N° 160 / 2020
Pourtant, dans chaque gare fourmillent les histoires individuelles et collectives : il suffit d’évoquer le sujet et la boîte à souvenirs s’ouvre, l’esprit s’évade… Symbole de progrès, objet de débats, porteuse d’espoir, délaissée voire abandonnée, la gare convoque les passions.
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 contact@editions303.com www.editions303.com
Par définition, la gare est un lieu fonctionnel conçu pour permettre au voyageur de prendre son train, son bus ou son tramway. C’est une porte d’entrée sur la ville, une étape, un lieu de passage, jamais une destination en soi.
Ce numéro consacré aux gares vous invite à circuler à travers la région, à découvrir un paysage ferroviaire singulier et rencontrer ces hommes et ces femmes, d’hier et d’aujourd’hui, qui nous permettent de voyager dans l’espace et dans le temps… Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Gares
et réseaux ferrés
La revue culturelle des Pays de la Loire
Gares et réseaux ferrés
15 euros
___ Dossier Gares et réseaux ferrés ___
– Éditorial ___Gaëlle Caudal, responsable « mission patrimoine industriel, maritime et fluvial », Ville de Nantes 05
– « C’est beau une gare ! » Stéphanie Sauget, professoresse des universités en histoire contemporaine à l’université de Tours ___et membre du CeTHiS 06
– Histoire du réseau ferré dans les Pays de la Loire ___Gaëlle Caudal
303_ no 160_ 2020_
__ Sommaire
12
18
– Les archives historiques du groupe SNCF
___ Agnès D’Angio-Barros, conservatrice en chef du patrimoine 26
– L’architecture des gares en Pays de la Loire
___Gaëlle Caudal 34
– La Baule et ses gares. La dune, le train, le lotissement
___Frédéric Fournis, chercheur de l’Inventaire général, Région Pays de la Loire
– Dépôt du Mans : métamorphoses d’une étoile ferroviaire ___Florence Falvy et Marie Hérault, journalistes 40
46
– Le Maroc, cité cheminote
___Marie Ferey, chercheuse de l’inventaire général, Région Pays de la Loire 52
– Les paysages du rail : une ancienneté persistante
___ Anthony Poiraudeau, écrivain 58
– Journal d’un voyageur (extraits)
___Éric Pessan, écrivain
– Roger Tallon, et après ? ___Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 64
70
p. 2
– La nouvelle gare de Nantes Entretien de Jean-Louis Violeau, sociologue, ENSA Nantes avec Rudy Ricciotti, architecte
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Jérôme Blin ___ 75 80
– Le mouvement et l’arrêt
Anthony Poiraudeau
___ Chroniques ___
Architecture
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– L’épaisseur de la matière
Claude Puaud, architecte, président de la Maison régionale de l’Architecture des Pays de la Loire ___ Art contemporain
86
– Qu’est-ce qu’on voit ?
___Éva Prouteau Spectacle vivant
90
– Nouvelles directions
Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art ___ 94
– Brèves Julien Boureau, Alain Girard-Daudon, Jessy Jouan, Daniel Morvan
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Dossier Gares
et réseaux ferrés _________________
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___
Dossier Gares et réseaux ferrés / Éditorial / Gaëlle Caudal / 303
Éditorial __
Gaëlle Caudal Une gare est a priori un lieu purement fonctionnel : on s’y rend pour prendre un train, un bus ou un tramway. C’est une porte d’entrée, un lieu de passage, pas une destination en soi. Dans une gare se croisent pourtant des milliers d’histoires individuelles : il suffit pour s’en rendre compte de se poser et d’observer. Observer le va-et-vient permanent de tous ces gens qui courent, attendent, s’embrassent, s’étreignent, se séparent… Observer les hommes qui y travaillent, imaginer leur quotidien rythmé par l’annonce d’horaires précis, ceux de trains aux destinations pas si lointaines. Observer ces bâtiments, ces quais, ces trains conçus par des architectes, des ingénieurs, des designers. Observer ce lieu où toutes les classes sociales se croisent à toute heure du jour et tard dans la nuit : lycéens, retraités, citadins pressés, touristes ou sans-abri… Tels des voyageurs, nous remonterons le temps. Jusqu’à ce temps où les gares redessinaient la forme des villes, où chaque bourg se battait pour avoir « la sienne » et « la plus belle » ; où le chemin de fer ouvrait tous les possibles à l’économie d’un territoire… Pendant l’entre-deux-guerres, avec l’apogée du réseau, il fallut loger une cohorte de cheminots. Puis vint le temps du désamour, dans les années 1960 : les gares se vident, la voiture vient concurrencer le train… La gare est redevenue un lieu fréquenté, développement durable oblige. Parfois saturée, elle doit s’agrandir, devenir « multimodale » tant dans son offre de transport que dans ses services… Après avoir investi ces lieux, nous prendrons le train en prêtant une attention particulière au paysage, à l’architecture des constructions qui se dressent le long des quais et… à nos compagnons de voyage… En refermant ce numéro, nous l’espérons, votre regard aura changé. Ces bâtiments au premier abord si communs vous paraîtront uniques et attachants, et peut-être vous direz-vous : « C’est beau une gare ! »
