N° 157 / 2019
Crime Crime
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
En observant, comme des indices, ces multiples aspects du crime, considéré comme un fait à la fois social, historique et culturel, ce numéro entrouvre la porte d’un monde interdit et fascinant, terriblement proche de nous.
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
La tragédie classique, les romans et films policiers exposent d’innombrables assassinats, rapts et vengeances sanglantes ; à travers la peinture d’histoire et les faits divers, l’art académique et la culture populaire se les disputent à leur tour. Le premier en tire de hautes considérations morales, la seconde un plaisir trouble mêlant frisson et voyeurisme, mais tous deux font circuler des récits agissant comme de puissants révélateurs d’une réalité inavouable : sous la surface paisible du monde ordinaire, dans la maison voisine, dans nos désirs refoulés, remuent silencieusement d’obscurs secrets de famille, des images macabres, des conspirations ténébreuses.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Acte irrémédiable par excellence, le crime inquiète, horrifie et fascine tout à la fois, qu’il s’agisse d’Abel et Caïn ou des gros titres des journaux les plus récents. L’idée que la société se fait de ce délit est pourtant en constante évolution : sa définition même varie, tout comme ses représentations, les fantasmes qu’il véhicule et la place qu’il occupe dans l’imaginaire, la morale, l’esthétique et la politique.
___ Dossier Crime ___
– Éditorial ___Anthony Poiraudeau, écrivain 05
06
– Le crime au fil du temps
___Dominique Kalifa, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
303_ no 157_ 2019_
__ Sommaire
14
– Fortune culturelle du crime des sœurs Papin
Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Versailles
___
Saint-Quentin-en-Yvelines
20
– Récits géographiques du crime
___ Anthony Poiraudeau 26
– Les langues du monde
___Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers 32
– L’intime conviction des jurés
___Thomas Giraud, écrivain 38
– Juger et punir à Nantes
___Elsa Besson, architecte et doctorante en histoire de l’architecture et en histoire du droit et de la justice
– Lire Georges Courtois, une attention à la marge ___Philippe Artières, historien, directeur de recherche au CNRS (EHESS, Paris) 48
52
56
– Chiens écrasés Franck Renaud, journaliste
___
– Polar et territoires
___Caroline de Benedetti et Émeric Cloche, critiques, médiateurs et formateurs
– Du fait divers criminel au roman ___Laetitia Gonon, maîtresse de conférences à l’université Grenoble Alpes 64
70
p. 2
– Éditrice de polars. Entretien avec Jeanne Guyon Anthony Poiraudeau
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Quentin Faucompré ___ 75 80
– Murder redruM
Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art
___ Chroniques ___
– Échos / Crime ___Anthony Poiraudeau 82
Bande dessinée
84
– La raison arraisonnée
François-Jean Goudeau, enseignant permanent aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,
___
université de Nantes
Littérature
88
– Trois lectures
___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine
90
– Reconnaissances industrielles
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 94
– Brèves François-Jean Goudeau, Daniel Morvan, journaliste, Éva Prouteau, Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art
p. 3
Dossier Crime _________________
p. 4
___
Dossier Crime / Éditorial / Anthony Poiraudeau / 303
Éditorial __
