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Des historiens se penchent sur la genèse de notre cuisine, des chefs nous entretiennent de la façon dont ils conçoivent la pratique de leur métier et des auteurs nous font partager leurs émotions gourmandes. Au gré de leurs contributions, sociologues, journalistes, critiques d’art ou architectes observent la bonne chère et les plaisirs de la table sous toutes les coutures.

N° 151 / 2018

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com

28 euros

La revue culturelle des Pays de la Loire

Arts culinaires. Patrimoines gourmands

Un célèbre chef, Thierry Marx, a coutume de dire que le travail d’un cuisinier consiste à donner de la mémoire à l’éphémère : telle est également l’ambition de ce numéro.

Arts culinaires Patrimoines gourmands

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Ce hors-série de 303 aborde un thème que bien des gens n’associeraient qu’avec réticence à la culture avec un grand « c » : celui de la cuisine et de l’alimentation. Et, comme un clin d’œil aux champs de la création dont les lettres de noblesse ne souffrent aucune contestation, c’est le mot « art » qui constitue le fil d’Ariane de ce numéro – les arts culinaires, bien sûr, mais aussi l’art de vivre, les arts de la table ou l’art de la dégustation…


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Arts culinaires. Patrimoines gourmands / Éditorial / Loïc Bienassis / 303

Éditorial __

Loïc Bienassis Avouons-le, nous avons beaucoup hésité sur le titre à donner à ce numéro. La tâche semblait a priori aisée : préparer un hors-série dédié aux arts culinaires et à la gastronomie. Soit. Et pourquoi ne pas nous emparer du mot « art » et l’utiliser comme clé de lecture pour interroger les savoir-faire alimentaires ? L’art culinaire donc, évidemment, mais aussi les arts de la table, l’art de la dégustation et celui de la découpe, l’examen des rapports entre l’art et la bonne chère, etc. Les angles d’attaque ne manquaient pas. Un deuxième terme a cependant immédiatement frappé à la porte, complémentaire et dans l’air du temps, incontournable peut-être : celui de « patrimoine ». En ce début de xxie siècle, il va de soi que l’alimentation, à l’instar d’une infinité d’objets, se trouve investie d’une valeur patrimoniale ; impossible d’ignorer cette dimension pour qui prétend privilégier une approche culturelle du sujet. Arts culinaires. Patrimoines gourmands. L’« art » comme fil rouge, le « patrimoine » comme invitation à remonter une histoire longue, à porter le regard sur tous les types de cuisine, à considérer la place que celle-ci occupe dans notre imaginaire. Chassons au passage un éventuel contresens : ce titre à double détente ne cherche pas à opposer innovation et tradition ou, pour le dire autrement, haute gastronomie et cuisine populaire. Un patrimoine n’est pas un héritage qui aurait traversé, immuable, les décennies voire les siècles. Un patrimoine évolue en permanence. Il en va ainsi des cathédrales comme de la recette de la quiche lorraine – en espérant que ce parallèle ne froissera aucune sensibilité. Autre mission qui nous était assignée, autre cap à tenir : notre boussole ne devait pas oublier de régulièrement pointer vers les Pays de la Loire. Dans le tableau en petites touches que ce numéro propose, exposé forcément partiel tant le sujet est vaste, nous oscillerons constamment entre le général – la France – et le régional. Le second a finalement valeur illustrative, la manière dont les Vendéens ou les Mayennais s’approprient les spécialités du cru, les relations que Nantais et Manceaux entretiennent avec les préparations locales se retrouvant dans l’ensemble de notre pays – et au-delà. Petite balade du centre à la périphérie. Nous partirons du contenu des assiettes – ou des tailloirs –, de la cuisine et des produits, d’hier et d’aujourd’hui. Un regard sur le passé et le présent qui, problématique patrimoniale oblige, sondera au passage les identités individuelles et collectives que le culinaire met en jeu. Nous croiserons ensuite des hommes et des femmes qui font le monde de la gastronomie. Mise à l’honneur de ceux qui s’activent devant les pianos, bien sûr, mais également de ceux dont le métier est de discourir de leurs émotions gustatives. La gastronomie, ne l’oublions pas, est aussi affaire de mots. Troisième halte dans nos pérégrinations, nous envisagerons ce qui entoure et conditionne l’activité du mangeur : la table, les lieux, les usages, la convivialité, composantes essentielles de toute culture alimentaire. Enfin, dernière étape, ce que je serais tenté d’appeler les mises en scène du culinaire. Un survol des représentations que l’écrit, la peinture et des œuvres de nature variée ont pu donner de la nourriture depuis le Moyen Âge. Prendre en compte la longue durée, solliciter des spécialistes venus de multiples horizons, voici un hors-série fidèle à l’esprit de 303.

< Préparation de beignets, photographie d’Andrew Pitcairn-Knowles, vers 1900.

© Victoria and Albert Museum, Londres. Dist. RMN-Grand Palais / image Victoria and Albert Museum.

