N°â146â/â2017
Excentriquesâ?
303 vous emmÚne à la découverte de créateurs singuliers des Pays de la Loire et des personnages issus de leur imagination, choisis pour leur goût de la provocation et leur indifférence aux normes, celles de la vie sociale comme de la création artistique.
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Des fousâ: le mot est lĂąchĂ©. Au nom du bon sens â qui autorise tant de sottises â, les «âdoctesâ» les ont exclus. Trop diffĂ©rents. Quelques-uns, pourtant, ont trouvĂ© lâentrĂ©e des musĂ©es, des thĂ©Ăątres et des bibliothĂšques.
Revue 303 arts, recherches, créations HÎtel de Région 1, rue de la Loire 44966 Nantes cedex 9 T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
La main aussi agile que lâesprit, ils poursuivent parfois en solitaires une quĂȘte incomprise, rĂ©inventant lâhomme et son rapport au monde, indiffĂ©rents aux sarcasmes des classicismes ou des avant-gardes. «âEux, ce sont les sauvages, chantait Jean Richepin par la voix de Brassens, des assoiffĂ©s dâazur, des poĂštes, des fous.â»
Cette publication est rĂ©alisĂ©e par lâassociation 303 qui reçoit un ïŹnancement de la RĂ©gion des Pays de la Loire
Ils sâappellent Rousseau, Giffard, Brisset, Jarry, Savardan, FourrĂ© ou Bouillault... On croit lâun fonctionnaire, lâautre naturaliste, mĂ©decin, militaire ou savetier â mais tous sont en rĂ©alitĂ© des chercheurs dâabsolu, peintres, musiciens, sculpteurs, poĂštes ou romanciers.
Excentriquesâ?
___ Dossier Excentriquesâ? Â ___ 05
â Ăditorial
___Jacques Baulande, professeur honoraire 06
â Les excentriquesâ: libres parias de la culture
___Jacques Baulande
303_ n° 146_ 2017_
__ Sommaire
14
â Scarron. Un chanoine pas trĂšs catholique
___Laetitia Cavinato, chargĂ©e de communication et dâĂ©dition pour la Ville de MazĂ©-Milon 18
â Auguste Savardan. Le mĂ©decin et le phalanstĂšre
___Julien Zerbone, critique et historien dâart 22
â De quelques indices pour trouver un excentrique dans une fiction
___Thomas Giraud, Ă©crivain 28
â Jean-Pierre Brisset. Enfin lâange vint
___Marc DĂ©cimo, professeur dâhistoire de lâart contemporain Ă Paris X-Nanterre 34
â Hugues Rebell ou le «ârut infiniâ» de la Nature
___Pascal Taranto, professeur de philosophie à Aix-Marseille Université 38
â Maurice FourrĂ©. Lâinconnu du Rose-HĂŽtel
___Anthony Poiraudeau, Ă©crivain 42
â Claude Cahun. Les humanitĂ©s excentriques
___Patrice Allain, maĂźtre de confĂ©rences Ă lâuniversitĂ© de Nantes 46
â Le Douanier Rousseau
___Marion Alluchon, historienne dâart 52
â Gaston Chaissac. MĂ©thodologie de lâexploration
___Nadia Raison, éditrice et rédactrice du site www.gaston-chaissac.org 56
â Jacques Bouillault. Naturaliste autodidacte
___Emmanuel Mouton, créateur de la Réserve zoologique de Calviac 60
â Katerine. Une vie, un film
___Wilfried Paris, journaliste musical 64
p. 2
â PortĂ©es disparues Julia Kerninon, Ă©crivaine
___ Carte blanche  ___
â Artiste invitĂ©eâ: Danny Steve ___ 67 72
â La psychognosis peut-elle casser des briquesâ?
Julien BĂ©court, journaliste et critique dâart.
