N° 148 / 2017
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
La nourriture est ce qui lie les humains, sans heurts ni violence. C’est la politique rendue gourmande.
Manger est un acte grave par ses conséquences sur notre corps et sur notre planète, sur notre société, mais cette gravité peut prendre la forme de la légèreté, de la joie et du plaisir. Peut-être la nourriture pourrait-elle être le modèle d’une politique effective qui ne serait ni triste ni inefficace, mais gourmande et, pour cette raison, à même de changer notre monde.
La revue culturelle des Pays de la Loire
Ce que nous mangeons a une influence déterminante sur notre santé, sur la structure de notre agriculture et sur l’écosystème de notre planète. En mangeant, nous pouvons favoriser les industries ou au contraire soutenir une agriculture paysanne ; en mangeant, nous pouvons polluer les nappes phréatiques et dévaster les forêts primaires, ou limiter la destruction de notre environnement.
Manger
Manger
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
En cuisinant et en mangeant, nous perpétuons l’histoire de notre pays, de notre région, de notre famille. Nous prenons aussi du champ vis-à-vis de cette transmission, nous amendons et rejetons, nous faisons évoluer nos pratiques alimentaires pour des raisons de goûts personnels, de mode et d’éthique.
___ Dossier Manger ___ 05
– Éditorial
___Martin Page, écrivain 06
– Manger
Florent Quellier, maître de conférences-HDR en histoire moderne, CESR - Pôle alimentation,
___
université de Tours
– La cuisine française de la Belle Époque aux années 1970
303_ n° 148_ 2017_
__ Sommaire
12
___Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires 20
– Gilles de Rais. Les crimes et leur légende
Jean-Bernard Vray, professeur émérite de littérature française contemporaine
___
à l’université de Saint-Étienne
26
– À chaque image du corps sa pathologie alimentaire
___Jean-Pierre Corbeau, professeur émérite des universités en sociologie 32
– Histoire du goût. La naissance d’une passion
___Viktoria von Hoffmann, chercheur qualifié du FRS-FNRS / université de Liège 36
– Quand des machines mastiquent pour expliquer nos perceptions
___Clément Catanéo, docteur en sciences agroalimentaires de l’université de Nantes 40
– L’alimentation au cœur de nos vies
___Michel Neunlist, directeur de l’Institut des maladies de l’appareil digestif du CHU de Nantes
– Dans la tête du locavore
46
___Frédérique Letourneux, journaliste 50
– Arrêter de manger des animaux
___Martin Page 56
– Une association où mijote le goût des autres
___Florence Falvy, journaliste 60
p. 2
– Les glaneurs et les glaneuses à travers les âges Julien Zerbone, critique et historien de l’art
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Laurent Moriceau ___ 67 72
– Merveilles du monde
Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art
___ Chroniques ___
Architecture
74
– Le temps s’écoule
___Xavier Fouquet, architecte Art contemporain
78
– Accès modifié
___Éva Prouteau Bande dessinée
82
– Les morts au prix des vivants
___François-Jean Goudeau, spécialiste de la bande dessinée Littérature
86
– Épuiser l’atlas
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
88
– Actualité de la Préhistoire
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
92
– Choix de saison Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art
p. 3
Dossier Manger _________________
p. 4
___
Dossier Manger / Éditorial / Martin Page / 303
Éditorial __
Martin Page Depuis les premiers humains préhistoriques qui se nourrissaient de fruits, d’insectes, de charognes et de racines, à aujourd’hui, notre alimentation n’a jamais cessé d’évoluer. Il n’y a pas de régime naturel à l’être humain. De tout temps ce sont notre culture, nos religions, nos idées, notre imagination, nos luttes, qui l’ont façonné. Manger ce que l’on mange n’est pas un choix individuel. Nous suivons les mœurs de notre société et de notre époque. Nous mangeons ce que notre culture nous donne. Nous en sommes souvent contents et satisfaits : parfois l’obéissance apporte du plaisir. Mais rien