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___ Histoire et patrimoine culinaire ­ ___

– La gastronomie médiévale : si proche et si lointaine

18

Bruno Laurioux, professeur d’histoire du Moyen Âge

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et de l’alimentation à l’université de Tours

– Naissance de la grande cuisine française aux xviie et xviiie siècles 26

Florent Quellier, maître de conférences-HDR en histoire moderne,

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CESR – Pôle alimentation, université de Tours

– Le repas gastronomique des Français : avènement d’un patrimoine culturel ___ Isabelle Chave, conservateur en chef du patrimoine

303_ n° 151_ 2018_

__ Sommaire

34

38

– L’alimentation dans la Mayenne au xviiie siècle

Véronique Bignon, doctorante à l’université

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François-Rabelais de Tours

– Le goût des Pays de la Loire, fils de l’histoire et de la géographie ___ Thierry Guidet, auteur et journaliste 44

– L’inventaire méconnu du patrimoine culinaire de la France ___ Loïc Bienassis 54

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60

Arts culinaires Patrimoines gourmands ­ ___ 05

– Éditorial

Loïc Bienassis, professeur agrégé d’histoire,

chercheur à l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation

___(IEHCA-université de Tours)

– Le cuisinier en tant qu’artiste. Histoire d’une revendication 08

Loïc Bienassis

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– Souvenirs, souvenirs…

Julia Kerninon, Catherine Clément, Jean-Yves Reuzeau, François Vallejo et Yves Viollier,

écrivaines et écrivains


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La critique est aisée mais l’art est difficile ­

Jacques Puisais, membre émérite de l’Académie d’Agriculture

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de France

164

Olivia Parizot, docteur en histoire médiévale,

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lycée Chateaubriand de Rome

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– Charles Monselet : « cuisine et littérature mêlées » ___ Laurence Guellec, maître de conférences, université Paris Descartes

170

– Édouard Nignon. Un mentor méconnu ___ Nicolas Raduget, docteur en histoire 82

– Curnonsky, prince des gastronomes et gastronomade ___ Jacques Boislève, journaliste et écrivain 88

Alain Montandon, professeur émérite de Littérature

générale et comparée, membre honoraire de l’Institut universitaire

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de France

– Plaisirs de la table… et des chaises ! – Restaurations collectives : « bien manger »

Jean-Pierre Corbeau, professeur émérite des universités

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en sociologie

– Patrimoine gastronomique : le voyage commence dans l’assiette Marie Hérault et Florence Falvy, journalistes

198

– David Guitton : La Table de La Bergerie ___ Pascaline Vallée – Nicolas Nobis : L’Éveil des sens

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___ Pascaline Vallée

– Olivier Boussard : Le Beaulieu ___ Pascaline Vallée 120

– Alexandre Couillon : La Marine

___ Pascaline Vallée

– Critique culinaire : les mots à la bouche

– Les manières et usages à table

192

104

136

178

___ Catherine Clarisse, architecte DPLG

– Éric Guérin : La Mare aux oiseaux et Le Café du musée ___ Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art

128

– Vers un restaurant synesthésique

___ Éva Prouteau, critique d’art et conférencière

184

96

112

– L’écuyer tranchant et l’art de la découpe

76

– La dégustation : un art

Estérelle Payany, critique, journaliste et autrice

Esthétiques gourmandes ­ ___

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– Junk ___ Éva Prouteau 206

– Jules Verne et la nourriture ___ Samuel Sadaune, écrivain et enseignant 218

Arts de la table et art de vivre ­

– Mets et mots de gourmets Françoise Argod-Dutard, agrégée de Lettres modernes, ___ professeur des universités 226

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232

– Les menus, un patrimoine sur la table ___ Caroline Poulain, conservatrice des bibliothèques

240

144

150

– Arts de la table : les mutations du xx siècle e

Philippe Thiébaut, conservateur général honoraire du patrimoine

– Le repas sous le regard des peintres ___ Julien Zerbone, critique et historien de l’art – Les gourmands lisent. Entretien avec Édouard Cointreau

Loïc Bienassis

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Le cuisinier en tant qu’artiste Histoire d’une revendication

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Loïc Bienassis ___ Nous ne trancherons pas ici l’épineuse question de savoir si oui ou non le cuisinier est un artiste1. Ce que nous souhaitons retracer, c’est l’histoire d’une revendication, la manière dont les cuisiniers ont affirmé – ou non – le caractère artistique de leur pratique. ___ On l’aura compris, en filigrane nous interrogeons le regard que la société porte sur la cuisine et ses praticiens – ou, plus exactement, sur la poignée de créateurs qui, depuis quelques siècles, fait la haute gastronomie française.

Art culinaire, art mécanique Peut-être, par souci d’exhaustivité, aurions-nous dû remonter aux Anciens qui déjà, Platon en tête2, posaient la question du statut de la cuisine. Nous ferons toutefois débuter notre parcours au xviie siècle, où émergent les catégories qui sont encore les nôtres, où prennent forme la notion de beaux-arts – qui « ont principalement l’agrément pour objet » (Discours préliminaire de l’Encyclopédie) – et la figure moderne de l’artiste. Une période où, concomitance, un nouveau type de discours s’empare du culinaire. Depuis la publication du Cuisinier françois de La Varenne (1651), la production de livres de cuisine est en plein essor dans le royaume. À partir des années 1740, certains de ces ouvrages sont précédés de copieuses introductions composées par des gens de lettres : en 1749, Menon publie ainsi la Science du maître d’hôtel cuisinier, qui s’ouvre sur une « Dissertation préliminaire sur la cuisine moderne » de l’érudit Étienne Lauréault de Foncemange. Un texte éminemment intéressant de notre point de vue. Se référant au Traité du beau de Jean-Pierre de Crousaz (2 volumes, 1715-1724), il avance que la cuisine peut prétendre atteindre le beau par sa capacité à jouer de la diversité des saveurs, à les assembler pour toucher à l’« unité », un tout harmonieux. Le parallèle avec les beaux-arts, avec la musique en premier lieu, est assumé mais la cuisine est dotée d’une esthétique propre : « Sera-t-on blâmé d’avancer qu’il y a l’harmonie des saveurs, comme l’harmonie des sons et peut-être des couleurs & des odeurs ? » lance l’homme de lettres. Il ajoute : « Qui pourra trouver mauvais que j’avance qu’il règne entre les saveurs

