N° 159 / 2019
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Animal Animal
15 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Ce numéro entend traiter ce thème avec calme et lucidité, en multipliant les points de vue : artistique, psychologique, philosophique, scientifique… On y découvre des aspects émouvants et insoupçonnés de la profondeur des liens qui nous unissent à ces êtres embarqués avec nous dans le tourbillon de l’existence – c’est aussi, au passage, l’occasion d’en apprendre beaucoup sur nous-mêmes.
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Espèces qui disparaissent ou qu’il faut à tout prix réguler, revendications des véganes, difficultés des éleveurs : plus un jour ne se passe sans que les médias ne nous parlent des animaux, sur un ton tour à tour catastrophiste, passionné, indigné et ricaneur.
___ Dossier Animal ___
– Éditorial ___Renan Larue, professeur de littérature française à l’Université de Californie à Santa Barbara 07
– Comment vivre avec les bêtes ? ___Renan Larue 08
303_ no 159_ 2019_
__ Sommaire
14
– Quand les animaux saisissent le tribunal
___Camille Brunel, écrivain 20
– Benjamin Rabier. Les animaux à figure humaine
___ Olivier Calon, journaliste 26
– La longue histoire des extinctions
___Laurent Testot, journaliste 32
– « Pigeon, oiseau à la grise robe… »
___Marine Legrand, chercheuse en anthropologie de l’environnement 40
– Un refuge pour les animaux sauvages
___Anthony Poiraudeau, écrivain
– Les oiseaux d’Audubon : archaïques ou d’avant-garde ? ___Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement 48
54
– De l’habit à la voix : l’animal dans l’album
___Florence Gaiotti, maîtresse de conférences à l’ESPE Lille Nord de France 62
– Paysans aujourd’hui
___Julien Zerbone, enseignant 70
p. 2
– Des chevaux et des hommes Frédérique Letourneux, journaliste
___ Carte blanche ___
– Artiste invitée : Delphine Vaute ___ 75 80
– Histoires naturelles Lucie Charrier, attachée au développement des publics, Frac des Pays de la Loire
___ Chroniques ___ 82
– Échos / Animal
Émeric Cloche, Alain Girard-Daudon, Marie Groneau, Georges Guitton, ___Anthony Poiraudeau 84
– Homo homini lupus
François-Jean Goudeau, enseignant permanent aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,
___
université de Nantes
88
– Réunion, passages, traversées
___Alain Girard-Daudon, libraire 90
– La couleur retrouvée
___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 94
– Brèves Daniel Morvan, Éva Prouteau
p. 3
Dossier Animal _________________
p. 6
___
Dossier Animal / Éditorial / Renan Larue / 303
Éditorial __
Renan Larue Où sont les animaux ? Où sont-ils passés ? Même (et surtout) les plus gros d’entre eux étaient très nombreux sur la Terre il y a quelques centaines d’années encore. Mais voilà, à mesure qu’Homo sapiens colonise la planète, les animaux trépassent et leur territoire se réduit comme peau de chagrin. Ce phénomène, qui a accompagné la phase d’hominisation, s’est accéléré récemment dans des proportions prodigieuses, c’est-à-dire effroyables. Les animaux sauvages, depuis les plus petits insectes jusqu’aux plus majestueuses des baleines, sont en train de disparaître. Cette disparition a plusieurs causes dont les principales, faut-il le rappeler, sont la pêche et l’élevage. La première vide purement et simplement les océans de ses habitants et les remplace par des déchets plastiques provenant des chalutiers et autres navires-usines. Quant à l’élevage, il multiplie dans des proportions gigantesques les membres d’une poignée d’espèces transformées ou « optimisées » par les zootechniciens œuvrant au sein de centres de recherche. Les animaux de rente que nous mangeons, réifiés et privés de liberté, sont les principales victimes d’un système mortifère et absurde qui accapare 70 % des terres arables, les épuise et les pollue pour produire du fourrage. À qui profite ce crime contre les générations futures et contre les animaux ? Pas même à ceux qui, dans leur ferme, exploitent les vaches, les cochons, les poules, les moutons. Les éleveurs, ainsi que le rappelle Julien Zerbone, vivent dans un état de semi-esclavage orchestré par les banques, les semenciers, les coopératives et la grande distribution. Les éleveurs, en particulier les producteurs de lait, sont la profession la plus touchée par le désespoir et le suicide. Vivre avec les animaux