ne nous interdit de remettre en cause ce que l’on nous offre comme normal. Il y a une liberté à se défaire d’éléments de nos traditions. Ce dossier de la revue 303 vient nous rappeler que l’alimentation est une question sociale et politique. Florent Quellier le souligne : « Tous les animaux mangent, mais seul l’homme a fait de cette nécessité une culture manifestant son identité, ses aspirations, ses craintes et ses croyances. » D’ailleurs, l’alimentation est l’occasion d’un contrôle social particulièrement fort en France où tout écart de la norme est attaqué (on le voit dans les polémiques relatives aux repas confessionnels ou au rejet général des menus végétariens dans les cantines). Notre nourriture est importante aussi pour des raisons individualistes. Il y a un lien direct entre ce que nous mangeons et notre santé, entre notre tube digestif (le deuxième organe neurologique après le cerveau) et notre cerveau. Ce sont des faits scientifiques qui conduisent Michel Neunlist à écrire : « La nécessité de préserver la richesse et la diversité de notre environnement (dont celui de notre microbiote) doit être remise au centre de nos vies individuelles et aussi au cœur des projets de nos sociétés. » En ce sens, la cuisine est une chance pour notre bien-être. Cette vision positive de la cuisine a une histoire. Viktoria von Hoffmann détaille le long chemin parcouru pour que l’on considère enfin la gastronomie comme un art. Il a fallu du temps pour que le contenu de nos assiettes soit pris au sérieux. Si notre nourriture est politique, la manière de la produire l’est tout autant. Alors que la planète est mise à sac et détruite par les industries et la consommation de viande et d’huile de palme, il est temps de retourner à une agriculture locale qui n’épuise pas les sols et ne les pollue pas avec des produits phytosanitaires. De se réapproprier sa nourriture, de soutenir l’agriculture de proximité et les circuits courts et bios. Pour Frédérique Letourneux, « le véritable enjeu reste bien la démocratisation d’une telle démarche ». Car à quoi bon une nourriture variée et saine, si elle est réservée aux privilégiés ? La démocratie nutritionnelle et alimentaire est encore loin. C’est un combat à mener. À coups de mâchoires, nous instituons un monde, et cela passe par le plaisir. Plaisir gustatif, mais aussi plaisir de résister aux multinationales, plaisir de critiquer nos traditions, plaisir de laisser vivre les animaux, plaisir de préserver notre planète. À l’heure où l’écosystème terrestre est en train de succomber sous les coups variés et incessants des activités humaines, il est nécessaire de prendre conscience non plus seulement de l’influence que notre nourriture peut avoir sur nous mais de l’influence que notre façon de manger a sur l’environnement et les autres animaux. La cuisine est l’instrument d’une imagination politique à même de changer le monde et de nous sauver de nous-mêmes.
p. 5
Nature morte à la citrouille, Jean Hélion, huile sur toile, 116 x 80,8 cm, avril 1948.
Coll. Musée d’arts de Nantes, inv. 07.4.84.P. © RMN-Grand Palais / Photo Gérard Blot. © ADAGP, Paris.
p. 6
Manger __
Florent Quellier ___ Tous les animaux mangent, mais seul l’homme a fait de cette nécessité une culture manifestant son identité, ses aspirations, ses craintes et ses croyances. ___ Manger, rien de plus trivial – et rien de plus complexe à la fois. Manger est un besoin physiologique vital, mais aussi un savoir et un apprentissage, donc une culture. C’est en mangeant que le nouveau-né apprend les premières règles de vie et commence sa socialisation. C’est autour de la production et du contrôle de la nourriture que se sont originellement organisés tous les groupes humains, des chasseurs-cueilleurs aux sociétés étatisées. Et, que ce soit par des interdits alimentaires ou par des périodes de jeûne, toutes les religions intègrent l’action de manger dans leur spiritualité. Autrement dit, entre intimité et acte public, le fait de se nourrir révèle les rapports qu’entretient tout mangeur avec son corps, l’Autre et le monde.