Anthony Poiraudeau Le crime pose un problème de définition. S’il est, selon le Larousse, une « violation grave de la loi morale ou civile », les actes qu’il recouvre varient dans le temps et dans l’espace : l’homosexualité et le blasphème furent ainsi longtemps considérés comme des crimes, et le sont encore dans certains pays. Robert Badinter le souligne : « Ouvrons le Code pénal : la liste des infractions criminelles est considérable […]. Au terme de l’inventaire, vous connaîtrez les crimes que la loi punit, mais vous ne saurez toujours pas ce qu’est le crime1. » Si le crime se caractérise surtout par la gravité qu’on lui prête et la violence de sa transgression des lois de l’époque et du lieu où il a été commis, il est le plus souvent emblématisé par l’homicide, acte irrémédiable entre tous : c’est avant tout sous la forme de l’homicide, cristallisation de l’acte criminel s’il en est, que ce numéro envisage le crime. Le crime est sans doute aussi vieux que l’humanité mais il possède une histoire, et même une histoire triple : celle des actes criminels, celle de leurs représentations visuelles et narratives, et celle de leur conception et de leur traitement par la société. C’est au xixe siècle – où naissent tout à la fois les rubriques de faits divers, les romans policiers et les sciences criminelles – que semble s’être instauré notre rapport au crime et que se sont formés et propagés les modes de récit sur lesquels se penche ce dossier, et dont la popularité ne se dément pas : nous sommes toujours aussi passionnés par les affaires criminelles rapportées par les médias et nous n’avons jamais autant lu de romans policiers, sans oublier les histoires criminelles traitées par le cinéma et les séries télévisées. Si le crime et ses représentations fascinent artistes, écrivains, journalistes et grand public, les actes criminels inquiètent et horrifient (la fascination exercée n’étant sans doute pas sans lien avec l’horreur suscitée), ce que le souci sécuritaire de nos sociétés dit bien. Dans ce contexte, il nous a paru nécessaire d’aborder le crime comme un objet historique et culturel, non pour en nier la gravité mais pour proposer des pistes de compréhension selon lesquelles les représentations culturelles, les discours, les récits, les romans et les réponses pénales de l’État construisent ensemble des idées et des lectures des faits criminels. Ainsi, ce dossier envisage les crimes selon trois points de vue successifs : des faits réels fournissant matière à des productions journalistiques, historiques et artistiques, des faits fictifs mis en scène par la littérature policière, enfin des actes constitués que sanctionne la justice. Au moment de conclure cet éditorial et d’ouvrir ce dossier, nous avons une pensée pour quelques éminentes personnalités récemment disparues dont nous aurions aimé qu’elles puissent prendre connaissance de ce numéro, voire y participer : Pierre Bellemare, inoubliable narrateur d’histoires criminelles et abonné de longue date à la revue 303, mort en mai 2018, Claude Mesplède, encyclopédiste des littératures policières, mort en décembre 2018, et Georges Courtois, braqueur et chroniqueur judiciaire nantais, mort en mars 2019. ___ 1. Robert Badinter, « Sous le signe de Caïn », dans Jean Clair (dir.), Crime et châtiment, coédition Gallimard / Musée d’Orsay, 2010, p. 15.
p. 5
p. 6
Le crime au fil du temps __
Dominique Kalifa ___ Le crime, réalité évidente pour le sens commun, demeure un phénomène presque impossible à objectiver tant sa violence est aveuglante. C’est avant tout par ses diverses représentations que le crime, a priori inintelligible, peut devenir compréhensible, lisible et dicible. ___ L’évolution de la notion de crime Le crime est une notion étrangement paradoxale. D’un côté une réalité qui semble entière, absolue, sans appel : la mise à sac de son appartement, le viol ou l’agression dans la rue, le meurtre ou l’assassinat, que la vision glauque du cadavre matérialise à jamais. Aucune hésitation à avoir, nous sommes face à un crime dont la violence et la brutalité nous assaillent. D’un autre côté, pourtant, tout se complique. Ce qui était hier un crime abominable – la sodomie, l’avortement – ne l’est plus aujourd’hui. En