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N° 152 / 2018

Jardins

La revue culturelle des Pays de la Loire

Jardins

Autant de pistes pour retracer l’évolution des jardins, devenus aujourd’hui de véritables laboratoires où se relèvent les grands défis écologiques, où s’inventent de nouveaux modes de vie.

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com

On y découvre notamment les jardins créés dans les Pays de la Loire par Édouard André et son fils René au tournant des XIXe et XXe siècles ainsi que par Gilles Clément, l’évolution des jardins de sculptures, la perception du jardin dans la littérature, du Moyen Âge à Julien Gracq, l’histoire des cités-jardins, le rôle des parcelles cultivées comme terrains d’expérimentation sociale, ou encore l’aventure libertaire d’Yves Gillen à Herbignac…

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

L’engouement pour les jardins qui s’observe en Europe depuis les années quatre-vingt dépasse de loin le simple phénomène de mode : il s’est chargé d’enjeux politiques et sociaux déterminants, comme s’attachent à le démontrer les contributions réunies dans ce numéro.

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___ Dossier Jardins ­ ___ 07

– Éditorial

___Hervé Brunon, historien des jardins et du paysage, directeur de recherche au CNRS 08

– Le jardin, livre du monde au Moyen Âge

___Denis Hüe, professeur émérite de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance à l’université de Rennes

303_ no 152_ 2018_

__ Sommaire

14

– La sculpture dans le jardin. Le jardin dans la sculpture

___Louis Gevart, docteur en histoire de l’art, enseignant et journaliste 22

– Les jardins de Julien Gracq

Emmanuel Ruben, écrivain et directeur de la Maison Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil ___ 28

– Jardins du marais : l’éthique au naturel

___Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art 36

– La cité et le jardin

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 44

– L’agence Édouard André et les Pays de la Loire

___Stéphanie de Courtois, historienne des jardins 52

– Les jardins où poussent nos rêves

___Frédérique Letourneux, journaliste 60

p. 2

– Jardiner moins, observer plus Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art


___ Carte blanche ­ ___

– Association invitée : Piacé-le-Radieux, Bézard-Le Corbusier ___ 67 72

– Le jardin d’une utopie

David Liaudet, artiste, enseignant à l’École supérieure des beaux-arts du Mans

___ Chroniques ­ ___

Art contemporain

74

– Garden party

___Éva Prouteau Bande dessinée

80

– Un jardin d’hôtel

François-Jean Goudeau, enseignant permanent aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,

___

université de Nantes

Littérature

86

– Héros méconnus du quotidien

___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine

88

– Du jardin au paysage

___Thierry Pelloquet Spectacle vivant

92

– Nantes à l’heure du geste Pascaline Vallée

p. 3


Dossier Jardins _________________

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___

Dossier Jardins / Éditorial / Hervé Brunon / 303

Éditorial __

Hervé Brunon Les jardins sauveront le monde ! Istanbul, fin mai 2013 : s’insurgeant contre le projet de piétonnisation du quartier de la place Taksim, qui prévoit la destruction du parc Gezi, une cinquantaine de militants écologistes, bientôt rejoints par des milliers de manifestants, occupent ce jardin particulièrement aimé de la population et doivent affronter les forces de l’ordre. Les revendications vont vite s’étendre à la défense de la liberté d’expression et de la laïcité, mais c’est bien la volonté de sauvegarder ce parc et les quelque six cents arbres que l’on s’apprêtait à déraciner qui a déclenché ce mouvement protestataire, comparé par son ampleur aux Printemps arabes et à Mai 68. Comme l’indique clairement l’épisode de Gezi, l’engouement pour les jardins qui s’observe en Europe depuis les années 1980 dépasse de loin le simple phénomène de mode et s’est chargé d’enjeux politiques et sociaux déterminants. Un peu partout, les jardins deviennent des laboratoires pour inventer de nouveaux modes de vie collectifs, comme dans le cas vivace des jardins partagés, plus ou moins directement inspirés du modèle new-yorkais des Green Guerrillas lancées dans les années 1970. Dans ces lopins aux dimensions souvent très modestes, gérés par des associations de riverains en partenariat avec les municipalités, le jardinage devient le support de rencontres et d’échanges entre les générations et les cultures, ainsi que le montre Frédérique Letourneux dans ce numéro1. Ils réactualisent ainsi des expériences antérieures ayant fait du jardin une forme d’utopie concrète, comme les jardins ouvriers ou les cités-jardins, évoquées ici même par Thierry Pelloquet. De même, les jardins ont progressivement acquis un rôle pédagogique fondamental, encouragé par de multiples initiatives dans les écoles, les collèges et les lycées2. Que les jardins soient devenus aussi essentiels, de multiples facteurs aident à le comprendre. Dans nos sociétés urbanisées et « hyper-technologiques », devant faire face à une crise écologique planétaire, ils constituent des terrains d’expérimentation fertiles pour dépasser les apories de l’Occident mondialisé et en particulier du « grand partage », opéré à la fin du xixe siècle, entre les domaines respectifs de la nature et de la culture, que l’on ne retrouve pas dans d’autres aires culturelles3. Aujourd’hui, cette inventivité du jardin concerne en premier lieu les dimensions environnementales. Savoir cultiver sans polluer l’air, l’eau et le sol, favoriser une biodiversité toujours plus menacée, s’adapter aux conséquences du changement climatique : autant de défis que des efforts de plus en plus nombreux tentent de relever. Figure de proue de ce mouvement, Gilles Clément dialogue ici avec Éva Prouteau et nous incite à « jardiner moins, observer plus ». On découvrira aussi, grâce au portrait tracé par Pascaline Vallée, l’engagement d’Yves Gillen, qui avec Annick Bertrand, sa compagne disparue, a fait des Jardins du marais à Herbignac une tentative pionnière pour s’affranchir de la société de consommation et faire advenir les idéaux libertaires de Mai 68. Grâce à de tels modèles, une conviction s’affirme : les jardins sauveront le monde !

