N° 158 / 2019
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Bistrots
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
De zinc en zinc, d’un buffet de gare à un jeu de boules sont ainsi évoqués la poésie et l’esthétique des bistrots, mais aussi les enjeux sociétaux ou économiques attachés à ce petit patrimoine.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Espace hybride, mi-privé, mi-public, le bistrot occupe une place particulière dans nos vies et notre imaginaire : il est à la fois refuge et observatoire du monde, et l’on s’y retrouve pour discuter, jouer, chanter, s’évader… Ce numéro parcourt la région des Pays de la Loire de bar en café, de troquet en bistrot : gardiens de traditions anciennes ou fermement ancrés dans la modernité, tous ont vu naître et se développer une foule d’histoires personnelles ou collectives.
Bistrots
___ Dossier Bistrots ___
– Éditorial ___Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art 05
06
– Pour des bistrots de territoires…
___Philippe Gajewski, géographe, université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, LADYSS UMR 7533 CNRS
303_ no 158_ 2019_
__ Sommaire
12
– Le buffet de gare, porte du voyage
___Jean-Pierre Williot, professeur des universités à Sorbonne Université 18
– Une île cachée entre le Japon et Château-Gontier
___ Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 26
– Le café décoré : lieu de vie, d’échanges, de culture populaire
___Jean-Louis Cerisier, artiste peintre 34
– Tu veux que j’te dise ?
___Pascaline Vallée 40
– Des bistrots en mode asso
___Frédérique Letourneux, journaliste
– L’indispensable « couteau suisse ». Portrait de Sylvie Lechat ___David Prochasson, journaliste 46
52
– La culture est dans les bars ! (et l’union fait la force)
___Pierrick Bourgault, journaliste 58
– Les piliers de la sagesse
___Jean-François Marquet, documentariste
– Les jeux des cafés ___Joël William Guibert, sociologue à l’université de Nantes 64
70
p. 2
– Le bistrot des boulistes Joël William Guibert
___ Carte blanche ___
– Artiste invitée : Delphine Bretesché ___ 75 80
– Lieux communs Pascaline Vallée
___ Chroniques ___
Architecture
82
– Matières sensibles
___Claude Puaud, architecte, président de la Maison régionale de l’Architecture des Pays de la Loire Art contemporain
86
– Se déplacer
___ Éva Prouteau Spectacle vivant
90
– Corps en résistance
___Pascaline Vallée 94
– Brèves Alain Girard-Daudon, libraire, Éva Prouteau, François-Jean Goudeau, enseignant
p. 3
Dossier Bistrots _________________
p. 4
___
Dossier Bistrots / Éditorial / Pascaline Vallée / 303
Éditorial __
Pascaline Vallée Pousser la porte d’un bistrot, c’est plonger un orteil ou le corps tout entier dans un certain inconnu. Celui qui le désire y trouvera aussi, presque à tout coup, un refuge pour s’évader de l’aliénation du travail, de la vie domestique ou de la vie tout court. On en ressort ravi d’une conversation inattendue, amusé d’une scène vue, ou seulement sonné par le brouhaha ambiant. Dans les cités aux appartements étriqués, ils font office de salon. À la campagne, ils font services : on n’y entre pas seulement pour boire ou manger, mais aussi pour poster une lettre, acheter cigarettes ou magazines, demander un renseignement ou s’intégrer à une communauté. Qu’ils soient « commerciaux », « sociaux » ou « communautaires », comme l’analyse Philippe Gajewski, les bistrots ont su s’adapter à différentes époques et aux réalités de leur territoire. Café-épicerie, -tabac, -concert, -librairie, voire café-coiffeur ou -sabotier : les combinaisons possibles semblent infinies. Fidèles à leur réputation de sanctuaires de la convivialité, ils allient toujours utile et festif. D’abord essentiellement masculins, les cafés et bars se sont ouverts aux femmes et, pour certains, aux plus jeunes. Un bon bistrot, c’est la promesse d’un espace réconfortant, aux codes faciles, et la plupart du temps à des prix raisonnables. Ce patrimoine discret, dont le caractère est lié à celui de ses patrons, a beaucoup à raconter. Certains bistrots, comme ceux que Jean-Louis Cerisier ou Joël William Guibert ont parcourus, abritent au fond de la salle ou sur leurs murs des morceaux de passé, des témoignages de savoir-faire et de traditions. D’autres sont des foyers de culture ou de vie sociale, entretenus par des associations