sens inverse, des actes autrefois tolérés ou enfouis dans un silence complice, et donc largement décriminalisés dans les faits (les violences conjugales ou sexuelles, la pédophilie), sont devenues pour nous des atteintes insupportables qui font l’objet de dénonciations croissantes et d’une répression de plus en plus vive. Même un acte aussi universellement réprouvé que l’homicide peut faire l’objet d’appréciations nuancées. « Point de crime ou de délit sans intention de le commettre », énonce l’article 121 du Code pénal de 1992, qui reformule ainsi le célèbre article 64 du code de 1810 (« Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister »). Juridiquement, un déséquilibré qui assassine un passant ne commet donc pas de crime. La notion de légitime défense peut elle aussi venir compliquer la perception d’un homicide et l’on sait que certains crimes passionnels peuvent faire l’objet d’une étonnante bienveillance, voire de ce que le xixe siècle qualifiait d’« acquittements scandaleux ». Bref, en dépit de l’évidence que tel ou tel acte est bien « un crime », cette notion se révèle étonnamment plastique, et pour tout dire « relative ». On doit aux pères fondateurs de la sociologie moderne la mise en lumière d’un tel paradoxe. Dans La Criminalité comparée qu’il publie en 1886, l’ancien juge d’instruction et directeur de la statistique judiciaire Gabriel Tarde rappelle que « des dix crimes que les lois hébraïques, d’après Thonissen, punissaient de la lapidation […] il y en a neuf qui ont cessé d’être des délits même dans nos sociétés européennes1. » Si l’un des objectifs de l’ouvrage était de récuser la notion de « criminel-né » que le médecin turinois Cesare Lombroso popularisait depuis 18762 (« aucun de nous ne peut se flatter de n’être pas un criminel-né relativement à un état social donné, passé, futur ou possible »), Tarde en vient cependant à affirmer très clairement que chaque organisation sociale détermine sa criminalité et que « la gravité proportionnelle des divers crimes change considérablement d’âge en âge ». En dépit de l’hostilité qu’il manifesta à l’égard de Tarde, Émile Durkheim n’écrit pas autre chose dans son
___ 1. Gabriel Tarde, La Criminalité comparée, Paris, Alcan, 1886, p. 27-28. ___ 2. Cesare Lombroso, L’Uomo delinquente, Milan, Hoepli, 1876.
< Charlotte Corday, Paul Baudry, huile sur toile, 203 x 154 cm, 1860. Coll. Musée d’arts de Nantes. © Photo RMN-Grand Palais / Gérard Blot.
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Une du magazine Détective no 224, 9 février 1933. Le crime des sœurs Papin a donné lieu à de nombreuses adaptations, littéraires et cinématographiques. © Photo Bibliothèque des Littératures Policières (BiLiPo).
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Fortune culturelle du crime des sœurs Papin __
Anne-Claude Ambroise-Rendu ___ Crime ancillaire, crime de la folie, le double assassinat commis en 1933 par deux bonnes du Mans, après avoir inspiré poètes et cinéastes, alimente toujours les curiosités et l’imaginaire social des Français. ___ La découverte le 2 février 1933, dans une maison du Mans, des corps massacrés de madame Lancelin, épouse d’un notaire, et de sa fille provoque instantanément une émotion publique considérable. L’atmosphère de violence politique et de crise économique des années trente, l’émergence spectaculaire de la criminalité organisée incarnée par le Milieu, l’apparition de nouveaux motifs criminels autour de la drogue n’empêchent nullement que l’attention se fixe sur les crimes de sang de proximité, ceux qui, loin du professionnalisme délinquant, déchirent brutalement le tissu des représentations de la quotidienneté. Ici, c’est le rapport entre les coupables, deux jeunes bonnes, Christine et Léa Papin, et leur patronne, chez qui elles servaient depuis sept ans, qui concentre d’abord l’attention.