Un corps machine à alimenter La fonction première de l’action de manger consiste à apporter au corps l’énergie et les nutriments nécessaires à son bon fonctionnement en fonction de l’âge, du sexe et de l’activité physique du mangeur ; au cours d’une longue histoire marquée par la peur du manque, les disettes et les famines, le corps humain a été façonné pour résister à la pénurie et non faire face à notre constante profusion alimentaire. Hors état pathologique, qu’il soit enfant ou adulte, l’homme mange naturellement car l’ingestion de nourriture lui procure du plaisir, provoque un bien-être physique et psychique qui met en jeu le cerveau et sollicite les cinq sens. L’étymologie du verbe « manger » renvoie à cette fonction corporelle première. Repéré dans la langue française à la fin du xe siècle pour désigner l’action de mâcher et d’avaler des aliments, le verbe manger dérive du latin populaire manducare, lui-même issu de Manducus, qui désigne un personnage de comédie glouton attesté depuis Plaute, représenté avec d’énormes mâchoires. Si, originellement, manger signifie « jouer des mandibules », les manières de table occidentales se sont efforcées, par un lent processus culturel qui a débuté aux xiie et xiiie siècles, d’occulter tous les bruits organiques accompagnant la prise de nourriture et de masquer le cycle naturel, mastication-déglutition-ingestion-digestion-défécation, au point d’avoir choisi le palais et sa noble proximité avec le cerveau, et non la langue ou le gosier et son avilissante descente vers le bas du corps, comme organe symbole du (bon) goût1. La représentation frontale de ce cycle organique dans La Grande Bouffe de Marco Ferreri provoqua d’ailleurs, en 1973, un scandale au festival de Cannes, d’autant que, pétris du discours gastronomique français, les quatre héros du film appartiennent à des milieux privilégiés, « éduqués ».
___ 1. K. Karila-Cohen et Fl. Quellier (dir.), Le corps du gourmand d’Héraclès à Alexandre le Bienheureux, Rennes, PUR - Tours, PUFR, 2012.
p. 7
Exécution de Gilles de Rais (gibet et bûcher), anonyme, xvie siècle ? Deux angelots déploient une banderole figurant les armes de Jean Bouhier, président à mortier au parlement de Dijon (d’azur au chevron d’or, accompagné en chef de deux croissants d’argent, et en pointe d’une tête de bœuf d’or). La miniature est raturée, l’indication erronée « de Bretagne » a été biffée dans la banderole et remplacée par « de Laval ». Manuscrit à peintures, Paris, Bibliothèque nationale de France.
p. 20
Gilles de Rais
Les crimes et leur légende
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Jean-Bernard Vray ___ Gilles de Rais, maréchal de France, compagnon de Jeanne d’Arc, fut condamné au bûcher en 1440 à Nantes. Le procès montre la perversité et la violence de ses crimes, perpétrés sur des enfants. D’abord assimilé à Barbe Bleue, il est devenu une figure d’ogre. ___ Le 26 octobre 1440, Gilles de Rais fut condamné à mourir, avec ses deux serviteurs Henriet et Poitou, sur un bûcher dressé dans un pré, au-dessus des ponts de Nantes. La veille, il avait à nouveau reconnu « en faisant montre d’une grande douleur, qu’il avait tué un grand nombre d’enfants mâles, qu’il les avait fait brûler et mettre en poudre, afin de supprimer les traces de ses crimes et d’éviter les révélations desdits enfants et que, de plus, il avait commis les autres crimes décrits dans sa confession1. » La confession de Gilles de Rais et les témoignages de ses principaux complices révèlent l’ampleur des crimes (au moins trente-cinq, beaucoup plus vraisemblablement) et leur perversité sadique et pédérastique (viols, égorgements, corps ouverts). Gilles de Rais, né en 1404 en Anjou, sur les bords de la Loire, dans la tour Noire du château de Champtocé, fut un compagnon de Jeanne d’Arc à Orléans, à Beaugency et aux portes de Paris. Maréchal de France, il disposa de la plus grande fortune du duché