___ 1. Sur ce sujet, voir notamment le numéro spécial de la revue Sociétés & Représentations (no 34, 2012), dirigé par Évelyne Cohen et Julia Csergo, consacré à « l’artification du culinaire ». ___ 2. Bruno Laurioux, « Is cookery an art or a science? Back to an old question with many answers from the 5th c. B.C. to the 21st c. A.D », texte inédit, présenté au 3o Colóquio luso‐brasileiro de História e Culturas da Alimentação (Coimbra, 19-21 octobre 2015).

< Sopa tostada de vino rancio (soupe grillée de vin madérisé), d’Andoni Luis Aduriz. Réinterprétation artistique (?) et totale d’une recette traditionnelle puisque c’est ici le Bibendum qui finit grillé. © Photo José Luis López de Zubiría / Mugaritz.

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HISTOIRE ET PATRIMOINE CULINAIRE

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« Pêche à la lamproie », enluminure extraite de l’ouvrage Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlân, fol. 82, 1445-1451. © BnF, Paris.

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La gastronomie médiévale : si proche et si lointaine

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Bruno Laurioux ___ Il n’est pas facile de dresser les contours de la gastronomie médiévale, tant la documentation est fragmentaire, disparate et indirecte : au Moyen Âge, la gastronomie ne dit pas son nom. ___ L’alimentation médiévale est un monde de saveurs, d’odeurs et de couleurs que l’on croyait perdu à jamais. Ce monde disparu, nous pouvons cependant le retrouver aujourd’hui grâce aux recherches des historiens et à la passion d’amateurs soucieux d’en reconstituer les plats. Mais c’est aussi l’ouverture de la cuisine actuelle aux goûts et aux produits du monde entier qui permet de mieux l’apprécier. La gastronomie médiévale est à bien des égards un exotisme dans le temps.

Une gastronomie qui ne dit pas son nom Au Moyen Âge, un discours qui célébrerait ouvertement le plaisir de manger est inimaginable. Ce plaisir relève en effet de l’un des sept péchés capitaux, c’est-à-dire d’un vice conduisant celui qui s’y adonne aux actes les plus insensés et les plus immoraux. À côté de la colère et de l’orgueil, de l’avarice et de l’envie, de la paresse et de la luxure, la gula – littéralement, le péché de « gueule » – regroupe, aux yeux des théologiens et des moralistes, tous les dérèglements alimentaires. L’excès quantitatif, d’abord, qui relève de ce que l’on appelle alors la « gourmandise » et est le trait caractéristique du goulu ou du glouton, mais aussi l’excessive recherche de la qualité, résumée par le terme « friandise » et s’incarnant dans le personnage du « friand ». C’est donc dans les interstices d’autres discours – culinaire, médical ou littéraire – que l’on peut voir apparaître les préoccupations, les orientations et les préférences des gastronomes médiévaux. Ainsi, au détour d’une longue liste de locutions proverbiales, appelée Concile d’Apostole d’après ses premiers mots, voit-on citées de nombreuses spécialités culinaires qui attestent d’incontestables réputations. On compte parmi elles des poissons du bassin ligérien, saumons d’Angers et de la Loire ou lamproies de Nantes. La lamproie était un « must » de la cuisine médiévale. Poisson royal, elle était offerte par la Ville de Nantes à ses hôtes de prestige, avec les esturgeons, les civelles, brochets

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Le repas gastronomique des Français : avènement d’un patrimoine culturel

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Isabelle Chave Illustrations Gwendoline Blosse ___ Si l’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine mondial a braqué sur lui l’attention internationale et a fortement stimulé la recherche pluridisciplinaire, la place du fait alimentaire dans les politiques patrimoniales en France est plus ancienne. ___ Il est courant de lire ou d’entendre que la gastronomie française a été classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Cette formule est inexacte à deux titres : il s’agit du repas gastronomique des Français et d’une inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Ce repas répond à une définition précise : « une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes (naissances, mariages, anniversaires, succès, retrouvailles) ». Réunissant des convives qui pratiquent ensemble, pour cette occasion particulière, « l’art de bien manger et de bien boire », ce repas festif est une pratique sociale, non réductible à la seule cuisine française, qui se compose d’un ensemble de rites dûment décrits dans le dossier de candidature : recherche de bons produits, référence à un corpus de recettes codifiées, savoir-faire culinaires particuliers, esthétisation de la table, succession des services, mariage des mets et des vins et conversations autour des mets.

L’inscription à l’Unesco (2010) : projet patrimonial et cause nationale Dans la candidature à l’Unesco de ce patrimoine symbolique de la France, fédérateur de la construction de l’identité collective, l’engagement de l’État a été fondateur. C’est au quarante-cinquième Salon international de l’agriculture, le 23 février 2008, que le président de la République, Nicolas Sarkozy, a souhaité marquer sa volonté de voir la France « déposer, dès 2009, une candidature auprès de l’Unesco pour permettre la reconnaissance de [son] patrimoine gastronomique au patrimoine mondial ». Lancée et défendue auprès des pouvoirs publics à partir de 2006 par l’IEHCA (Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation) de Tours, l’idée a abouti grâce au travail de cet institut avec la MFPCA (Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires), créée en 2008, et à la coopération des ministères de l’Agriculture et de la Culture.

