N° 156 / 2019
Sa géographie, son histoire et les patrimoines qu’il recèle en témoignent : le territoire ligérien a été façonné par l’océan. Cette identité maritime, enrichie d’une économie diversifiée et d’une forte attractivité balnéaire, est aussi aujourd’hui le socle d’une croissance durable, liée à la prise de conscience de la fragilité de notre planète.
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Évoquer la mer, c’est immédiatement convoquer les passions : les plaisirs et les peurs qu’elle peut faire éprouver, les rêves d’ailleurs, les expéditions lointaines et les naufrages… C’est accueillir des histoires qui, par milliers, racontent l’espoir et l’aventure mais aussi le labeur de vies soudées par une communauté de destin. À l’aune de son tempo, tout en flux et reflux, la mer est ainsi le reflet de la vie puisque tout en procède et y revient.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région Pays de la Loire
Au fil des rivages ou vers le grand large, autour des ports ou sur les bateaux mais toujours en compagnie des gens de mer, ce numéro spécial de la revue 303 est ainsi l’occasion de découvrir une mémoire commune pour mieux construire l’avenir ensemble.
28 euros
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La revue culturelle des Pays de la Loire
La mer
La mer
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La mer / Éditorial / Thierry Pelloquet / 303
Éditorial __
Thierry Pelloquet Le choix de la mer « Homme libre, toujours tu chériras la mer1 ! » Longtemps, toutefois, l’image de celle-ci fut liée à la peur et à l’inconnu, au péril de la navigation ou à la laideur de la grève. Chez Baudelaire, la mise en miroir de l’océan avec les tourments et les passions des hommes est comme l’écho d’une nouvelle appréciation du paysage qui, par étapes, va s’installer tout au long du xixe siècle. On y lit encore la quête du sublime et la fascination romantique pour le spectacle des éléments déchaînés, mais on devine déjà l’attrait qu’exerce le « bord de la mer », littoral apprivoisé, cadre des plaisirs hédonistes de la plage2. Notre « point de vue » sur la mer paraît donc relativement récent, mais raconter la vie humaine « vue de la mer » nous conduit à remonter loin dans l’histoire tant nos relations entrelacées semblent anciennes. Dès l’Antiquité, ce sont bien les mers qui ont permis la circulation des hommes et des marchandises comme l’échange des idées, des informations et des techniques. Contrôler la mer, c’était asseoir sa puissance et maîtriser son destin ; détenir un territoire côtier, disposer d’un port et d’une flotte permettait d’affirmer ces ambitions. Avec une façade océanique de plus de quatre cent cinquante kilomètres, le littoral ligérien témoigne à son échelle de cette histoire multiséculaire. Sa géographie et ses paysages, dont de nombreux espaces naturels remarquables, ont dessiné son portrait maritime ; par l’échange et le commerce, l’artisanat et l’industrie, les gens de mer ont contribué à son développement. Enfin, la diversité passionnante de son patrimoine matériel et immatériel – phares, bateaux, ex-voto, chants de marins… – a façonné son identité culturelle. Aujourd’hui plus que jamais, ce statut maritime est au cœur des enjeux du territoire, conforté par une économie diversifiée comptant des activités halieutiques réputées, une industrie navale et nautique de pointe, des secteurs d’innovation en matière de bio-ressources ou d’énergies marines ou encore un esprit d’aventure symbolisé par le Vendée Globe. Mais à l’heure de l’urgence environnementale, le propos est aussi d’alerter sur le devenir de ce patrimoine naturel et la gravité des menaces qui apparaissent au grand jour : pollution, disparition des espèces, montée du niveau des eaux, évolution du trait de côte, aménagements inconséquents… Il s’agit en effet de passer de l’attitude du consommateur à celle du « partenaire, respectueux et émerveillé3 ». Sans prétendre évidemment à l’exhaustivité, il était donc opportun qu’un numéro hors série de la revue 303, arts, recherches, créations retrace cette aventure maritime régionale. Grâce à la diversité des approches et des compétences sollicitées, aux regards croisés des différents contributeurs, l’ambition est ici de confronter les points de vue, de transmettre au plus grand nombre une mémoire partagée et de faire réfléchir à l’avenir d’un bien commun.
___ 1. Charles Baudelaire, « L’Homme et la mer », Les Fleurs du mal, Paris, 1857. ___ 2. Lire à ce sujet les travaux d’Alain Corbin dont Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, nouvelle édition, Paris, Flammarion, coll. « Champs/Histoire », 2018. ___ 3. Jacques Attali, Histoires de la mer, Paris, Fayard, 2017.
<< La côte sauvage du Croisic. © Photo Marc Domage. < © Photo Dominique Drouet.
