303 146 excentriques

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N° 146 / 2017

Excentriques ?

303 vous emmÚne à la découverte de créateurs singuliers des Pays de la Loire et des personnages issus de leur imagination, choisis pour leur goût de la provocation et leur indifférence aux normes, celles de la vie sociale comme de la création artistique.

15 euros

La revue culturelle des Pays de la Loire

Des fous : le mot est lĂąchĂ©. Au nom du bon sens – qui autorise tant de sottises –, les « doctes » les ont exclus. Trop diffĂ©rents. Quelques-uns, pourtant, ont trouvĂ© l’entrĂ©e des musĂ©es, des thĂ©Ăątres et des bibliothĂšques.

Revue 303 arts, recherches, créations HÎtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com

La main aussi agile que l’esprit, ils poursuivent parfois en solitaires une quĂȘte incomprise, rĂ©inventant l’homme et son rapport au monde, indiffĂ©rents aux sarcasmes des classicismes ou des avant-gardes. « Eux, ce sont les sauvages, chantait Jean Richepin par la voix de Brassens, des assoiffĂ©s d’azur, des poĂštes, des fous. »

Cette publication est rĂ©alisĂ©e par l’association 303 qui reçoit un ïŹnancement de la RĂ©gion des Pays de la Loire

Ils s’appellent Rousseau, Giffard, Brisset, Jarry, Savardan, FourrĂ© ou Bouillault... On croit l’un fonctionnaire, l’autre naturaliste, mĂ©decin, militaire ou savetier – mais tous sont en rĂ©alitĂ© des chercheurs d’absolu, peintres, musiciens, sculpteurs, poĂštes ou romanciers.

Excentriques ?


___ Dossier Excentriques ? ­ ___ 05

– Éditorial

___Jacques Baulande, professeur honoraire 06

– Les excentriques : libres parias de la culture

___Jacques Baulande

303_ n° 146_ 2017_

__ Sommaire

14

– Scarron. Un chanoine pas trùs catholique

___Laetitia Cavinato, chargĂ©e de communication et d’édition pour la Ville de MazĂ©-Milon 18

– Auguste Savardan. Le mĂ©decin et le phalanstĂšre

___Julien Zerbone, critique et historien d’art 22

– De quelques indices pour trouver un excentrique dans une fiction

___Thomas Giraud, Ă©crivain 28

– Jean-Pierre Brisset. Enfin l’ange vint

___Marc DĂ©cimo, professeur d’histoire de l’art contemporain Ă  Paris X-Nanterre 34

– Hugues Rebell ou le « rut infini » de la Nature

___Pascal Taranto, professeur de philosophie à Aix-Marseille Université 38

– Maurice FourrĂ©. L’inconnu du Rose-HĂŽtel

___Anthony Poiraudeau, Ă©crivain 42

– Claude Cahun. Les humanitĂ©s excentriques

___Patrice Allain, maĂźtre de confĂ©rences Ă  l’universitĂ© de Nantes 46

– Le Douanier Rousseau

___Marion Alluchon, historienne d’art 52

– Gaston Chaissac. MĂ©thodologie de l’exploration

___Nadia Raison, éditrice et rédactrice du site www.gaston-chaissac.org 56

– Jacques Bouillault. Naturaliste autodidacte

___Emmanuel Mouton, créateur de la Réserve zoologique de Calviac 60

– Katerine. Une vie, un film

___Wilfried Paris, journaliste musical 64

p. 2

– PortĂ©es disparues Julia Kerninon, Ă©crivaine


___ Carte blanche ­ ___

– Artiste invitĂ©e : Danny Steve ___ 67 72

– La psychognosis peut-elle casser des briques ?

Julien BĂ©court, journaliste et critique d’art.

