Croyances populaires et rites magiques

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N° 154 / 2018

Croyances populaires et rites magiques

15 euros

La revue culturelle des Pays de la Loire

Dans un ancrage territorial et contemporain, ce numéro analyse et recharge l’esprit de ces croyances populaires : on y croisera Mélusine et la Dame blanche, des mégalithes et des eaux miraculeuses, un institut métapsychique et des guérisseurs, des esprits ligériens, un conteur et quelques sorcières.

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com

Corsetées par notre culture cartésienne, ces pratiques auraient pu s’essouffler, voire expirer : il n’en est rien. Que nous disent ces rites, qui se régénèrent en permanence, sur notre rapport à la spiritualité et à la nature ?

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Longtemps, l’étoffe du monde fut tissée de croyances et de rituels magiques : les hommes s’adonnaient au culte des pierres, des sources et des forêts, leur imaginaire se berçait de contes fantasques ou s’enfiévrait de créatures légendaires, et leur corps pouvait devenir une scène ouverte, accueillant le théâtre des pouvoirs sorciers ou des ondes jaillies des mains des guérisseurs.

Croyances populaires et rites magiques


___ Dossier Croyances populaires et rites magiques ­ ___

– Éditorial ___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art 05

303_ no 154_ 2018_

__ Sommaire

06

– Les croyances populaires

___Nicolas Roussiau, professeur de psychologie sociale au laboratoire LPPL, EA 4638, université de Nantes 14

– Ces insaisissables dames blanches

Philippe Gilbert, chercheur indépendant ___

– Le culte des eaux, des pierres et des forêts : une sacralisation de l’espace ___ Chloé Chamouton, journaliste 18

26

– La naissance des chimères, ou le jeu entre science et nature

___Julie Delfour, écrivain, géographe, artiste animalier 34

– À la recherche de la tangibilité des esprits

___Philippe Gilbert 40

– Esprits tordus. Science, parapsychologie et magie de l’enfance

___Philippe Baudouin, chercheur

– Les champs magnétiques. Entretien avec deux guérisseurs ___Éva Prouteau 46

52

– Sorcières. Entretien avec Isabelle Cambourakis

___Frédérique Letourneux, journaliste 56

– Collecter le monde pour revenir vers soi

___Yannick Jaulin, acteur 62

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– Mélusine, ou le sexe de l’autre Éva Prouteau


___ Carte blanche ­ ___

– Artistes invitées : Aurélie Ferruel et Florentine Guédon ___ 67 72

– Mille mystères

Mai Tran, critique d’art

___ Chroniques ­ ___

Architecture

74

– Supernormal

___Claude Puaud, architecte, président de la Maison Régionale de l’Architecture des Pays de la Loire Art contemporain

78

– Un acte émotif et mystérieux

___Éva Prouteau Bande dessinée

82

– Légender l’humanité

François-Jean Goudeau, enseignant permanent aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,

___

université de Nantes

Littérature

86

– D’une rentrée littéraire en 2018

___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine

88

– Mémoires illustres

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant

92

– Histoires particulières Pascaline Vallée, journaliste et critique d’art

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Dossier Croyances populaires et rites magiques _________________

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Dossier Croyances populaires et rites magiques / Éditorial / Éva Prouteau / 303