p. 5
___ Du rivage au littoral ___
– Le littoral ligérien : une géodiversité terraquée
10
Claire Portal, enseignante-chercheuse en géographie culturelle
___
de l’environnement à l’université de Poitiers
– Saint Nicolas apaisant la tempête. Un étonnant cycle de peintures médiévales 20
Clémentine Mathurin, conservatrice des monuments historiques
à la Direction régionale des affaires culturelles des Pays de la Loire
___ et Pascal Prunet, architecte en chef des monuments historiques
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__ Sommaire
26
– Genius loci. Les pêcheries
___ Claude Puaud, architecte 34
– L’érosion du littoral
Paul Fattal, Marc Robin, professeurs à l’université
de Nantes, Institut de Géographie et d’Aménagement Régional
___ et Martin Juigner, docteur en géographie, université de Nantes
– La réserve naturelle du marais de Müllembourg ___ Anthony Poiraudeau, écrivain 42
48
– Les feux de la mer. Phares et balises en Atlantique
Martine Acerra, professeur émérite en histoire moderne
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de l’université de Nantes
– Le patrimoine fortifié maritime des Pays de la Loire 56
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La mer ___ 05
Patrick Jadé, maître ès lettres, historien de la fortification
– Éditorial Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine
Les ports ___ 66
– Ratiatum / Rezé. Une ville portuaire romaine
Xavier Favreau, David Guitton, Martial Monteil, Jimmy Mouchard et Matthieu Yacger, ___ archéologues antiquisants 72
p. 6
– Les sept vies d’un grand port maritime Philippe Dossal, journaliste et auteur
___
___
– Saint-Nazaire. À la reconquête du port et de la mer Stéphanie Le Lu, chercheuse de l’Inventaire du patrimoine
160
78
et Emmanuel Mary, chargé de mission Patrimoines,
___
Ville de Saint-Nazaire
– Le chantier naval. Sylvain Bonniol, photographe ___ David Liaudet, artiste-lithographe 86
– Les chants de marins en Pays de la Loire
Michel Colleu, ethnographe à Office du patrimoine
___
culturel immatériel
166
– Le vêtement de mer, au passage des modes
Marlène Van de Casteele, doctorante en histoire
___
de l’art contemporain, université Lumière Lyon II
174
– Encre de marine. Marins tatoués
– L’attachement aux ports ___ Thierry Pelloquet
___ Éric Guillon, journaliste
– La conserve de sardines à l’huile. Nantes, capitale mondiale ___ Jean-Christophe Fichou, docteur HDR en histoire contemporaine
Laurent Delpire, conservateur des Antiquités
___
et Objets d’art de Loire-Atlantique
92
102
– Entre usage et conservation. La restauration des bateaux protégés au titre des monuments historiques ___ Clémentine Mathurin 108
– Éblouir. Razzle dazzle ___ Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 116
– Levez l’ancre ! Les ancres à jas aux époques moderne et contemporaine ___ Marine Sadania, archéologue maritime au Drassm 126
– Les modèles de pales d’hélice. Une collection unique
134
Gaëlle Caudal, responsable « mission patrimoine industriel, maritime et fluvial » , Ville de Nantes et Élise Nicolle,
___
coordinatrice de la Maison des Hommes et Techniques, Nantes
– Bénéteau. Carnet de bord d’un chantier familial
142
Marie Hérault et Florence Falvy, journalistes
___
182
– Ex-voto marins en Loire-Atlantique
– Le quartier du Passage aux Sables-d’Olonne. Organisation de l’habitat et mode de vie ___ Louise Robin, historienne de l’art et de l’architecture 190
196
– « Embarquement immédiat ! »
Frédérique Letourneux, journaliste
___ Grand large ___ 204
– Quadriller la mer
Julie Garel-Grislin, chef du service de la conservation
___
au département des Cartes et Plans de la Bibliothèque nationale de France
– Une traversée littéraire de la mer ___ Anthony Poiraudeau 212
– Dernière position connue ___ Sylvain Coher, écrivain 218
– Le Vendée Globe. Aventure maritime des temps modernes ___ Jacques Guyader, journaliste 224
Les marins ___ 150
– Félix Cossin. Un armateur corsaire nantais
David Plouviez, maître de conférences en histoire moderne,
___
université de Nantes
154
– Héros pirates : l’élaboration d’un mythe Lucie Card, médiatrice culturelle
230
– Les paquebots : une histoire de lignes
___ Sylvain Venayre, professeur d’histoire contemporaine
– En quête d’énergies bleues ___ Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art 240
248
– Comment vont nos océans ? Alice Bomboy, journaliste
p. 7
Du rivage au littoral
p. 8
p. 9
p. 10
Le littoral ligérien : une géodiversité terraquée1
__
Claire Portal ___ Dans l’imaginaire géographique, le littoral est une ligne de partage entre le liquide et le solide, matérialisée par un trait figé sur une carte. Côte ou rivage, le littoral est bien plus qu’une ligne… ___ Le littoral est une zone de contact entre la terre et la mer, représentée par un segment immergé, l’estran, soumis au balancement des marées, et un autre, émergé, qui subit l’influence maritime, l’arrière-côte. Le littoral est un espace dont la spécificité résulte d’abord d’un fait de nature : l’interface terre-mer se traduit par une diversité des formes. La présence de la mer induit aussi des caractéristiques économiques, sociologiques, juridiques et paysagères singulières, porteuses d’une forte charge symbolique2. Entrer et sortir de la région des Pays de la Loire par le littoral implique de traverser deux baies administrativement partagées entre la Bretagne au nord (baie de Pont-Mahé) et la Nouvelle-Aquitaine au sud (baie de l’Aiguillon). Entre elles, le linéaire côtier s’étend sur 368 kilomètres (125 kilomètres pour la Loire-Atlantique et 243 pour la Vendée) et ne dépasse pas 35 mètres d’altitude. Trois types de côte se succèdent et s’inscrivent dans le paysage : les côtes rocheuses, sinueuses, découpées et irrégulières, les côtes sableuses, plus basses et longilignes, et les côtes vaseuses, dépressions accueillant marais et zones humides3. Cet ensemble de formes alterne îles (Yeu, Noirmoutier, Dumet), presqu’îles (Batz-sur-Mer / Le Croisic) et baies (baie du Pouliguen, baie de Bourgneuf, anse de l’Aiguillon). Chaque ensemble présente à son niveau une importante diversité : flèches sableuses, falaises rocheuses, criques ramassées et plages immenses, baies, traicts, estuaires, rias et marais s’accordent sur un littoral facilement accessible offrant des paysages qui changent au gré des marées et des conditions météorologiques, et témoignent du passé climatique, géologique et géomorphologique de la région. C’est cette géodiversité4, héritière du contact entre le continent et l’océan, que nous allons décrire, en adoptant trois postures : tourner le dos à l’océan revient à observer le rivage comme une coupe du continent qui permet d’en observer la structure ; tourner le dos au continent porte le regard vers le large où se déroule un horizon entrecoupé d’îles et d’îlots ; enfin, en équilibre sur le trait de côte, nous imaginerons les paysages maritimes d’il y a dix mille ans.