devrait pourtant être une source de joie et d’épanouissement, comme le démontrent plusieurs articles de ce numéro passionnant. Les animaux peuvent nous aider à guérir de nos blessures physiques et morales. (L’équithérapie ouvre par exemple des perspectives thérapeutiques enthousiasmantes, assurent plusieurs spécialistes.) Les animaux ont à juste titre inspiré des scientifiques, des écrivains et des artistes de tout premier plan. À l’exception des animaux familiers, nous ne les côtoyons plus guère, bien sûr, mais ils n’ont jamais cessé de peupler notre imaginaire. Les cinéastes, qui exploitent cette veine depuis longtemps déjà, le savent bien : le public – en particulier le jeune public – est fasciné par les animaux, sauvages ou domestiques. Cette fascination se traduit fréquemment aujourd’hui par la volonté de les protéger, de les épargner, voire de leur accorder certains droits. On commence à se dire que l’assujettissement et l’exploitation ne sont pas les seules façons de penser notre rapport aux animaux. Nos contemporains sont en effet de plus en plus nombreux à se dire attentifs au sort de ces êtres avec qui ils partagent le monde. Espérons que ce souci se traduira bientôt en actes. Le temps nous est compté : faisons très vite la paix avec les bêtes, sous peine de disparaître avec elles.
< < Renardeau curieux à la sortie du terrier. © Photo Erwan Balança.
p. 7
Procès d’une truie et de ses porcelets à Lavegny, dessin, anonyme, xixe siècle. En 1457, à Lavegny, une truie qui avait en partie dévoré un enfant fut reconnue coupable de meurtre et condamnée à être pendue. Les porcelets, faute de preuves, ont été acquittés. © World History Archive / Alamy Stock Photo.
p. 14
Quand les animaux saisissent le tribunal __
Camille Brunel ___ À l’heure de la reconsidération de la personne animale, le cinéma en revient volontiers aux procès interspécifiques du Moyen Âge. À un renversement près : les autres espèces ne sont plus les accusées, ce sont les plaignantes. ___ Pendant plus de cinq cents ans, entre le xiiie et le xviiie siècle, des milliers d’animaux furent jugés et condamnés par la justice humaine au nom de lois qu’ils avaient enfreintes alors qu’ils en ignoraient l’existence. Les châtiments pouvaient aller des plus bénins – des dauphins excommuniés dans le port de Marseille, en 1596 – aux plus cruels, comme la pendaison d’une truie qui avait mangé un nourrisson, supplice raconté par Oscar Coop-Phane dans son roman intitulé Le Procès du cochon (Grasset, 2019). En mai 2018, c’est dans un tribunal que s’achevait le dernier chapitre en date de la saga Jurassic Park, Jurassic World: Fallen Kindgom (J.A. Bayona). Le Sénat américain y convoquait l’un des professeurs chargés d’étudier les animaux sur le terrain dans l’épisode inaugural de 1993. Ian Malcolm, barbe grisonnante, n’est plus ce scientifique défendant, autour d’une table ou dans la jungle, la nécessité de laisser la vie trouver un chemin. Son action passe par une audience et l’enregistrement officiel de ses positions en vue de décisions judiciaires : faut-il sauver les dinosaures d’une éruption volcanique ? Faut-il les considérer comme une espèce invasive et les exterminer un par un ? Quelle est la responsabilité des humains vis-à-vis des autres espèces ? Au siècle des Lumières, les procès impliquant des animaux furent abandonnés comme autant de pitreries folkloriques, anthropomorphistes et superstitieuses. Aujourd’hui, cependant, la sensibilité des animaux et plus précisément leur sentience – leur capacité à se percevoir en tant qu’individus –, démontrée par les sciences cognitives et l’éthologie, amènent la philosophie à reprendre la réflexion : l’antispécisme entend donc repenser le contrat social à l’aune des individualités animales qui nous entourent, et imagine les révolutions éthiques – et diététiques – qui les accompagnent. Avocats et avocates animalistes se font de plus en plus nombreux, de l’Europe à l’Inde en passant par la Nouvelle-Zélande, tandis que les cursus universitaires de droit animalier bourgeonnent ici et là – comme à Rennes dernièrement. En Suisse, Antoine Goetschel a défendu un brochet qu’un pêcheur avait torturé ; en Argentine, une femelle orang-outan a été libérée de son zoo par un avocat qui fit valoir son droit
p. 15
Les Contes de la souris bleue, « Le Lézard orgueilleux », 1930. © BNF, Paris.