Éditorial __

Éva Prouteau En 1959, le journaliste Arthur Koestler publie Les Somnambules, un essai qui retrace la vie des plus célèbres acteurs de l’histoire de l’astronomie. L’auteur montre à quel point leurs découvertes semblent générées par un mélange de lucidité scientifique et de spéculations archaïques. Comment expliquer par exemple que Newton, le fondateur de la physique moderne, soit aussi l’auteur d’un traité sur la topologie des Enfers ? Jusqu’à la fin de sa vie, lorsqu’il mena des expériences de psychokinésie avec Uri Geller, Arthur Koestler interrogea le rapport dialectique entre croyance et raison, deux fils conducteurs de la recherche qui, selon lui, coexistèrent harmonieusement chez tous les astronomes occidentaux jusqu’au xviie siècle. Ensuite s’écrivit une autre histoire, et nombreux furent les acteurs du monde intellectuel qui voulurent se défaire des croyances populaires. Triste reniement qui prend la forme d’une tentative d’assimilation rationnelle de toute pensée magique, comme si l’homme renonçait à s’augmenter d’une facette de lui-même, en réservant aux seules marges le pouvoir de l’irrationnel, en rejetant ce que la raison ne peut enclore. Cette magie a pourtant perduré : ponctuée de rituels topographiques intimes, d’apparitions merveilleuses et de coïncidences prémonitoires, elle se ressource à la relecture des mythes et s’épanouit dans les langues refoulées. Jamais figée, elle s’actualise au quotidien, accueille les phénomènes inexpliqués avec enthousiasme et inscrit la pensée dans une dimension émotionnelle à la fois locale et universelle. Ce numéro propose d’en explorer les richesses. L’exercice n’apparaît pas toujours facile, car ces sujets d’étude sont parfois incomplètement documentés, ou bien les recherches auxquelles ils donnent lieu se révèlent peu visibles. Qui analyse aujourd’hui les récits fantastiques en patois dont Yannick Jaulin se fait le porte-parole ? Pourquoi la recherche scientifique s’intéresse-t-elle si peu au magnétisme et à la métapsychique, deux domaines qui permettraient d’ouvrir la réflexion sur les capacités de l’esprit humain et de l’inconscient ? Longtemps maintenus dans l’ombre ou dans l’aporie, ces objets de savoir, trop populaires ou défiant la raison, continuent de souffrir d’un certain mépris de la part des intellectuels. À la marge des certitudes académiques, pourtant, un autre patrimoine inscrit son empreinte : il célèbre le culte des eaux, des pierres et des forêts ; il conçoit de nouveaux terrains de jeu pour les chimères, entre science et nature ; il revitalise les dames blanches, métaphores de notre rapport à la mort ; il élargit le pouvoir des sorcières, symboles de la lutte contre la domination patriarcale. À voix haute ou en filigrane, les croyances et les rites évoqués dans ce dossier inventent tous une pensée de l’altérité et une forme de résistance à la norme culturelle ou économique. Ils ouvrent des espaces de configuration du monde où l’art tire parfaitement son épingle du jeu, comme le démontre l’enquête visuelle d’Aurélie Ferruel et Florentine Guédon à la fontaine de Mille Gouttes, un lieu secret qu’elles révèlent sans jamais en percer l’étrangeté. Ils nous laissent enfin entrevoir des territoires à la beauté énigmatique, où le dualisme entre croyance et raison, corps et esprit, passé et présent, semble dépassé.

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Poupée d’envoûtement, plastique, métal, plumes. Poupée découverte en 1986 à Arcachon, Gironde. Coll. Mucem. © Mucem / Yves Inchierman.

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Les croyances populaires __

Nicolas Roussiau ___ Le terme de « croyance » fascine car il s’entoure d’une aura de mystère liée tant à leur contenu qu’aux mécanismes qui sont à leur origine, mais il est difficile de faire l’impasse sur un problème essentiel, celui de sa définition. ___ Quand on évoque des croyances, de quoi parle-t-on ? Cet article n’a pas vocation à faire une analyse exhaustive, voire ennuyeuse, des différentes définitions disciplinaires du terme « croyances » et des vocables variés qui lui sont régulièrement associés : sociales, collectives, individuelles… Signalons néanmoins qu’il n’y a guère de consensus sur la question, mais plutôt des interprétations et des débats parfois houleux : on trouve d’un côté des définitions succinctes, donc faciles à généraliser, et de l’autre un enchevêtrement d’analyses plurielles qui obscurcissent l’horizon. Si les croyances populaires n’échappent pas à la règle, on peut convenir qu’elles s’apparentent essentiellement aux domaines des légendes, du folklore et de la superstition ; elles sont parfois à la croisée des rumeurs et des légendes urbaines, et certaines possèdent un fond mythologique. La spécificité des croyances populaires est d’inscrire la pensée de l’individu dans une matrice culturelle localisée, par exemple régionale, mais le principe même des processus et du fonctionnement de la croyance, au niveau tant individuel que social, se retrouve dans toutes les sociétés. La saturation de sens est une première caractéristique des croyances populaires. Par exemple, dans l’envoûtement, de nombreux événements indépendants les uns des autres vont faire sens et former un tout pour la victime. Patrick Gaboriau, qui a étudié la sorcellerie en Anjou et en Vendée, relate dans La Pensée ensorcelée l’ensorcellement de la famille Corbin. M. Corbin est boulanger. Il s’inquiète d’abord de bruits anormaux entendus la nuit : « On entend des rats dans la maison. [...] Après une interruption momentanée, les bruits reprennent, les meubles se mettent à craquer. Un jour surtout, une conflagration plus forte “ébranle une cloison”, “le plâtre est écarté”, le carrelage est fendillé, “tout est brisé”. Au plafond, “une poutre est marquée comme par un sillon d’orage”. Seul un crucifix reste en place. Et, chose étrange, l’employé de la boulangerie dort toujours “en paix”1. » Dans les cas d’envoûtement, tous les événements qui peuvent participer à la croyance, telle qu’elle est formalisée par la ou les personne(s) envoûtée(s), seront intégrés les uns aux autres pour venir confirmer les mécanismes magiques qui sont à l’œuvre ; tout vient authentifier la situation d’ensorcellement, qu’il s’agisse de bruits curieux ou d’une situation on ne peut plus normale : « une personne qui dort en paix ».