___ 1. Voir aussi Hervé Brunon, « Cultiver notre jardin. V. Partager », Vacarme, no 79, printemps 2017, numéro thématique Récits et voix de Syrie, p. 154-158 (également en ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-vacarme2017-2-page-154.htm). ___ 2. Voir Hervé Brunon, « Cultiver notre jardin. VII. Éduquer », Vacarme, no 82, hiver 2018, numéro thématique Luttes de classe. École, lieu de conflit, p. 129-133 (également en ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-vacarme2018-1-page-129.htm). ___ 3. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture (2005), Paris, Gallimard, 2015.

<< Jardin privé à Sucé-sur-Erdre. © Photo Bernard Renoux.

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Jardins du marais : l’éthique au naturel __

Pascaline Vallée ___ Nés d’une parcelle de marais en friche, les Jardins du marais sont cultivés sans produits chimiques et en respectant la nature au maximum. Depuis 1996, Yves Bertrand-Gillen transmet aux visiteurs son expérience, qu’il a aussi enseignée à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles. ___ « Il faut cultiver notre jardin. » C’est à cette conclusion que parvient le personnage de Candide dans le conte philosophique de Voltaire du même nom, au terme de son périple en quête d’une vie heureuse. Après de nombreuses rencontres et désillusions, passé par les galères comme par l’Eldorado, le héros comprend qu’il doit s’abriter du malheur derrière la banalité du travail quotidien de la terre. Entretenir son jardin pour cultiver son propre bonheur, c’est aussi la philosophie toute pragmatique qui a conduit Annick et Yves Bertrand-Gillen à s’établir dans un coin du marais de Brière. Leur chemin les mène d’abord sur les routes de France, de 1970 à 1975, en roulotte à cheval. Il a alors vingt-cinq ans, elle, vingt et un, et une fille en bas âge, qui voyage avec eux. « Jour après jour, calés au rythme lent de l’équidé, nous apprenons à lire le paysage », écrit Annick Bertrand-Gillen dans Les Affranchis jardiniers, livre qui retrace la construction de leur mode de vie singulier. Si Yves puise dans les paysages parcourus matière à peindre, Annick découvre au gré de leurs rencontres les qualités nutritives de l’alimentation bio et les médecines alternatives à base de plantes.

Potager politique En 1975 ils se fixent à Herbignac, à une trentaine de kilomètres de Saint-Nazaire et tout près du lieu de naissance d’Yves, et achètent une parcelle de marais d’un peu plus d’un hectare, en friche. Dans ce coin de Brière, ils transforment leur roulotte en habitat, en ajoutent deux autres, obtenues pour trois fois rien ou contre du roseau, qu’Yves coupe quelques mois par an pour gagner un peu d’argent. L’argent pourtant ne sera jamais leur objectif. « D’emblée, l’idée d’autonomie s’imposa comme un acte politique », écrit encore Annick Bertrand-Gillen, une manière de « dépendre le moins possible de la société de consommation ». Et cette autonomie commence au potager, qu’ils décident de cultiver sans produits chimiques. Dès leur implantation dans ce qui deviendra Les Jardins du marais, ils l’installent Les Jardins du marais mêlent plantes comestibles et d’ornement, cultivées en agriculture bio. Photos Samuel Hense, début avril 2018.