___ Chroniques  ___
Architecture
74
â Marges
___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain
78
â Atteindre son objet
___Ăva Prouteau, critique dâart, confĂ©renciĂšre et professeure dâhistoire de lâart Bande dessinĂ©e
82
â Vivre et mourir dâenfance
___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée Littérature
86
â Les gens dâici, les vrais gens
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
88
â Des bords de ville au bord de la mer
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
â Lâintime vu de plus loin Pascaline VallĂ©e, journaliste et critique dâart
p. 3
Dossier ExcentriquesĂą€‰? _________________
p. 4
___
Dossier Excentriquesâ? / Ăditorial / 303
Ăditorial __
Jacques Baulande Parcourant la littĂ©rature touristique des Pays de la Loire, on sâĂ©tonne dây trouver deux clichĂ©s Ă©galement «âvendeursâ» mais difficilement compatibles, qui vantent lâun «âla douceur angevineâ», lâautre «âle dernier fleuve sauvage dâEuropeâ»â: fleuve infernal ou jardin dâĂden, il faudrait sâentendreâ! Mais il est vrai que le visiteur qui sâintĂ©resse au patrimoine littĂ©raire et artistique de la rĂ©gion se heurte Ă une dichotomie comparable. Si notre voyageur est en quĂȘte dâun «âespritâ» ligĂ©rien, oĂč lâenverrons-nousâ? Au chĂąteau du Lude ou aux FoliesSiffaitâ? Ă lâabbaye de Fontevraud, dans la grotte aux sculptures de DĂ©nezĂ©, ou dans le «âjardin des mĂ©ditationsâ» de CossĂ©-le-Vivienâ? Les cinĂ©philes hĂ©siteront entre Jacquot de Nantes et Louis de FunĂšs, les poĂštes reliront les amis de Rochefort ou les surrĂ©alistes nantais, les romanesques dĂ©battront de Julien Gracq ou de Maurice FourrĂ© et les linguistes passeront de la DĂ©fense et illustration de la langue française aux Ă©tymologies dĂ©lirantes de Jean-Pierre Brisset. Pour la peinture, ce sera JeanJacques Audubon ou Gaston Chaissac, pour la sculpture les GĂ©ants de Robert Tatin ou le Bonchamps de David dâAngers. Et câest Ă Angers justement que notre visiteur trouvera la meilleure illustration de ce dualisme nietzschĂ©en, dans le contraste entre le hiĂ©ratisme apollinien de lâApocalypse mĂ©diĂ©vale et lâexubĂ©rance dionysienne du Chant du monde de Lurçat. En intitulant ce dossier Excentriquesâ?, la revue 303 a choisi son camp, du moins pour ce numĂ©ro. Mais en affectant ce titre dâun point dâinterrogation nous voulons montrer aussi que la difficultĂ© de la tĂąche ne nous a pas Ă©chappĂ©. Câest quâil est plus facile de les railler, ces excentriques, que de les dĂ©finir. Bien sĂ»r, on sait quâils ne sont pas «ânormauxâ», mais est-il normal dâavoir du talent, a fortiori du gĂ©nieâ? Du conformisme le plus plat Ă la dĂ©mence mĂ©dicalement constatĂ©e câest tout un continuum de comportements qui se dĂ©ploie, et bien malin celui qui saura oĂč placer sur cette Ă©chelle le curseur qui sĂ©pare le gĂ©nie crĂ©ateur de la simple folie. Certains «âoublisâ» pourtant ne sont pas fortuitsâ: ainsi, Alfred Jarry a dĂ©jĂ Ă©tĂ© saluĂ© dans un numĂ©ro spĂ©cial, et les surrĂ©alistes mĂ©ritent plus quâune allusion dans un dossier collectif. Dâautres absences sont dues Ă un manque de place et rĂ©sultent dâarbitrages toujours dĂ©licats. Les Ă©crivains et les artistes dominent notre sĂ©lectionâ: Scarron, Jean-Pierre Brisset, Maurice FourrĂ©, Hugues Rebell, RenĂ© Giffard pour les uns, Henri Rousseau, Gaston Chaissac, Claude Cahun, Philippe Katerine pour les autres. Mais la prĂ©sence dâAuguste Savardan et de Jacques Bouillault montre que la politique et la science ont aussi leurs excentriques. Une quasi-absence, pourtant, nous a troublĂ©sâ: celle des femmes, Claude Cahun Ă©tant la seule Ă dĂ©fendre leur cause, encore que son excentricitĂ© consiste, entre autres singularitĂ©s, Ă se rĂ©clamer dâun «âtroisiĂšme genreâ» trĂšs Ă©loignĂ© de la fĂ©minitĂ© traditionnelle. Dâautres candidates Ă notre florilĂšge se reconnaĂźtraient peut-ĂȘtre dans cette revendication, FĂ©licie de la Rochejacquelein, pasionaria vendĂ©enne, ou Odette du Puigaudeau, aventuriĂšre bien connue de 303. Julia Kerninon apporte sur cette problĂ©matique un Ă©clairage bienvenu. Câest quâen vĂ©ritĂ© lâexcentricitĂ© est partout, elle est lâautre visage du talent et de la libertĂ©, une insoumise qui nargue tout le monde et ne se laisse attraper par personne. Voulez-vous la saisirâ? Elle vous file entre les doigts comme aux mains des enfants lâeau indocile du dernier fleuve sauvage dâEurope.