p. 20
Benjamin Rabier Les animaux à figure humaine
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Olivier Calon ___ Le dessinateur vendéen doit sa célébrité à son art de donner au monde animal des expressions humaines. En 1911, après avoir illustré les Fables de La Fontaine, Benjamin Rabier s’attaque à un autre monument, l’Histoire naturelle de Buffon. ___ Fils d’un compagnon menuisier, Benjamin Rabier naît à La Roche-sur-Yon – la ville s’appelle alors Napoléon-Vendée – le 30 décembre 1864. En 1869, sa famille s’installe à Paris. À l’âge de quatorze ans, malgré des dons évidents pour les études et un premier prix au concours de dessin décerné par la Ville de Paris, il doit quitter l’école et travaille comme aide-comptable dans une banque. Plus tard, pendant son service militaire, il officie comme bibliothécaire. L’occasion pour lui de découvrir l’œuvre de l’illustrateur Paul Gavarni (1804-1866) dont il copie et recopie inlassablement les dessins. Libéré, il devient employé au Nouveau Cirque. C’est là qu’il fait une rencontre décisive : celle de Caran d’Ache, alors au sommet de sa gloire. Le caricaturiste l’introduit dans le milieu de la presse illustrée, qui connaît alors un développement fulgurant, permettant à Rabier d’y faire ses premières armes de dessinateur. Le succès arrive vite. Toutefois, conséquence d’une enfance marquée par les privations, l’homme sera toujours hanté par la peur de manquer. Alors, en dépit de sa notoriété naissante, il décide de devenir fonctionnaire. Le voilà préposé aux Halles de Paris, entré tout en bas de l’échelle. Malgré le succès et une production artistique considérable, Benjamin Rabier mena de front pendant vingt ans ses deux carrières, dessinateur le jour et fonctionnaire la nuit, dans le brouhaha des Halles de Paris… Employé zélé, il continuera d’exercer ce travail nocturne dur et répétitif… tout en habitant un hôtel particulier acquis grâce au succès de ses dessins. Sa notoriété, Rabier la doit essentiellement à son art très spécifique de représenter les animaux en leur donnant des expressions humaines. Sous son crayon, les vaches sourient, les canards s’inquiètent, les renards rusent, les éléphants s’étonnent et les lapins s’émeuvent… Un anthropomorphisme débonnaire en quelque sorte. Admiratif, Guillaume Apollinaire écrit de lui : « Nul mieux que Benjamin Rabier ne paraît au courant de ce qui se passe chez les animaux, nul n’a dessiné et ne dessine de plus amusante façon les scènes de leur vie quasi humaine1. »
Faire rire et sourire les animaux Mais d’où lui vint cette particularité de représenter ainsi les animaux au point d’en faire sa marque de fabrique ? Largement du hasard, si l’on en croit la légende…
___ 1. Préface au catalogue du Salon du Peuple, 1910.
p. 21
Disparus depuis plusieurs siècles, les aurochs ont été « reconstitués » à partir de vaches à caractères « primitifs » depuis les années 1930. On peut notamment en voir un troupeau à Rezé (Loire-Atlantique), sur les prairies humides des bords de Sèvre. © Photo Zoonar GmbH / Alamy Banque d’images.