La côte : regarder le continent depuis l’océan Les côtes à faciès rocheux correspondent à des plateaux continentaux en contact avec l’océan. Le département de la Loire-Atlantique est particulièrement marqué
___ 1. Terraqué provient du latin terra (« terre ») et aqua (« eau ») : qui est composé de terre et d’eau. ___ 2. Jean-Pierre Corley, « Géographie sociale, géographie du littoral », Norois, 165, 1995, p. 247-265. ___ 3. Louis Papy, La Côte atlantique de la Loire à la Gironde, tome I, Les aspects naturels : introduction à une étude de géographie humaine, université de Bordeaux, Delmas, 1941. ___ 4. Par géodiversité, on entend « la variété, la diversité des caractéristiques géologiques (substrats), géomorphologiques (reliefs) et pédologiques (sols), ainsi que leurs combinaisons, systèmes et processus. Elle inclut des témoins de la vie passée, les écosystèmes et l’environnement de l’histoire de la Terre comme les processus atmosphériques, hydrologiques et biologiques agissant de façon récurrente sur les roches, les formes du relief et les sols. » Zbigniew Zwolinsky dans Andrew S. Goudie (éd.), Encyclopaedia of Geomorphology, vol. I, Londres, RoutledgeTaylor & Francis, 2004, p. 417-418.
<< Vue aérienne de Batz-sur-Mer, Loire-Atlantique. © Photo Patrick Lescaudron. < Plage de la Courance, Saint-Nazaire, Loire-Atlantique. © Photo Franck Tomps / atelierdujour.fr.
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Genius loci
1
Les pêcheries
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Claude Puaud ___ Entre l’estuaire de la Loire et celui de la Gironde, le trait de la côte atlantique de la région des Pays de la Loire se ponctue de petites constructions remarquables, en avancée dans l’estran. ___ Dans les terres bretonnes finissantes, les petites constructions littorales ont pris le doux nom de « pêcheries », lieux dédiés à la pêche, dont la consonance poétique évoque étrangement la possibilité d’un lieu dédié aux rêveries, ouvrant une temporalité inféodée aux cycles lunaires des marées. Ces « pêcheries » démontrent que l’architecture peut être une question de la forme brute, forte, qui dicte ses propres codes, une « architecture itself », et qu’elle est aussi, à équivalence, une question de relations au milieu, une rencontre entre un programme et un sol, entre des éléments de natures différentes, voire opposées, entre le populaire et le vernaculaire, une altération à la fois modeste et extraordinaire des lieux, dans lesquels des imaginaires se sédimentent et des usages deviennent possibles. Plus au sud, à la suite de l’ancien golfe des Pictons, conquis par la longue sédimentation du marais Poitevin, ces constructions littorales qui prennent le nom de « carrelets » ou de « pontons » révèlent le glissement sémantique lié à notre géographie humaine et à la perception des territoires qui lui sont associés. Historiquement, la pêcherie n’est pas cette petite construction altière, posée sur une série de poteaux de bois brut formant pilotis, qui agrémente aujourd’hui les chemins des douaniers rendus à la promenade publique et bucolique de notre littoral. Elle est sol, topographie immergée formant barrage à poissons, écluse construite en pierre sèche directement dans la zone de l’estran, infrastructure de murets en mer, adossés aux courants, souvent en forme de fer à cheval plus ou moins symétrique, qui laisse découvrir sa géographie improbable suivant le cycle des marées. L’inventaire des côtes bretonnes a conduit à révéler sept cent cinquante de ces installations faites de pierres savamment disposées, de toutes périodes, du Mésolithique à nos jours. Pour le littoral des Pays de la Loire, ces pêcheries de pierre sont principalement répertoriées sur les côtes à platier rocheux du sud de la Vendée, d’Olonne-sur-Mer à La Tranche-sur-Mer, sur l’île d’Yeu et sur l’île de Noirmoutier qui comprenait à elle seule, à la fin du xixe siècle, plus de cent cinquante sites, alors que l’inventaire de la côte charentaise en répertorie deux cent trente-sept. De cette constellation cartographique le long du trait de côte embrassant l’estuaire de la gironde jusqu’au Mont Saint-Michel, l’observation de la localisation de ces pêcheries révèle un silence, une zone blanche : manifestement, elles n’ont pas trouvé
___ 1. La notion de « génie du lieu » ou « esprit du lieu » remonte à l’Antiquité romaine et désigne un être immanent, le génie qui habite le lieu et les individus. À partir du xviiie siècle, l’expression « génie du lieu » est remplacée progressivement pas « esprit du lieu », affirmant l’étroite interaction entre l’esprit et le lieu ouvrant à l’harmonie esthétique.
< Pêcherie à Saint-Michel-Chef-Chef. © Photo Dominique Drouet.
