N° 150 / 2018
Préhistoire 15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Découvertes récentes, réflexions sur les acquis et les enjeux de l’archéologie, présentation d’aspects insoupçonnés de l’art préhistorique, application des technologies de pointe à la préservation des grottes ornées, vision nouvelle du mode de vie des chasseurs-cueilleurs venus s’installer jadis dans notre région : ce numéro spécial livre un ensemble de clés permettant de mieux comprendre l’homme de la Préhistoire et ses descendants – nous.
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Pour ce numéro spécial, 303 a demandé aux meilleurs spécialistes de la Préhistoire en terre ligérienne d’exposer l’actualité de la recherche dans un domaine en plein renouveau depuis deux décennies.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Le regard porté sur la Préhistoire et ceux qui vivaient à cette époque lointaine et mythique a bien changé. Les hommes préhistoriques ne sont plus les pauvres êtres terrorisés, à moitié nus et à la merci des fauves, que l’on a si souvent représentés : cette vision fantasmée appartient désormais à un imaginaire dépassé.
Préhistoire
___ Dossier Préhistoire ___ 05
– Éditorial
Romain Pigeaud, chercheur associé UMR 6566 – CReAAH (Centre de Recherche en Archéologie,
___
Archéosciences, Histoire) du CNRS de Rennes
08
– Un musée de Préhistoire en Mayenne
___Alice Arnault, conservateur départemental des musées de la Mayenne
– L’archéologie et les nouvelles technologies numériques
303_ no 150_ 2018_
__ Sommaire
12
Hervé Paitier, photographe, chargé de recherche et d’opération à l’Inrap
___
(Institut national de recherches archéologiques préventives)
– Archéologie et société : enjeux politiques et idéologiques
16
___Jean-Paul Demoule, professeur à l’Institut universitaire de France 22
– L’animation dans l’art paléolithique
Marc Azéma, chercheur associé UMR 5608 TRACES (Travaux et Recherches Archéologiques
___
sur les Cultures, les Espaces et les Sociétés), CNRS-université de Toulouse-Le Mirail
28
– L’art paléolithique. Adaptation des formes animales
___Romain Pigeaud 32
– Que mangeaient les hommes du Paléolithique ?
___Céline Bemilli, archéozoologue, docteure en Préhistoire de l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne 36
– Nouveaux regards sur les femmes préhistoriques
___Claudine Cohen, philosophe et historienne des sciences 42
– Les Solutréens de l’Ouest
___Stéphan Hinguant, archéologue préhistorien à l’Inrap, UMR 6566 – CReAAH 48
– Un état du Néolithique dans les Pays de la Loire
___Gwenolé Kerdivel, docteur en archéologie et archéologue bénévole 52
– Mégalithes dans les Pays de la Loire
___Roger Joussaume, archéologue et Jean-Paul Cros, médecin anthropologue
– La longue histoire des légendes
58
___Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue et préhistorien 62
p. 2
– La Préhistoire mise en scène. Une leçon d’optimisme Pascal Semonsut, docteur en histoire de l’université de Paris IV-Sorbonne
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Laurent Le Deunff ___ 67 72
– Bestiaire et décorum
Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art
___ Chroniques ___
Architecture
74
– Le public saisi par le privé
___Xavier Fouquet, architecte Bande dessinée
78
– Le monde imparfait
François-Jean Goudeau, enseignant permanent aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,
___
université de Nantes
Littérature
84
– D’autres vies que les nôtres
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
86
– Participons !