___ Chroniques ­ ___

Architecture

74

– Marges

___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain

78

– Atteindre son objet

___Éva Prouteau, critique d’art, confĂ©renciĂšre et professeure d’histoire de l’art Bande dessinĂ©e

82

– Vivre et mourir d’enfance

___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée Littérature

86

– Les gens d’ici, les vrais gens

___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine

88

– Des bords de ville au bord de la mer

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant

92

– L’intime vu de plus loin Pascaline VallĂ©e, journaliste et critique d’art

p. 3


Dossier ExcentriquesĂą€‰? _________________

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Dossier Excentriques ? / Éditorial / 303

Éditorial __

Jacques Baulande Parcourant la littĂ©rature touristique des Pays de la Loire, on s’étonne d’y trouver deux clichĂ©s Ă©galement « vendeurs » mais difficilement compatibles, qui vantent l’un « la douceur angevine », l’autre « le dernier fleuve sauvage d’Europe » : fleuve infernal ou jardin d’Éden, il faudrait s’entendre ! Mais il est vrai que le visiteur qui s’intĂ©resse au patrimoine littĂ©raire et artistique de la rĂ©gion se heurte Ă  une dichotomie comparable. Si notre voyageur est en quĂȘte d’un « esprit » ligĂ©rien, oĂč l’enverrons-nous ? Au chĂąteau du Lude ou aux FoliesSiffait ? À l’abbaye de Fontevraud, dans la grotte aux sculptures de DĂ©nezĂ©, ou dans le « jardin des mĂ©ditations » de CossĂ©-le-Vivien ? Les cinĂ©philes hĂ©siteront entre Jacquot de Nantes et Louis de FunĂšs, les poĂštes reliront les amis de Rochefort ou les surrĂ©alistes nantais, les romanesques dĂ©battront de Julien Gracq ou de Maurice FourrĂ© et les linguistes passeront de la DĂ©fense et illustration de la langue française aux Ă©tymologies dĂ©lirantes de Jean-Pierre Brisset. Pour la peinture, ce sera JeanJacques Audubon ou Gaston Chaissac, pour la sculpture les GĂ©ants de Robert Tatin ou le Bonchamps de David d’Angers. Et c’est Ă  Angers justement que notre visiteur trouvera la meilleure illustration de ce dualisme nietzschĂ©en, dans le contraste entre le hiĂ©ratisme apollinien de l’Apocalypse mĂ©diĂ©vale et l’exubĂ©rance dionysienne du Chant du monde de Lurçat. En intitulant ce dossier Excentriques ?, la revue 303 a choisi son camp, du moins pour ce numĂ©ro. Mais en affectant ce titre d’un point d’interrogation nous voulons montrer aussi que la difficultĂ© de la tĂąche ne nous a pas Ă©chappĂ©. C’est qu’il est plus facile de les railler, ces excentriques, que de les dĂ©finir. Bien sĂ»r, on sait qu’ils ne sont pas « normaux », mais est-il normal d’avoir du talent, a fortiori du gĂ©nie ? Du conformisme le plus plat Ă  la dĂ©mence mĂ©dicalement constatĂ©e c’est tout un continuum de comportements qui se dĂ©ploie, et bien malin celui qui saura oĂč placer sur cette Ă©chelle le curseur qui sĂ©pare le gĂ©nie crĂ©ateur de la simple folie. Certains « oublis » pourtant ne sont pas fortuits : ainsi, Alfred Jarry a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© saluĂ© dans un numĂ©ro spĂ©cial, et les surrĂ©alistes mĂ©ritent plus qu’une allusion dans un dossier collectif. D’autres absences sont dues Ă  un manque de place et rĂ©sultent d’arbitrages toujours dĂ©licats. Les Ă©crivains et les artistes dominent notre sĂ©lection : Scarron, Jean-Pierre Brisset, Maurice FourrĂ©, Hugues Rebell, RenĂ© Giffard pour les uns, Henri Rousseau, Gaston Chaissac, Claude Cahun, Philippe Katerine pour les autres. Mais la prĂ©sence d’Auguste Savardan et de Jacques Bouillault montre que la politique et la science ont aussi leurs excentriques. Une quasi-absence, pourtant, nous a troublĂ©s : celle des femmes, Claude Cahun Ă©tant la seule Ă  dĂ©fendre leur cause, encore que son excentricitĂ© consiste, entre autres singularitĂ©s, Ă  se rĂ©clamer d’un « troisiĂšme genre » trĂšs Ă©loignĂ© de la fĂ©minitĂ© traditionnelle. D’autres candidates Ă  notre florilĂšge se reconnaĂźtraient peut-ĂȘtre dans cette revendication, FĂ©licie de la Rochejacquelein, pasionaria vendĂ©enne, ou Odette du Puigaudeau, aventuriĂšre bien connue de 303. Julia Kerninon apporte sur cette problĂ©matique un Ă©clairage bienvenu. C’est qu’en vĂ©ritĂ© l’excentricitĂ© est partout, elle est l’autre visage du talent et de la libertĂ©, une insoumise qui nargue tout le monde et ne se laisse attraper par personne. Voulez-vous la saisir ? Elle vous file entre les doigts comme aux mains des enfants l’eau indocile du dernier fleuve sauvage d’Europe.