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Les sept vies d’un grand port maritime __
Philippe Dossal ___ À la charnière de la Loire maritime et de la Loire fluviale, le port de Nantes s’est construit au rythme chaloupé des échanges commerciaux entre terre et mer. Face à l’océan, Saint-Nazaire a pris le relais à l’arrivée de la vapeur. Le Grand Port Maritime se déploie désormais aux deux extrémités de l’estuaire. ___ En dépliant la carte de l’estuaire de la Loire pour observer les contours du Grand Port Maritime de Nantes Saint-Nazaire, on peut avoir l’illusion de découvrir un plan parfaitement ordonné : un avant-port au bord de l’océan, des terminaux en eaux profondes au débouché du fleuve et un port de fond d’estuaire assurant la liaison avec la terre. Mais, de même que la grammaire ne préexiste pas à la langue, la domestication de l’espace est rarement le résultat d’un schéma préétabli. La géographie du premier port français de la façade atlantique est ainsi l’aboutissement d’un long processus historique, d’un façonnage régulier de plusieurs sites naturels, jalonné de périodes de prospérité et de marasme, de changements de cap impromptus et de concours de circonstances singuliers. C’est aujourd’hui un ensemble d’infrastructures complémentaires, bien loti par la géographie, inséré dans son environnement, à mi-chemin entre l’Europe du Nord et celle du Sud, qui souffre toutefois de la faiblesse des liaisons ferroviaires avec les grands couloirs d’échanges terrestres intra-européens.
Le port du vin et du sel Le port de Nantes a 3 000 ans, rappelle Catherine Decours dans un ouvrage de référence1. Les premières traces d’une activité portuaire au confluent de la Loire et de l’Erdre remontent à l’époque du bronze final, autour de 900 avant J.-C. « Le port se fixa sur un site de fond d’estuaire à l’endroit où une succession d’îles, enserrées par plusieurs bras de Loire, facilitait le franchissement du fleuve et la construction de ponts. » Le site, Portus Namnetus pour les Romains, est relativement bien protégé des incursions barbares au fond de l’estuaire – ce qui ne l’empêchera pas d’être pillé à plusieurs reprises par les Vikings – et autorise une rupture de charge entre le trafic maritime et le trafic fluvial dans de bonnes conditions. Au Moyen Âge, le sel provenant de la baie de Bourgneuf peut être avantageusement transbordé à Nantes et pris en charge par la batellerie de Loire pour alimenter les marchés d’Orléans ou de Paris. À l’inverse, les vins de Loire, mais aussi les vins de Nantes, embarquent sur des caboteurs pour remonter l’estuaire à destination des ports bretons, de Vannes à Saint-Malo. La navigation reste cependant difficile dans l’estuaire en raison de
___ 1. Catherine Decours, Le Port de Nantes a 3 000 ans, Giotto, édition revue et complétée, 2006.
< Le terminal à bois vers les quais de La Roche-Maurice, Nantes. © Photo Franck Tomps / atelierdujour.fr.
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Le chantier naval Sylvain Bonniol, photographe
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David Liaudet
Le Corbusier voyait dans le paquebot une sorte d’idéal d’aménagement intérieur pour une architecture moderne, mais il est certain qu’il ne connaissait pas l’épaisseur des tôles d’acier qui composaient une cabine, et ignorait dans quel ordre elles avaient été assemblées par le soudeur.
___ 1. Les Temps modernes, film de Charlie Chaplin, 1936. ___ 2. François Kollar est un photographe dont l’œuvre principale, La France travaille, est une série de reportages sur le monde du travail dans les années 1930. ___ 3. En 1934, à 22 ans, Robert Doisneau entre au service photo des usines Renault à Billancourt. Il a réalisé une collection considérable de photos sur la vie de l’usine. ___ 4. Blade Runner est un film de sciencefiction réalisé par Ridley Scott, sorti en 1982. Son scénario s’inspire du roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick. ___ 5. L’Étoile de la mort est une base de combat construite par l’Empire galactique dans la saga Star Wars. Elle apparaît pour la première fois dans l’épisode IV, en 1977, premier film de la saga à avoir été réalisé. ___ 6. August Sander est un photographe allemand dont le but, à travers son travail photographique, était de restituer une vision objective de la réalité. « Voir, observer et penser » était son credo.
Il est des moments du chantier qui restent cachés au commun des mortels comme aux génies de l’architecture. Tout le monde n’est pas Dédale, et si Sylvain Bonniol a eu la chance d’arpenter le labyrinthe des Chantiers de l’Atlantique, c’est bien grâce à une commande photographique de l’entreprise. Il était libre de s’y perdre ; c’est d’ailleurs ce qu’il fit, puisqu’il passa une grande partie de son approche à d’abord ne pas photographier. Il faut le dire : en tant que photographe il arrive que l’on arpente certains terrains avec déjà dans l’œil des images fabriquées et aveuglantes. L’ouvrier minuscule perdu dans un engrenage géant fait partie de notre culture du monde industriel depuis Chaplin1, Kollar 2 ou encore Doisneau chez Renault 3. Il fallut donc à Sylvain Bonniol un temps pour dépasser son propre étonnement d’être là. Certains secrets ne doivent pas sortir de cette île qu’est un chantier, où le danger est aussi vraiment permanent. Sylvain Bonniol est pourtant un photographe qui a l’habitude de ne pas taire son enthousiasme et qui ne fait jamais semblant d’appartenir à un monde qu’il connaît depuis peu. Pour lui, la meilleure manière de rendre compte est de replacer ceux qui travaillent au centre de ce qu’ils produisent, pour maintenir cette fierté particulière, leur conserver leur légitimité. Sylvain Bonniol ne tombe pas dans le piège de l’image d’un ouvrier perdu dans sa forme, d’un ouvrier anonyme réduit à un geste figé. Qui connaît le nom des ouvriers photographiés par Kollar ? Sylvain Bonniol prend le risque de leur demander de s’arrêter de travailler, ce qui, vous en conviendrez, est étonnant pour
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une commande d’entreprise. Cette pause dans le travail est ce que revendique le photographe. Il prend le temps de mesurer la façon dont les travailleurs existent dans leur milieu. Solitaires ou en groupe, ils pourront même, avec le photographe, agir sur leur environnement, recomposant la relation établie entre le photographe (figure de l’ingénu) et le travailleur (figure du démiurge). À la pause organisée dans le travail viendra donc répondre la pose photographique, seule manière sérieuse de construire à son tour. La photographie a toujours été pour Sylvain Bonniol une construction qui vient autant de l’héritage de ses aînés et de l’art contemporain que de l’imaginaire de la science-fiction. Comment, en effet, ne pas se croire dans Blade Runner 4 ou dans les entrailles de l’Étoile de la Mort 5 lorsque le gigantisme abstrait des formes sonne partout ! À l’histoire de la Nouvelle Objectivité, il oppose une forme plus sereine et un retour à la sensibilité qui doit d’abord laisser la chance de voir. Il lui a fallu savoir montrer ce réel, ce qu’il appelle les visages d’un chantier naval. Et là, c’est bien plus à un Sander 6 que l’on pense, travaillant sur la distance humaniste, sur la place de chacun, le photographe comme le photographié. Ce que l’on nomme, finalement, un document. ___ Sylvain Bonniol est photographe-auteur. Il envisage ses projets comme des récits visuels impliquant à la fois les questions documentaires et plastiques dans les champs de recherche liés à l’architecture, aux formes urbaines, ainsi qu’aux sciences et à l’industrie. Sa prochaine exposition solo est organisée par Di Mezzo au Cloître ouvert à Paris, du 5 au 26 novembre 2019. David Liaudet est artiste-lithographe. Il réalise depuis 1994 en lithographie un complément d’illustrations au dictionnaire Larousse dans une démarche proche de l’Oulipo. Il enseigne les arts imprimés à l’école des beaux-arts du Mans, où il a été commissaire de nombreuses expositions.