___ 1. Patrick Gaboriau, La Pensée ensorcelée, Les Sables d’Olonne, Éditions Le Cercle d’Or, Jean Huguet, 1987.

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Ces insaisissables dames blanches __

Philippe Gilbert Illustrations Makiko Furuichi ___ Qui est donc cette dame blanche, figure folklorique aux multiples visages, qui depuis le Moyen Âge ne cesse de faire parler d’elle ? Et que nous dit-elle sur nous-mêmes, notre société et notre rapport à la mort ? ___ Insaisissables Insaisissables fantômes de dames en blanc qui, dit-on, hanteraient toujours nombre de châteaux en France. Insaisissables autostoppeuses qui errent la nuit, le long des routes, souvent de blanc vêtues, et qui disparaissent mystérieusement peu après être montées dans un véhicule… Insaisissables témoins, aussi, de ces rencontres, qui à de rares exceptions près ne sont que des connaissances de connaissances dont on rapporte l’étrange histoire. Mais qui est-elle, au fond, cette dame blanche ? Est-ce une fée, une âme du purgatoire, une revenante, une sainte ? Qui sait ? En premier lieu, la dame blanche est un « signifiant flottant » auquel on ne peut attribuer de signifié univoque, une figure folklorique protéiforme qui se nourrit des différents contextes géographiques, historiques et culturels. Malgré la diversité des récits sur ses apparitions, une chose est récurrente : la dame blanche, quelle qu’elle soit, porte un discours sur la mort et le destin.

Une dame blanche contemporaine : l’autostoppeuse fantôme En 1980, la presse bretonne s’est fait l’écho d’une rumeur dont les faits remonteraient à 1978 : une « dame blanche », jeune autostoppeuse habillée de blanc, apparaissait la nuit aux environs de Brest. Une fois montée dans une voiture, elle demandait à ce qu’on la déposât sur le pont Albert-Louppe de Plougastel, là où, disait-elle, elle « s’était tuée trois ans auparavant ». Les témoins étaient introuvables et l’affaire n’eut pas de retentissement national, comme le souligne Frédéric Dumerchat1, pourtant elle eut un impact local, comme me l’a confirmé oralement une ancienne habitante de Brest. En 2013 encore, le 25 juillet, l’édition en ligne du Télégramme de Brest rappelait cette histoire tenace. Au printemps 1981, la « dame blanche de Palavas » fut nettement plus médiatisée : en pleine nuit, quatre jeunes gens qui sortaient en voiture de Palavas-les-Flots en direction de Montpellier prirent en stop une dame âgée d’une cinquantaine d’années, elle aussi vêtue de blanc. À peine la voiture avait-elle fait

___ 1. Pour une analyse essentielle de cette thématique, voir Frédéric Dumerchat, « Les autostoppeurs fantômes », Communications, no 52, 1990.