Un crime de classe ? L’affaire attire au Mans des journalistes parisiens et prend vite une ampleur nationale. Aucun suspense pourtant, les coupables avouent tout d’emblée et on a les armes du crime. Il faut chercher le mystère du côté du mobile, de l’explication d’un crime stupéfiant. D’emblée la question de la lutte des classes et du désir d’ascension sociale est posée, implicitement ou explicitement par la presse d’abord puis, et très vite, par les artistes. Crime ancillaire alimenté par des tensions sociales, c’est ainsi que les journaux présentent l’affaire. Détective amorce cette lecture sociale en évoquant longuement la vie de ces « forcenées » : « Le couvent, l’esclavage d’une petite ville de province, la prison ; telles auront été les étapes de la vie des deux criminelles que la haine rendit enragées et poussa au plus horrible, au plus hallucinant des forfaits. » Quasiment abandonnées par leur mère, élevées à l’école du Bon Pasteur puis à l’asile Saint-Charles, placées précocement comme domestiques, les deux sœurs n’ont eu ni une enfance, ni une jeunesse faciles. « Les meurtrières du Mans sont des victimes de l’exploitation et de la servitude », affirme L’Humanité. Le quotidien accuse : « Après six mois d’instruction la police n’a pas pu ou plutôt n’a pas voulu rechercher les causes exactes de ce drame. » Dénonçant l’enfer que vivaient les deux domestiques dans cette famille bourgeoise, le journaliste poursuit : « Ce procès ne
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L’Œil de la police no 133, 1911, p. 12. © Criminocorpus.
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Récits géographiques du crime __
Anthony Poiraudeau ___ Les récits criminels, qu’ils relatent des faits réels ou fictionnels, sont profondément liés aux paysages et au territoire où se déroule leur action, et presque toujours précisément situés dans la géographie réelle, qu’ils investissent et articulent d’une manière très spécifique. ___ « Châteauneuf-sur-Sarthe : deux cadavres découverts dans un puits » ; « Angers : il tue de deux coups de fusil sa femme qui voulait divorcer » ; « Nantes : l’homme retrouvé mort dans le coffre d’une voiture serait un élu de Vendée ». Quelques titres de presse glanés en parcourant les rubriques de faits divers, dont on pourrait allonger la liste à l’envi, suffisent à mettre en évidence que relater un crime demande presque toujours de le situer dans l’espace, et en quelque sorte de pointer sur une carte de géographie l’emplacement où se sont déroulés les faits dont on va rendre compte. Les plus célèbres pourvoyeurs médiatiques français de récits criminels ne dérogent pas à la règle : dans le magazine Le Nouveau Détective, chaque article se voit accompagné, à côté du titre, d’une carte de France pour localiser l’action ; et aussitôt passé le générique et l’introduction, chaque numéro du programme télévisé Faites entrer l’accusé commence invariablement par les images d’un paysage, urbain ou rural, qui installent les lieux de l’intrigue de l’épisode, aussitôt nommés par la voix off d’accompagnement. Dans les rares cas où nous nous trouvons devant des récits criminels dont l’action n’est pas située, nous constatons qu’il nous manque quelque chose qui nous semble fondamental. Le cadre géographique du crime est un ingrédient essentiel à la tonalité et à la couleur du récit qui en sera fait, voire au récit lui-même. Les amateurs de récits criminels – celles et ceux de mon genre, en tout cas, mais je ne me crois pas original – pourraient sans doute aussi bien classer les affaires selon les types de crimes (familiaux, sexuels ou crapuleux, en série, de rôdeur, par vengeance, par complot meurtrier, etc.) que selon les types de lieux où elles se déroulent : le crime rural et celui de ville n’ont pas la même saveur, tout comme diffèrent entre eux ceux de la grande