De haut en bas : Symphony of the Seas, forme profonde ; opération de soutage, Harmony of the Seas ; nef de l’atelier « 180 tonnes ».
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Entre usage et conservation
La restauration des bateaux protégés au titre des monuments historiques
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Clémentine Mathurin ___ La protection des bateaux au titre des monuments historiques est lancée au début des années 1980, à une époque où la notion de patrimoine ne cesse de s’élargir. Aujourd’hui, près de cent quarante bateaux sont protégés au titre des monuments historiques en France. ___ Si ces cent quarante bateaux sont répartis sur l’ensemble du territoire (façades maritimes et ports fluviaux), c’est sur la zone atlantique que sont amarrés la plupart d’entre eux. Le département de la Charente-Maritime en détient le plus grand nombre (quarante-deux en 2017), ce qui porte à plus de cent le total des bateaux monuments historiques en Nouvelle-Aquitaine. Dans les années 1980, la notion de classement est élargie aux bateaux maritimes et fluviaux, qui peuvent ainsi disposer d’une reconnaissance patrimoniale au même titre que des typologies artistiques traditionnelles, comme les peintures ou les sculptures. Une conférence de presse organisée en décembre 1981 par les ministères de la Culture et de la Mer sur le Belem affirme cette ouverture à ce nouveau patrimoine1. Les navires présentant un intérêt patrimonial majeur sont classés et disposent ainsi d’une reconnaissance au niveau national ; d’autres peuvent être inscrits une fois que leur intérêt au niveau régional a été reconnu. En 1982, deux premiers bateaux, le Duchesse-Anne et le Mad-Atao, sont classés. Dans la région des Pays de la Loire, vingt-cinq bateaux sont aujourd’hui protégés (vingt-trois classés et deux inscrits). La première protection, celle d’une barque monoxyle préhistorique, date de 1956 et fait donc figure d’exception car elle est bien antérieure à 1982. L’ancienneté de l’objet et le fait qu’il soit conservé au musée Dobrée expliquent qu’une telle décision ait été prise à ce moment-là. Cet unicum mis à part, les campagnes de protection dans la région débutent en 1984 : le premier bateau classé est également l’un des plus anciens conservés dans les Pays de la Loire, le Belem, un navire de commerce construit en 1896. Deux autres suivent dans les années 1980 : le Lechalas, embarcation datant de 1912, et le Kifanlo, chalutier des Sables-d’Olonne mis à l’eau en 1955. La campagne prend de l’ampleur dans les
___ 1. Marc Pabois, « Les bateaux. Vingt années de protection du patrimoine nautique en France », Monumental, revue scientifique et technique des monuments historiques, 2003, p. 61.
< Carénage du Belem. © Région Pays de la Loire, Inventaire général - Photo Yves Guillotin.
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Les modèles de pales d’hélice Une collection unique
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Gaëlle Caudal et Élise Nicolle ___ En 2000, la fonderie Atlantique Industrie, communément appelée Nantaise de Fonderies, confie à Nantes Métropole un ensemble d’objets liés à la fabrication des pales d’hélice. ___ Après avoir mis en valeur l’ancien site de production sur l’Île de Nantes, « Le jardin des fonderies », la Ville de Nantes, en collaboration avec la Maison des Hommes et Techniques, s’attelle à la protection et à la valorisation de cette collection d’objets techniques unique en France, représentative de l’histoire navale nantaise.