___ 1. Voir Monique VĂ©ritĂ©, « Odette du Puigaudeau Ă  la dĂ©couverte du Sahara », Explorateurs et voyageurs, Revue 303, no 143, Nantes, Ă©ditions 303, 2016, p. 36-39.

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Les excentriques : libres parias de la culture

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Jacques Baulande ___ Difficiles Ă  dĂ©finir et mĂȘme Ă  reconnaĂźtre, les excentriques souffrent de leur exclusion. Pourtant, en les obligeant Ă  assumer leur diffĂ©rence, cet ostracisme leur ouvre des espaces de libertĂ©. ___ On ne se hasardera pas Ă  dĂ©finir ici l’écrivain excentrique, pas plus que son avatar le plus pittoresque, le fou littĂ©raire. Des plumes plus autorisĂ©es s’y sont cassĂ© le bec, comme celle de ce psychiatre citĂ© par Raymond Queneau, et auquel « il [n’avait pas] Ă©tĂ© possible quoi qu’[il eĂ»t] fait, de distinguer par sa nature seule une idĂ©e folle d’une idĂ©e raisonnable » ; et nous comprenons comme un aveu de la mĂȘme impuissance l’intitulĂ© du trĂšs sĂ©rieux Institut International de Recherches et d’Explorations sur les Fous LittĂ©raires, HĂ©tĂ©roclites, Excentriques, IrrĂ©guliers, Outsiders, TapĂ©s, AssimilĂ©s, sans oublier tous les autres
 Formulation certes amusante mais dont l’humour camoufle mal l’embarras. Plus pragmatiques, certains auteurs ont pensĂ© aussi plus simple de s’en remettre Ă  l’opinion publique et d’appeler excentriques ceux que la vox populi de leur temps stigmatisait comme tels. Cette formule prĂ©sente au moins l’avantage de ne pas insulter l’avenir en lui laissant une chance de procĂ©der Ă  quelques rĂ©habilitations... Elle a aussi le mĂ©rite de placer l’exclusion sociale au cƓur de la problĂ©matique. Mais peut-ĂȘtre gagnerait-on Ă  s’interroger sur ce « centre » dont nos auteurs semblent si Ă©loignĂ©s ? De quoi veut-on parler ? Dans le TrĂ©sor de la langue française, la dĂ©finition la plus pertinente semble celle-ci : « Domaine abstrait de la vie psychique ou sociale. Point, Ă©lĂ©ment oĂč convergent et d’oĂč rayonnent des forces, des Ă©lĂ©ments dispersĂ©s. » Le TLF construit donc sa dĂ©finition sur une opposition entre un foyer et une pĂ©riphĂ©rie, unis pourtant dans un jeu complexe de relations croisĂ©es. La mĂ©taphore Ă©tant Ă  la fois gĂ©omĂ©trique et sociologique, nous interrogerons d’abord les urbanistes. Le centre, c’est pour eux le « centre-ville », dans les villages le « bourg », oĂč vivent prĂ©cisĂ©ment les bourgeois, parangons des vertus sociales et juges des comportements. Ils trouvent dans cet espace homogĂšne et Ă©troitement connectĂ© la sĂ©curitĂ© et la bonne conscience que confĂšre l’appartenance Ă  un groupe depuis longtemps dominant, et compact. Ils regardent de loin, parfois de haut, les gens de la pĂ©riphĂ©rie, habitants d’un territoire indĂ©cis et innervĂ© d’une façon plus diffuse, qui n’est dĂ©jĂ  plus la ville mais pas encore la campagne, de son cĂŽtĂ© moins troublante d’ĂȘtre manifestement hors-jeu. Selon les lieux et les Ă©poques, on a appelĂ© ces marches citadines la zone, les fortifs ou les faubourgs (les « faux bourgs ») ; le mot banlieue (le « lieu des bannis ») s’est maintenant gĂ©nĂ©ralisé ; on parle aussi des quartiers
 excentriques, qui sont souvent aussi des quartiers « sensibles ». Perfidie du < Le jardin des mĂ©ditations, musĂ©e Robert Tatin, CossĂ©-le-Vivien (Mayenne). En 1962, Robert Tatin imagine et crĂ©e sa Maison des champs, Ɠuvre monumentale d’un artiste hors dogmes, un temple dĂ©diĂ© Ă  l’art et Ă  l’humanitĂ©. © Photo Bernard Renoux.