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La cité du Grand Clos, à Nantes, aménagée à partir de 1946 par l’architecte Michel Roux-Spitz. Photo Bernard Renoux.

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La cité et le jardin __

Thierry Pelloquet ___ Utopie urbaine inventée en Angleterre, la cité-jardin reflète une préoccupation constante des architectes et des urbanistes : trouver un compromis entre la vitalité de la ville et la paix de la nature. ___ À proximité de la future enceinte qui servira d’écrin au Football Club de Nantes, un nouveau quartier durable, dont la conception doit revenir à l’agence Dominique Perrault, verra également le jour à partir de 20221. L’architecte de la Bibliothèque François-Mitterrand (mais aussi de l’usine Aplix, au Cellier, ou du récent siège du groupe d’ingénierie Kéran, à Nantes) y voit déjà un lieu à consonance poétique qui ne sera pas « un paysage horizontal avec des immeubles qui s’alignent2 » mais une vaste cité-jardin ouverte sur les quartiers environnants et qui unira le nouveau stade à la ville. La cité-jardin est d’une invention déjà ancienne puisqu’on la doit à l’urbaniste et réformateur britannique Ebezener Howard, qui la formalise en 1898 dans un ouvrage célèbre3 où il évoque ces nouvelles banlieues, plus organisées et mieux aérées, combinant les avantages de la campagne à ceux de la ville pour offrir un cadre de vie agréable. Mais la cité-jardin d’Howard a surtout un objectif social : elle prône des principes coopératifs et vise à améliorer les conditions de vie des ouvriers, toujours plus nombreux à venir travailler dans les usines installées aux portes des grandes villes anglaises.

Du jardin ouvrier à la cité-jardin Le concept s’invite en France au début du xxe siècle4 et se développera durant l’entredeux-guerres. Liée au développement industriel et au paternalisme entrepreneurial, la recherche du bien-être des ouvriers précéda cependant l’installation de ce nouveau modèle. Qu’il soit inscrit dans une cité ou un lotissement, le logement est toujours accompagné d’une parcelle jardinée qui embellit autant qu’elle peut nourrir. Le délassement de l’ouvrier passe en effet par la culture d’un potager dont la production, même modeste, contribue à l’économie ménagère, tout en étant perçue comme un retour à la terre qui détourne le travailleur de l’alcool et des autres tentations subversives. On retrouve ce principe dans les cités ou les lotissements développés dès le premier quart du xxe siècle par les compagnies minières (ardoisières ou mines de fer) établies en Mayenne et surtout en Anjou, notamment dans le Segréen5 ou encore à Trélazé, près d’Angers. Chaque unité d’habitation comporte son jardin, le plus souvent à usage de potager, avec sa remise à outils, son puits et ses latrines en fond de parcelle. Après la Première Guerre mondiale, et pour répondre à un afflux important de main-d’œuvre, une seconde génération de lotissements et de cités, enrichis

___ 1. L’ensemble du projet YellowPark est porté par le Football Club de Nantes et le groupe de promotion immobilière nantais Réalités. La livraison du stade est prévue pour 2022 ; celle des logements et des espaces publics s’échelonnera de 2022 à 2028. ___ 2. Propos extraits d’une interview publiée sur le site du quotidien Ouest-France, le 4 novembre 2017. ___ 3. Tomorrow: a peaceful path of real reform (Demain : une voie pacifique vers une vraie réforme), dont le succès conduira deux ans plus tard à une nouvelle édition au titre plus explicite : Gardens cities of tomorrow (Cités-jardins de demain). ___ 4. L’Association française des cités-jardins a été fondée en 1904 par Georges Benoît-Lévy. ___ 5. Charmont et Brèges à Nyoiseau ; Bois I à Noyant-la-Gravoyère ; Bel-Air à Combrée.