___ 1. Voir Monique VĂ©ritĂ©, «âOdette du Puigaudeau Ă la dĂ©couverte du Saharaâ», Explorateurs et voyageurs, Revue 303, no 143, Nantes, Ă©ditions 303, 2016, p. 36-39.
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Les excentriquesâ: libres parias de la culture
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Jacques Baulande ___ Difficiles Ă dĂ©finir et mĂȘme Ă reconnaĂźtre, les excentriques souffrent de leur exclusion. Pourtant, en les obligeant Ă assumer leur diffĂ©rence, cet ostracisme leur ouvre des espaces de libertĂ©. ___ On ne se hasardera pas Ă dĂ©finir ici lâĂ©crivain excentrique, pas plus que son avatar le plus pittoresque, le fou littĂ©raire. Des plumes plus autorisĂ©es sây sont cassĂ© le bec, comme celle de ce psychiatre citĂ© par Raymond Queneau, et auquel «âil [nâavait pas] Ă©tĂ© possible quoi quâ[il eĂ»t] fait, de distinguer par sa nature seule une idĂ©e folle dâune idĂ©e raisonnableâ»â; et nous comprenons comme un aveu de la mĂȘme impuissance lâintitulĂ© du trĂšs sĂ©rieux Institut International de Recherches et dâExplorations sur les Fous LittĂ©raires, HĂ©tĂ©roclites, Excentriques, IrrĂ©guliers, Outsiders, TapĂ©s, AssimilĂ©s, sans oublier tous les autres⊠Formulation certes amusante mais dont lâhumour camoufle mal lâembarras. Plus pragmatiques, certains auteurs ont pensĂ© aussi plus simple de sâen remettre Ă lâopinion publique et dâappeler excentriques ceux que la vox populi de leur temps stigmatisait comme tels. Cette formule prĂ©sente au moins lâavantage de ne pas insulter lâavenir en lui laissant une chance de procĂ©der Ă quelques rĂ©habilitations... Elle a aussi le mĂ©rite de placer lâexclusion sociale au cĆur de la problĂ©matique. Mais peut-ĂȘtre gagnerait-on Ă sâinterroger sur ce «âcentreâ» dont nos auteurs semblent si Ă©loignĂ©sâ? De quoi veut-on parlerâ? Dans le TrĂ©sor de la langue française, la dĂ©finition la plus pertinente semble celle-ciâ: «âDomaine abstrait de la vie psychique ou sociale. Point, Ă©lĂ©ment oĂč convergent et dâoĂč rayonnent des forces, des Ă©lĂ©ments dispersĂ©s.â» Le TLF construit donc sa dĂ©finition sur une opposition entre un foyer et une pĂ©riphĂ©rie, unis pourtant dans un jeu complexe de relations croisĂ©es. La mĂ©taphore Ă©tant Ă la fois gĂ©omĂ©trique et sociologique, nous interrogerons dâabord les urbanistes. Le centre, câest pour eux le «âcentre-villeâ», dans les villages le «âbourgâ», oĂč vivent prĂ©cisĂ©ment les bourgeois, parangons des vertus sociales et juges des comportements. Ils trouvent dans cet espace homogĂšne et Ă©troitement connectĂ© la sĂ©curitĂ© et la bonne conscience que confĂšre lâappartenance Ă un groupe depuis longtemps dominant, et compact. Ils regardent de loin, parfois de haut, les gens de la pĂ©riphĂ©rie, habitants dâun territoire indĂ©cis et innervĂ© dâune façon plus diffuse, qui nâest dĂ©jĂ plus la ville mais pas encore la campagne, de son cĂŽtĂ© moins troublante dâĂȘtre manifestement hors-jeu. Selon les lieux et les Ă©poques, on a appelĂ© ces marches citadines la zone, les fortifs ou les faubourgs (les «âfaux bourgsâ»)â; le mot banlieue (le «âlieu des bannisâ») sâest maintenant gĂ©nĂ©ralisĂ©â; on parle aussi des quartiers⊠excentriques, qui sont souvent aussi des quartiers «âsensiblesâ». Perfidie du < Le jardin des mĂ©ditations, musĂ©e Robert Tatin, CossĂ©-le-Vivien (Mayenne). En 1962, Robert Tatin imagine et crĂ©e sa Maison des champs, Ćuvre monumentale dâun artiste hors dogmes, un temple dĂ©diĂ© Ă lâart et Ă lâhumanitĂ©. © Photo Bernard Renoux.