et de la petite ville, celui des quartiers populaires et celui des quartiers bourgeois, etc. Avec l’énoncé du cadre et la représentation du paysage, c’est tout un imaginaire géographique – et social – qui est convoqué dans un récit criminel. D’une part du point de vue de la géographie humaine : le tumulte des grandes villes, le confinement des petites, l’isolement des campagnes, le caractère trompeusement policé des beaux quartiers, la tranquillité non moins trompeuse des zones pavillonnaires, l’agitation interlope des régions touristiques, etc. D’autre part du point de vue de la géographie physique : que l’on pense à la rudesse et aux
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Les langues du monde __
Frédéric Chauvaud Illustrations Camille Lavaud ___ Un assassinat authentique, dont la réalité ne fait aucun doute, change la perception de la violence criminelle, mais pas la manière dont on en parle. Aujourd’hui comme jadis, les rumeurs spontanées et incontrôlables donnent un semblant d’explication au crime. ___ Au xixe siècle, les « langues du monde » désignaient les cancans, ragots et rumeurs de toutes sortes que l’on donnait au lavoir ou au cabaret. On pouvait aussi rapporter les crimes abominables que les canards sanglants1 avaient affichés à la une, laissant libre cours à une créativité macabre : corps dépecé, malheureux bouilli encore vivant dans une marmite, femme éventrée… On ne s’embarrassait guère de vraisemblance. Mais les choses se déroulent différemment lorsque l’on est confronté à la mort violente. Souvent considéré comme une « belle affaire », un assassinat sanglant et sordide correspond au merveilleux des sociétés contemporaines. L’expérience de la brutalité et le spectacle de la mort se sont progressivement retirés de la vie quotidienne. En effet, depuis deux siècles, la violence interpersonnelle est en recul. La croyance en l’existence de spectres ou d’esprits malins comme les succubes venant hanter les nuits a pratiquement disparu et pourtant le besoin de se faire peur, de connaître, à l’abri d’un salon, un moment de frayeur en lisant, en écoutant ou en regardant, seul ou en famille, le spectacle du crime continue d’exister et se renforce. L’enquête judiciaire, comme l’a voulu le Code d’instruction criminelle, est secrète et l’investigation judiciaire semble toujours trop longue, comme si magistrats et policiers rendaient un culte à la lenteur et s’évertuaient, de manière grave et tranquille, à étirer les jours. De temps à autre, les porte-parole de la justice font des déclarations et livrent quelques renseignements, mais pour le public c’est toujours insuffisant.
Des « racontars » pour combler un vide Le besoin de savoir se heurte au déficit d’informations. Une brèche s’ouvre alors dans laquelle peuvent s’engouffrer, avec fracas ou par bribes, des nouvelles de toutes sortes sans aucune vérification. N’a-t-on pas murmuré lors de l’affaire des sœurs Papin, en 1933, que Christine et Léa vendaient leurs charmes aux notables de la ville du Mans2 ? La rumeur n’a eu que quelques jours, voire quelques heures, d’existence, mais, avant de disparaître, elle a été rapportée dans la presse locale. Lors d’une affaire dont on a beaucoup parlé, celle de Marcel Redureau, qui s’est déroulée en 1913 mais qu’André Gide a rendue célèbre en 1930, dans une collection qu’il venait de créer, « Ne jugez pas3 », la rumeur est là pour tenter d’éclairer le geste homicide et de lui donner une logique.
___ 1. Jean-Pierre Seguin, Nouvelles à sensation. Canards du xixe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « Kiosque », 1959. ___ 2. Frédéric Chauvaud, L’Effroyable Crime des sœurs Papin, Paris, Larousse, coll. « L’Histoire comme un roman », 2010. ___ 3. André Gide, L’Affaire Redureau, suivi de Faits divers, Paris, Gallimard, Nrf, coll. « Ne jugez pas », 1930, p. 13-98.