de Bretagne. Ses demeures et châteaux se trouvaient dans les duchés de Bretagne et d’Anjou, ainsi que dans le comté de Poitou. Nous disposons de trois séries de récits le concernant : les documents de son procès (« Jugement de la cour ecclésiastique » et « Jugement de la cour séculière ») ; la trace des rumeurs et légendes ; les récits historiques ou littéraires rédigés à partir du xixe siècle. C’est le rapport à la nourriture qui nous retiendra ici, et notamment l’élaboration de la figure de Gilles de Rais en ogre. La nourriture servait d’appât pour enlever des enfants « venant à l’aumône ». Un détail discret mais important n’a guère été souligné par les historiens. Après sa « confession en jugement », moment solennel de repentir avant la mort, Gilles de Rais exhorta « le peuple qui se trouvait là et surtout les ecclésiastiques qui étaient là en nombre considérable », leur demandant « de toujours vénérer notre Sainte Mère l’Église ». Puis il s’adressa aux pères de famille présents, « faisant remarquer et assurant que plusieurs maux naissent de l’oisiveté et des excès de table et déclarant plus expressément encore que chez lui l’oisiveté, une avidité insatiable de mets délicats et la fréquente absorption de vins chauds entretinrent principalement en lui un état d’excitation qui le porta à perpétrer tant de péchés et de crimes2 ».
___ 1. « Jugement de la cour séculière », dans G. Bataille, Le procès de Gilles de Rais, Paris, Pauvert, 1965, rééd. 1979, p. 334. ___ 2. Ibid., p. 252.
p. 21
p. 26
À chaque image du corps sa pathologie alimentaire __
Jean-Pierre Corbeau ___ Il existe un rapport, variable à travers l’espace et le temps, entre le corps idéal, les incorporations imaginées pour atteindre cette image de soi et les peurs qui s’y attachent. ___ Le titre affirmatif de cet article est volontairement réducteur, voire provocateur… Il s’agit, en fait, d’appréhender les rapports qui se tissent au sein du « manger » entre l’idéal corporel d’un groupe social à un moment donné, les incorporations et comportements alimentaires qu’il imagine pour atteindre cette esthétique de soi et les peurs qui régissent cette alimentation ou qui en résultent.
Les « triangles compréhensifs » Ces interactions entre les représentations du corps, l’imaginaire de nos nourritures et les peurs qui s’y associent varient à travers le temps et l’espace. Pour comprendre la dimension sociologique de ces relations, entre les préférences alimentaires, les pouvoirs que l’on attribue aux aliments incorporés et leurs effets souhaités ou craints sur notre silhouette, pour saisir la dimension sociale et sociétale de ces relations, nous proposons de construire des triangles reliant différentes pathologies alimentaires, l’idéal corporel et les préférences alimentaires. Nous les qualifions de « triangles compréhensifs ». Leurs trois sommets sont imbriqués dans des imaginaires et soustendus par des peurs sociales ou sociétales. L’idéal corporel (avec ses logiques d’incorporation qui répondent à des peurs mais peuvent aussi être des « déclencheurs » de comportements pathologiques inscrits dans des histoires sociales) permet d’appréhender la construction de la surpondération ou de l’obésité, celle de l’anorexie et de l’orthorexie1.
La notion d’incorporation Il est important de définir cette notion, déjà citée à plusieurs reprises. C’est une croyance selon laquelle tout élément liquide, solide ou gazeux qui pénètre en nous, au plus profond de notre intimité, risque de modifier notre identité. Cette transformation consubstantielle, à dimension magique, intervient à trois niveaux différents.
___ 1. Initialement, l’orthorexie est une attitude exacerbée de surveillance de son alimentation distinguant des produits « sains » et des produits « dangereux ». Ce comportement, qui s’est considérablement développé dans les pays riches, est actuellement considéré comme une nouvelle pathologie.