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« C’est beau une gare ! » __
Stéphanie Sauget ___ Les gares de chemin de fer sont nées au xixe siècle et elles contribuent depuis à transformer en profondeur le paysage sensible et le rythme des villes. Mais comment ce choc perceptif a-t-il été perçu et comment ont-elles renouvelé la poétique urbaine ? ___ « C’est beau une gare ! » écrit dans la presse Émile Zola en 1877, pour défendre sept des douze tableaux de la série sur la gare Saint-Lazare que Claude Monet présente à la troisième exposition impressionniste, devant un public loin d’être conquis1. Cette déclaration d’amour appelle à une conversion du regard qui n’est toujours pas réalisée à la fin du xixe siècle : « Vous, poète moderne, vous détestez la vie moderne. Vous allez contre vos dieux, vous n’acceptez pas franchement votre âge. Pourquoi trouver une gare laide ? » Pourtant, les gares font partie du paysage français et européen depuis les années 1820. La gare Saint-Lazare existe depuis quarante ans exactement. On aurait pu la croire entrée dans le paysage sensible des Parisiens, acclimatés à ce nouveau lieu symbole de modernité technique. Rares sont pourtant les artistes à trouver dignes de représentation esthétique ces nouveaux établissements hybrides, mi-urbains côté rue, mi-industriels côté voies. La langue même a bégayé. Mme de Girardin, chroniqueuse de La Presse, invitée à assister aux premiers jours d’exploitation de la ligne de Paris à Saint-Germain, écrit le 1er septembre 1837 : « Ceci est véritablement impossible à décrire, mais c’est très amusant à regarder2. » Les mots manquent pour désigner les gares et la terminologie reste floue jusque dans les années 1850 : faut-il parler d’embarcadère, de débarcadère, de gare de chemin de fer (pour la distinguer de la gare fluviale) ? La gare Saint-Lazare a longtemps connu diverses appellations : gare Pereire, gare du chemin de fer de l’Ouest, gare de Paris à Versailles - Rive droite. Pourquoi donc parler des gares ? Cela n’intéresse que les techniciens, les petits actionnaires, les propriétaires expropriés, les voyageurs inquiets de rater leur train. La presse du xixe siècle en fait peu état : les inaugurations, les voyages officiels ou les accidents peuvent faire brièvement entrer les gares dans les colonnes des journaux, au titre de curiosité éventuellement inquiétante. En 1843, L’Illustration livre ainsi une vision étonnante de la charpente de la gare d’Orléans, à Paris (l’actuelle gare d’Austerlitz), comparée à une « gigantesque ostéologie d’un de ces animaux antédiluviens dont les débris ont révélé au grand Cuvier les merveilles d’un monde anéanti3 ». Mais, comme le rappelle le guide de Frédéric Bernard, Petit guide de l’étranger à Paris, publié en 1855 et vendu 75 centimes : « En arrivant à Paris, vous n’avez pas le temps d’admirer la gare. Vous ne pouvez songer ni à Paris, ni à vous-même, vous appartenez tout entier à vos bagages4. » L’architecte César Daly est celui qui révèle le mieux les ambiguïtés liées à la perception de ce monument, y compris par les professionnels : la gare, écrit-il, est « un monument nouveau, étrange, immense ». Il ajoute : « Pour l’artiste perdu dans le vieux sillon de la routine, c’est un monument plein de menaces pour l’art. Les matériaux dont il est bâti, au lieu d’être simplement arrachés des entrailles
___ 1. Émile Zola, « Notes parisiennes, une exposition : les peintres impressionnistes », Le Sémaphore de Marseille, 19 avril 1877. ___ 2. Lettres parisiennes du vicomte de Launay par Mme de Girardin, texte présenté et annoté par Anne MartinFugier, Paris, Mercure de France, 1986, lettre XXV. ___ 3. L’Illustration, 2 mai 1843. ___ 4. Frédéric Bernard, Petit guide de l’étranger à Paris, Paris, Hachette, 1855, p. 2.