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Polar et territoires __
Caroline de Benedetti et Émeric Cloche Illustrations Camille Lavaud ___ Sans lieu du crime, pas de roman policier : dès lors, le décor a toute son importance. Le polar se veut un reflet et une critique de nos sociétés. Mais que dit-il des problèmes propres au territoire ? À quoi le décor sert-il ? ___ L’utilisation du territoire dans le roman policier Le roman policier peut se diviser en trois grandes familles : le roman à énigme, le roman noir et le roman à suspense (appelé aussi thriller). En règle générale, chacune de ces familles aborde le territoire d’une manière différente. Si le thriller utilise son potentiel dangereux (comme la montagne dans Six fourmis blanches de Sandrine Collette), le roman noir souligne souvent les particularités d’un territoire. Le Nord de la France et la désindustrialisation ont ainsi inspiré de nombreux romans noirs, qui cherchent à comprendre pourquoi nos sociétés produisent du crime. Dans le roman à énigme, le territoire est le plus souvent utilisé pour son potentiel exotique. Certains auteurs s’affranchissent de la question du territoire. Ils ne nomment pas les lieux, ou les inventent : Faulkner a laissé à la postérité le comté de Yoknapatawpha, Andrea Camilleri a créé la ville de Vigata, Ed McBain plante son 87e District à Isola, etc. D’autres mélangent les inspirations. Dans Avis d’obsèques, Michel Embareck raconte l’enquête sur le meurtre du jeune patron d’un quotidien régional. La ville s’appelle Saproville-sur-Mer. Sa situation dans l’Ouest, entre fleuve et mer, avec un journal qui s’appelle France-Ouest et un lieutenant qui donne parfois un coup de main « à la fleuriste de la rue Crébillon », donne quelques indices au lecteur-enquêteur. Michel Embareck explique : « Inventer une ville ou s’inspirer de quelques véritables repères urbains, c’est donner l’illusion du vrai ! Si on plante une histoire dans une ville précise (Paris, par exemple), il faut faire des repérages pour ne pas écrire de bêtises sur les bâtiments, l’architecture ou les sens de circulation car certains lecteurs prennent un malin plaisir à vérifier ces détails. Pour l’auteur, inventer une ville permet aussi d’avoir en tête un vague plan de la structure urbaine afin d’y déplacer les personnages tout en le modifiant selon les besoins de l’histoire. Et puis, en lisant des noms de lieux très précis, le lecteur se sent parfois “rassuré”, ou il imagine que ça se passe dans un coin qu’il connaît. »
Passion territoire Deux catégories du polar remportent un large succès populaire qui s’explique notamment par l’attachement du lecteur à sa région et sa curiosité pour l’Histoire. Le polar historique a sa collection avec « Grands détectives » chez 10/18. Ces romans d’enquête
p. 57
Illustration à la une du Petit Journal. Supplément illustré, 11 août 1901. Le vitriolage est un crime fréquemment rapporté par les journaux dans le dernier tiers du xixe siècle puis à la Belle Époque. © BNF, Paris.
p. 64
Du fait divers criminel au roman __
Laetitia Gonon ___ De nombreux écrivains s’inspirent de faits divers, de l’affaire Berthet au Rouge et le Noir, de l’affaire Romand à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Mais qu’en est-il de l’influence du style du fait divers sur le récit littéraire ? ___ Le xixe siècle est le siècle de la presse : le nombre des quotidiens et leur tirage explosent à cette époque, en particulier grâce aux progrès de l’imprimerie et à la massification du lectorat. À partir des années 1860, la petite presse acquiert un succès qui ne se dément pas (la « petite presse » représente les quotidiens vendus au numéro, diffusant une information essentiellement apolitique, et dont le succès est fondé sur les feuilletons et l’exploitation des faits divers). À partir des années 1880, cette petite presse s’imprime également en suppléments hebdomadaires dont la une et parfois la dernière de couverture sont illustrées : elles représentent des événements politiques, mondains, culturels ou militaires, des catastrophes mais aussi des crimes (et parfois tout cela sur la même page). Les petits faits divers de l’époque pouvaient être directement découpés dans d’autres quotidiens par le secrétaire de rédaction. Leur style était très figé, et on retrouvait souvent les mêmes expressions. Il serait facile de reconstituer un fait divers rien qu’en mobilisant des formules comme : « une détonation se fait entendre », « la mort est instantanée », « l’homme tombe raide mort », « le crime est consommé », « le coupable se trouve sous la main de la justice », « l’enquête se poursuit ». À l’époque, les faits divers criminels sont donc souvent du domaine du « prêt-à-écrire1 ». Les journaux se les empruntent, mais ils empruntent aussi aux rapports de police, en reproduisant leurs expressions administratives. Par exemple, l’accumulation de propositions complétives en que rend le style du rapport de police : « informait ce fonctionnaire que la femme de son bourgeois […] ; que le matin même […] que les jours du pauvre enfant […], et que […]2 » (le fait divers rapporte un cas d’infanticide). Dans cet article, le commissaire de police « accourt » sur les lieux, les médecins « procédèrent par mandat de justice, à l’inspection du corps » : tout cela est emprunté à la rédaction des rapports de police. Mais ce même fait divers exemplifie un autre type d’emprunt discursif, cette fois-ci aux rapports médico-légaux. L’article reproduit en effet les observations des médecins, dont les chiffres comme « quinze contusions », « une large fracture de deux pouces et demi de diamètre » sont censés rendre précisément compte. Pour que les lecteurs ne se fourvoient pas, le journaliste complète le style médical : la fracture en question est située sur « l’os occipital du crâne ».