< Illustration de Candice Roger.
p. 27
p. 40
L’alimentation au cœur de nos vies __
Michel Neunlist ___ Les avancées scientifiques récentes mettent l’accent sur l’importance de l’alimentation et des microbes pour notre santé, en particulier celle de notre cerveau. ___ L’alimentation est essentielle à la survie de toutes les espèces depuis leur apparition sur Terre. La recherche de nourriture/nutriments et le développement des moyens et techniques qui la facilitent ont joué un rôle central dans l’évolution des espèces et plus récemment dans celle de l’homme. Par exemple, la maîtrise du feu (il y a environ 400 000 ans) est considérée comme une étape clé ayant contribué au développement du cerveau et favorisé l’évolution d’Homo erectus et d’Homo sapiens : la cuisson facilite en effet la mastication et l’absorption des nutriments, et réduit les risques infectieux. D’autre part, le développement de l’agriculture a joué un rôle central dans la construction de nos sociétés et en particulier dans le développement des religions. De plus, un lien intime existe entre les périodes de disette ou de famine et de grands événements historiques comme la Révolution française, causée en partie par la famine de 1788, les vagues migratoires issues d’Irlande et d’Allemagne vers les États-Unis au xixe siècle… Bien que, dans nos sociétés, le souvenir des disettes et les risques de famine aient progressivement disparu, l’alimentation réapparaît en force et de manière de plus en plus prégnante dans notre quotidien, avec la prise de conscience de son rôle central dans la santé et le bien-être mais aussi dans le développement de nombreuses maladies chroniques. Cette évolution est due en grande partie aux avancées scientifiques récentes, qui sont souvent venues appuyer des connaissances ancestrales ou issues des « médecines parallèles », démontrant que des interactions étroites existent entre l’alimentation et la santé : la célèbre phrase d’Hippocrate, « Que ton aliment soit ton médicament », n’a jamais semblé aussi actuelle que de nos jours. Dans ce contexte, assurer une alimentation saine et durable, accessible à tous, représente un défi majeur pour notre planète tout entière, défi aussi important que l’exploration de l’espace ou le développement de nouvelles technologies.
Le tube digestif : un organe complexe et un deuxième cerveau Le tube digestif contribue à transformer et absorber les aliments/nutriments et à protéger l’organisme des facteurs toxiques (bactéries, virus, toxines…) absorbés lors de la prise alimentaire. Ces fonctions sont réalisées grâce aux différents constituants cellulaires qui le composent. En effet, le tube digestif – long d’environ dix mètres chez l’homme – est un condensé de tous les types cellulaires que l’on trouve dans l’organisme. Il contient ainsi de très nombreuses cellules aux fonctions variées1.
___ 1. Des cellules musculaires, des cellules épithéliales intestinales, des cellules entéroendocrines, des cellules immunitaires, des cellules endothéliales, des fibroblastes, des neurones.
< Illustration de Tangui Jossic.
p. 41
La Grande Barge, association Ecos, Nantes.
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Dans la tête du locavore __
Frédérique Letourneux ___ Le « manger local » est une vraie tendance de fond parmi nos comportements alimentaires. Jusqu’à devenir une valeur qui garantit en soi la qualité gustative et nutritive des produits. ___ Le paradoxe est typiquement français : « Alors que notre alimentation est théoriquement l’une des plus saines et contrôlées du monde, nous sommes ceux qui expriment la plus grande inquiétude quant à l’origine et la qualité de ce que nous mangeons », assure Benoît Millet, responsable du master Nouvelles pratiques alimentaires de l’École de design Nantes Atlantique. Il faut dire que ces dernières années ont été riches en scandales et crises alimentaires, avec des épicentres en France – les lasagnes à la viande de cheval, des scènes de torture dans des abattoirs – ou plus lointains – la crise de la vache folle, le poulet à la dioxine belge, la grippe aviaire. Plus globalement, c’est le modèle d’une agriculture productiviste et polluante qui semble aujourd’hui mis au pilori. Toutes les études de consommation le confirment : la tendance s’affirme résolument du côté du « mieux manger », à travers la « quête d’achats plus raisonnés1 » et surtout un ancrage affirmé dans le local. « Le localisme trouve ses origines dans la mouvance de l’agrotourisme qui, dès le début des années 1980, encourageait des liens plus directs avec le monde paysan. Puis se sont développés des mouvements militants en faveur des produits locaux, dans la double perspective de promouvoir le “zéro kilomètre” et de lutter contre le gaspillage alimentaire », explique Jean-Roland Barret, chargé de mission Alimentation et territoires auprès de la Chambre d’agriculture. À tel point que le « manger local » est devenu une valeur immatérielle qui garantit en soi la qualité du produit. D’ailleurs, les supermarchés se sont engouffrés depuis longtemps dans la tendance, en jouant de l’image marketing des produits locaux. Pourtant, c’est là toute la complexité du « localisme » : renvoyer dans la tête du consommateur aussi bien au produit lui-même qu’à son mode de distribution.