< Verrière de la gare d’Austerlitz, 1er septembre 2000. © Alexandre Mostras, Médiathèque SNCF.
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Bâtiment voyageurs de Nesmy (Vendée), 1871 (ligne 530 : Nantes-Orléans-Saintes). © Région Pays de la Loire - Inventaire général, Yves Guillotin.
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L’architecture des gares en Pays de la Loire __
Gaëlle Caudal ___ Au plus fort de l’extension du réseau ferré, pendant l’entre-deux-guerres, le territoire des Pays de la Loire comptait près de neuf cents gares ou haltes. Tour d’horizon de ces édifices qui marquèrent le paysage de la région… ___ Une gare se compose de plusieurs éléments bâtis : bâtiment voyageurs, halle de marchandises, abri de quai, toilettes et parfois passerelle de voie. Les bâtiments voyageurs ainsi que les halles de marchandises étaient avant tout des édifices fonctionnels assurant l’embarquement ou le débarquement des voyageurs et des marchandises. En fonction de l’activité de la gare, les bâtiments voyageurs et les halles de marchandises pouvaient être modifiés dans les années suivant leur construction. Il n’était pas rare d’ajouter aux bâtiments des ailes et des travées. Ainsi, l’ancienne gare de Nantes-Doulon était à l’origine une maison de garde-barrière construite par la Compagnie d’Orléans entre 1873 et 1877. Suite à une demande récurrente des habitants de Doulon et des collectivités, qui souhaitaient une desserte du quartier, la maison fut transformée en halte puis en gare en 1885 et 1910, grâce à l’accolement de deux modules supplémentaires reprenant la volumétrie de la maison de garde-barrière initiale.
Uniformité et diversité des bâtiments Les stations étaient le plus souvent construites à la périphérie des bourgs. Le choix de l’emplacement était déterminé par le tracé de la voie ferrée, qui ne pouvait pas traverser le centre-ville et entraînait expropriations et nuisances liées au bruit et à la fumée des locomotives à vapeur. Le bâtiment voyageurs et la halle de marchandises étaient parallèles à la voie, même dans les gares terminus comme Le Croisic ou Pornic. Les seules gares cul-de-sac recensées dans les Pays de la Loire sont celles de Nantes (jusqu’en 1857) et Saint-Nazaire (jusqu’en 1956), où les trains devaient manœuvrer pour repartir vers Le Croisic. À Montreuil-Bellay, le bâtiment est positionné entre les voies. Les premiers bâtiments voyageurs des Pays de la Loire furent construits par la Compagnie de Tours à Nantes entre 1848 et 1851. Dessinés dans un style néoclassique par l’architecte Charles Joly-Leterme, ces édifices couverts d’une toiture en croupe comportent un corps central à étage, encadré de deux ailes basses symétriques.
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Plan du lotissement Hennecart dressé par l’architecte Georges Lafont vers 1880, aquarelle et gouache sur papier. La Baule, archives municipales. On distingue les premières villas sur le bord de mer, la chapelle Notre-Dame-des-Flots ainsi que la voie ferrée et la gare en bordure du lotissement. © Région des Pays de la Loire-Inventaire général. Repr. Denis Pillet.