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Portrait dâhomme dit Ă tort de Scarron, Ăcole française, huile sur toile, 58 x 46 cm, seconde moitiĂ© du xviie siĂšcle (aprĂšs 1660). Coll. MusĂ©es du Mans, inv. 10.94.
p. 14
Scarron Un chanoine pas trĂšs catholique
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Laetitia Cavinato ___ Paul Scarron est sans conteste le malade le plus cĂ©lĂšbre de la littĂ©rature classique. Son mal lâa diminuĂ© jusquâĂ la paralysie mais nâa jamais atteint son esprit frondeur. Il a, au contraire, façonnĂ© sa lĂ©gende, au mĂȘme titre que son mariage avec la future madame de Maintenon. ___ Le diable au corps Paul Scarron naĂźt Ă Paris en juillet 1610, en parfaite santĂ©. «âQuand je songe que jâai Ă©tĂ© sain jusquâĂ lâĂąge de vingt-sept ans, assez pour avoir bu souvent Ă lâallemande1â!â» Son seul trait physique distinctif, parvenu Ă lâĂąge adulte, est sa petite taille, largement compensĂ©e par son charme et maints talents de sociĂ©tĂ©. Le mĂ©morialiste Tallemant des RĂ©aux lui-mĂȘme, pourtant maĂźtre Ăšs propos vipĂ©rins, en tĂ©moigne dans lâune de ses «âhistoriettesâ»2â: «âLe petit Scarron a toujours eu de lâinclination Ă la poĂ©sie, dansait des ballets et Ă©tait de la plus belle humeur du monde.â» TrĂšs jeune, il court les salons brillants comme les auberges mal famĂ©es, sâenivre beaucoup, mange encore plus et sĂ©duit sans trĂȘve. En 1629, on en fait un abbĂ©. HĂ©las, «âla robe, Ă cette Ă©poque, nâengage pas Ă grand-choseâ: en tout cas elle ne semble pas avoir gĂȘnĂ© beaucoup Scarron3â». Effectivement, Ă peine «âensoutanĂ©â» il retourne Ă ses mondanitĂ©s, lâoccasion pour lui de nouer amitiĂ© avec, par exemple, la courtisane Marion Delorme. On ne peut pas dire quâĂȘtre expĂ©diĂ© dans «âle Maineâ» en 1633 pousse le jeune homme Ă se racheter une conduite. AttestĂ© tardivement4, son sĂ©jour dâenviron huit ans au Mans est Ă lâorigine de sa lĂ©gende dâexcentrique comme de son Ćuvre la plus cĂ©lĂšbre, Le Roman comique, qui prend la ville pour cadre et donne Ă voir, au travers de plusieurs personnages, quelques-unes de ses frĂ©quentations de lâĂ©poque. Ă peine arrivĂ©, le brillant mondain entreprend de se refaire une vie Ă lâidentique de celle de Paris et perfectionne auprĂšs de ses nouveaux amis poĂštes et dramaturges lâart de la chanson Ă boire, bien davantage que celui de servir la messe. Il est nĂ©anmoins fait chanoine fin 1633.
Contre mauvaise fortune bon cĆur Les annĂ©es 1630 marquent aussi le dĂ©but de la maladie qui le rendra fameux de son vivant et le fera passer Ă la postĂ©ritĂ©. CĂ©lĂšbre pour cause de maladieâ? Tout dâabord, force est de constater que Scarron nâa pas Ă©crit grand-chose tant quâil pouvait danserâ: quelques vers de-ci, de-lĂ 5, constituent lâentiĂšretĂ© de sa production littĂ©raire. Câest lâimmobilitĂ© Ă laquelle il est contraint peu Ă peu, Ă partir de 1638, qui le pousse Ă Ă©crire de façon plus assidue, sans quâil renonce pour autant Ă ses frĂ©quentations â progressivement, il reçoit au lieu dâĂȘtre reçu â et encore moins aux plaisirs de la vie.