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Le culte des eaux, des pierres et des forêts : une sacralisation de l’espace

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Chloé Chamouton ___ Autrefois ancré dans tout le territoire celtique de la Gaule, le culte des eaux, des pierres et des forêts, qui incarne une vision sacrée de la nature, perdure sous la forme de croyances chrétiennes. ___ Une herméneutique de l’espace L’eau, les mégalithes et les arbres s’entrelacent en une subtile alchimie qui organise l’univers. Ces trois éléments essentiels constituent la triade celtique, le chiffre 3 symbolisant l’ordre du monde. Ainsi, les croyances diverses qui leur sont liées diffèrent des superstitions : il s’agit de rites. Ce mot est dérivé du sanscrit rta, qui signifie « ordre » : les rites sont nécessaires à la préservation d’une certaine harmonie du monde. Dans les Pays de la Loire, plus particulièrement en Vendée et en LoireAtlantique, les pierres, les forêts et les fontaines qui émaillent le territoire dessinent une cartographie sacrée et dévoilent une herméneutique de l’espace qu’il convient de décrypter et de se réapproprier. En effet, le culte rendu aux fontaines, mégalithes et forêts présente aujourd’hui un visage chrétien. Nombre de fontaines et de sources qui faisaient l’objet d’un culte païen ont été christianisées et sont désormais placées sous le patronage d’un saint ou d’une sainte à qui l’on prête le don de guérir. Les menhirs et les dolmens, considérés comme des lieux de débauche satanique, ont été surmontés de croix pour contrer les mauvais esprits et remettre les « âmes perdues » dans le droit chemin. Anatole Le Braz1 constate : « On sait de quel naturalisme était empreinte la mythologie celtique. Tout dans la nature lui apparaissait comme divin : les arbres, les sources, les rochers. Le christianisme s’est superposé à ces antiques conceptions ou les a tirées à lui : ne pouvant les détruire, il les a confisquées. » Mais le vernis chrétien se craquelle quand on remonte aux sources des croyances pour mettre au jour une symbolique datant du temps où les Celtes considéraient la nature sous un angle sacré, comme un support de connaissances. C’est aussi ce que soulignait le moine cistercien saint Bernard de Clairvaux : « Tu trouveras plus de choses dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t’apprendront ce qu’aucun maître ne saurait enseigner. »

___ 1. Anatole Le Braz, Au pays des pardons, Dinan, Terre de Brume, 1998. Anatole Le Braz est un collecteur breton du xixe siècle.

< Le chêne aux clous du Pâtisseau dans la forêt de Saint-Mars-la-Jaille à Bonnœuvre (Loire-Atlantique) est l’un des derniers arbres guérisseurs du pays. Photo Bernard Renoux.

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Expérience télévisée d’Uri Geller à Bogota, le 9 décembre 1979. © Archives privées Y. Duplessis.

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Esprits tordus

Science, parapsychologie et magie de l’enfance

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Philippe Baudouin ___ Parmi les nombreuses curiosités qu’abritent les archives de l’Institut métapsychique international de Paris1 se trouve une mystérieuse collection de cuillères et de fourchettes tordues. Trois adolescents seraient à son origine. ___ « La télévision est la réalité et la réalité est moins que la télévision. » David Cronenberg, Videodrome (1983)

Paris, 15 novembre 1974. Il est 21 h 50. La tension est palpable sur le plateau de l’émission Italiques. La mine grave, le journaliste Joseph Pasteur adresse un long message d’avertissement aux téléspectateurs : le « fluide » que détient l’homme assis à ses côtés pourrait bien les atteindre. « Notre émission est transmise par ondes hertziennes en direct jusque chez vous et nous savons, explique-t-il, que lorsque notre invité est intervenu à la télévision britannique, des effets issus de son énergie psychique ont été constatés jusque dans les îles anglo-normandes ; si, par conséquent, vous observez, durant les expériences de ce soir, des objets métalliques se modifier ou se déplacer autour de vous, appelez-nous. » Robert Barrat, reporter à Paris Match, prend à son tour la parole. Dans une interminable plaidoirie, il évoque pêle-mêle les « phénomènes incroyables » que produit celui dont la France découvre alors le visage. Les lèvres pincées, le front plissé, Uri Geller trépigne sur son siège. Pour cet ancien parachutiste israélien, dont la mère serait une parente éloignée de Sigmund Freud2, le temps est compté. Ses « capacités » paranormales n’ont nul besoin de longs discours : elles consistent simplement en « la possibilité d’agir sur la matière par la seule force de l’esprit ». La psychokinésie qu’il pratique au quotidien est avant tout affaire de « connaissance empirique », explique-t-il. Pour être comprise, elle réclame d’abord d’être éprouvée sur le plan matériel et sensible. Les prestations médiatiques antérieures de Geller parlent d’ailleurs pour lui : à plusieurs reprises, devant les caméras, il est parvenu, par la seule imposition des mains, à tordre fourchettes, clefs et autres pièces métalliques. L’expérience débute. Tous les regards sont à présent tournés vers la petite table placée devant lui et sur laquelle plusieurs objets métalliques ont été préalablement disposés. Le médium s’empare d’un lourd gond de porte et d’une clef, qu’il parvient en