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Laval. Le bas de la Grande Rue, Jean-Baptiste Messager. Coll. musée du Vieux-Château, Laval, inv. 91.7.1. © Photo Charbonnier, Laval.

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L’alimentation en Mayenne au xviiie siècle

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Véronique Bignon ___ À l’instar de l’habillement, l’alimentation est une marque distinctive de l’ordre social. Si le régime alimentaire monotone du paysan est interrompu par deux périodes annuelles de festins, les privilégiés ont accès à des denrées importées et consomment le meilleur des productions locales. ___ La subsistance de tous les laboureurs du bas peuple1 Au début du xviiie siècle, les terres situées autour de Mayenne et de Laval ne produisent que « du seigle, des avoines et du Bled Breton qu’on nomme ordinairement du Bled Sarrazin ou Carabin dont on fait du pain fort noir et rude qui sert de nourriture aux Laboureurs, on y trouve très peu de froment et d’orges2 ». Une enquête de 1747-1756, déposée aux Archives départementales de l’Indre-et-Loire, confirme que le froment n’est cultivé que dans quelques paroisses près d’Évron, à l’est et à l’ouest de Laval et toujours en appoint d’une production prédominante de seigle ou de sarrasin. Enfin, le cahier de plaintes et doléances de la paroisse de Fougerolles, rédigé au début du mois de mars 1789 en prévision des États généraux, entérine que le pain noir fait à partir de seigle et de sarrasin est la nourriture commune, ce que corrobore le curé quand il révèle que ses paroissiens mangent « le double de sarrasin, contre le simple en pain de seigle [et] ne vivent pour ainsi dire, que de pain, galette et bouillie de sarrasin3 ». Chez les habitants des campagnes, le pain est pétri et cuit sur place. Ceux qui résident dans les bourgs sont astreints aux fours banaux, et dans les villes les boulangers proposent à la vente des pains plus variés. Ainsi les Lavallois peuvent-ils se procurer du pain pétri avec de la farine de froment (pain mollet, pain michard), de seigle (pain bis) ou mélangée (pain de méteil ou pain grison). Le pain se mange accompagné de cidre ou de lait, ou bien « trempé d’eau et assaisonné de quelques légumes4 ». La soupe est communément cuisinée avec les légumes provenant du potager ou achetés sur les marchés, voire lors des ventes aux enchères organisées par les fabriques pour monétiser les dons en nature faits à l’Église. Même si les jardins à légumes produisent des poirées, des oignons, des carottes, des panais, des haricots à rames et des navets, les choux de pomme ou de milan et les citrouilles semblent occuper la plus grande place, car ils se conservent en hiver. On en déduit que la soupe au chou, parfois

___ 1. Expression empruntée au docteur Jeudry, médecin à Ernée. Académie de médecine, 193 dr 10, 1777. ___ 2. AD 53, ms 45, Mémoire sur la généralité de Tours par Mr de Miromesnil en 1698. ___ 3. Abbé Ouvrard de la Haye, Le Déporté de la Mayenne ou le Batave heureux, Laval, 1902. ___ 4. Armand Bellée et Victor Duchemin, Cahiers de plaintes et doléances des paroisses de la province du Maine pour les États généraux de 1789, publication d’après les originaux, Paris, 1887, t. II, p. 396.

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Le goût des Pays de la Loire, fils de l’histoire et de la géographie

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Thierry Guidet ___ Les identités culinaires naissent du croisement de l’histoire et de la géographie. Le goût des Pays de la Loire résulte à la fois de leur appartenance à la France de l’Ouest, de la proximité de l’océan, de la présence de la Loire et de l’existence de grandes villes. ___ Une ambiance océanique favorable aux herbages, donc à l’élevage de bovins, donc à la production de lait, donc à la cuisine au beurre, commune à tout l’Ouest. Une douceur du temps propice à la culture maraîchère : le poireau primeur, la carotte, et la mâche presque uniquement cultivée aux alentours de Nantes ; les vergers de la Sarthe et du Maine-et-Loire où naquit l’une des poires les plus succulentes, la doyenné du comice ; les précoces pommes de terre de Noirmoutier ; la mogette de Vendée… Le goût est affaire de climat.

La terre Des conditions naturelles favorables expliquent pour une part que les Pays de la Loire aient longtemps été, en chiffre d’affaires, la deuxième région agricole de France, juste après la Bretagne, et que s’y trouve le siège de nombreuses entreprises agroalimentaires. La région figure aussi en bonne place en matière d’agriculture biologique et se classe dans le peloton de tête européen en ce qui concerne ces signes de qualité que sont les labels rouges1. Il existe une continuité séculaire entre le temps où le cochon était, pour les paysans, la seule source régulière de viande et de graisse2, et les palmarès d’aujourd’hui qui font des Pays de la Loire la deuxième région française de production porcine. Rillons, rillauds, grillons et rillettes, de fabrication industrielle ou artisanale, établissent dans le temps long une indéniable continuité gustative dont on repère des jalons chez Rabelais puis Balzac, qui parlent de « la brune confiture de cochon ». Même filiation pour les volailles : un quart de la production française, le premier rang pour les canards, les pintades et les cailles. Du canard de Challans, en Vendée, plus souvent dénommé à Paris « canard nantais » depuis le milieu du xixe siècle, où s’établit