p. 26
La longue histoire des extinctions __
Laurent Testot ___ Hier le mammouth, aujourd’hui les batraciens… L’expansion humaine a longtemps érodé les biotopes terrestres, elle les menace aujourd’hui d’anéantissement. Enquête au long terme sur un cataclysme. ___ Imaginez que vous puissiez embarquer à bord d’une machine à remonter le temps, et que depuis les Pays de la Loire vous fassiez un saut en arrière de 50 000 ans. Le choc serait rude. N’était le froid, assez prégnant, vous pourriez vous croire en Afrique, au cœur des réserves naturelles les mieux protégées. Un safari à domicile. Vous pouvez apercevoir des éléphants (certes couverts de fourrure, les mammouths) et des rhinocéros (laineux, eux aussi), des buffles (ou plutôt des aurochs), des lions de grande taille, des hyènes… Des géants tous disparus. Quand vous revenez dans le présent, vous ne trouvez plus que des vaches paisibles en guise de gros animaux. Pourquoi et comment ces placides bovins se sont-ils substitués à la formidable biodiversité de la préhistoire ? Menons l’enquête. D’abord, quelques données paléontologiques portant sur l’ensemble de la planète. Au cours des 100 000 dernières années1, la taille moyenne des animaux sauvages a diminué de moitié. 85 % des espèces composant la mégafaune (ensemble des animaux pesant plus de 44 kilos à l’âge adulte) ont disparu. Et cette mégafaune n’occupe plus que 1 % de son territoire d’origine. Prenons l’exemple des éléphantidés, élargis aux proboscidiens (mammifères à trompe). Il y a cent millénaires, au moins vingtsept espèces d’au moins six genres étaient présentes sur cinq continents, du Japon à l’Afrique du Sud, du Brésil à l’Angleterre. Il y avait des mastodontes et des mammouths en Amérique du Nord, stegomastodon et cuvieronius en Amérique du Sud, comptant pour au moins neuf espèces. Au total, trente-six espèces de mammifères pesant plus d’une tonne étaient présentes en Amérique du Sud : paresseux géant (une douzaine d’espèces), glyptodon (une sorte de tatou colossal), toxodonte (évoquant l’hippopotame), macrauchenia (à la vague silhouette de chameau sans bosse)… Il n’en reste rien, sinon quelques os et une énigme. Ils ont tous disparu voici 10 000 à 15 000 ans. De même, de façon encore plus spectaculaire, la quasi-totalité des mammifères de plus de 50 kilos a été effacée d’Australie il y a environ 40 000 ans. Qui est coupable d’une telle hécatombe ? Les spécialistes distinguent deux causes possibles : les variations climatiques et l’arrivée des humains. Certes, il est toujours possible de corréler une vague de froid ou un réchauffement d’ampleur avec ces vagues d’extinction, mais sur le temps long les espèces animales vivent environ
___ 1. Felisa A. Smith et al., « Body size downgrading of mammals over the late Quaternary », Science, 20 avril 2018, accessible sur https://science. sciencemag.org/content/360/6386/310/ tab-pdf
p. 27
p. 32
« Pigeon, oiseau à la grise robe… » __
Marine Legrand ___ Les relations aux pigeons qui habitent les villes, plus complexes qu’il n’y paraît, sont le fruit d’une longue histoire, prise entre les mondes du domestique et du sauvage, de l’utile et du dérangeant. ___ « Pigeon, oiseau à la grise robe Dans l’enfer des villes À mon regard tu te dérobes Tu es vraiment le plus agile1… »
Si l’on dessine souvent le pigeon des villes gris poussière, son plumage se révèle dans les faits bien plus varié, du noir au blanc en passant par un roux aux reflets bleutés. Cette diversité de la coloration est le signe du travail de sélection dont cet oiseau a fait l’objet au cours des siècles. Cet animal, qui se confond pour beaucoup d’entre nous avec la matière des trottoirs, appartient en effet à des populations marronnes2 de la variété domestique du pigeon biset (Columba livia var. domestica). Progressivement installé en ville depuis l’Antiquité, jusqu’à y devenir omniprésent, il est avec la mouette rieuse, la corneille noire et l’étourneau sansonnet l’un des grands vainqueurs de la colonisation du milieu urbain par l’avifaune. En France, après de nombreux siècles de coexistence, ce n’est qu’à partir des années 1950 que sa présence est devenue un problème politique. Un consensus s’est progressivement établi autour de l’idée suivante : les bisets marrons prolifèrent, ils sont trop nombreux en ville, il faut en maîtriser le surnombre qui pose des problèmes d’hygiène. À l’heure actuelle, de nombreuses méthodes de contrôle existent mais le conflit est loin d’être apaisé. Largement perçu comme source de nuisances, l’oiseau est en effet également apprécié, et nourri par certains. Pour comprendre comment ce conflit a émergé, il faut s’intéresser à la façon dont cet oiseau est venu peu à peu « habiter3 » la ville moderne, pour devenir cet animal des rues, des toits et des balcons, si familier qu’il se fondrait presque dans le décor…