Histoire d’un fleuron de l’industrie nantaise La Société de fonderie de fer et fonte est créée en 1895 par les frères Babin-Chevaye, fils du dirigeant et fondateur des Ateliers et Chantiers de la Loire. D’abord installés sur l’île Gloriette, ils transfèrent en 1905 leur activité de robinetterie et de vannes rue Dorgère, sur la future Île de Nantes. En 1918, l’entreprise s’agrandit et une nouvelle société est créée : la Société nantaise de construction mécanique et de fonderies réunies, plus connue sous le nom de Nantaise de Fonderies. En 1937, suite au percement de l’actuel boulevard des Martyrs, l’entreprise « glisse » vers l’est avec la création d’une fonderie de cuivre. La société se dote d’un four réverbère d’une capacité de 20 tonnes, ce qui la place parmi les premières fonderies françaises. Elle se spécialise dans la fabrication d’hélices de bateau en cupro-aluminium, un alliage déposé sous le nom de « Nantial ». C’est avec ce dernier que sont réalisées les hélices du paquebot France en 1960. Dans les années 1970, la Nantaise de Fonderies est touchée par la crise pétrolière et le recul de la construction navale en Europe. La société dépose le bilan avant d’être reprise par le groupe britannique Langham Industrie, qui ne conserve que la fonte de cuivre. Cette activité est largement soutenue par le ministère de la Défense, l’entreprise étant la seule en France à être capable de fondre des hélices pour de grands bâtiments comme les porte-avions Foch et Clemenceau. En 1989, Langham Industrie cesse ses activités en France et l’entreprise devient Fonderie de l’Atlantique sous l’impulsion de salariés repreneurs. En 2000, la société est reprise par Bronzes Industries. Devenue Fonderie Atlantique Industrie, elle emménage à Nantes dans < Local d’usinage et de stockage des hélices à la Nantaise de Fonderies, date inconnue. © Maison des Hommes et des Techniques.
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Les chants de marins en Pays de la Loire __
Michel Colleu ___ Le patrimoine oral chanté des populations maritimes de la presqu’île guérandaise, des côtes vendéennes et des ports ligériens a été abondamment recueilli et mis en valeur. C’est au tour d’une nouvelle génération de le faire vivre aujourd’hui. ___ Pour parler des chants des marins « des Pays de la Loire », la première idée serait de citer ceux qui nomment Nantes, port à la longue histoire maritime… Mais cette évidence cache la passionnante complexité de la culture orale populaire : si l’on a noté auprès de long-courriers nantais le chant Nous étions trois marins gai gai / Tous trois natifs de Nantes, les mêmes paroles citant Nantes ont été recueillies sur l’île d’Yeu, en Normandie ou en Bretagne… et sur des airs souvent différents ! La culture populaire de tradition orale fait voyager les chansons : leurs occurrences peuvent être identiques des deux côtés de l’Atlantique, comme c’est le cas pour Passant par Paris (Le Bon Vin m’endort) à L’Aiguillon-sur-Mer et à Saint-François (Guadeloupe), ou apparaître sous de multiples versions en un même lieu, comme à Noirmoutier avec Les Trois Navires chargés de blé ! Les catalogages des « scénarios types » de chansons traditionnelles réalisés par les folkloristes Patrice Coirault et Conrad Laforte1 permettent aujourd’hui de relier des versions recueillies en des lieux éloignés : le texte d’un chant n’est donc que l’un des éléments qui permettent de déterminer son appartenance culturelle. L’autre donnée importante est de connaître le chanteur qui en a été le « transmetteur » : d’où était-il originaire, quelles étaient ses influences culturelles populaires, quel était son milieu social ? C’est ce dernier critère qui est retenu pour constituer le corpus de chansons décrit ici : quel était le répertoire de la population maritime ?
Une diversité de communautés maritimes En 1996, dans un article pour 303 intitulé « Le patrimoine oral des milieux maritimes vendéens », Jean-Pierre Bertrand recensait les communautés socioculturelles de la côte vendéenne qui se sont développées au fil de l’évolution des activités maritimes : pêcheurs de sardines de Saint-Gilles et des Sables-d’Olonne, pêcheurs de thons de l’île d’Yeu et des Sables-d’Olonne, caboteurs de Noirmoutier, ouvrières des conserveries, ostréiculteurs et mytiliculteurs… Il faut ajouter à cet inventaire vendéen les paludiers guérandais, les pêcheurs de sardines de Piriac, de La Turballe et du Croisic, les marins ayant navigué sur les voiliers de commerce puis sur les paquebots et les cargos de Saint-Nazaire et Nantes, les mariniers et les nombreux métiers du port :
___ 1. Patrice Coirault, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, BnF, 1996-2006 ; Conrad Laforte, Catalogue de la chanson folklorique française, PUF, 1977-1987.
< Le Journal, Paul-Émile Pajot, volume IV, 1900-1922. Paul-Émile Pajot était un marin chansonnier et peintre des Sables-d’Olonne. Coll. musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables-d’Olonne.