___ 1. Pour les données chiffrées, voir Christian Pihet (dir.), Atlas des Pays de la Loire, Autrement, 2013. Depuis le redécoupage régional de 2016, qui n’a pas affecté les Pays de la Loire mais qui s’est traduit ailleurs par la création d’énormes ensembles géographiques, les Pays de la Loire ne se classent plus qu’au quatrième rang. Ce qui ne modifie en rien l’importance de l’agriculture et de l’agroalimentaire dans l’économie ligérienne. ___ 2. J’emprunte cette remarque à un ouvrage de Claude Lebey, lecture indispensable sur le sujet : Claude Lebey (dir.), Inventaire du patrimoine culinaire. Pays de la Loire, Paris, Albin Michel, 1993.

< Vignoble saumurois. © Photo Dominique Drouet.

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Souvenirs, souvenirs… __

Julia Kerninon, Catherine Clément, Jean-Yves Reuzeau, François Vallejo et Yves Viollier ___ Souvenirs des écrivaines et écrivains Julia Kerninon, Catherine Clément, Jean-Yves Reuzeau, François Vallejo et Yves Viollier autour de quelques produits régionaux inscrits au conservatoire des arts culinaires des Pays de la Loire. ___ Le sel de Guérande Comme je l’ai déjà écrit ici ou là, mon premier emploi a été un poste saisonnier de serveuse dans une station balnéaire, à quelques kilomètres de Guérande. Les marais salants, je les avais déjà vus étant enfant, je savais qu’ils étaient là, je pouvais les désigner sur une carte, mais naturellement ils ont acquis quelque chose d’infiniment plus concret à mes yeux au cours des cinq étés que j’ai vécus dans leur proximité immédiate. Parmi les clients habitués du café qui m’employait se trouvaient les cuisiniers d’un restaurant de grillades niché dans la zone saline, et lorsque, avec les autres serveuses, nous parvenions à nous lever avant midi, il nous arrivait de sauter dans nos voitures d’occasion pour aller déjeuner là-bas de salades chaudes et d’entrecôtes colossales – et alors, à l’aller comme au retour, nous traversions les marais blancs, sillonnant la route à toute berzingue entre les rectangles d’eau étale, sans pouvoir apparemment jamais parfaitement nous rassasier de cette vision. Nous connaissions des paludiers, aussi, qui venaient s’accouder au bar avec leurs mains rouges, superbes, leur bronzage immédiatement identifiable, leur torse puissant et leurs bonnes blagues – mais ils ne nous ont jamais donné de sel. En fait, quand j’y repense, le sel lui-même est le grand absent de mes souvenirs – le paysage était là, offert, avec son panorama et ses ouvriers, sa légende imprimée sur des cartes postales vendues partout dans la cité médiévale, mais le sel semblait toujours hors de portée, denrée empilée en petits tas éblouissants au bord de la route, réputée dans le monde entier, ramassée au soleil dans le silence, à la fois si proche et si lointaine. Et puis, un jour, j’ai quitté le café et mes habitudes, j’ai déserté la région, fui hors du pays, et je suis partie vivre à Rome. De là-bas, j’ai commencé à envoyer des lettres d’amour à un garçon que j’avais croisé brièvement dans une fête au petit matin, cherchant à le séduire avec mes mots, à des kilomètres de distance, chasseuse au lance-pierre. Nous avons échangé des messages pendant des semaines, jusqu’à ce que je rentre en France et qu’il vienne me réceptionner, un soir, à la gare de La Baule. J’avais une bouteille de champagne dans ma valise, et lui des couvertures dans son coffre, et alors, au creux d’une petite crique, nous avons bu et parlé jusqu’à ce que la nuit tombe – après quoi il m’a conduite jusque chez lui, et au matin, quand j’ai regardé par la fenêtre, je pouvais à peine y croire. Du sel à perte de vue. Sa maison était littéralement dans les marais salants, on ne voyait que le sel, tout < Sel de Guérande et pomme de terre de Noirmoutier. © Photo Thomas Chéné.

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Édouard Nignon Un mentor méconnu