et des passionnés, comme le relaient dans ce numéro Pierrick Bourgault, Frédérique Letourneux et David Prochasson. Quand on parle de bistrots, chacun s’en forge une image. Poétisés, peints, chantés, photographiés, ils véhiculent un imaginaire foisonnant. On y va entre soi, pour s’ouvrir aux autres ou simplement s’offrir une trêve dans le rythme quotidien – pour « se laisser traverser » par la vie du lieu, comme le dit la dessinatrice Delphine Bretesché, à qui la carte blanche a été confiée. Ces espaces semi-privés, semi-publics, sont des scènes privilégiées de la comédie humaine et accueillent tous les registres de l’émotion : à la fois refuges et postes d’observation, ils se font repaire, tribune politique, lieu d’expression libre, où l’on ose tout dire à n’importe qui. Certains, enfin, sont à eux seuls des voyages, comme le Bistro de Château-Gontier dont les mystères sont racontés par Éva Prouteau. On peut aimer un bistrot pour toutes sortes de raisons : son décor ou sa simplicité, son calme ou son animation, le côté chaleureux des patrons ou leur discrétion. On peut l’aimer simplement parce qu’il est ouvert : que l’on compte parmi ses clients ou non, le bistrot est un repère dans notre société. Alors que leur nombre diminue partout, leur seule présence est un indicateur de la vitalité d’un quartier ou d’une ville, et de notre envie d’y vivre ensemble.
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Sans titre, photographie extraite de la série Traverser, 2009. © Photo Jérôme Blin.
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Pour des bistrots de territoires… __
Philippe Gajewski ___ Réputé être un haut lieu de sociabilité, le débit de boissons est surtout intelligible grâce à son adaptation aux territoires. Comment le bistrot se montre-t-il plus ou moins perméable aux normes et aux valeurs des sociétés locales ? ___ En France, de nos jours, environ cinq cents débits de boissons ferment leurs portes chaque année. Au-delà de cette hécatombe, faut-il préciser que ce sont les plus fragiles d’entre eux, les cafés sociaux / familiaux, qui disparaissent, au profit de gammes d’établissements bien plus commerciales ? Cette réduction du nombre des débits de boissons peut paraître surprenante car ils ont toujours fait preuve d’une formidable capacité d’adaptation et d’ajustement aux différentes époques et sociétés. L’hospitium de la Rome antique, la taverne puis le cabaret ont montré leur capacité d’assimilation des progrès techniques et sociaux ; la création de nouveaux breuvages a coïncidé avec l’apparition de nouveaux types d’établissements et de nouvelles clientèles. Les termes de bougnat, bouchon, buvette, brasserie, zinc, troquet et guinguette attestent ces fonctionnalités adaptées. Face à cette profusion d’appellations, il serait préférable d’employer la dénomination moins poétique, mais officielle et mieux adaptée, de « débit de boissons à consommer sur place » ; elle inclut l’ensemble des commerces qui proposent des boissons destinées à être consommées dans l’enceinte du commerce. Ajoutons que les termes de café et de bistrot correspondent à des dimensions spécifiques. Pour les citadins, le bistrot est un commerce de petite taille alors que les ruraux attribueront au café cette qualité. Il n’en demeure pas moins un lieu populaire élevé au rang de patrimoine national par l’internationalisation du « café à la française ». Mais les Français et leurs bistrots semblent avoir besoin d’une thérapie de couple. Les débits de boissons qui, au cours des siècles, ont accompagné l’évolution de la société, apparaissent comme des réprouvés aujourd’hui. En effet, à la lecture d’enquêtes d’opinions contemporaines1, les Français dans leur écrasante majorité n’y entrent pas mais, curieusement, les considèrent comme des lieux de convivialité et de brassage. Cette représentation semble paradoxale car, en ville, les discussions de table à table ou même de groupe à groupe sont exceptionnelles ; dans les espaces ruraux, les femmes y entrent rarement, tandis que les nouveaux arrivés au village privilégient les salles des fêtes. L’image du café en tant que lieu convivial semble correspondre davantage aux formes de sociabilité intragroupes : les clients, bien souvent arrivés en groupe, restent entre eux, sans autre désir de communication.