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Portrait d’homme dit Ă  tort de Scarron, École française, huile sur toile, 58 x 46 cm, seconde moitiĂ© du xviie siĂšcle (aprĂšs 1660). Coll. MusĂ©es du Mans, inv. 10.94.

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Scarron Un chanoine pas trĂšs catholique

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Laetitia Cavinato ___ Paul Scarron est sans conteste le malade le plus cĂ©lĂšbre de la littĂ©rature classique. Son mal l’a diminuĂ© jusqu’à la paralysie mais n’a jamais atteint son esprit frondeur. Il a, au contraire, façonnĂ© sa lĂ©gende, au mĂȘme titre que son mariage avec la future madame de Maintenon. ___ Le diable au corps Paul Scarron naĂźt Ă  Paris en juillet 1610, en parfaite santĂ©. « Quand je songe que j’ai Ă©tĂ© sain jusqu’à l’ñge de vingt-sept ans, assez pour avoir bu souvent Ă  l’allemande1 ! » Son seul trait physique distinctif, parvenu Ă  l’ñge adulte, est sa petite taille, largement compensĂ©e par son charme et maints talents de sociĂ©tĂ©. Le mĂ©morialiste Tallemant des RĂ©aux lui-mĂȘme, pourtant maĂźtre Ăšs propos vipĂ©rins, en tĂ©moigne dans l’une de ses « historiettes »2 : « Le petit Scarron a toujours eu de l’inclination Ă  la poĂ©sie, dansait des ballets et Ă©tait de la plus belle humeur du monde. » TrĂšs jeune, il court les salons brillants comme les auberges mal famĂ©es, s’enivre beaucoup, mange encore plus et sĂ©duit sans trĂȘve. En 1629, on en fait un abbĂ©. HĂ©las, « la robe, Ă  cette Ă©poque, n’engage pas Ă  grand-chose : en tout cas elle ne semble pas avoir gĂȘnĂ© beaucoup Scarron3 ». Effectivement, Ă  peine « ensoutané » il retourne Ă  ses mondanitĂ©s, l’occasion pour lui de nouer amitiĂ© avec, par exemple, la courtisane Marion Delorme. On ne peut pas dire qu’ĂȘtre expĂ©diĂ© dans « le Maine » en 1633 pousse le jeune homme Ă  se racheter une conduite. AttestĂ© tardivement4, son sĂ©jour d’environ huit ans au Mans est Ă  l’origine de sa lĂ©gende d’excentrique comme de son Ɠuvre la plus cĂ©lĂšbre, Le Roman comique, qui prend la ville pour cadre et donne Ă  voir, au travers de plusieurs personnages, quelques-unes de ses frĂ©quentations de l’époque. À peine arrivĂ©, le brillant mondain entreprend de se refaire une vie Ă  l’identique de celle de Paris et perfectionne auprĂšs de ses nouveaux amis poĂštes et dramaturges l’art de la chanson Ă  boire, bien davantage que celui de servir la messe. Il est nĂ©anmoins fait chanoine fin 1633.

Contre mauvaise fortune bon cƓur Les annĂ©es 1630 marquent aussi le dĂ©but de la maladie qui le rendra fameux de son vivant et le fera passer Ă  la postĂ©ritĂ©. CĂ©lĂšbre pour cause de maladie ? Tout d’abord, force est de constater que Scarron n’a pas Ă©crit grand-chose tant qu’il pouvait danser : quelques vers de-ci, de-lĂ 5, constituent l’entiĂšretĂ© de sa production littĂ©raire. C’est l’immobilitĂ© Ă  laquelle il est contraint peu Ă  peu, Ă  partir de 1638, qui le pousse Ă  Ă©crire de façon plus assidue, sans qu’il renonce pour autant Ă  ses frĂ©quentations – progressivement, il reçoit au lieu d’ĂȘtre reçu – et encore moins aux plaisirs de la vie.