___ 1. Dans Lettre Ă Marigny (sans date). ___ 2. Le Petit Scarron, dans GĂ©dĂ©on Tallemant des RĂ©aux, Les historiettesâ: mĂ©moires pour servir Ă lâhistoire du xviie siĂšcle, vol. V, Levavasseur, 1834. ___ 3. Dans Paul Morillot, Scarron, Ă©tude biographique et littĂ©raire, thĂšse pour le doctorat, LĂ©cĂšne et Oudin, 1888, p. 10. ___ 4. Ce sĂ©jour avait Ă©tĂ© jusque-lĂ confondu avec un bref voyage de deux mois en 1646 pour rĂ©gler des questions financiĂšres. LâĂ©tude de Morillot (op. cit. note 3) Ă©voque des preuves tangibles du premier sĂ©jour, dĂ©couvertes par le Sarthois Henri Chardon dans les archives civiles et religieuses au Mans. ___ 5. Voir un exemple en tĂȘte de la piĂšce Lydamon et Lydias, de Georges de ScudĂ©ry, 1631.
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Hugues Rebell ou le «ârut infiniâ» de la Nature
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Pascal Taranto Illustrations de Quentin FaucomprĂ© ___ Hugues Rebell est surtout connu pour sa vie dissolue et quelques ouvrages Ă©rotiques. Mais la vĂ©ritĂ© de sa rĂ©bellion est plutĂŽt Ă chercher dans sa poĂ©sie singuliĂšre, un avertissement pour les apprentis hĂ©donistesâ: ce nâest pas sans danger que lâon arpente «âles voies fiĂ©vreuses de la chairâ». ___ «âJe veux ĂȘtre un homme, cela seul mâimporte.â» Les Chants de la pluie et du soleil, I Georges Grassal, de son vrai nom Hugues Rebell.
Si lâutilisation dâun pseudonyme est une pratique assez courante dans la littĂ©rature, elle dit plutĂŽt, dâhabitude, la volontĂ© de se tenir cachĂ©. Livrer son nom en pĂąture Ă la curiositĂ© publique, nâest-ce pas jeter au feu dâune vaine gloire lâessence de soi-mĂȘme, et prendre des risques avec le bonheur tranquille que promet la fortune Ă ceux qui rĂ©ussissentâ? LâexcentricitĂ© de lâĂ©crivain nantais commence par ce changement dâidentitĂ©â: ne pas cacher Georges Grassal derriĂšre un nom dâemprunt, mais emprunter un nom qui claque comme un Ă©tendard, qui rĂ©vĂšle avec orgueil celui que lâon est ou que lâon veut devenir, qui dise Ă la face du monde lâabandon nĂ©cessaire du costume Ă©triquĂ© de la sociĂ©tĂ© bourgeoise, de ses valeurs, de ses rentes et de ses hĂ©ritages. Est Rebell celui qui a choisi cette trajectoire proprement excentrique, tournant autour dâun axe passionnĂ©ment sien, indiffĂ©rent Ă celui autour duquel se vautrent les multitudes anĂ©miĂ©es et soumises, les peuples sans voix et sans chemin, le troupeau des adorateurs de ce qui est petit. Ce Rebell a dĂ©fendu sa cause aristocratique et hĂ©doniste sans retour. NĂ© pour lâĂ©tat civil le 27 octobre 1867 Ă Nantes dans une riche famille dâarmateurs et de banquiers, Georges Grassal de Choffat sera un Ă©lĂšve assez mĂ©diocre chez les JĂ©suites. PlutĂŽt que du baccalaurĂ©at, dont il snobera lâexamen par paresse, il rĂȘve de tĂąter de la Muse. PoĂ©tique dâabordâ: il publie Ă dix-neuf ans un premier recueil de poĂšmes, plutĂŽt maladroits, Les Jeudis saints. Les premiĂšres rencontres de Rebell, Ă Paris, avec son ami RenĂ© Boylesve â Ă©tait-ce Ă La Plume ou Ă LâErmitageâ? â, montrent un jeune dandy joufflu et timide qui est loin dâavoir affermi sa destinĂ©e virile. Or le dĂ©cĂšs de ses parents lui a laissĂ© une somme considĂ©rable. Câest grĂące Ă cette fortune quâĂ vingt ans Ă peine il peut se dispenser dâembrasser une carriĂšre pour en acquĂ©rir une. Ă la place, câest la littĂ©rature quâil embrasse, et toutes les femmes quâil rencontre, au cours de voyages multiples oĂč lâEurope entiĂšre, de Naples Ă Munich, lui sert de terrain de chasse Ă la Muse, la Muse Ă©rotique. De filles du peuple en demi-mondaines et de demi-mondaines en aristocrates, Rebell vit une vie de dĂ©sir dont les Chants disent lâurgenceâ: «âBeautĂ©