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Encre de marine Marins tatoués
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Éric Guillon ___ « Un marin sans tatouage n’en est pas vraiment un », affirmait le célèbre tatoueur Samuel O’Reilly. Un jugement sans exagération : à l’instar du bonnet à pompon ou du col bleu, le tatouage a jadis fait partie intégrante de son uniforme. ___ Samuel O’Reilly ne parlait pas à la légère : pendant trente ans, de 1875 à 1908, des milliers de matafs en quête de souvenirs impérissables ont défilé dans son studio new-yorkais. Des boys de la Navy en majorité1 mais pas seulement, car son adresse, 11 Chatham Square, était connue de toutes les marines du monde. À la même époque, l’encrage avait fait tache dans les pays anglo-saxons, où même la noblesse n’hésitait pas à pousser la porte des studios de tatouage. En France, par contre, comme dans la plupart des pays latins, il conservait une image obscure due en grande partie à l’usage immodéré qu’en avaient fait les bagnards, disciplinaires et autres mauvais garçons derrière les barreaux. Il faudra attendre les années 1970 pour qu’une poignée de tatoueurs tente d’inverser la vapeur à Brest, Nantes, Marseille et Harfleur. En implantant leur studio dans des villes portuaires, ces précurseurs pariaient avec raison sur l’attachement viscéral des marins à l’encrage. Le coup de foudre s’était officiellement produit deux siècles plus tôt. En 1769, le navigateur anglais James Cook, parti explorer les îles du Pacifique, avait jeté l’ancre à Tahiti et découvert la coutume locale du tattau 2, mot qui signifie « heurter » : « Les Indiens de Tahiti impriment sur leurs corps des taches qu’ils nomment tattow. » Le mot fera le tour du monde… Mais si Cook et ses marins ont indiscutablement participé à la propagation du virus en Europe, les preuves existent qu’il était déjà implanté sur le Vieux Continent3. Dans l’Antiquité, la pratique était répandue dans de très nombreuses populations indo-européennes et celtiques, dont le nom même atteste parfois leur usage du tatouage4. Autour de la Méditerranée, les peuples de la mer s’en servaient pour se prémunir du naufrage ou de la noyade. Combattu par l’Église comme résurgence d’anciennes pratiques païennes, il conservera toutefois son rôle protecteur sur la peau des pèlerins, croisés et marins. Nul doute que ces talismans n’aient abondamment couvert la peau boucanée des premiers explorateurs, des pirates, flibustiers et autres « frères de la Côte » à l’avenir incertain. Peu à peu, les motifs guerriers, sentimentaux ou corporatistes voisinent avec le religieux, et apparaissent les premiers cœurs percés d’une flèche, les ancres câblées et les sirènes typiques de l’iconographie marine. Bien avant les premiers studios, l’encrage est le fait d’amateurs réputés pour leur habileté, leur sens artistique ou plus simplement leurs tarifs… On pique pendant
___ 1. Selon l’anthropologue américain A. T. Sinclair, en 1908, 99 % d’entre eux étaient tatoués. ___ 2. Prononcer « tatahou ». ___ 3. Peau tatouée du musée de Leiden, datée de 1765. ___ 4. Les noms de Pictes, Pictavis, Scotts et Brith signifient « peints ».
< « Captain Elvy », marin tatoué, photographie, New York, vers 1940. Coll. part.
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« Embarquement immédiat ! » __
Frédérique Letourneux ___ La vie de marin est faite de paradoxes, entre routine et aventures ; entre temps long de la navigation et temps rentabilisé des escales ; entre solitude et contraintes de la vie en collectivité. Exploration d’un métier hors normes. ___ « Mercredi 24 septembre. Rouen, terminal à containers, Moulineaux. Qu’est-ce qu’un quai ? C’est un parking. Une dalle. La terre n’y est plus déjà tout à fait terre. On est en Normandie puis, soudain, soudain parce qu’un kilomètre avant rien n’annonçait le port, et encore moins la mer ou le fleuve, on se retrouve face à des boîtes empilées sur un bitume, face à une ville aux tours immenses et aux angles droits. Containers sur containers sur containers. Rues et avenues de containers. » Francis Tabouret, Traversée, POL, 2018
Le Grand Port maritime de Nantes - Saint-Nazaire s’étend sur plusieurs kilomètres, des terminaux de Cheviré à ceux de Donges et Montoir-de-Bretagne. Difficile d’en percevoir les limites. Les panneaux de signalisation égrènent des destinations exotiques pour les novices : « terminal méthanier », « terminal pétrolier », « terminal fruitier »… Depuis la route, on aperçoit, entre les roseaux, d’immenses navires à l’arrêt. Aucune vie autour, juste un profond silence, parfois coupé d’un rejet d’eau ou de fumée. Le cœur de la ville de Saint-Nazaire est à quelques encablures. C’est le lot des principaux ports modernes d’être aujourd’hui situés loin des villes. « Les marins ne sont plus visibles dans les villes portuaires, ils ont purement et simplement disparu du paysage. L’esprit maritime n’habite plus des lieux qui ont longtemps été emblématiques, comme le quai de la Fosse, à Nantes », souligne Paul Tourret, directeur de l’ISEMAR (Institut supérieur d’économie maritime), basé à Saint-Nazaire. Ces ports modernes constituent des « non-lieux », à la manière dont l’anthropologue Marc Augé les définit : des espaces interchangeables traversés par des êtres anonymes. À Rotterdam, Hambourg, Le Havre, Singapour ou Libreville, toujours les mêmes boîtes empilées sur des porte-conteneurs. Les officiers prennent des avions pour embarquer à un bout de la Terre et débarquer à un autre bout. Si le monde maritime a toujours été, par définition, très mondialisé, le trafic a pris une ampleur considérable avec le développement du commerce manufacturé durant les vingt dernières années. Les échanges entre l’Europe et l’Asie, mais aussi entre les « géants du sud » (Brésil, Afrique de l’Ouest et Chine) ont ainsi ouvert de nouvelles voies maritimes. Le trafic a gagné en intensité et les rotations se succèdent. Ainsi, en 2015, le volume estimé du commerce maritime mondial a dépassé les 10 milliards de tonnes1. « Dans ce contexte de concurrence mondialisée, on observe à la fois une optimisation sociale avec le
___ 1. Étude sur les transports maritimes, CNUCED, 2016.
< Entrée au large de l’estuaire. © Photo Franck Tomps / atelierdujour.fr.
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Livre des propriétés des choses, Barthélemy l’Anglais, dit de Glanville, fol. 226 vo, vers 1480. © BnF, Paris.