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant
90
– Johann Le Guillerm, un point c’est tout Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art
p. 3
Dossier PrĂŠhistoire _________________
p. 4
___
Dossier Préhistoire / Éditorial / Romain Pigeaud / 303
Éditorial __
Romain Pigeaud Nichés entre la Bretagne et l’Aquitaine, les Pays de la Loire ont-ils une identité ? Qu’en pensent les préhistoriens ? Voient-ils dans les grottes et les silex de la région un particularisme qui pourrait leur faire dire : « Ce n’est pas la Dordogne » ? Y a-t-il un cairn ou un dolmen à propos duquel ils pourraient affirmer : « Nous ne sommes pas en Bretagne » ? Ce questionnement, qui se réfère à une époque antérieure de plusieurs millénaires à la création des frontières administratives, en 1791, peut sembler dérisoire mais il reste légitime. Certes, contrairement à ce que l’on pensait autrefois, l’homme préhistorique ne passait pas son temps dans sa caverne, à la merci des bêtes sauvages, traînant sa femme par les cheveux – fameux cliché répandu parmi les premiers préhistoriens au xixe siècle, dénoncé ici par Claudine Cohen. Il savait que là-bas, dans une autre vallée, sur l’autre rive du fleuve, existaient d’autres hommes. Les cultures préhistoriques se rencontrent sur de grandes étendues, ce qui rend difficile la mise en évidence de singularités territoriales. Il est cependant possible de repérer quelques marqueurs d’identité : « Je suis un Gravettien, peut-être, mais un Gravettien des bords de Loire. » L’Homme sera toujours l’Homme, et trouvera toujours quelque chose pour se démarquer de son voisin. Ce numéro propose des éléments de réponse élaborés par des spécialistes de la Préhistoire ligérienne. En ouverture, une frise chronologique originale et didactique permet de se repérer parmi les différentes périodes évoquées dans les articles. Stéphan Hinguant et Céline Bemilli évoquent ensuite la Préhistoire dans la vallée de l’Erve, où des groupes humains sont présents depuis au moins 500 000 ans. Ils nous ont laissé deux grottes ornées et des témoins de leur vie, à découvrir dans le tout nouveau musée de Saulges, présenté ici par sa conservatrice, Alice Arnault. L’une de ces deux grottes, Mayenne-Sciences, a fait l’objet d’une reproduction numérique dans laquelle le visiteur est invité à circuler. L’auteur de ce fac-similé, le photographe Hervé Paitier, revient sur les étapes de son élaboration et la place importante de la technologie numérique dans la recherche. L’étude des images préhistoriques proposée par Marc Azéma et moi-même tente d’expliciter les enjeux qui sous-tendent le dessin pariétal préhistorique et ce que son analyse apporte à la connaissance du comportement humain. Gwenolé Kerdivel, Roger Joussaume et Jean-Paul Cros s’attachent, quant à eux, à présenter les constructions mégalithiques des Pays de la Loire. Suivent des réflexions sur les questions que soulève la jeune science préhistorique, qui n’a que cent cinquante ans : Pascal Semonsut et Jean-Paul Demoule traitent des enjeux politiques et idéologiques qu’elle véhicule puis Jean-Loïc Le Quellec dégage de quoi nous transporter dans l’univers des mythes, qui sont peut-être un bel outil pour comprendre ce qui se passait dans la tête de nos lointains ancêtres. Enfin, Claudine Cohen nous rappelle que notre étude des sociétés de l’époque glaciaire ne saurait oublier la Femme préhistorique. Je vous souhaite une bonne lecture, avec de multiples rêves à la clé.
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Un musée de Préhistoire en Mayenne __
Alice Arnault ___ En mars 2017, un musée de Préhistoire a ouvert ses portes dans la vallée de l’Erve, en Mayenne : il permet désormais aux visiteurs d’associer à l’exploration des grottes la découverte de l’histoire exceptionnelle du site. ___ Fruit d’un projet de longue date, la création du musée de Préhistoire au cœur du site des « grottes de Saulges », sur la commune de Thorigné-en-Charnie, est d’abord le résultat d’un partenariat entre la Communauté de communes des Coëvrons, maître d’ouvrage1, et le Département de la Mayenne qui porte le projet depuis l’origine, à travers notamment le travail de Jacques Naveau2, à qui la Mayenne doit le développement de ses musées d’archéologie selon un véritable dessein de mise en valeur du patrimoine. Par l’intermédiaire de la DRAC (Direction régionale des Affaires culturelles) des Pays de la Loire et de son SRA (Service régional d’Archéologie), l’État a lui aussi joué un rôle déterminant en permettant au début des années 2000 la reprise de fouilles, dirigées par Stéphan Hinguant3, dans la grotte Rochefort, et l’étude des décors pariétaux de plusieurs grottes par Romain Pigeaud4. Ainsi le musée a-t-il pu bénéficier de manière extraordinaire des résultats inédits de ces recherches récentes. L’objectif principal du musée est bien, en effet, de valoriser les recherches archéologiques sur la Préhistoire en Mayenne, en s’appuyant sur la grande richesse du site de Saulges, identifié de longue date mais dont la connaissance a été amplement renouvelée depuis le