___ 1. Notamment 2014 enquête IFOPHeineken ID 580034.
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Une île cachée
entre le Japon et Château-Gontier
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Éva Prouteau ___ Inscrit à l’Inventaire des monuments historiques, ce petit Bistro est un condensé de poésie insulaire, sous haute influence japoniste. Au générique : eau limpide et ciel dégagé, cerisiers en fleur et hérons cendrés, céramique de luxe et sociologie de comptoir. ___ Remonter le temps jusqu’en 1814, avant de se glisser dans le petit Bistro de ChâteauGontier : à l’époque, Paris était occupée par les soldats du tsar Alexandre Ier suite à la bataille de Waterloo. Ils avaient très soif et semblaient surtout pressés, n’ayant pas le droit de boire en service et craignant de se faire surprendre par un gradé : alors, après avoir poussé la porte du débit de boissons, ils lançaient « bystro, bystro », ce qui signifie « vite, vite » en russe. Cette explication n’est pas vraiment validée par le linguiste Alain Rey, « pour des raisons chronologiques » nous dit-il, car le mot « bistro » n’est pas attesté pendant près de trois quarts de siècle et réapparaît seulement en 1884. Le même Alain Rey donne d’autres pistes étymologiques : il évoque le « bistraud », petit domestique qui aide le marchand de vin, il parle du « bistingo » où couchent les bohémiens ou les artistes – qui boivent forcément –, il décrit le « bastringue », lieu où l’on « bistouille », c’est-à-dire où l’on boit un café mélangé à de l’alcool, du genièvre ou du rhum, mot dégradé ensuite en « bistrouille ». D’autres suggèrent une possible dérivation du mot « mastroquet », devenu « bistroquet », qui dans son sens vieilli signifie « café », « débit de boissons ». Que cette origine contestée et instable puisse s’ériger en signe tutélaire pour le Bistro de Château-Gontier et son remarquable paysage de céramique japonisante. En effet, l’histoire de ce petit lieu si bien conservé reste trouée, pleine de pures suppositions.
Structure insulaire Les sociologues remarquent souvent, chez les habitués des cafés qu’ils interrogent, le dédoublement du sentiment du chez soi en dehors de l’habitat. Il renvoie à l’idée du café conçu comme un espace refuge, un espace intermédiaire entre travail et maison, entre public et privé. C’est un espace où les mots comme les gens circulent, un support d’affinités, qu’elles soient sociales – les sociologues insistent sur la fonction de transversalité sociale du bistro – ou plus simplement spatiales, en fonction de la localisation du café, souvent dans le quartier où l’usager habite. Décors du Bistro de Château-Gontier. Photos Marc Domage.
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Le café décoré :
lieu de vie, d’échanges, de culture populaire
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Jean-Louis Cerisier ___ Au gré de pérégrinations dans les Pays de la Loire, j’ai recensé une trentaine de cafés décorés. Cette liste n’est que l’échantillon d’un vaste ensemble mais elle permet de distinguer quelques caractéristiques propres à une expression populaire. ___ Le bistrot, conservatoire de culture populaire, est un lieu où l’on prend son temps, où l’on se lâche, aidé par la présence de l’autre, qui suggère le plaisir de l’échange et du bon mot, comme aimait à le souligner Michel Audiard qui trouvait au café l’inspiration pour l’écriture de ses dialogues de films. D’autres curieux ont dans son sillage recensé les brèves de comptoir. À Paris, dans le quartier Montparnasse, au début du xxe siècle, les cafés étaient les lieux de ralliement des peintres. Au gré des conversations et des échanges, des œuvres spontanées étaient produites sur des morceaux de nappe en papier. Une tradition populaire ancienne consistait à orner les murs intérieurs des cafés de fresques, de toiles marouflées ou de frises. Le peintre emblématique de cette rencontre entre le café et le créateur est sans doute Niko Pirosmani, un peintre géorgien qui œuvra entre la fin du xixe siècle et le début du xxe dans les tavernes de Tiflis1. Il peignait sur des toiles cirées noires usagées, utilisées dans les restaurants populaires. Tirant parti du fond noir, il faisait surgir la couleur, habitée d’une curieuse intensité. Les modèles du peintre étaient des prostituées, magnifiées en déesses sur ses toiles. Conjurant sa solitude, il aimait aussi représenter des bamboches, agapes accompagnées de rituels discursifs. Deux caractéristiques se distinguent dans les décors de cafés. Une première tendance s’intéresse à l’enseigne et à la publicité : elle est naturellement tournée vers l’extérieur. L’autre, d’essence esthétique et décorative, s’applique aux décors intérieurs.