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Maurice FourrĂ© Lâinconnu du Rose-HĂŽtel
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Anthony Poiraudeau ___ Ăcrivain angevin publiĂ© pour la premiĂšre fois Ă lâĂąge de soixante-quatorze ans par AndrĂ© Breton, Maurice FourrĂ© fut notamment admirĂ© par Gracq, Cocteau, Bachelard et Butor. Son Ćuvre, pourtant, nâest jamais sortie de la confidentialitĂ©. ___ En octobre 1950 paraĂźt chez Gallimard La Nuit du Rose-HĂŽtel de Maurice FourrĂ©, lâun des romans les plus Ă©tranges que lâon puisse lire. Sâagit-il bien, dâailleurs, dâun romanâ? On sâautorisera du caractĂšre narratif du texte, de ses dimensions et du rĂŽle quây jouent les personnages pour dĂ©signer ainsi une Ćuvre dâune extrĂȘme singularitĂ©. Mais on pourrait aussi Ă©crire que câest un long poĂšme en prose en forme de roman, sans action ni pĂ©ripĂ©tie. Que sây dĂ©roule-t-il, au justeâ? Lâintrigue prend place au Rose-HĂŽtel, un hĂŽtel de passe proche de la gare Montparnasse, tenu par Madame Rose (originaire des Rosiers-sur-Loire, non loin de Saumur), au cours dâune nuit du 21 juin â nous sommes probablement dans les annĂ©es vingt. LĂ , une galerie de personnages composĂ©e, outre Rose, des deux garçons dâĂ©tage Vespasien et Charlemagne, et dâun ensemble de pensionnaires nommĂ©s les Ambassadeurs, se rassembleâ; ils Ă©changent souvenirs, histoires insolites, considĂ©rations sur lâexistence et Ă©vocations de personnages absents. Leurs dialogues, tout en douces prĂ©ciositĂ©s alambiquĂ©es, font miroiter les rĂ©cits et les objets de leurs discours Ă la façon de symboles et de bibelots raffinĂ©s. Cette rĂ©union, dans sa dimension cĂ©rĂ©monieuse et mĂȘme rituelle, semble avant tout composer une liturgie mystĂ©rieuse, tout entiĂšre dirigĂ©e vers un jeune couple diaphane composĂ© de Rosine, dite Kiki, la niĂšce de Rose, et de Jean-Pierre, dit Dada, quâil sâagira dâinitier Ă quelques Ă©vanescents secrets de la vie et de la mort. Tout cela est portĂ© par une langue exquise et contournĂ©e, traversĂ© dâun Ă©rotisme diffus et nimbĂ© de couleurs de dragĂ©es qui mettent Ă distance, sans la dissimuler, la noirceur qui sous-tend lâensemble â comme sâil ne sâagissait au fond que de cet arriĂšre-plan macabre, mais que tout lâenjeu poĂ©tique consistait Ă nâen Ă©laborer que des accĂšs indirects, et voilĂ©s de rose sucrĂ©. La haute Ă©trangetĂ© de ce texte rĂ©sulte en bonne partie sans doute de la singularitĂ© du parcours de son auteur et de lâoriginalitĂ© de son entrĂ©e en littĂ©rature. Maurice FourrĂ© est nĂ© Ă Angers le 27 juin 1876, dans une famille nantie exploitant une importante quincaillerie en gros. ĂlĂšve mĂ©diocre, esprit dilettante et rĂȘveur sans doute, il nâembrasse pas de carriĂšre bourgeoise, ni dans les affaires ni dans lâadministration. AprĂšs avoir Ă©chouĂ© au baccalaurĂ©at, et afin de rĂ©duire la durĂ©e de son service militaire, il suit un apprentissage au mĂ©tier de maĂźtre verrier, quâil nâexercera jamais. Une grande peine de cĆur lui vaut en 1903 de tenter de se suicider. Il obtient alors de ses parents, contre la promesse de ne plus attenter Ă ses jours, lâautorisation de quitter Angers pour partir vivre Ă Nantes, ville Ă©lue de son cĆur car ville de Jules Verne, < Dessins autographes de M. FourrĂ©, personnages du Rose-HĂŽtel, annĂ©es 1948-1950. Coll. Association des amis de Maurice FourrĂ©.