dernier tiers du xxe siècle. Les « grottes de Saulges », au nombre d’une vingtaine, dispersées sur un kilomètre et demi le long de la vallée de l’Erve, sont visitées depuis le milieu du xviiie siècle. Plusieurs d’entre elles ont été fouillées dès la fin du xixe siècle selon des méthodes assez peu scientifiques, et à nouveau dans les années 19305. La grotte ornée Mayenne-Sciences est découverte en 1967 : Saulges est alors définitivement reconnu comme un site exceptionnel pour le quart nord-ouest de la France. Les recherches se poursuivent ensuite dans le département, en particulier sur des sites d’époque néolithique6, mais à Saulges un second tournant est pris lorsque les fouilles reprennent dans la grotte Rochefort, à la fin du xxe siècle. Celles-ci mettent au jour, sous un « glacis » de remplissage sablo-argileux de 60 centimètres d’épaisseur, une couche d’occupation exceptionnellement bien conservée. Le mobilier retrouvé, abondant, révèle qu’elle appartient à la culture solutréenne (-22 000 à -17 000 ans), déjà identifiée dans d’autres grottes de la vallée. Le Solutréen apparaît donc plus que jamais comme la culture
___ 1. Le musée a été créé par la Communauté de communes des Coëvrons avec le soutien du Département de la Mayenne, de la Région Pays de la Loire et de l’État. ___ 2. Jacques Naveau, archéologue et conservateur départemental de 1988 à 2009. ___ 3. Stéphan Hinguant, archéologue, chercheur à l’Inrap, UMR 6566 – CReAAH. ___ 4. Romain Pigeaud, docteur en préhistoire, chercheur associé UMR 6566 – CReAAH. L’étude s’est concentrée sur les grottes de La Chèvre, Margot, Mayenne-Sciences et Rochefort. ___ 5. Premières fouilles menées de manière scientifique par Raoul Daniel (grotte de La Chèvre). ___ 6. Par exemple, fouilles des sépultures du Petit-Vieux-Sou à Brécé, de la Louvetière à Saint-Mars-sur-la-Futaie, fouille de l’habitat néolithique d’Oisseau, etc.
< Cheval 17, dessin de la grotte Mayenne-Sciences. Photo Hervé Paitier.
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Classée au titre des monuments historiques en 1926, la grotte Margot, située sur la commune de Thorigné-en-Charnie, est longue de 319 mètres et présente un dénivelé de 14 mètres. C’est l’une des premières grottes françaises aménagées pour la visite (dès 1861) ; elle est aussi, depuis 2005, la deuxième grotte ornée de Mayenne. Photo Hervé Paitier.
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Archéologie et société : enjeux politiques et idéologiques
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Jean-Paul Demoule ___ L’archéologie est une machine à fantasmes au sens précis du terme, c’est-à-dire de la récupération ou de la manipulation de traumatismes plus ou moins anciens et plus ou moins inconscients. Mais il s’agit ici de fantasmes collectifs, à l’échelle de la société. ___ L’archéologie dans la profondeur du temps Certes, l’archéologie est d’abord une fascination individuelle : retrouver ce qui était caché et oublié. La métaphore archéologique a été abondamment utilisée par la psychanalyse. Sigmund Freud se vantait d’avoir plus de livres d’archéologie que de psychologie, et il collectionnait avec passion les objets grecs, romains, égyptiens ou étrusques : il en avait réuni plus de deux mille. Ses cendres furent d’ailleurs déposées dans une urne grecque antique. Il écrivait en 1899 à son ami Fliess, au moment où il rédigeait son premier grand ouvrage : « Cet homme1 a trouvé son bonheur en découvrant le trésor de Priam, tant il est vrai que la réalisation d’un désir d’enfant est seule capable d’engendrer le bonheur. » De fait, l’archéologie fait partie des métiers dont rêvent le plus les enfants. Ceux qui sont devenus archéologues ont bien souvent entendu cette phrase : « Ah, j’aurais tellement aimé être archéologue !... » Si l’archéologie au sens moderne du terme ne date que de la Renaissance, il en existait depuis longtemps des formes plus anciennes. Il y a cinquante mille ans, un homme (ou une femme) de Néandertal avait rapporté dans l’une des grottes d’Arcysur-Cure, en Bourgogne, des objets curieux : fossiles et pyrite de fer. Au vie siècle avant notre ère, Nabonide, roi de Babylone, découvrant par hasard à Larsa les ruines d’un temple du dieu Shamash construit par le célèbre Hammourabi mille cinq cents ans plus tôt, le fit restaurer et y plaça ce message : « J’y lus l’inscription de l’antique roi Hammourabi […] et je compris son sens. J’adorai en tremblant. Mon cœur s’exulta, s’illumina mon foie, s’éclairèrent mes traits et je m’employai à mobiliser des travailleurs [...]. Je refis ce temple à l’antique et je décorai sa structure. Je mis, sur une tablette d’albâtre, l’inscription de l’antique roi Hammourabi que j’y avais lue avec la mienne, et je la replaçai à jamais. » Ce texte montre aussi bien l’excitation éprouvée lors de la découverte d’un passé disparu que la manipulation du passé au nom des préoccupations du présent : Nabonide magnifie son règne en invoquant et en restaurant les vestiges d’un règne glorieux, dont l’histoire avait été transmise jusqu’à lui au fil de quinze siècles.