Manger autrement « Spontanément, quand on pense “local” on pense “circuit court”. Même si, de fait, la notion même de circuit court suppose seulement qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre le consommateur et le producteur, ce qui théoriquement n’implique pas une question de distance », précise Guilhem Anzalone, enseignant chercheur à l’ESA (École supérieure d’agriculture) d’Angers. Désormais, environ 6 à 7 % des achats alimentaires se font par des circuits courts « spécialisés » (Amap, marchés/magasins de producteurs, Ruches2). Le développement de ces nouveaux moyens de distribution accompagne l’évolution de nos habitudes alimentaires : la préférence pour les produits de saison s’exprime ainsi à la hauteur du rejet d’un régime trop carné
___ 1. « Les pratiques alimentaires d’aujourd’hui et de demain », sondage réalisé par Harris Interactive en mai 2017. ___ 2. Chiffres Ademe : « Alimentation - Les circuits courts de proximité », étude de l’Ademe, juin 2017.
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Arrêter de manger des animaux __
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Martin Page Illustrations de Maëva Tur
La fin de la viande et la fermeture des abattoirs sont un changement de civilisation majeur et nécessaire si nous voulons préserver la planète, les espèces animales et nos existences. L’écrivain Martin Page défend une politique animaliste1 et humaniste : le véganisme2. ___ Depuis quelques mois, on parle de plus en plus du véganisme et de la cause animale. Le grand public découvre, redécouvre, accepte de voir, le sort fait aux animaux. Ce n’est pas un combat nouveau : Empédocle, Pythagore, Plutarque et plus tard Voltaire (dont on lit trop peu les textes anti-viande comme Le Dialogue du chapon et de la poularde), puis Isaac B. Singer, Angela Davis, de nombreux·ses intellectuels·les, philosophes et artistes, ont affirmé que les animaux ne pouvaient pas être nos repas, qu’ils étaient des individus et qu’en l’occurrence ils avaient le droit de vivre. Nos corps ne devraient pas être des cimetières. Malheureusement, ce mouvement éthique et politique n’a fait que perdre des batailles. C’est normal, après tout, les adversaires sont puissants : l’Église pendant longtemps, l’ordre social, la tradition, l’industrie, et tout simplement l’habitude, nos attachements aux bonnes recettes de notre enfance et à la gastronomie patrimoniale. Mais, aujourd’hui, les choses semblent enfin changer. Je suis optimiste. Autour de moi, les amis qui deviennent végétariens3 (et parfois même véganes) sont de plus en plus nombreux. D’autres n’arrêtent pas de manger des animaux, mais ils soutiennent la cause, ils y réfléchissent, ils se posent des questions. Ce n’est pas toujours simple : quand on est végane, on s’attire encore remarques désobligeantes, moqueries, agressivité. S’écarter de la norme expose aux rappels à l’ordre. Avec tristesse, je constate que ces rappels à l’ordre viennent aussi de personnes dont je suis proche, d’un monde de l’art qui n’a pas encore vu l’oppression des animaux comme un scandale. Les artistes ne devraient jamais être du bon côté du couteau. Malgré tout, l’idée d’une fin de la consommation animale se normalise, ce n’est plus un truc de hippies ou de marginaux. Grâce à la diffusion des vidéos de L214, le grand public n’ignore plus l’horreur de l’élevage et de l’abattage. Le citoyen un tant soit peu sensible à la justice sociale sait que ça ne va pas. Un jour, les abattoirs fermeront. C’est certain. Mais ça prendra du temps. J’ai moi-même eu des difficultés à arrêter de manger des animaux et de m’en vêtir alors que j’étais sensible à la cause. Longtemps j’ai admiré les végétariens, j’enviais leur force morale. Mais je ne changeais pas. C’est un cas classique de dissonance cognitive : je savais bien que c’était
___ 1. Un animaliste est un militant de la cause animale. Il considère que la suprématie humaine sur les animaux n’est pas justifiée moralement et qu’il faut y mettre fin (on peut aussi employer le terme d’antispéciste). ___ 2. Un végane ne mange pas d’animaux et ne consomme aucun produit issu de l’exploitation des animaux (cuir, laine, œufs, produits laitiers, miel, etc.). ___ 3. Un végétarien ne mange pas d’animaux, mais mange produits laitiers et œufs.