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Quadriller la mer __
Julie Garel-Grislin ___ Rendre les mers et les océans intelligibles, explorables et navigables, donc disponibles aux conquêtes européennes : c’est tout l’enjeu des cartes marines, à partir du xiiie siècle. ___ Dans son Art de naviguer, Pierre de Médine note : « C’est chose subtile et difficile, bien considérée par Salomon, quand il vit que l’une des choses plus mal aisées à trouver, est le chemin d’un navire par la mer. Car il ne suit aucun chemin et ne laisse aucuns enseignemens1. » À la croisée d’une innovation technique majeure – la boussole, qui permet de déterminer le nord et par là même de créer un système commun de positionnement géographique – et de l’expansion commerciale méditerranéenne, les cartes marines voient le jour au xiiie siècle. Jusqu’alors, une vision symbolique du monde et des océans avait prévalu : les mappae mundi dressaient la carte d’une Terre plate, centrée sur Jérusalem et divisée en trois continents. L’expansion commerciale des pays du pourtour méditerranéen, au cœur d’un Moyen Âge florissant, faisait entrer dans le jeu maritime de nouveaux acteurs, les marchands, à qui la mer n’était pas familière. Il leur fallait donc des instruments leur permettant de projeter spatialement les expéditions dans lesquelles ils investissaient des capitaux de plus en plus importants. La Carte pisane2 (1290) en offre un condensé en termes tant de forme que de contenu. Résistant et imputrescible, le parchemin répondait parfaitement à l’usage qui devait être fait de ce document. C’est également l’usage qui commande l’organisation spatiale des informations. Si les cartes ont bien un nord et un sud, elles n’ont ni haut, ni bas : il s’agissait de pouvoir poser le document sur une table et circuler autour sans que cela ne perturbe la lecture. Les toponymes sont indiqués perpendiculairement à la côte et se déclinent selon un code couleur spécifique. Les noms des villes les plus importantes sont notés en rouge, ceux des villes secondaires en noir. Les îles et les deltas se distinguent des principaux fleuves par un même jeu de couleurs. Les symboles fondamentaux de navigation font leur apparition : des croix noires signalent les rochers, des croix rouges, les hauts fonds. La définition de cet espace marin et de ses limites (ports, côtes, îles et obstacles) s’inscrit dans un canevas complexe de lignes appelées « rhumbs3 » qui figurent les directions des points cardinaux. À partir d’un point central, les roses des vents, huit lignes principales et des lignes secondaires déterminent dans leurs rayons seize ou trente-deux aires de vent. Afin de rendre lisible cet ensemble arachnéen, les huit vents principaux furent tracés en brun ou en noir, les huit demi-vents en vert et les seize quarts de vent en rouge. L’ensemble de ces caractéristiques mnémotechniques et sémiologiques témoigne bien de l’usage de ces cartes portulans4 : elles sont avant tout destinées au cabotage et à la navigation à l’estime.
___ 1. Pierre de Médine, L’Art de naviguer […], Lyon, G. Rouille, 1569, p. 3. ___ 2. Cette carte, la plus ancienne carte portulan d’origine occidentale connue, nommée « pisane » car elle a été trouvée à Pise au xixe siècle, aurait été dessinée vers 1290 à Gênes. ___ 3. Apparu à la fin du xve siècle, le terme désigne l’espace angulaire qui sépare les trente-deux directions d’une boussole. ___ 4. Ce terme est un glissement sémantique de portolano, qui désigne un livre d’instructions nautiques décrivant les amers, ports et havres.
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Les paquebots : une histoire de lignes
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Sylvain Venayre ___ Raconter toute l’histoire des paquebots excéderait évidemment les limites d’un article. Aussi se contentera-t-on ici de suivre le motif qui la résume le mieux : la ligne. Car l’histoire des paquebots est aussi une histoire de lignes, sans doute une des histoires les plus graphiques que l’on puisse imaginer. ___ Il y a bien des manières d’écrire l’histoire des paquebots. On peut s’intéresser aux fantastiques progrès techniques qui, de la machine à vapeur à la turbine électrique en passant par l’hélice propulsive, ont permis la construction de ces navires tout à la fois rapides, gigantesques et confortables. On peut suivre aussi leurs usages politiques et sociaux, la façon dont les paquebots ont accompagné le processus d’unification du monde, si sensible aux yeux des Occidentaux du début du xxe siècle, en conditionnant les échanges de populations, de marchandises et d’idées. On peut considérer enfin les images qui ont exprimé toutes ces histoires, la manière dont les grands paquebots ont fini par manifester un certain rapport des Occidentaux au monde qui les entourait. Que ce rapport soit en partie révolu, rien n’en témoigne mieux que les frissons nostalgiques avec lesquels on lance aujourd’hui les « derniers » paquebots, toujours mesurés à l’aune de leurs illustres devanciers, ou encore le mépris avec lequel on considère l’esthétique massive des navires de croisière contemporains.
Naissance des lignes S’il fallait une première ligne, ce serait peut-être la Black Ball Line, que des armateurs américains créèrent à la fin des années 1810 pour relier la côte Est des États-Unis au grand port de Liverpool. Pour la première fois, en effet, on décida que les voiliers spécialisés dans le transport du courrier et des voyageurs n’attendraient plus pour prendre la mer que leurs cales soient pleines et les conditions de navigation favorables : désormais, les bateaux lèveraient l’ancre à dates et heures fixes. C’était une petite révolution, qui précéda la révolution technique. La volonté d’établir des relations régulières entre les deux côtés de l’Atlantique fut antérieure aux conditions qui les ont rendues possibles. Les applications de la machine à vapeur allaient permettre la réalisation de ce désir de régularité. En 1819, le premier navire à vapeur qui franchit l’Atlantique, le Savannah, n’utilisa toutefois sa machine que trois jours sur les vingt-cinq que dura son voyage. La cause en était l’appareil propulsif utilisé, les roues à aubes, qui rendaient délicate la navigation à vapeur en haute mer. Immergées pour partie seulement, elles < Panneau de chaufferie du paquebot France.
© Coll. Saint-Nazaire Agglomération Tourisme-Écomusée. Fonds Chantiers de l’Atlantique. Photo Philippe Baudry.
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