___ 1. Il parlait d’Heinrich Schliemann, qui découvrit le site d’Ilion, en Turquie, et crut avoir trouvé le trésor de Priam. Il s’agit en fait d’une autre époque d’occupation de ce site complexe.
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« Cheval chinois » avec des traits d’épaule en surnombre. Grotte de Lascaux (Dordogne). Solutréen. Photo Norbert Aujoulat. CNP / MCC.
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L’art paléolithique
Adaptation des formes animales
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Romain Pigeaud ___ L’art paléolithique (entre -40 000 et -9 000 ans environ) était autrefois considéré comme une entité homogène, allant de la figuration la plus maladroite à la plus aboutie. Depuis, de nouvelles découvertes et la révolution numérique sont passées par là. ___ Le talent des artistes de la grotte Chauvet (-36 000 ans) a démontré que, depuis le début, toutes les techniques et tous les savoir-faire étaient maîtrisés. Il faudra attendre l’invention du tube de couleur, en 1841, pour que la technique picturale franchisse un nouveau cap. Mais quels que soient les artistes considérés, ils ont dû résoudre le même problème : reproduire une forme animale. Évacuons d’emblée le problème de la compétence de l’artiste et de sa plus ou moins grande habileté. Henri Breuil, le fondateur des études d’art paléolithique, pouvait chasser de ses publications les œuvres qu’il trouvait laides ou mal faites, réalisées selon lui par des apprentis ou des enfants voulant copier les adultes. Nous qui avons connu tous les développements de l’art du xxe siècle, nous ne jugerons certes pas un dessin rupestre à l’aune de Raphaël ou de Michel-Ange ! L’expérimentation nous a également appris à quel point il peut être difficile de tracer un trait ferme et rectiligne sur une paroi rocheuse. Si un cheval est déformé, c’est parce que son créateur voulait qu’il le fût, non parce qu’il ne savait pas dessiner. Reproduire une forme animale ne signifie pas la copier. L’art paléolithique, comme les autres, comporte évidemment une part de « symbolisme social1 » : l’artiste doit se conformer à un « cahier des charges » ou une « charte graphique » imposés par son groupe et sa culture, au sein desquels il pourra développer une certaine originalité, mais dans des limites plus ou moins étroites. Comment la forme animale a-t-elle été triturée, malaxée et reconstruite dans l’art paléolithique européen ? Avec d’autres, je me suis consacré à le découvrir et je vous propose ici quelques pistes – que je continue d’explorer –, quelques tendances de l’art paléolithique, qui a duré 35 000 ans.
Décomposer Les artistes étaient des chasseurs-cueilleurs, et donc d’excellents observateurs du monde qui les entourait. Ce qui ne veut pas dire qu’ils reproduisaient sur les parois rocheuses et les objets tout ce qui composait leur environnement : l’art paléolithique
___ 1. Leroi-Gourhan, 1975, p. 52.
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Que mangeaient
les hommes du Paléolithique ?