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Nicolas Raduget Illustrations Émilie Seto ___ Disciple de Carême et contemporain d’Escoffier, Édouard Nignon n’a pas connu la même gloire posthume qu’eux. L’art de ce chef nantais, qui a parcouru l’Europe, a pourtant marqué la Belle Époque et continue d’inspirer les chefs. ___ Il n’est pas toujours simple de mesurer la notoriété d’un chef, qui s’évalue à plusieurs niveaux. Certains sont inconnus du grand public mais cités par leurs successeurs comme des références incontournables. Ils ont en quelque sorte réussi leur transmission par le haut. Édouard Nignon est assurément de ceux-là, célébré pour son talent quand l’occasion se présente mais peu ancré dans l’imaginaire collectif. Nous le constatons quand, invité d’une séquence radio1 chargée de réparer cette injustice, Thierry Marx évoque sa « cuisine extraordinaire [...] à mi-chemin entre Carême et Escoffier », au style très moderne et admiré par Joël Robuchon et plusieurs chefs actuels qui, depuis la starification du métier, sont rarement en déficit de notoriété. Retour sur la carrière d’un globe-trotter de la cuisine. Édouard Nignon est né à Nantes le 9 novembre 1865, d’un père journalier et d’une mère lingère2. Comme beaucoup d’enfants de familles nombreuses (il a sept frères et sœurs) et peu aisées, il est rapidement livré à lui-même et entre en apprentissage à l’âge de neuf ans au Cambronne, un restaurant nantais. Précoce et visiblement doué, l’année suivante, en 1875, il rejoint le Monier, réputé meilleur établissement de la ville. L’appel de la capitale se fait bientôt sentir. Après un passage par Angers et Cholet, il s’installe bientôt à Paris. Il entre en 1880 chez Potel et Chabot, traiteur réputé chez qui il reste quatre ans. Son apprentissage auprès des grands élargit son réseau et il travaille pour de nombreuses enseignes parisiennes (Bignon, La Maison Dorée, le Café Anglais, le Café de la Paix, Voisin, Noël et Peters, Lapérouse, Chevet, Marivaux, le Terminus Hôtel, Barbote). Une période faste durant laquelle il prend du galon et pleinement conscience de sa vocation, au service de plusieurs ducs et même du roi des Belges, Léopold II. Sa carrière internationale débute en 1892. À vingt-sept ans, il accepte de devenir chef du Trianon, à Vienne. Il y sert François-Joseph et toute une société cosmopolite, s’imprégnant dans le même temps des cuisines du monde. Après un court mais « profitable séjour », il revient à Paris en 1893, chez Paillard pendant quatre ans, puis enchaîne avec trois années à Londres au Claridge Hotel. En 1900, Pierre Cubat, chef du tsar, le convainc de le suivre en Russie, et il dirige jusqu’à cent vingt-cinq cuisiniers à l’hôtel Ermitage de Saint-Pétersbourg, avec le faste et le ravissement dévolus aux

___ 1. L’Histoire à la carte, « Édouard Nignon : le littéraire des fourneaux », France Info, 30 avril 2017. ___ 2. Édouard Nignon, Éloges de la cuisine française, Paris, Inter-Livres, 1995.

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David Guitton :

La Table de La Bergerie (Bellevigne-en-Layon)

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Propos recueillis par Pascaline Vallée ___ Sur le domaine viticole de La Bergerie, La Table de La Bergerie mise sur les aliments bio avec une touche d’originalité. Légumes, viande et vin, bien sûr, tout ou presque est produit aux alentours. ___ David Guitton : « J’essaie de mettre en avant les produits et les producteurs. »

Quel est votre parcours ? Comment vous a-t-il mené à Bellevigne-en-Layon ? Je suis né à Saint-Nazaire et je m’y suis formé, au lycée hôtelier Sainte-Anne. Quand j’y suis entré, je n’étais pas un mordu de cuisine. Je ne suis pas issu d’une famille de restaurateurs, j’ai pris cette voie-là comme j’aurais pu en prendre une autre. La passion du métier m’est venue au fil du temps, en pratiquant. Ce sont surtout les rencontres que j’ai pu faire, aussi bien à l’école, avec des professeurs passionnants, que par la suite, avec des chefs auprès de qui j’ai été en stage ou avec qui j’ai travaillé, qui m’ont donné envie d’être à mon tour chef cuisinier. C’est aussi à l’école hôtelière que j’ai rencontré Anne, mon épouse, qui est aujourd’hui vigneronne ici. Nous avons fait l’école ensemble, puis nous sommes partis travailler dans différents restaurants, aux États-Unis, en Suisse, en Angleterre, sur la Côte d’Azur, où j’ai pu notamment me former avec de grands chefs comme Alain Ducasse ou Joël Robuchon. Nous nous sommes enrichis de ces expériences avant de décider, vers 2006-2007, de revenir dans la région. Anne, qui était jusqu’alors sommelière, avait à cœur de rejoindre ses parents viticulteurs. Elle s’est installée avec eux, tandis que j’ai réfléchi à un projet de restaurant, d’abord dans la région et finalement ici, sur le domaine, en associant la production de vin de mon épouse et ma cuisine. Nous avions déjà eu cette idée quand nous étions encore à l’école, mais elle paraissait alors tellement folle ! En 2010, nous avons transformé un bâtiment en restaurant. Il a plus de cent ans, les poutres et les murs en pierre sont d’origine. Nous avons démarré très modestement, avec une seule salle, une vingtaine de couverts, une cuisine du marché, et puis avec le temps j’ai perfectionné ma cuisine, j’ai trouvé mon style... jusqu’à ce que le guide Michelin me décerne une étoile cette année.

Certains des chefs que vous avez côtoyés vous ont-ils particulièrement influencé ? Chacun m’a apporté quelque chose. Quand j’ai démarré à Zurich, après six années d’école hôtelière, je pensais arriver avec de l’expérience et un certain niveau. En réalité, j’ai tout repris de zéro. Je me suis rendu compte que j’avais encore tout à apprendre du vrai métier. La vie professionnelle n’a rien à voir avec l’école, < La Table de La Bergerie est approvisionnée tous les jours en produits frais.