___ 1. Dans Lettre Ă  Marigny (sans date). ___ 2. Le Petit Scarron, dans GĂ©dĂ©on Tallemant des RĂ©aux, Les historiettes : mĂ©moires pour servir Ă  l’histoire du xviie siĂšcle, vol. V, Levavasseur, 1834. ___ 3. Dans Paul Morillot, Scarron, Ă©tude biographique et littĂ©raire, thĂšse pour le doctorat, LĂ©cĂšne et Oudin, 1888, p. 10. ___ 4. Ce sĂ©jour avait Ă©tĂ© jusque-lĂ  confondu avec un bref voyage de deux mois en 1646 pour rĂ©gler des questions financiĂšres. L’étude de Morillot (op. cit. note 3) Ă©voque des preuves tangibles du premier sĂ©jour, dĂ©couvertes par le Sarthois Henri Chardon dans les archives civiles et religieuses au Mans. ___ 5. Voir un exemple en tĂȘte de la piĂšce Lydamon et Lydias, de Georges de ScudĂ©ry, 1631.

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Hugues Rebell ou le « rut infini » de la Nature

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Pascal Taranto Illustrations de Quentin FaucomprĂ© ___ Hugues Rebell est surtout connu pour sa vie dissolue et quelques ouvrages Ă©rotiques. Mais la vĂ©ritĂ© de sa rĂ©bellion est plutĂŽt Ă  chercher dans sa poĂ©sie singuliĂšre, un avertissement pour les apprentis hĂ©donistes : ce n’est pas sans danger que l’on arpente « les voies fiĂ©vreuses de la chair ». ___ « Je veux ĂȘtre un homme, cela seul m’importe. » Les Chants de la pluie et du soleil, I Georges Grassal, de son vrai nom Hugues Rebell.

Si l’utilisation d’un pseudonyme est une pratique assez courante dans la littĂ©rature, elle dit plutĂŽt, d’habitude, la volontĂ© de se tenir cachĂ©. Livrer son nom en pĂąture Ă  la curiositĂ© publique, n’est-ce pas jeter au feu d’une vaine gloire l’essence de soi-mĂȘme, et prendre des risques avec le bonheur tranquille que promet la fortune Ă  ceux qui rĂ©ussissent ? L’excentricitĂ© de l’écrivain nantais commence par ce changement d’identité : ne pas cacher Georges Grassal derriĂšre un nom d’emprunt, mais emprunter un nom qui claque comme un Ă©tendard, qui rĂ©vĂšle avec orgueil celui que l’on est ou que l’on veut devenir, qui dise Ă  la face du monde l’abandon nĂ©cessaire du costume Ă©triquĂ© de la sociĂ©tĂ© bourgeoise, de ses valeurs, de ses rentes et de ses hĂ©ritages. Est Rebell celui qui a choisi cette trajectoire proprement excentrique, tournant autour d’un axe passionnĂ©ment sien, indiffĂ©rent Ă  celui autour duquel se vautrent les multitudes anĂ©miĂ©es et soumises, les peuples sans voix et sans chemin, le troupeau des adorateurs de ce qui est petit. Ce Rebell a dĂ©fendu sa cause aristocratique et hĂ©doniste sans retour. NĂ© pour l’état civil le 27 octobre 1867 Ă  Nantes dans une riche famille d’armateurs et de banquiers, Georges Grassal de Choffat sera un Ă©lĂšve assez mĂ©diocre chez les JĂ©suites. PlutĂŽt que du baccalaurĂ©at, dont il snobera l’examen par paresse, il rĂȘve de tĂąter de la Muse. PoĂ©tique d’abord : il publie Ă  dix-neuf ans un premier recueil de poĂšmes, plutĂŽt maladroits, Les Jeudis saints. Les premiĂšres rencontres de Rebell, Ă  Paris, avec son ami RenĂ© Boylesve – Ă©tait-ce Ă  La Plume ou Ă  L’Ermitage ? –, montrent un jeune dandy joufflu et timide qui est loin d’avoir affermi sa destinĂ©e virile. Or le dĂ©cĂšs de ses parents lui a laissĂ© une somme considĂ©rable. C’est grĂące Ă  cette fortune qu’à vingt ans Ă  peine il peut se dispenser d’embrasser une carriĂšre pour en acquĂ©rir une. À la place, c’est la littĂ©rature qu’il embrasse, et toutes les femmes qu’il rencontre, au cours de voyages multiples oĂč l’Europe entiĂšre, de Naples Ă  Munich, lui sert de terrain de chasse Ă  la Muse, la Muse Ă©rotique. De filles du peuple en demi-mondaines et de demi-mondaines en aristocrates, Rebell vit une vie de dĂ©sir dont les Chants disent l’urgence : « BeautĂ©