___ 1. Placé sous la tutelle du ministère de l’Intérieur depuis 1919, l’Institut métapsychique international de Paris est le seul organisme français reconnu par l’État à étudier les phénomènes inexpliqués. ___ 2. Sur Uri Geller, voir Andrija Puharich, Uri Geller, Paris, Flammarion, 1974 ; Charles Panati (dir.), Le Phénomène Uri Geller à l’épreuve de la science, Paris, Robert Laffont, 1978 ; Renaud Evrard, Folie et paranormal : vers une clinique des expériences exceptionnelles, Rennes, PUR, 2014, p. 173-174.

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Les champs magnétiques

Entretien avec deux guérisseurs

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Éva Prouteau Illustrations Makiko Furuichi ___ Comment repérer en soi le pouvoir de magnétiser et l’exercer envers autrui ? D’où vient cette énergie, comment se traduit-elle dans les corps ? Ralliée aux vertus du magnétisme, la médecine peine encore à cerner la réalité d’une pratique secrète. ___ Ils existent bien souvent dans l’ombre, officiant à la lisière, fuyant toute forme de publicité. De plus en plus, la médecine académique relaie leurs services, sans pour autant justifier comment ils parviennent à soigner un zona, réduire les effets secondaires d’une radiothérapie ou faire disparaître une verrue. Certains travaillent en libéral, sous un code APE spécifique1, d’autres ont intégré une clinique ou un service public. Si cette lente officialisation ne se dément pas, elle demeure bien timide face aux milliers d’individus qui consultent spontanément un magnétiseur ou une magnétiseuse, incarnations d’une profession aux contours flous qui rassemblerait aujourd’hui plus de huit mille personnes en France2. Ces patients viennent parfois par intime conviction, par habitus familial ou alors par dépit, lorsque la médecine allopathique3 peine à les guérir. Leurs témoignages4, d’une précision technique parfois stupéfiante, décrivent de façon pragmatique des résultats incontestables. Pourtant, le même constat revient sans cesse : « On ne comprend pas comment ça marche. » L’entretien qui suit, né de la rencontre avec deux magnétiseurs / guérisseurs / énergéticiens, échoue bien sûr à expliquer clairement les ressorts de cette pratique : il est davantage une tentative curieuse de mettre des mots sur une expérience empathique qui ne se laisse pas aisément définir, car empirique, sensible et farouchement individuelle.

Vous exercez un métier que vous n’avez pas totalement choisi : pourriez-vous évoquer la genèse de votre magnétisme puis sa légitimation ? Comment avez-vous validé puis développé ce potentiel ? James Halgand5 : Dès l’enfance je me suis senti à part, je ressentais des choses et personne ne savait me les expliquer, au sein d’une famille absolument fermée à ces phénomènes. Pour moi, cette faculté ne se transmet pas, on l’a ou on ne l’a pas. Le mot « don » me gêne un peu : tout le monde possède du magnétisme, plus ou