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La dégustation : un art __

Jacques Puisais Illustrations Amélie Patin ___ La dégustation est un art qui alerte simultanément nos cinq sens. Elle apprend à goûter avant d’avaler tout en enrichissant le vocabulaire de chacun. ___ Nous buvons de l’eau pour nous désaltérer mais elle n’a pas grand-chose à nous apprendre : elle est sans saveur, sans odeur, sans valeur gustative. En revanche le vin, lui, a beaucoup de choses à nous confier. Il n’y a pas un vin mais des vins, un fromage mais des fromages, un beurre blanc mais des beurres blancs, une gastronomie mais des gastronomies et pour en parler, les évaluer, les faire évoluer, une seule voie, la dégustation, et son maître d’œuvre, le goûteur. Chacun est malgré lui goûteur puisque trois fois par jour, depuis notre première goutte de lait, nous avons besoin d’être alimentés pour vivre. Toute forme de vie est amenée à faire de même, qu’elle soit mobile ou sédentaire, et chacune aura sa spécificité gustative. Goûtons par exemple deux vins, un Savonnières et un Quart-de-chaume, son vis-à-vis. Même cépage, la Loire au milieu, un support géologique autre et un discours sensoriel tout à fait différent. Cela démontre la place du terroir, cette partie du sol travaillée par l’homme. Il n’y en a pas deux identiques : le milieu est le patron et l’homme, après les animaux, apprend à le connaître et à le faire connaître ; il naît avec lui et en offre la « substantifique moelle », que seule la dégustation peut démontrer à partir d’un appareil de mesure laïque et gratuit dont chaque être, petit ou grand, riche ou pauvre, est doté et qui lui apprend à s’alimenter et non seulement à se nourrir. Cet appareil de mesure est composé de nos cinq sens : la vue, l’odorat, l’audition, le toucher et le goût voie interne. Si, dans les différentes formes d’art, un sens dominant est stimulé – l’ouïe en musique, la vue en peinture, la vue et le toucher en sculpture, etc. –, en gastronomie – cet art de faire bonne chère, que celle-ci soit simple comme une épaisse tartine de rillette ou recherchée comme un brochet au beurre blanc – les cinq sens sont simultanément alertés : on est donc dans un jeu polysensoriel. L’intimité du produit ne pouvant être ressentie que si, en palais, on la fait « disparaître » par la manducation, qui libère un ensemble de stimulations internes, olfactives, trijumales, tactiles, thermiques et gustatives qui seront « traitées » par notre mémoire pour reformer une image de ce ressenti qui sera libéré par le verbe, permettant ainsi que le goût, c’est-àdire l’ensemble de propriétés organoleptiques, la vie immatérielle de l’aliment, sa mémoire, ne soit pas perdu, d’où ma remarque « avaler sans goûter n’est que ruine du palais », mais il faut ajouter « ruine économique » d’une région productrice de bons et authentiques acteurs de table, car si personne n’en parle, le pays sera investi de pratiques alimentaires qui feront oublier la terre où nous vivons.

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Les Dîners secrets du Voyage – chefs Alexandre Couillon et David Toutain, passage Pommeraye, dans le cadre du Voyage à Nantes 2012. © Le goût et les couleurs.

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Patrimoine gastronomique : le voyage commence dans l’assiette

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Marie Hérault et Florence Falvy ___ La gastronomie des Pays de la Loire est-elle suffisamment mise en valeur auprès des touristes ? Tour d’horizon des initiatives qui font recette. ___ L’expérience culinaire est devenue une composante essentielle des séjours touristiques. S’attabler et goûter aux saveurs locales, c’est en effet l’occasion de découvrir ce qui fait le sel d’un territoire. Les Pays de la Loire regorgent d’atouts gastronomiques qui prennent leur source dans la géologie, les rivières, le littoral, le bocage et les climats. Autant de paramètres qui se retrouvent dans l’assiette. Ce patrimoine, pas toujours connu, parfois oublié ou carrément délaissé, ne demande pourtant qu’à exister. Certains acteurs régionaux œuvrent à le remettre au goût du jour ou à le valoriser.

Une valeur sûre auprès des touristes Il n’est pas si loin le temps des touristes « à la papa », qui s’arrêtaient tous ensemble au bord de l’autoroute ou sur le front de mer pour déguster avec leurs congénères le même sandwich ou le même plat de moules-frites. En quête d’authenticité et d’un voyage plus savoureux, le touriste d’aujourd’hui souhaite faire de son voyage une expérience unique, jusque dans son assiette. Une étude menée en juin 2015 par l’institut de sondages One Poll pour Travelex souligne ainsi que 87 % des Français sont désireux de connaître de nouvelles expériences culinaires, et que 70 % d’entre eux perçoivent la gastronomie comme un vecteur de découverte de leur lieu de villégiature. Les étrangers ne sont pas en reste puisque, selon Atout France (l’agence de développement touristique de la France), « la gastronomie française, véritable vitrine du savoir-faire national inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, constitue un atout incomparable pour inciter les touristes à visiter la France ». Mais toutes les régions de France sont-elles à égalité du point de vue du patrimoine gastronomique, et tiennent-elles toutes leurs promesses ? « Historiquement, certaines régions comme Lyon et Bordeaux ont acquis cette image de territoire gastronomique, indique Richard Baussay, l’expert culinaire du Voyage à Nantes. Pour avoir une identité gastronomique forte, il faut l’un de ces trois ingrédients : une recette emblématique phare – ici, nous avons bien le beurre blanc, mais ça n’a pas la même notoriété que la choucroute ou la bouillabaisse –, une personnalité, comme le grand