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Céline Bemilli Illustrations de Marion Barraud ___ En tant que primate, l’Homme a probablement eu à l’origine une alimentation majoritairement frugivore, et son passage à un régime davantage carné a dû se faire progressivement. La reconstitution de ce régime paléolithique repose sur les témoins archéologiques. ___ Des témoins divers Les ressources alimentaires que l’Homme a pu exploiter durant le Paléolithique sont variées (végétales et animales, terrestres et halieutiques1). La caractérisation de l’environnement végétal par la palynologie (étude des pollens), la carpologie (étude des graines) ou l’anthracologie (étude des charbons de bois) permet de mieux percevoir les biotopes que l’Homme a pu utiliser. Cette caractérisation est malheureusement fortement biaisée par la représentativité des témoins archéologiques : les témoins végétaux, tout comme les outils en bois, ne sont pas souvent conservés. Que dire alors de ressources comme les œufs ou les insectes ? La connaissance de certaines ressources animales est, quant à elle, limitée par la fragilité des ossements (oiseaux, poissons, coquillages) et le recouvrement des zones côtières par la mer, avec le réchauffement climatique holocène. Aujourd’hui, les analyses chimiques viennent compléter cette connaissance, certains éléments chimiques (isotopes 12C, 13C, Strontium/Calcium, Azote 15) étant encore présents dans les dents et les os. Ces nouvelles investigations permettent d’appréhender la part que prend la consommation de viande ou de poisson dans l’alimentation par rapport à celle des végétaux, et même, pour les périodes plus récentes de la Préhistoire, la consommation des produits lactés : ces données étaient jusqu’alors quasiment inaccessibles. C’est notamment grâce à ces analyses isotopiques que le régime majoritairement carnivore (mais pas exclusivement) de l’homme de Néandertal de Marillac, en Charente, a été mis en évidence. Il est cependant rare d’obtenir de tels résultats : sur la plupart des sites, ce sont les ossements d’animaux qui apportent le plus d’informations sur l’alimentation carnée, par le biais de l’archéozoologie.
Des recherches empreintes d’idéologie La façon dont les premiers hommes se sont procuré leur ration de viande a été, dès le début des recherches en Préhistoire, source de questionnements. En raison de
___ 1. Relevant de la pêche.
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« Feuilles de laurier » provenant des fouilles de Chaplain-Duparc (xixe siècle) à la grotte de la Dérouine. Coll. musée de Tessé (Le Mans). © Photo Stéphan Hinguant.
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Les Solutréens de l’Ouest __
Stéphan Hinguant ___ Au sud-est de la Mayenne, les grottes de Saulges sont connues pour leur exceptionnel patrimoine archéologique. L’une d’elles recèle des vestiges inattendus, contemporains de la dernière glaciation, il y a 20 000 ans. ___ Composante essentielle de l’interprétation des sites préhistoriques, l’os est porteur d’un grand nombre d’informations palethnologiques et paléoenvironnementales. En son absence, des pans entiers de la connaissance des groupes humains et de leur environnement échappent aux préhistoriens et les sites d’occupation ne peuvent être étudiés que sur la base d’assemblages lithiques et de la présence d’outils caractérisant les différentes « cultures ». La conservation des fossiles, directement liée à la nature des sédiments et des sols, n’est malheureusement pas possible partout : le Massif armoricain est ainsi un vieux socle primaire dont l’histoire géologique a engendré pour l’essentiel des sols acides, fatals aux restes osseux. Pour le Paléolithique, nous ne comptons que de rares sites conservant des fossiles d’animaux quaternaires. Opportunément, l’un d’eux, le « canyon » de Saulges, dans la vallée de l’Erve (Mayenne), couvre l’ensemble des grandes phases qui ont vu l’émergence et l’évolution de l’Homme dans l’ouest de la France, entre -700 000 et -10 000 ans. La géologie du Massif armoricain ne présente que de rares zones favorables au développement d’un karst. C’est au sein de l’une d’elles, dans le bassin sédimentaire de Laval, que l’Erve sectionne localement un massif de calcaire carbonifère ; cette entaille est à l’origine de la mise en évidence d’un endokarst1 de dimensions réduites mais dont certaines cavités, parfois assez vastes (grotte Rochefort, grotte Margot), ont servi d’abri ou de sanctuaire aux hommes préhistoriques. Au cours de la dernière glaciation, et notamment durant la période de froid maximal qui a couvert l’Europe du Nord il y a 20 000 ans, les groupes humains ont quitté ces contrées pour s’installer au sud de la Loire. Mais cette vallée et ses grottes ont permis aux hommes de séjourner dans la région, au moins de façon saisonnière, afin de profiter des ressources animales et végétales qu’offrait cette « zone refuge ». C’est de cette période si particulière du Paléolithique supérieur qu’il est question ici ; elle est caractérisée par le technocomplexe du Solutréen, pour lequel les témoignages archéologiques sont extrêmement rares dans la moitié nord de la France2. Fouillée depuis 2001, la grotte Rochefort, comme quatre autres cavités de la vallée de l’Erve qui en conservent des vestiges3, témoigne donc d’une occupation humaine aux confins septentrionaux de l’aire d’extension du Solutréen. Les vestiges mis au
___ 1. L’endokarst est la partie souterraine d’un système karstique. ___ 2. Bodu et al., 2014 ; Hinguant et al., 2013. ___ 3. Les grottes de La Chèvre, de Margot et du Plessis ainsi que le porche de la Dérouine, fouillés anciennement mais conservant encore des couches archéologiques en place.