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Maurice FourrĂ© L’inconnu du Rose-HĂŽtel

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Anthony Poiraudeau ___ Écrivain angevin publiĂ© pour la premiĂšre fois Ă  l’ñge de soixante-quatorze ans par AndrĂ© Breton, Maurice FourrĂ© fut notamment admirĂ© par Gracq, Cocteau, Bachelard et Butor. Son Ɠuvre, pourtant, n’est jamais sortie de la confidentialitĂ©. ___ En octobre 1950 paraĂźt chez Gallimard La Nuit du Rose-HĂŽtel de Maurice FourrĂ©, l’un des romans les plus Ă©tranges que l’on puisse lire. S’agit-il bien, d’ailleurs, d’un roman ? On s’autorisera du caractĂšre narratif du texte, de ses dimensions et du rĂŽle qu’y jouent les personnages pour dĂ©signer ainsi une Ɠuvre d’une extrĂȘme singularitĂ©. Mais on pourrait aussi Ă©crire que c’est un long poĂšme en prose en forme de roman, sans action ni pĂ©ripĂ©tie. Que s’y dĂ©roule-t-il, au juste ? L’intrigue prend place au Rose-HĂŽtel, un hĂŽtel de passe proche de la gare Montparnasse, tenu par Madame Rose (originaire des Rosiers-sur-Loire, non loin de Saumur), au cours d’une nuit du 21 juin – nous sommes probablement dans les annĂ©es vingt. LĂ , une galerie de personnages composĂ©e, outre Rose, des deux garçons d’étage Vespasien et Charlemagne, et d’un ensemble de pensionnaires nommĂ©s les Ambassadeurs, se rassemble ; ils Ă©changent souvenirs, histoires insolites, considĂ©rations sur l’existence et Ă©vocations de personnages absents. Leurs dialogues, tout en douces prĂ©ciositĂ©s alambiquĂ©es, font miroiter les rĂ©cits et les objets de leurs discours Ă  la façon de symboles et de bibelots raffinĂ©s. Cette rĂ©union, dans sa dimension cĂ©rĂ©monieuse et mĂȘme rituelle, semble avant tout composer une liturgie mystĂ©rieuse, tout entiĂšre dirigĂ©e vers un jeune couple diaphane composĂ© de Rosine, dite Kiki, la niĂšce de Rose, et de Jean-Pierre, dit Dada, qu’il s’agira d’initier Ă  quelques Ă©vanescents secrets de la vie et de la mort. Tout cela est portĂ© par une langue exquise et contournĂ©e, traversĂ© d’un Ă©rotisme diffus et nimbĂ© de couleurs de dragĂ©es qui mettent Ă  distance, sans la dissimuler, la noirceur qui sous-tend l’ensemble – comme s’il ne s’agissait au fond que de cet arriĂšre-plan macabre, mais que tout l’enjeu poĂ©tique consistait Ă  n’en Ă©laborer que des accĂšs indirects, et voilĂ©s de rose sucrĂ©. La haute Ă©trangetĂ© de ce texte rĂ©sulte en bonne partie sans doute de la singularitĂ© du parcours de son auteur et de l’originalitĂ© de son entrĂ©e en littĂ©rature. Maurice FourrĂ© est nĂ© Ă  Angers le 27 juin 1876, dans une famille nantie exploitant une importante quincaillerie en gros. ÉlĂšve mĂ©diocre, esprit dilettante et rĂȘveur sans doute, il n’embrasse pas de carriĂšre bourgeoise, ni dans les affaires ni dans l’administration. AprĂšs avoir Ă©chouĂ© au baccalaurĂ©at, et afin de rĂ©duire la durĂ©e de son service militaire, il suit un apprentissage au mĂ©tier de maĂźtre verrier, qu’il n’exercera jamais. Une grande peine de cƓur lui vaut en 1903 de tenter de se suicider. Il obtient alors de ses parents, contre la promesse de ne plus attenter Ă  ses jours, l’autorisation de quitter Angers pour partir vivre Ă  Nantes, ville Ă©lue de son cƓur car ville de Jules Verne, < Dessins autographes de M. FourrĂ©, personnages du Rose-HĂŽtel, annĂ©es 1948-1950. Coll. Association des amis de Maurice FourrĂ©.