Décors extérieurs La tradition de l’enseigne provient des motifs sculptés sur les linteaux des maisons, qui traduisaient jadis l’identité et la raison sociale de l’habitant, ainsi que des enseignes des relais de poste qui maillaient le territoire, comme en témoigne notamment celle de la maison Ratout à La Merlatière, en Vendée. Cette tradition a perduré jusque dans les années soixante, concurrencée ensuite par les réclames et les publicités qui ont fait glisser l’inventivité promotionnelle sur le support papier, télévisuel puis numérique. Elle demeure un moyen d’attirer le regard du passant et de l’inciter à entrer
___ 1. Une exposition « Pirosmani 1862-1918 » a été organisée au musée des Beaux-Arts de Nantes en 1999. Un catalogue a été publié à cette occasion, sous la direction de Régis Gayraud.
< Café Richefeu à Bais (Mayenne), décor de Giuseppe Tribus dit des « Quatre Saisons », La Chasse à courre, (l’Hiver). © Photo Bernard Renoux.
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Des bistrots en mode asso __
Frédérique Letourneux ___ Dans beaucoup de villages, le bar a longtemps été le lieu central des rencontres… À l’heure où beaucoup d’entre eux disparaissent, des associations d’habitants se créent pour maintenir ces lieux ouverts et animer leur territoire. ___ Ce soir-là, ça joue fort. Très fort même. C’est le groupe punk normand Nono et les déglingos qui est à l’affiche de La Motte. Le son est un peu crade, on boit des bières. Un vieux est accoudé au comptoir, comme tous les soirs. En partant, il laisse un petit billet dans la boîte réservée aux musiciens. « Ici il y a de tout : des vieux, des jeunes, des gens du coin mais aussi des Nantais. Ça attire tous les gens un peu rock’n roll, mais aussi des profs à la retraite, des néo-ruraux qui apprécient l’offre culturelle », détaille Paul Démare, un bénévole de La Motte aux cochons. Il faut dire que ce vieux bistrot, situé au cœur du village de Saint-Hilaire-de-Chaléons dans le Pays de Retz (Loire-Atlantique, 2 235 habitants), a toujours été un haut lieu du rock nantais. Les souvenirs des bringues les plus folles remontent au temps de « Jacquot », au début des années quatre-vingt. Depuis, le bar a été racheté et a connu des gérances locatives qui se sont révélées peu rentables. Alors, il y a quelques années, des fidèles du lieu ont décidé de monter une association pour continuer à faire vivre le bistrot. Depuis ils se relaient derrière le bar, pour assurer son ouverture du jeudi au dimanche soir. Sur les quelque soixante adhérents, une vingtaine de personnes sont vraiment investies : « La frontière entre les clients et les bénévoles n’est pas nette. Il y a des gens qui sont comme chez eux. C’est comme une famille très élargie », poursuit Paul Démare, qui s’occupe surtout de la communication du lieu, mettant au service de l’association ses compétences professionnelles de graphiste et de développeur web. Si le village de Saint-Hilaire-de-Chaléons compte encore aussi un bar-PMU, de manière générale les cafés se font de plus en plus rares, surtout dans les zones rurales : alors qu’en 1960 on comptait 200 000 cafés dans tout le pays, il n’y en a plus aujourd’hui que 32 0001. Départ à la retraite du gérant, activité pas assez rentable, mauvaise réputation… les raisons sont multiples. Et les faits sont là : les bistrots se meurent et avec eux disparaissent des lieux centraux de sociabilité et de rencontre au sein des villages. Dans ce contexte économique morose, le maintien d’un lieu sous statut associatif est présenté comme la seule alternative viable : plus de pression financière, des bénévoles qui se relaient derrière le comptoir, des horaires d’ouverture adaptés au rythme du village, des soirées festives ponctuelles… Même si, concrètement, les projets associatifs peuvent prendre des formes variées.
___ 1. Lorraine de Foucher, « “C’est notre café à nous” : quand le McDo remplace le troquet du coin », Le Monde, 3 novembre 2018.
Toutes les photos ont été prises au bistrot de La Motte aux cochons, à Saint-Hilaire-de-Chaléons (Loire-Atlantique). © Photos Jérôme Blin.