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uu Monument de la Ciste des Cous à Bazoges-en-Pareds (Vendée). Dessin Roger Joussaume. u Tumulus de Dissignac (Loire-Atlantique). Dessin Jean L’Helgouac’h.
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Mégalithes dans les Pays de la Loire __
Roger Joussaume et Jean-Paul Cros ___ Les populations agricoles du Néolithique régional ont édifié des monuments mégalithiques dès le début du Ve millénaire et jusqu’au milieu du IIIe : menhirs ou pierres dressées, et dolmens ou chambres funéraires à l’intérieur de tumulus. ___ Entre la Normandie au nord, les Charentes au sud, la Bretagne à l’ouest et le Poitou à l’est, les Pays de la Loire forment une région constituée des terrains primaires du Massif armoricain, bordés à l’est et au sud par des sols calcaires. Alors que ces derniers sont propices à la conservation des ossements, ceux-ci sont rapidement détruits dans les terrains acides granitiques et schisteux en dehors de conditions particulières très rarement observées. Si des études architecturales peuvent être conduites partout où l’état des monuments le permet, dans la région seul le sud de la Vendée peut apporter quelque éclairage sur ceux qui ont occupé les espaces funéraires que sont les « dolmens ». Par ailleurs, si bien des pierres dressées, dites « menhirs », ou plus exactement stèles, ont été détruites dans un passé plus ou moins proche, rares sont celles dont la base (ou l’agencement, quand il y en a plusieurs) a été étudiée. Dès le début du Ve millénaire avant notre ère, les populations agricoles du Néolithique ancien du littoral atlantique ont dressé de petites files de pierres (Avrillé, Vendée1). D’autres pierres seront dressées jusqu’à l’âge du bronze, au IIe millénaire avant notre ère. Entre le milieu du Ve et la fin du IIIe millénaire (Néolithique moyen et final), des chambres funéraires de forme variable (dolmens) et leur couloir d’accès, quand il existait, étaient bâtis avec de gros blocs de pierre (mégalithes) ou bordés de murs en pierres sèches, voire par l’alternance de ces deux techniques de construction. Le plafond était fait d’une dalle unique ou de plusieurs dalles juxtaposées, reposant sur des piliers (orthostates) ou les murs latéraux. Il pouvait aussi résulter du montage de petites pierres qui se superposaient en débordant légèrement pour former une fausse coupole (Les Cous à Bazoges-en-Pareds, Vendée). Toutes ces chambres étaient enfouies sous des tumulus de pierres (cairns) ou de terre (tertres) ; parfois une même enveloppe en contenait plusieurs, venues s’ajouter les unes aux autres au cours du temps2. Le tumulus, bien présent dans le paysage, était visible de tous, marquant le territoire et la puissance du groupe qui l’avait édifié. Il présentait des formes variables – rond, carré ou rectangulaire, en trapèze plus ou moins allongé, voire ogival – et pouvait être le résultat d’une évolution sur le long terme. Quelle que soit sa forme, le tumulus était limité par un montage de pierres entassées, formant un parement périphérique, ou de pierres dressées juxtaposées, voire
___ 1. Bénéteau, 2012. ___ 2. Joussaume, 2016.
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