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Katerine Une vie, un film __
Wilfried Paris ___ Chanteur fantaisiste, acteur burlesque, cinĂ©aste amateur, dessinateur enfantinâ: Philippe Katerine est moins artiste naĂŻf que sans cesse occupĂ© Ă se dĂ©vĂȘtir de lâuniforme social, du rĂŽle quâon veut lui assigner, pour ĂȘtre lui-mĂȘme le rĂ©alisateur de sa vie, son Ćuvre. ___ Depuis lâĂ©tĂ© dernier, des habitants de la ville de Thouars (Deux-SĂšvres) se mobilisent pour donner le nom de Philippe Katerine Ă un rond-point de la commune oĂč est nĂ© le chanteur, le 8 dĂ©cembre 1968. Câest pourtant en VendĂ©e, Ă Chantonnay, que le jeune Philippe Blanchard a grandi, et, plutĂŽt que de revendiquer son rĂŽle central dans la chanson française de ces trente derniĂšres annĂ©es, le chanteur, souvent qualifiĂ© de «âdĂ©calĂ©â», prĂ©fĂšre imaginer lâorigine de sa singularitĂ© dans le Far-Ouest du bocage vendĂ©en. Selon lui, lâexcentricitĂ© des chanteurs anglais quâil Ă©coutait et aimait dans sa jeunesse (Syd Barrett, David Bowie, Monochrome Set, The King of Luxembourg, Momus), se trouverait⊠«âdans le sang. Les Anglais, câest le sang bleu. La royautĂ©. Comme je suis vendĂ©en, je suis sensible à ça. Les excentriques anglais sont des faux rois. Des gens qui au fond ont un complexe de supĂ©rioritĂ©, un snobisme, quâon retrouve chez nous dâailleurs avec Boris Vian1.â» Celui que la France a vraiment dĂ©couvert en trublion de la variĂ©tĂ© française en 2005, avec le tube Louxor, jâadore («âEt je coupe le sonâ! Et je remets le sonâŠâ»), a moins cette excentricitĂ© native, la distinction aristocratique de celui que sa naissance a Ă©lu et isolĂ© de la «âmasseâ», que la grande libertĂ© du bouffon, celui qui peut se moquer des rois et des puissants, comme il le fait en 2010 dans une chanson intitulĂ©e La Reine dâAngleterreâ: «âBonjour, je suis la reine dâAngleterre et je vous chie Ă la raie. Car le monde est ainsi fait.â» Lâiconoclastie de Katerine, moins potache que politique, est permise (et jouissive) comme lâest celle des enfants, de la bouche desquels, on le sait, sortent toujours les vĂ©ritĂ©s. Sur le mĂȘme album Ă©ponyme, Philippe Katerine, le musicien ironise sur la devise rĂ©publicaine («âLibertĂ©, mon cul, ĂgalitĂ© mon cul, FraternitĂ© mon culâ», dans LibertĂ©), tente une rĂ©conciliation Ă©rotique entre juifs et musulmans (Juifs/Arabes) ou revendique le droit ambigu de «âmanger [s]a banane tout nu sur la plageâ» (La Banane), incarnant ainsi la critique des conventions sociales du cynique DiogĂšne de Sinope autant que la libertĂ© pure de lâenfantâ: «âChez moi, le nu nâest pas du tout une provocationâ; je mây prendrais autrement pour provoquer. Câest plutĂŽt un retour Ă lâenfance. Et jâai lu que Freud disait quâĂȘtre nu, âcâest retrouver lâinnocence et la sincĂ©ritĂ© de lâenfance, quand un homme est en dĂ©saccord avec la sociĂ©tĂ©, guidĂ© par des fausses valeursâ. Je suis intĂ©gralement dâaccord avec ça2.â»
___ 1. «âTout nuâ», entretien dans Les Cahiers du cinĂ©ma, no 721, avril 2016. ___ 2. Ibid.
< Philippe Katerine. © Photo Tony Frontal.