D’où viennent-ils ? Comment vivent-ils ? Les pigeons ré-ensauvagés des grandes villes descendent lointainement du pigeon biset, ou pigeon des rochers, un columbidé originaire d’Asie du Sud. Les premières traces écrites d’utilisation du biset datent de 4000 avant notre ère, en Mésopotamie. Relâché à partir des bateaux où il était embarqué, il aurait d’abord servi à repérer les côtes, les hommes mettant à profit son très bon sens de l’orientation. En Grèce il
___ 1. Benoît Poolevorde, dans le film C’est arrivé près de chez vous. ___ 2. L’adjectif « marron » s’emploie au départ pour désigner les anciens esclaves ayant repris leur liberté (« nègres marrons », de l’espagnol « cimarron ») et par extension pour les animaux sortis de l’état domestique. Les expressions « ré-ensauvagé » (retourné à l’état sauvage) et « féral » sont également employées dans la littérature. ___ 3. Si la notion d’habitat est familière à la discipline écologique, désignant les conditions de vie favorables à une espèce particulière, on emploie peu le verbe habiter pour les animaux, plantes et autres êtres vivants non humains. Cette utilisation suppose que l’on accorde à chaque être un certain degré d’autonomie, d’indétermination par rapport aux conditions qui le caractérisent. Dans le présent écrit, c’est un choix délibéré.
< Pigeon ramier. © Photo CC BY 2.0.
p. 33
p. 40
Un refuge pour les animaux sauvages __
Anthony Poiraudeau ___ Le refuge de l’Arche à Château-Gontier, dans la Mayenne, recueille des animaux sauvages devenus inaptes à la vie dans la nature. En quarante-cinq ans d’existence, cette institution a sauvé des milliers d’animaux. ___ En arrivant au refuge de l’Arche, où sont recueillis, soignés et abrités des animaux sauvages malmenés par le sort, on lit sur les affiches du hall d’accueil que l’on entre dans le premier site touristique de Mayenne en nombre de visiteurs. Ouvert il y a quarante-cinq ans à Château-Gontier, le refuge de l’Arche semble bien avoir, localement, le statut d’une véritable institution. J’ai appris son existence récemment, surpris de ne pas en avoir entendu parler auparavant. J’ai pourtant passé plus de la moitié de ma vie dans la région des Pays de la Loire, et ma famille visitait volontiers des parcs zoologiques : nous faisions parfois plusieurs heures de route, depuis la Vendée où nous vivions, pour aller au zoo de la Palmyre, en Charente-Maritime, ou à celui de La Flèche, dans la Sarthe. Un lieu comme le refuge de l’Arche, qui n’est pas un zoo, mais où le public peut regarder vivre des animaux sauvages aussi divers que des lions, des ours ou nombre d’espèces de singes – entre autres –, aurait sans doute comblé mon goût pour les parcs animaliers, sans nous demander un trajet très long. Nous ne savions tout simplement rien de cet endroit, sans doute parce qu’il ne s’agit justement pas d’un zoo, et que visiter le refuge de l’Arche n’a pas le même sens que d’aller dans des parcs zoologiques : on n’entend donc pas parler de la même manière de l’un et des autres, ni par les mêmes canaux d’information. Les zoos se présentent volontiers comme des lieux divertissants et spectaculaires, tandis que le refuge de l’Arche a pour but de protéger des animaux sauvages, ce qui donne à la visite quelque chose de très sérieux, avec en arrière-plan la vie de malheurs que les bêtes ont connue avant d’y être accueillies, à laquelle le refuge oppose la nécessité de la bonté et d’une éthique. Cette exigence est sans doute beaucoup moins facile à valoriser par la publicité que le contact scénarisé, avec les plus formidables des animaux sauvages, que promettent les grands parcs zoologiques. Tous les pensionnaires du refuge de l’Arche sont des animaux sauvages qui, pour différentes raisons, ne peuvent vivre dans la nature : certains sont restés handicapés après un accident – telle une cigogne devenue aveugle après avoir percuté une ligne à haute tension, recueillie au refuge en 1979 –, d’autres – des chouettes chevêches, une grande aigrette, des renards, etc. – après avoir été blessés par des chasseurs. Ceux-là ne pourraient pas survivre dans leur milieu naturel : ils peineraient à se < Aras rouges ou aras macao (Ara Macao) arrivés en décembre 2018 dans le cadre d’une saisie chez un oiselier.