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Katerine Une vie, un film __

Wilfried Paris ___ Chanteur fantaisiste, acteur burlesque, cinĂ©aste amateur, dessinateur enfantin : Philippe Katerine est moins artiste naĂŻf que sans cesse occupĂ© Ă  se dĂ©vĂȘtir de l’uniforme social, du rĂŽle qu’on veut lui assigner, pour ĂȘtre lui-mĂȘme le rĂ©alisateur de sa vie, son Ɠuvre. ___ Depuis l’étĂ© dernier, des habitants de la ville de Thouars (Deux-SĂšvres) se mobilisent pour donner le nom de Philippe Katerine Ă  un rond-point de la commune oĂč est nĂ© le chanteur, le 8 dĂ©cembre 1968. C’est pourtant en VendĂ©e, Ă  Chantonnay, que le jeune Philippe Blanchard a grandi, et, plutĂŽt que de revendiquer son rĂŽle central dans la chanson française de ces trente derniĂšres annĂ©es, le chanteur, souvent qualifiĂ© de « dĂ©calé », prĂ©fĂšre imaginer l’origine de sa singularitĂ© dans le Far-Ouest du bocage vendĂ©en. Selon lui, l’excentricitĂ© des chanteurs anglais qu’il Ă©coutait et aimait dans sa jeunesse (Syd Barrett, David Bowie, Monochrome Set, The King of Luxembourg, Momus), se trouverait
 « dans le sang. Les Anglais, c’est le sang bleu. La royautĂ©. Comme je suis vendĂ©en, je suis sensible Ă  ça. Les excentriques anglais sont des faux rois. Des gens qui au fond ont un complexe de supĂ©rioritĂ©, un snobisme, qu’on retrouve chez nous d’ailleurs avec Boris Vian1. » Celui que la France a vraiment dĂ©couvert en trublion de la variĂ©tĂ© française en 2005, avec le tube Louxor, j’adore (« Et je coupe le son ! Et je remets le son  »), a moins cette excentricitĂ© native, la distinction aristocratique de celui que sa naissance a Ă©lu et isolĂ© de la « masse », que la grande libertĂ© du bouffon, celui qui peut se moquer des rois et des puissants, comme il le fait en 2010 dans une chanson intitulĂ©e La Reine d’Angleterre : « Bonjour, je suis la reine d’Angleterre et je vous chie Ă  la raie. Car le monde est ainsi fait. » L’iconoclastie de Katerine, moins potache que politique, est permise (et jouissive) comme l’est celle des enfants, de la bouche desquels, on le sait, sortent toujours les vĂ©ritĂ©s. Sur le mĂȘme album Ă©ponyme, Philippe Katerine, le musicien ironise sur la devise rĂ©publicaine (« LibertĂ©, mon cul, ÉgalitĂ© mon cul, FraternitĂ© mon cul », dans LibertĂ©), tente une rĂ©conciliation Ă©rotique entre juifs et musulmans (Juifs/Arabes) ou revendique le droit ambigu de « manger [s]a banane tout nu sur la plage » (La Banane), incarnant ainsi la critique des conventions sociales du cynique DiogĂšne de Sinope autant que la libertĂ© pure de l’enfant : « Chez moi, le nu n’est pas du tout une provocation ; je m’y prendrais autrement pour provoquer. C’est plutĂŽt un retour Ă  l’enfance. Et j’ai lu que Freud disait qu’ĂȘtre nu, “c’est retrouver l’innocence et la sincĂ©ritĂ© de l’enfance, quand un homme est en dĂ©saccord avec la sociĂ©tĂ©, guidĂ© par des fausses valeurs”. Je suis intĂ©gralement d’accord avec ça2. »

___ 1. « Tout nu », entretien dans Les Cahiers du cinĂ©ma, no 721, avril 2016. ___ 2. Ibid.

< Philippe Katerine. © Photo Tony Frontal.