___ 1. Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, p. 93. ___ 2. Le Constitutionnel, 28 juillet 1836, « Paris, 27 juillet », p. 3.
p. 65
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Éditrice de polars Entretien avec Jeanne Guyon
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Anthony Poiraudeau ___ Jeanne Guyon est nantaise et éditrice de littérature policière. Elle travaille depuis les années 1990 pour « Rivages/noir », une importante collection qu’elle codirige à la suite de François Guérif depuis début 2017. ___ Rencontre avec Jeanne Guyon qui nous parle de son métier, de polars, de son parcours et de « Rivages/noir », qui publie notamment James Ellroy, Dennis Lehane, Emily St John Mandel, James Sallis, mais aussi des auteurs de langue française comme Hervé Le Corre, Christian Roux, Hugues Pagan ou encore la Québécoise Andrée Michaud. Pourriez-vous nous présenter votre parcours personnel ? Il y a une connexion nantaise ! Je pense que je n’aurais jamais fait d’édition si je n’avais pas été cliente de la librairie L’Atalante à Nantes, que Pierre Michaut, féru de romans policiers, de science-fiction et de cinéma, avait ouverte. J’étais passionnée par le polar et le cinéma, je fréquentais sa librairie et nous sommes devenus amis. Un jour, il m’a proposé qu’on fonde « une vraie maison d’édition », qui allait devenir les éditions L’Atalante avec sa collection phare, la « Bibliothèque de l’Évasion », consacrée aux littératures dites « de genre » : policier, roman noir, science-fiction, fantasy, aventures, roman populaire, etc. Ce que nous aimions lire. Par la suite, nous avons créé une collection de littérature française dont je m’occupais et c’est en publiant deux ouvrages de Robert Soulat, alors directeur de la « Série Noire », que j’ai rencontré le milieu du polar. Quand, à la retraite de Robert Soulat, Patrick Raynal a pris sa suite, il cherchait des anglicistes (ma formation) et il m’a demandé de venir travailler avec lui. C’est à ce moment-là, en septembre 1992, que j’ai commencé à faire de l’édition à plein temps, à la « Série Noire ». Quand j’ai eu envie de changer de maison, j’en ai parlé à François Guérif, avec qui j’avais eu l’occasion de collaborer dans la revue Polar, tout en sachant qu’il travaillait seul chez Rivages. À ma grande surprise, il m’a dit que ça l’intéressait que je vienne le seconder, ce que j’ai fait de septembre 1995 à sa retraite, fin décembre 2016, qu’il a prise après avoir fêté les trente ans de la collection qu’il avait créée. Depuis son départ, je codirige « Rivages/noir » avec Valentin Baillehache, qui vient de la collection « 10/18 Grands Détectives ». Vous étiez donc très tôt une passionnée de polar. Sauriez-vous dire sur quoi se fonde plus particulièrement votre goût pour ce genre ? Ce genre qu’on appelle polar (qui recouvre pas mal de branches différentes) ne néglige pas le romanesque, ce qui compte beaucoup à mes yeux. J’ai grandi avec des romans d’aventures (Jules Verne, Stevenson, Walter Scott…) et j’ai ce goût du < Le rayon « roman policier », librairie Atalante, Nantes. © Photo Samuel Hense.
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