendiquer son rôle central dans la chanson française de ces trente dernières années, le chanteur, souvent qualifié de « décalé », préfère imaginer l’origine de sa singularité dans le Far-Ouest du bocage vendéen. Selon lui, l’excentricité des chanteurs anglais qu’il écoutait et aimait dans sa jeunesse (Syd Barrett, David Bowie, Monochrome Set, The King of Luxembourg, Momus), se trouverait… « dans le sang. Les Anglais, c’est le sang bleu. La royauté. Comme je suis vendéen, je suis sensible à ça. Les excentriques anglais sont des faux rois. Des gens qui au fond ont un complexe de supériorité, un snobisme, qu’on retrouve chez nous d’ailleurs avec Boris Vian1. » Celui que la France a vraiment découvert en trublion de la variété française en 2005, avec le tube Louxor, j’adore (« Et je coupe le son ! Et je remets le son… »), a moins cette excentricité native, la distinction aristocratique de celui que sa naissance a élu et isolé de la « masse », que la grande liberté du bouffon, celui qui peut se moquer des rois et des puissants, comme il le fait en 2010 dans une chanson intitulée La Reine d’Angleterre : « Bonjour, je suis la reine d’Angleterre et je vous chie à la raie. Car le monde est ainsi fait. » L’iconoclastie de Katerine, moins potache que politique, est permise (et jouissive) comme l’est celle des enfants, de la bouche desquels, on le sait, sortent toujours les vérités. Sur le même album éponyme, Philippe Katerine, le musicien ironise sur la devise républicaine (« Liberté, mon cul, Égalité mon cul, Fraternité mon cul », dans Liberté), tente une réconciliation érotique entre juifs et musulmans (Juifs/Arabes) ou revendique le droit ambigu de « manger [s]a banane tout nu sur la plage » (La Banane), incarnant ainsi la critique des conventions sociales du cynique Diogène de Sinope autant que la liberté pure de l’enfant : « Chez moi, le nu n’est pas du tout une provocation ; je m’y prendrais autrement pour provoquer. C’est plutôt un retour à l’enfance. Et j’ai lu que Freud disait qu’être nu, “c’est retrouver l’innocence et la sincérité de l’enfance, quand un homme est en désaccord avec la société, guidé par des fausses valeurs”. Je suis intégralement d’accord avec ça2. »
___ 1. « Tout nu », entretien dans Les Cahiers du cinéma, no 721, avril 2016. ___ 2. Ibid.
< Philippe Katerine. © Photo Tony Frontal.
p. 61
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Portées disparues __
Julia Kerninon ___ Comment expliquer l’absence apparente de femmes excentriques dans l’histoire de la région ? Pistes de réflexion. ___ Tout un numéro de la revue 303 consacré aux excentriques, et une unique femme parmi les hommes : Claude Cahun. Comment justifier ce fait ? Avons-nous, d’une façon ou d’une autre, échoué à débusquer des cas féminins d’excentricité ? Sommes-nous passés aveuglément à côté de quelqu’une ? C’est possible, naturellement – mais pourtant, non, cela ne tient pas vraiment, car pour le dire franchement, nous avons recherché des personnages féminins avec d’autant plus d’acharnement qu’ils nous semblaient, hélas, introuvables. Devrions-nous alors en tirer des conclusions, et sacrer dès à présent les Pays de la Loire contrée des femmes sages, paradis de la conformité gracieuse, terre de soumission charmante ? Admettre qu’ici les femmes se tiennent et se sont toujours tenues à leur place, sans jamais déroger aux limites imposées par celle-ci ? Non, encore non. Alors, quoi ? On connaît le bon vieux sexisme de notre langue, selon laquelle un grand homme est un homme important, et une grande femme une femme à la taille (trop) imposante ; un homme facile quelqu’un d’agréable, une femme facile une femme de petite vertu ; un homme public une personnalité influente, et une femme publique, encore une fois, une femme de peu. Ainsi, un homme excentrique a quelque chose de charmant, d’inoffensif aussi, tandis qu’une femme excentrique semble une menace pour la société – sans doute parce qu’on attend au contraire des femmes qu’elles demeurent au centre, qu’elles soient ce centre immuable. L’origine du monde, le cœur du foyer, la terre ferme. Virginie Despentes écrit, dans King Kong Théorie : « [Parce que je suis une femme], ma puissance ne reposera jamais sur l’inféodation de l’autre moitié de l’humanité. Un être humain sur deux n’a pas été mis au monde pour m’obéir, s’occuper de mon intérieur, élever mes enfants, me plaire, me distraire, me rassurer sur la puissance de mon intelligence, me procurer le repos après la bataille, s’appliquer à bien me nourrir… » N’est-ce pas, peut-être, la raison pour laquelle l’excentricité a été interdit aux femmes : dans le but qu’elles restent à demeure et se chargent de l’équilibre domestique, tandis que les hommes pouvaient poursuivre ailleurs des objectifs plus hauts ? Que deviendrait exactement le monde si les femmes se souciaient de leur renommée, de leurs élans intérieurs, de leurs ambitions ? Kate Millett, dans La Politique du mâle, revient brillamment sur la place faite aux femmes dans la littérature et sur l’immuabilité des rôles qui leur sont distribués, mère, prostituée ou compagne, dans les trois cas également soumises à la destinée des hommes. Aujourd’hui encore, il semble qu’une certaine pression sociale cherche à faire croire aux femmes qu’elles seules seraient responsables de l’équilibre de leurs enfants et qu’elles devraient lui sacrifier le leur, ainsi que leur vie professionnelle et intérieure. On en vient même parfois à se demander si une forme de complot n’a pas été mise en place, à coup de réunions tardives et d’horaires restrictifs de crèches, pour pousser les femmes à rentrer chez elles, dans cet intérieur où l’on espère les contenir. < Nina Hagen, photographie d’Amber Gray. Maquilleur Roman Chimienti, coiffeur Rob Talty, styliste Rodney Hall. Amber Gray © Doc Artist.
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