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Junk __

Éva Prouteau ___ Sans détour, ce texte choisit le contre-pied : loin des délicatesses gastronomiques qui agrémentent le sommaire de ce numéro, il considère la malbouffe, l’indigestion consumériste, les orgies anthropophages et le pourrissement. ___ Inspiration Tricatel En 1976, le réalisateur français Claude Zidi sort L’Aile ou la cuisse, comédie populaire qui s’attaque à un problème naissant dans la France des années 1970 : la malbouffe née de la nourriture industrielle. Au cœur du film, le personnage de Jacques Tricatel, PDG d’une chaîne de restaurants dont le slogan proclame « Ne mangez plus, bouffez », est librement inspiré de l’industriel français Jacques Borel, surnommé par les médias le Napoléon du prêt-à-manger. Ex-employé d’IBM, l’homme avait lancé en 1961 le premier restaurant français de hamburgers à l’américaine (Wimpy), créé le Ticket Restaurant l’année suivante, puis les restoroutes à la fin des années 1960. Dans le film, la scène où Coluche et Louis de Funès découvrent les secrets de l’usine Tricatel reste un moment d’anthologie : la fabrication à la chaîne du poulet, du poisson ou de la salade verte n’est rien d’autre qu’une leçon de sculpture alimentaire hyperréaliste, dans la droite ligne de la nourriture d’exposition en plastique si chère aux Japonais, le sampuru. Pourtant, malgré son univers ultra-technologique, Jacques Tricatel a des allures de vieux ringard : les frères Richard et Maurice McDonald ont dégainé bien avant lui, créant en 1948 le premier fast-food à San Bernardino, en Californie – un concept vite franchisé qui révolutionna l’industrie de la restauration rapide. Cette accélération du temps du repas, écho direct de la situation économique florissante du pays dans ces années d’après-guerre, n’est qu’un détail dans le paysage agroalimentaire qui s’installe alors. Et l’impact visuel de ce nouveau monde de la consommation de masse va susciter une véritable onde de choc dans le milieu de l’art.

Lost in the supermarket Lorsque le critique d’art G. R. Swenson demande à Andy Warhol, en 1963, pourquoi il peint des boîtes de soupe, l’artiste lui répond : « J’avais l’habitude d’en manger, j’ai mangé le même repas tous les jours pendant vingt ans1. » L’année précédente, Warhol avait présenté ses 32 boîtes de soupe Campbell à la galerie Ferus de Los Angeles : ce fut sa première exposition en tant qu’artiste, que très peu de gens virent mais qui marqua définitivement les débuts du Pop Art. Chaque boîte peinte se révèle unique par sa police, la taille de ses caractères ou les goûts qu’elle décline et, dans la configuration première voulue par l’artiste, les trente-deux toiles sont

___ 1. Charles Harrison et Paul Wood, Art Theory 1900-1990: an Anthology of Changing Ideas, Blackwell Publishers, 1993, p. 732.

< Le logo Tricatel dans le film L’Aile ou la cuisse réalisé par Claude Zidi. © 1976 STUDIOCANAL. Tous droits réservés.

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Vingt mille lieues sous les mers, illustration extraite du chapitre xv, « Une invitation par lettre ». Repas partagé par le capitaine Nemo et le professeur Aronnax.

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Jules Verne et la nourriture __

Samuel Sadaune ___ Auteur encyclopédique, Jules Verne aborde les sujets les plus variés, y compris ceux du quotidien, qui deviennent des éléments de l’intrigue. La nourriture en général, et la cuisine en particulier, n’échappent pas à cette règle. ___ La cuisine romanesque de Jules Verne Jules Verne ne traite jamais « gratuitement » un thème. Il aurait pu se contenter d’une description ethnologique des plats favoris des habitants de telle contrée lointaine, ou de la manière de manger de telle peuplade rencontrée par ses personnages au cours de leurs périples romanesques, mais il déploie toutes les occurrences et toutes les conséquences de l’absorption de nourriture. Il peut s’agir de la volonté de prendre ou de perdre du poids, du plaisir de faire ripaille, ou encore du besoin d’entasser des vivres pour une expédition longue et lointaine. Il y a de petits mangeurs et des goinfres, il y a des convives bruyants et des mangeurs solitaires. Il y a également de véritables anthropophages et des cannibales occasionnels. On prend la peine de cuisiner ou on dévore tel quel. Il n’est pas un registre qui manque dans ce vaste banquet aux mille mets que sont les Voyages extraordinaires. Et tel un subtil ingrédient, invisible mais qui titille le palais, chacune de ces variantes du thème alimentaire apporte une touche à l’œuvre. En apparence, le fait que le Hollandais Bruno veuille grossir et retrouver un poids normal n’apporte pas grandchose à l’intrigue générale de Kéraban-le-Têtu (1883), mais le but réel de ce roman étant de se moquer de notre façon de nous comporter face aux tracas de l’existence (taxes, mariage, famille…), cette question du poids est parfaitement à sa place et vient compléter l’ensemble. On pourrait citer bien d’autres exemples. On s’intéressera surtout à deux phénomènes plus perceptibles dans l’ensemble de l’œuvre. La cuisine apparaît principalement pour deux motifs dans les romans du xixe siècle. Il peut s’agir de montrer les manières raffinées d’un personnage esthète, qui veille à avoir toujours les meilleurs plats, cuisinés de la meilleure façon : on pense autant à Des Esseintes, le héros d’À rebours, le roman de Joris Karl Huysmans (1884), qu’au comte de Monte-Cristo. Mais le but peut être aussi de bâtir une scène de convivialité – ou de tension – entre différents personnages réunis autour d’une table : on songe notamment aux innombrables banquets des romans de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas. Ces deux manières d’aborder le thème culinaire sont présentes dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne, mais avec des variantes.

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