___ 1. Précisément, ce code est le Sous-classe 86.90F : Activités de santé humaine non classées ailleurs, selon la Nomenclature d’activités française (source : site de l’Insee). Poésie involontaire des classements. ___ 2. Le conditionnel reste de mise : « À tel point que le dernier chiffre, en 2013, était de 8 000 magnétiseurs. J’ai toujours dit qu’on était environ 10 000, mais on ne sait pas exactement combien on est. Même le fisc ne le sait pas. » Jean-Luc Bartoli et Grégoire Laville, Au cœur du mystère des guérisseurs, éditions Ouest-France, 2017, p. 288-289. ___ 3. L’allopathie consiste à combattre des symptômes en absorbant des substances allant contre les causes de la maladie ou contre les symptômes, au contraire de l’homéopathie, une thérapie qui recourt au principe de similitude. ___ 4. Il faut saluer la richesse des témoignages de différents spécialistes – médecin généraliste, gynécologue, médecin du sport, homéopathe, rhumatologue, spécialiste de la douleur – et de chercheurs – sociologue, mathématicien ou ingénieur physicien – rassemblés dans Au cœur du mystère des guérisseurs, op. cit., note 2. ___ 5. Les témoins souhaitant conserver l’anonymat, leurs nom et prénom ont été changés.

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L’Âme de la forêt, Edgar Maxence, huile sur bois, 1898. Coll. Musée d’arts de Nantes. © Photo RMN-Grand Palais / Gérard Blot. © Adagp, Paris, 2018.

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Sorcières

Entretien avec Isabelle Cambourakis

__

Frédérique Letourneux ___ Isabelle Cambourakis a lancé il y a trois ans la collection « Sorcières » au sein de la maison d’édition familiale, les Éditions Cambourakis. La collection a d’ores et déjà imposé sa marque de fabrique en faisant paraître des livres résolument féministes et militants, érigeant ainsi la « sorcière » en figure politique et subversive. ___ Quel est votre plus vieux souvenir de sorcières ? Quand j’étais enfant, j’étais déjà une grande lectrice. J’ai toujours adoré les contes de fées, j’en ai beaucoup lu petite. Je me suis longtemps laissé bercer par l’imaginaire. Et puis ma mère m’a aussi enseigné le pouvoir des plantes, et je sais les reconnaître même si je ne pratique pas. Plus tard, au cours de mes études d’histoire, j’ai travaillé sur le Moyen Âge et l’histoire des hérésies, à travers l’étude du roman d’Umberto Eco Le Nom de la rose, où il est notamment question de chasse aux sorcières. Il y a donc certainement un fil rouge dans tout ça.

Comment pourriez-vous résumer l’esprit de la collection « Sorcières » ? Je voulais m’inscrire dans la tradition des militantes féministes des années soixantedix qui ont investi la figure de la sorcière comme un symbole de la lutte contre la domination patriarcale et capitaliste, à l’image, par exemple, du collectif américain WITCH qui s’est créé en 19691, ou des féministes italiennes qui déclamaient dans les manifestations : « Tremblez, tremblez ! Car les sorcières sont de retour. » Quand j’ai lancé la collection, il y a trois ans, j’avais déjà lu les écrits d’Isabelle Stengers sur la sorcellerie capitaliste2 ou ceux de l’écoféministe Starhawk3. La figure de la sorcière était donc pour moi très associée au militantisme féministe. Mais sur les dix-huit titres que nous avons déjà publiés, il n’y a finalement que peu d’ouvrages qui parlent vraiment de sorcières4. En revanche, on pourrait dire que tous ces livres sont des « livres-sorcières » dans le sens où ils sont tous féministes et engagés politiquement.

Comment vous situez-vous par rapport à la revue culturelle Sorcières, lancée en 1975 par un groupe de femmes autour notamment de Xavière Gauthier et Nancy Huston ? Je connaissais bien sûr la revue avant de lancer la collection, elle faisait partie de ma constellation en tant que militante féministe. Pour autant, même s’il s’agissait avant tout d’une revue littéraire donnant une grande place aux travaux des artistes, elle

___ 1. Le collectif WITCH (le mot witch signifie « sorcière » en anglais), acronyme de Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, a été fondé en 1969 par différents groupes féministes radicaux des États-Unis. Ce collectif fait de la sorcière une pionnière du combat contre l’oppression, particulièrement celle des femmes (voir à ce propos la postface d’Anna Colin au livre de Barbara Ehrenreich et Deidre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières, Éditions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2014). ___ 2. Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005. ___ 3. Starhawk, Rêver l’obscur - Femmes, magie et politique, Éditions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015. ___ 4. Notamment celui de B. Ehrenreich et D. English, op. cit. note 1.

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