p. 61
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Portées disparues __
Julia Kerninon ___ Comment expliquer lâabsence apparente de femmes excentriques dans lâhistoire de la rĂ©gionâ? Pistes de rĂ©flexion. ___ Tout un numĂ©ro de la revue 303 consacrĂ© aux excentriques, et une unique femme parmi les hommesâ: Claude Cahun. Comment justifier ce faitâ? Avons-nous, dâune façon ou dâune autre, Ă©chouĂ© Ă dĂ©busquer des cas fĂ©minins dâexcentricitĂ©â? Sommes-nous passĂ©s aveuglĂ©ment Ă cĂŽtĂ© de quelquâuneâ? Câest possible, naturellement â mais pourtant, non, cela ne tient pas vraiment, car pour le dire franchement, nous avons recherchĂ© des personnages fĂ©minins avec dâautant plus dâacharnement quâils nous semblaient, hĂ©las, introuvables. Devrions-nous alors en tirer des conclusions, et sacrer dĂšs Ă prĂ©sent les Pays de la Loire contrĂ©e des femmes sages, paradis de la conformitĂ© gracieuse, terre de soumission charmanteâ? Admettre quâici les femmes se tiennent et se sont toujours tenues Ă leur place, sans jamais dĂ©roger aux limites imposĂ©es par celle-ciâ? Non, encore non. Alors, quoiâ? On connaĂźt le bon vieux sexisme de notre langue, selon laquelle un grand homme est un homme important, et une grande femme une femme Ă la taille (trop) imposanteâ; un homme facile quelquâun dâagrĂ©able, une femme facile une femme de petite vertuâ; un homme public une personnalitĂ© influente, et une femme publique, encore une fois, une femme de peu. Ainsi, un homme excentrique a quelque chose de charmant, dâinoffensif aussi, tandis quâune femme excentrique semble une menace pour la sociĂ©tĂ© â sans doute parce quâon attend au contraire des femmes quâelles demeurent au centre, quâelles soient ce centre immuable. Lâorigine du monde, le cĆur du foyer, la terre ferme. Virginie Despentes Ă©crit, dans King Kong ThĂ©orieâ: «â[Parce que je suis une femme], ma puissance ne reposera jamais sur lâinfĂ©odation de lâautre moitiĂ© de lâhumanitĂ©. Un ĂȘtre humain sur deux nâa pas Ă©tĂ© mis au monde pour mâobĂ©ir, sâoccuper de mon intĂ©rieur, Ă©lever mes enfants, me plaire, me distraire, me rassurer sur la puissance de mon intelligence, me procurer le repos aprĂšs la bataille, sâappliquer Ă bien me nourrirâŠâ» Nâest-ce pas, peut-ĂȘtre, la raison pour laquelle lâexcentricitĂ© a Ă©tĂ© interdit aux femmesâ: dans le but quâelles restent Ă demeure et se chargent de lâĂ©quilibre domestique, tandis que les hommes pouvaient poursuivre ailleurs des objectifs plus hautsâ? Que deviendrait exactement le monde si les femmes se souciaient de leur renommĂ©e, de leurs Ă©lans intĂ©rieurs, de leurs ambitionsâ? Kate Millett, dans La Politique du mĂąle, revient brillamment sur la place faite aux femmes dans la littĂ©rature et sur lâimmuabilitĂ© des rĂŽles qui leur sont distribuĂ©s, mĂšre, prostituĂ©e ou compagne, dans les trois cas Ă©galement soumises Ă la destinĂ©e des hommes. Aujourdâhui encore, il semble quâune certaine pression sociale cherche Ă faire croire aux femmes quâelles seules seraient responsables de lâĂ©quilibre de leurs enfants et quâelles devraient lui sacrifier le leur, ainsi que leur vie professionnelle et intĂ©rieure. On en vient mĂȘme parfois Ă se demander si une forme de complot nâa pas Ă©tĂ© mise en place, Ă coup de rĂ©unions tardives et dâhoraires restrictifs de crĂšches, pour pousser les femmes Ă rentrer chez elles, dans cet intĂ©rieur oĂč lâon espĂšre les contenir. < Nina Hagen, photographie dâAmber Gray. Maquilleur Roman Chimienti, coiffeur Rob Talty, styliste Rodney Hall. Amber Gray © Doc Artist.
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