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Portées disparues __

Julia Kerninon ___ Comment expliquer l’absence apparente de femmes excentriques dans l’histoire de la rĂ©gion ? Pistes de rĂ©flexion. ___ Tout un numĂ©ro de la revue 303 consacrĂ© aux excentriques, et une unique femme parmi les hommes : Claude Cahun. Comment justifier ce fait ? Avons-nous, d’une façon ou d’une autre, Ă©chouĂ© Ă  dĂ©busquer des cas fĂ©minins d’excentricité ? Sommes-nous passĂ©s aveuglĂ©ment Ă  cĂŽtĂ© de quelqu’une ? C’est possible, naturellement – mais pourtant, non, cela ne tient pas vraiment, car pour le dire franchement, nous avons recherchĂ© des personnages fĂ©minins avec d’autant plus d’acharnement qu’ils nous semblaient, hĂ©las, introuvables. Devrions-nous alors en tirer des conclusions, et sacrer dĂšs Ă  prĂ©sent les Pays de la Loire contrĂ©e des femmes sages, paradis de la conformitĂ© gracieuse, terre de soumission charmante ? Admettre qu’ici les femmes se tiennent et se sont toujours tenues Ă  leur place, sans jamais dĂ©roger aux limites imposĂ©es par celle-ci ? Non, encore non. Alors, quoi ? On connaĂźt le bon vieux sexisme de notre langue, selon laquelle un grand homme est un homme important, et une grande femme une femme Ă  la taille (trop) imposante ; un homme facile quelqu’un d’agrĂ©able, une femme facile une femme de petite vertu ; un homme public une personnalitĂ© influente, et une femme publique, encore une fois, une femme de peu. Ainsi, un homme excentrique a quelque chose de charmant, d’inoffensif aussi, tandis qu’une femme excentrique semble une menace pour la sociĂ©tĂ© – sans doute parce qu’on attend au contraire des femmes qu’elles demeurent au centre, qu’elles soient ce centre immuable. L’origine du monde, le cƓur du foyer, la terre ferme. Virginie Despentes Ă©crit, dans King Kong ThĂ©orie : « [Parce que je suis une femme], ma puissance ne reposera jamais sur l’infĂ©odation de l’autre moitiĂ© de l’humanitĂ©. Un ĂȘtre humain sur deux n’a pas Ă©tĂ© mis au monde pour m’obĂ©ir, s’occuper de mon intĂ©rieur, Ă©lever mes enfants, me plaire, me distraire, me rassurer sur la puissance de mon intelligence, me procurer le repos aprĂšs la bataille, s’appliquer Ă  bien me nourrir  » N’est-ce pas, peut-ĂȘtre, la raison pour laquelle l’excentricitĂ© a Ă©tĂ© interdit aux femmes : dans le but qu’elles restent Ă  demeure et se chargent de l’équilibre domestique, tandis que les hommes pouvaient poursuivre ailleurs des objectifs plus hauts ? Que deviendrait exactement le monde si les femmes se souciaient de leur renommĂ©e, de leurs Ă©lans intĂ©rieurs, de leurs ambitions ? Kate Millett, dans La Politique du mĂąle, revient brillamment sur la place faite aux femmes dans la littĂ©rature et sur l’immuabilitĂ© des rĂŽles qui leur sont distribuĂ©s, mĂšre, prostituĂ©e ou compagne, dans les trois cas Ă©galement soumises Ă  la destinĂ©e des hommes. Aujourd’hui encore, il semble qu’une certaine pression sociale cherche Ă  faire croire aux femmes qu’elles seules seraient responsables de l’équilibre de leurs enfants et qu’elles devraient lui sacrifier le leur, ainsi que leur vie professionnelle et intĂ©rieure. On en vient mĂȘme parfois Ă  se demander si une forme de complot n’a pas Ă©tĂ© mise en place, Ă  coup de rĂ©unions tardives et d’horaires restrictifs de crĂšches, pour pousser les femmes Ă  rentrer chez elles, dans cet intĂ©rieur oĂč l’on espĂšre les contenir. < Nina Hagen, photographie d’Amber Gray. Maquilleur Roman Chimienti, coiffeur Rob Talty, styliste Rodney Hall. Amber Gray © Doc Artist.

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