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Bar-tabac Le Fontenoy à Piacé (Sarthe), commerce multiservice tenu par Sylvie Lechat. © Photos Armandine Penna.
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L’indispensable « couteau suisse » Portrait de Sylvie Lechat
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David Prochasson ___ Depuis trente-six ans, Sylvie Lechat tient avec dévotion le bar-tabac Le Fontenoy, qui borde la nationale à Piacé (Sarthe). Un commerce offrant de multiples services, qui remplit des fonctions essentielles à la cohésion du village. ___ Au Fontenoy, les clients ont leurs habitudes, la patronne aussi. « Ici, c’est ma place », sourit Sylvie Lechat, trente-six ans de métier. Postée à l’angle du comptoir, entre un évier et des étagères garnies de verres, elle veille comme une vigie sur ses clients : face à l’entrée, l’œil sur les deux salles de son bar, dos à ses appartements privés, prête à s’y retrancher si les clients désertent. Son chien Elektra, blotti derrière une pile de journaux, et son chat blanc, Minouche, font partie du décor. Comme cette tête de biche, à laquelle répondent, sur le mur opposé, des bois de cerf, évocation de la passion de son conjoint pour la chasse. À cinquante-cinq ans, Sylvie Lechat, connue de tous et tout autant reconnue, est une figure incontournable de Piacé, village sarthois de quelque quatre cents âmes, entre Le Mans et Alençon. Elle exploite l’un des derniers commerces de la commune – avec l’antiquaire – mais elle est aussi le lien qui unit ses habitants, celle à qui l’on parle du temps qu’il fait, du temps qui passe, de ses tracas… Sylvie Lechat accueille les clients douze heures par jour, tous les jours de la semaine, sauf le dimanche où elle ferme à 16 heures. « C’est sa vie », rigole l’une de ses deux filles, sa cadette, âgée de vingt-six ans. Les vacances ? Douze jours par an, Noël et jour de l’an compris. « Je n’ai pas été habituée à fermer, justifie-t-elle. Et il faudrait trouver le meilleur moment. Le client veut toujours plus. » Alors elle continue. Même quand on l’appelle à 19 heures un dimanche pour un paquet de cigarettes, il lui arrive de céder et d’ouvrir ses portes. Sans cette femme aux cheveux argentés, Piacé n’aurait pas la même saveur. Incontestablement. Son bistrot, Le Fontenoy, doit sa survie aux usagers de la route nationale. Celle que certains appellent « la cicatrice » traverse les champs pour descendre dans la cuvette de Piacé. L’établissement s’aperçoit de loin, du haut de la côte. Des enseignes proéminentes percent la façade et annoncent la couleur aux automobilistes de passage : le rouge d’une marque de soda américaine ou d’une carotte de tabac, le blanc d’une bière alsacienne, le bleu de la Française des Jeux, le jaune du carré de la presse ou de La Poste… Que manque-t-il à la devanture bigarrée de ce bistrot rural ? Le Fontenoy, du nom d’une marque de cigarettes, arbore fièrement ses multiples
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Au Café du coin, chez la Mère Lapipe, Le Mans (Sarthe).
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La culture est dans les bars !