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L’agence Édouard André et les Pays de la Loire

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Stéphanie de Courtois Illustrations Audrey Caron ___ Édouard André (1840-1911), paysagiste majeur de la seconde moitié du xixe siècle, et son fils René (1867-1942), son associé puis successeur dans l’agence éponyme, ont entretenu des liens étroits avec la large région de la vallée de la Loire. ___ L’ancrage d’Édouard André en Touraine après 1870 a facilité la constitution de réseaux professionnels et d’une clientèle nombreuse, puisque l’on compte aujourd’hui, dans les cinq départements des Pays de la Loire, une dizaine de jardins publics ou privés réalisés par l’agence André. Cette région est particulièrement intéressante pour comprendre l’évolution de la carrière du père et du fils : les projets illustrent en effet la très grande diversité des commandes qui leur sont adressées, depuis la transformation en parc public de l’ancien jardin botanique par Édouard André à la création du plan d’urbanisme d’Angers et du parc de la Garenne Saint-Nicolas par René André, entre 1937 et 1941, en passant par la réinvention du parterre classique au château de la Lorie, en 1901. La commande privée concentrera ici notre attention, dans l’espoir que les réalisations encore existantes soient mieux connues et valorisées, et pour mieux souligner le foisonnement et la diversité des créations de ces paysagistes qui mettent les sujets végétaux au cœur de leur exercice du projet, tout en accompagnant deux grandes spécificités du jardin paysager français : l’attention portée aux allées et aux pièces d’eau, et le retour progressif à des lignes régulières au sein même de compositions paysagères. Il faut ici préciser ce qu’Édouard André entend par jardin privé : « jardins paysagers de 1 à 10 hectares, jardins de moins de 1 hectare, jardins géométriques, dits aussi symétriques ou parterres, jardins urbains, dans les espaces restreints, cours, hôtels, terrasses, jardins au bord de la mer, et jardins couverts, comprenant les serres, jardins d’hiver, salons, etc.1 » Il établit à 10 hectares la transition, dans la dénomination, entre jardin paysager et parc, et précise que « des scènes analogues peuvent […] exister dans les deux, leurs éléments procédant des mêmes causes et ne différant que par les dimensions », mais observe que « l’élégance, la fraîcheur, le soin dans les détails, l’absence des contrastes violents et des formes dures, remplacées par des contours doux et délicats, des ornements plus multipliés, feront du jardin un tableau de choix qui semblerait surchargé, si tous les objets avaient les mêmes proportions dans un plus grand cadre ». C’est d’abord avec l’Anjou que les liens ont été tissés, depuis la formation d’Édouard André, vers 1858, auprès des établissements Leroy. Cette longue connivence avec

___ 1. Édouard André, L’Art des jardins, traité général de la composition des parcs et jardins, Paris, Rothschild, 1879, p. 189.

< De l’allée d’accès aux massifs fleuris, les André ont proposé une composition mettant en valeur le château nouvellement construit du Bois-Rouaud.

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Les jardins où poussent nos rêves __

Frédérique Letourneux ___ Tout espace de plantation est, par définition, un lieu vivant. On y plante des graines sans toujours savoir celles qui vont germer. Ce champ des possibles est aujourd’hui de plus en plus investi par des projets à dimension solidaire et citoyenne. ___ Ce matin-là, une équipe d’une dizaine de personnes s’affaire à la table des poireaux. Il y a fort à faire : nettoyer les racines au jet d’eau, couper les feuilles, les aligner dans les cagettes de bois qui vont être distribuées dans quelques heures via l’Amap Les Paniers Bio Solidaires1. L’après-midi est réservé à la vente en direct aux adhérents du Jardin de Cocagne nantais. Ce chantier d’insertion2 est situé à Carquefou, de l’autre côté du périphérique, sur les premières franges de la ceinture maraîchère. La structure emploie une vingtaine de salariés « venus au maraîchage par hasard », pour reprendre l’expression de Marianne Loustalot, la directrice : « Le maraîchage se révèle un support très intéressant pour travailler sur leur réinsertion sociale et professionnelle. L’activité est parfois difficile physiquement, ils doivent donc développer des solutions d’entraide. Par ailleurs, il est très valorisant pour eux de vendre directement le fruit de leur travail. » « C’est super de voir tout le processus de croissance du légume ! » s’enthousiasme Djamila Aliouat, qui après une première expérience professionnelle dans le commerce s’est reconvertie dans la restauration avant d’arriver, il y a près de deux ans, au Jardin de Cocagne nantais. À quelques mois de la fin de son contrat, elle projette de « faire des saisons dans le maraîchage » mais elle a surtout découvert une autre manière de prendre soin d’elle en cuisinant la cagette de légumes bio qu’elle reçoit toutes les semaines à un tarif préférentiel. « Notre objectif est qu’au moins la moitié des salariés qui passent par chez nous trouve du travail à la sortie, souligne Marianne Loustalot. Mais nous estimons que tous les passages au jardin sont bénéfiques, car nous travaillons avec eux la dimension professionnelle, bien sûr, mais aussi les problématiques de santé, de nutrition, de confiance en soi, etc. Nous semons des graines, sans toujours savoir à l’avance quels seront les résultats de nos actions. »