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Une association où mijote le goût des autres __
Florence Falvy ___ Pousser la porte de l’association nantaise Le Goût des autres, c’est embarquer pour un tour du monde culinaire et se plonger dans un savoureux mélange de cultures à la découverte de savoir-faire « sans frontières ». ___ Charlotte sur la tête, tablier noué autour de la taille, ustensiles de cuisine en main. Ce matin-là, neuf femmes s’affairent derrière les fourneaux. Voilà près de trois heures qu’elles enchaînent les gestes avec rapidité et précision, et déjà de bonnes odeurs de cuisine commencent à chatouiller les narines. Leur mission du jour : régaler quelque trois cents personnes à l’occasion de l’inauguration du festival Aux heures d’été, rendez-vous estival incontournable de la Cité des Ducs, organisé le soir même.
Au menu : plaisir et partage Parmi ces cuisinières figure Oléna. Ukrainienne, cette ancienne ingénieure en télécommunication qui se distingue par ses yeux bleus est arrivée en France en 2001, dans des circonstances qu’elle préfère oublier. Son plaisir à elle, c’est la cuisine : « Je suis gourmande et curieuse de découvrir et partager de nouvelles recettes. » Comme aujourd’hui où elle a appris à préparer des kimbap aux côtés de Christine, une cuisinière coréenne. Ce plat, très populaire en Corée, se compose de riz et de légumes roulés dans une algue séchée. « Je pensais que c’était difficile à réaliser mais maintenant je suis capable d’en refaire », ajoute-t-elle. Si elle se sent aussi à l’aise avec le salé qu’avec le sucré, elle affectionne particulièrement la façon de travailler le poisson et la viande, toujours rehaussés avec des herbes, l’aneth notamment très consommé dans son pays d’origine. La cuisine est une institution dans sa famille : enfant, elle ne pouvait s’empêcher de jouer à l’apprentie cuisinière aux côtés de sa mère, qui lui a transmis le goût des bonnes choses. Un plaisir qui ne l’a jamais quittée. « À la maison, mes enfants et mon mari me chassent de la cuisine mais j’y retourne toujours », s’amuse à raconter cette mère de six garçons qui « adorent manger ». Ses plats de prédilection ? Le bortsch (une soupe à base de betterave et de haricots rouges), les holoubtsy au chou farci avec de la viande hachée et du riz, nalysnyky, une crêpe fourrée au fromage avec des graines de pavot, ou bien des piroshki, ces beignets farcis à la viande hachée, aux champignons ou au chou. À ses côtés se trouve Anila, qui dissimule ses boucles brunes sous sa charlotte. Institutrice au Kosovo, elle pratiquait le volley à haut niveau avant de fuir la guerre. < Au menu de l’association Le Goût des autres : une cuisine « sans frontières ». © Photo Florence Falvy.
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