(et l’union fait la force)
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Pierrick Bourgault ___ Né à Nantes en 1999, le collectif Culture Bar-Bars accompagne les « politiques de la nuit » de plusieurs villes et agit pour que le rôle culturel des bistrots soit reconnu. Mission difficile, en pleine épidémie de fermetures. ___ Au centre des villes ou dans les quartiers, à la campagne, le café est un point de rencontre entre générations et populations, entre habitants et visiteurs. Un lieu de discussion et d’expression, accessible à tous. Certains accueillent des activités qui dépassent le cadre du débit de boissons : expositions de peintures ou de photographies, débats, concerts, jams où des artistes peuvent jouer ensemble. Les barsconcerts sont précieux car ils fournissent le chaînon manquant, le tremplin entre l’école de musique et des salles plus vastes, et donnent aux débutants l’occasion de rencontrer leur premier vrai public. Les artistes confirmés apprécient eux aussi ces lieux de diffusion. Accessibles à tous, ces bistrots s’ingénient à organiser une offre culturelle de proximité qui rayonne sur un territoire. Ils représentent l’un des derniers bastions du lien social direct et libre. En tant qu’entreprises, ils créent des emplois locaux, paient des taxes et participent à l’économie ; leur activité rend un quartier ou un village plus attractifs. Hélas, le visiteur qui traverse en voiture ou en train les campagnes et villes de France compte les pancartes fluo « À vendre » désignant les bistrots fermés. « Les bistrots, on en parle à la télé et dans les journaux, on les adore, mais ils crèvent ! » déplorait Claude Jamin, le patron du Petit Robinson 1, avant de fermer sa guinguette au charme d’antan sur les rives du Loir. Ce n’était pas faute de compétences – cuisinier, musicien, chanteur, professeur de tango –, ni d’expérience, car il avait géré d’autres bars et cafés, aujourd’hui fermés. Pour ces petits lieux dont le vocabulaire de notre époque vante la convivialité, qui créent du lien social et favorisent le vivre-ensemble et le multiculturalisme, les temps sont rudes. « Actuellement, pour huit offres, un seul acheteur », constate Gérard Quéguineur, qui vient de rouvrir un restaurant routier2 près de Mayenne. Les vendeurs, découragés ou réalistes, transforment leur bien en maison d’habitation ou l’abandonnent à sa décrépitude3. Étape critique, souvent létale : la transmission, lorsque les gérants prennent leur retraite. Une banque prêtera pour l’acquisition d’un logement, plus
___ 1. La Chartre-sur-le-Loir, Sarthe. ___ 2. L’Hermine, Aron, Mayenne. ___ 3. Thibaut Derien, J’habite une ville fantôme, Éditions du Petit Oiseau, 2015.
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Les piliers de la sagesse __
Jean-François Marquet Illustrations Marion Kadi ___ Ce témoignage a été retrouvé par des ouvriers chargés de requalifier, en centre de formation aux usages récréatifs de la conversation, une pièce que les voisins les plus âgés appellent encore « l’arrière-salle du bistrot ». ___ Quand sont arrivés les symptômes d’une quarantaine aux rêves aussi mensongers que ses souvenirs, j’ai pris la décision la plus imprudente possible, seule susceptible de donner enfin un peu de sens à mon existence. Comme une rechute tardive, une crise adolescente m’animait à nouveau. Il fallait réorienter ma vie. Nous étions en 2060 et ma carrière de fonctionnaire rangé au sein d’une antique start-up virait au bore-out quotidien. Moi, naïvement, c’était dans le social que je voulais m’épanouir. Mais l’administration intégrale du secteur était depuis longtemps sous la responsabilité de descendants des premiers GAFA qui distribuaient variablement, et au sou près, les subsides selon des données recueillies, seconde par seconde, sur les bénéficiaires via les tuyaux numériques, neuronaux ou optiques. Fallait donc que tout change, à commencer par moi. Avant de donner ma démission, dont ma hiérarchie virtuelle se foutait par anticipation, j’ai pensé pour la première fois à un avenir qui me serait personnel. C’était inédit donc excitant. Mon père m’avait parlé régulièrement de ses mercredis héroïques passés à jouer, enfant, derrière le « zinc », à servir des « chopes » et « des fillettes », à mettre la pression dans le « perco’ », et à doser des « Rapha » ou des « Guignolet Kirsch » à des habitués qui le gratifiaient parfois d’un « pourliche » en cachette de sa grand-mère, la seule « bistrotière » de notre modeste généalogie. Ces habitués chimériques, je les envisageais comme les premiers amis de mon père, presque ses éducateurs. Je tenais ferme ma résolution, je tiendrai le dernier bistrot de la ville ! Et, puisque le revival était, comme toujours, à la mode, j’étais certain que mon banquier en ligne allait suivre mon projet qui, pour relever d’une nostalgie incongrue, n’en était pas moins du dernier hype dans cette époque qui, comme toutes les autres, se cherchait. Après consultation de plusieurs administrateurs de biens qui s’amusaient, sans trop d’illusions, d’une telle entreprise, l’emplacement nantais fut enfin trouvé. Mon établissement serait sis rue du Port au Vin ! L’augure était aussi favorable qu’un impeccable alignement de planètes, malgré un loyer prohibitif. Le propriétaire des murs, flairant le bon coup, abusait de la situation, ce qui m’encourageait plutôt. Il prétendait volontiers qu’autrefois cette cambuse était fréquentée, à l’étage, par des
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