Le jardin comme espace de partage(s) Et si le pouvoir métaphorique du jardin fonctionne, c’est qu’il est en soi un terrain d’expérimentations : « Le fait de voir pousser un légume est un émerveillement à chaque fois renouvelé. En début de saison, on peut tout s’autoriser, le champ des possibles est ouvert », assure ainsi Audrey Pernis, chargée du projet Boutur’âge

___ 1. Les Paniers Bio Solidaires sont nés en 2010 d’une initiative commune de Bio Loire Océan, une association de producteurs biologiques des Pays de la Loire, et de deux structures d’insertion sociale et professionnelle, Le Jardin de Cocagne nantais et L’Aspire à Saumur. ___ 2. Les ACI (ateliers et chantiers d’insertion) accueillent des personnes éloignées de l’emploi. Pour une durée maximale de deux ans, elles sont salariées par la structure d’insertion et bénéficient d’un accompagnement social.

< Djamila Aliouat travaille au tri des poireaux au Jardin de Cocagne nantais, un chantier d’insertion qui fait du maraîchage un support d’insertion professionnelle et sociale.

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Jardiner moins, observer plus __

Éva Prouteau ___ « Une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante1 » : Michel Foucault résume ainsi cette partition dans l’espace qu’est le jardin, cet endroit pensé où se représente une vision du monde, une traduction du rapport de l’humain avec ce que l’on a coutume d’appeler nature. ___ « Les plantes ne sont pas des êtres décoratifs, ce sont des êtres vivants avec une intention   et une place à tenir. » Henk Gerritsen, Essay on Gardening, 2008

Le jardin est un enclos, petit ou grand paradis qui protège ce que l’on estime être le meilleur, comme le dit Gilles Clément. L’idée du meilleur change avec le temps, mais elle cristallise l’époque dans laquelle le jardin fut conçu et dessiné, qui symboliquement fournit la lecture de ce que l’on estime le plus important, le plus précieux à un moment donné. Le jardin matérialise aussi le territoire du rêve, et le jardinier travaille pour ciseler ce message-là. S’esquisse alors l’idée qu’un jardin produit un récit, qu’il trace le portrait de celui qui l’a créé, à la différence notable de l’élément banal de l’urbanisme technique que l’on appelle désormais l’espace vert, appellation tautologique et peu imaginative. À propos de Gilles Clément, Paul Chemetov dit ceci : « Il a quelque chose de terre à terre. On emploie souvent cette expression pour se débarrasser de quelqu’un. Mais pour un jardinier, terre à terre c’est comme main à main ou bouche à bouche. Il y a quelque chose de corporel dans ses jardins, proche des rêveries du promeneur solitaire2. » En 2007, Gilles Clément est invité à intervenir sur l’estuaire et choisit sans doute l’endroit le moins terre à terre, justement, le plus insolite, pour y installer un jardin : le toit de la base des sous-marins à Saint-Nazaire, océan minéral hostile battu par les rafales. « La beauté d’un jardin, dit-il, c’est d’abord une réponse juste à une question posée3. » Comme pour inverser les rapports de force dictés par l’architecture, il commence par y planter « un bois de trembles pour faire trembler la base ». Haubanés dans leurs big bags disposés entre les chambres d’éclatement des bombes, ces frêles populus tremula forment les rangs d’une guérilla végétale. Le propos de Gilles Clément est écologique autant que poétique, politique et social : « Inventer un jardin, c’est inventer un monde, concevoir un univers, le tracer, organiser des espaces dans l’espace, construire une logique du regard, de la géométrie, de l’imaginaire et des hiérarchies sociales4. »

___ 1. Extrait de Des espaces autres, conférence de Michel Foucault prononcée le 14 mars 1967 à Paris, publiée dans l’ouvrage posthume Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001. ___ 2. Extrait d’un article paru dans Libération le 22 novembre 1997. ___ 3. Entretien publié dans Le Monde culture le 10 août 2005 ; propos recueillis par Emmanuel de Roux. ___ 4. Christophe Domino, À ciel ouvert, Paris, Éditions Scala, 1999, p. 59.

< Jardin du Tiers Paysage, le Bois des Trembles sur le toit de la base des sous-marins à Saint-Nazaire.

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