p. 41
Tantale d’Amérique (Mycteria americana), illustration de John James Audubon extraite de The Birds of America, Londres, Published by the Author, 1827-1838.
p. 48
Les oiseaux d’Audubon :
archaïques ou d’avant-garde ?
__
Valérie Chansigaud ___ Auteur d’un livre sur les oiseaux d’Amérique aux dimensions inhabituelles et atteignant des records dans les ventes aux enchères, Audubon est devenu une icône et son génie est encensé – mais pour quelles raisons ? ___ Les repères pour mesurer l’immense renommée de John James Audubon (1785-1851) ne manquent pas. Il est l’un des rares artistes naturalistes qui aient fait l’objet d’une biographie de leur vivant, et sa vie et son œuvre ont été analysés dans plus d’une cinquantaine de monographies durant les cinquante dernières années. Aux États-Unis, son nom a été donné à la société de protection des oiseaux, créée en 1886, qui est aujourd’hui encore l’une des plus importantes structures environnementalistes de ce pays. On pourrait croire que sa notoriété a été suffisante pour franchir les frontières puisque plusieurs biographies ont été publiées en français, mais le fait qu’il soit né dans les colonies françaises de Saint-Domingue et ait vécu à Nantes et Couëron n’est certainement pas étranger à cet intérêt. Audubon, icône de la culture américaine, a le mérite d’inviter à se poser de nombreuses questions tant sur l’histoire de l’illustration naturaliste que sur l’évolution de notre rapport à la nature. Les portraits réalisés de son vivant le montrent souvent vêtu en explorateur, tenant un imposant fusil : c’est l’image du chasseur explorant des territoires encore partiellement sauvages (si cette notion a un sens) et dangereux, propres aux ÉtatsUnis du début du xixe siècle, qui est mise en avant. À partir des années 1950, il est représenté tout autrement : un crayon à la main, il dessine un oiseau vivant, dans son cadre naturel. Un cliché en a remplacé un autre mais le premier est sans doute plus réaliste que le second, car à l’époque d’Audubon l’ornithologie était comme la fille aînée de la chasse. On tuait les oiseaux pour les étudier ; leur observation dans la nature n’apparaît que bien plus tard, à la fin du xixe siècle, et s’impose auprès des ornithologues sous l’influence des sociétés Audubon, qui rassemblent des dizaines de milliers de membres, se plaçant ainsi parmi les plus importantes organisations de la société civile. Plus que d’un changement anodin dans la pratique naturaliste, il s’agit là d’une véritable transformation du rapport à la nature des sociétés développées. Pourtant, Audubon, mort en 1851, ne participe en rien à cette évolution et ses écrits ne remettent jamais véritablement en cause la mise à mort des oiseaux. La célébrité d’Audubon ne s’explique pas non plus par ses voyages : bien d’autres avant lui ont parcouru l’Amérique, y compris pour décrire les oiseaux de ce continent. Le contenu scientifique de son œuvre n’a rien de véritablement original pour son époque. Les Oiseaux d’Amérique d’Audubon est avant tout un ouvrage exceptionnel en raison de sa taille – un double éléphant de 96 x 66 cm ! –, qui répond au projet
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