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La Baule et ses gares La dune, le train, le lotissement
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Frédéric Fournis ___ Comme nombre de stations balnéaires, La Baule doit son essor au chemin de fer ainsi qu’à des promoteurs avisés qui ont su tirer parti d’un site privilégié dont ils ont marqué la forme urbaine, le style architectural et même l’implantation des gares. ___ Une dune et une gare Tout commence avec l’arrivée du chemin de fer. Après la mise en service de la ligne ferroviaire de Tours à Saint-Nazaire, en 1857, les communes du Croisic et de Guérande comprennent le parti qu’elles pourraient tirer de ce nouveau moyen de transport pour la commercialisation du sel des marais salants guérandais. Un projet de prolongement jusqu’au Croisic se fait jour rapidement, entériné par la déclaration d’utilité publique du décret impérial du 19 juin 1868. La construction et l’exploitation de la ligne sont adjugées en 1870 à la Compagnie du chemin de fer de Saint-Nazaire au Croisic, qui devient en 1876 la propriété de l’homme d’affaires Jules Joseph Hennecart (18321884). La ligne est acquise en 1878 par l’État, qui a le projet de créer son propre réseau ferroviaire. Hennecart en demeure cependant l’entrepreneur pour achever le chantier. Elle est finalement cédée en 1883 à la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans. Inaugurée le 11 mai 1879, la ligne de Saint-Nazaire au Croisic, après la gare de Pornichet, passe près de la grève sur les dunes de Mazy puis gagne au nord-ouest les dunes d’Escoublac qui dominent la baie du Pouliguen. La « station d’Escoublac-La Bôle » est isolée et distante de deux kilomètres du bourg d’Escoublac, mais implantée au croisement du chemin de fer avec la route du Pouliguen à SaintAndré-des-Eaux et avec celle de Guérande. De cette gare part également l’embranchement de la ligne vers Guérande. Le site est alors presque complètement vierge de toute construction1. Les dunes d’Escoublac, récemment stabilisées par des plantations d’arbres, dessinent une anse maritime parfaite exposée au sud, entre les étiers de Pornichet et du Pouliguen. Ce paysage, connu localement sous le nom de bôle ou baule, séduit aussitôt Hennecart, qui acquiert en 1879 une cinquantaine d’hectares entre la gare et la grève, par l’entremise de son agent de change et ami Édouard Darlu (1837-1923). Le jeune architecte nantais Georges Lafont (1847-1924) est chargé de tracer les plans d’un premier lotissement, prémices de la station balnéaire promise à un développement rapide, qui adopte définitivement le nom de La Baule en 1896. La gare, pour sa part, reprend le modèle type de la ligne, conçu en 1877 par l’ingénieur de la Compagnie du chemin de fer de Saint-Nazaire au Croisic, Marie-Antoine de
___ 1. Les témoignages évoquent une maison forestière et un poste de douane, remplacé en 1881 par une caserne de douaniers.
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Entrée d’un pavillon de Louis-Clovis Heckly.
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Le Maroc, cité cheminote __
Marie Ferey ___ Dans les années 1920 et 1930, au sud de la ville du Mans s’implantent des cités ouvrières. L’une d’elles, la cité du Maroc, est intimement liée à l’évolution ferroviaire de l’Ouest. Retour sur ce quartier cheminot aux abords de la gare de triage. ___ En 1848, Le Mans est choisi pour accueillir la ligne Paris-Rennes au détriment d’Alençon. Cette attribution plonge la ville dans son histoire contemporaine. Certes, une mutation territoriale s’est amorcée dès la première moitié du xixe siècle à la périphérie de la préfecture sarthoise, mais l’arrivée du chemin de fer lui confère un rang particulier et entame une transition économique marquée. Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’intensification du trafic entraîne nombre de modifications et d’agrandissements du bâtiment de la gare et des lignes. En 1908, le rachat par l’État de la Société des chemins de fer de l’Ouest permet de poursuivre l’intensification de la circulation. Proximité avec Paris, ouverture vers l’ouest : Le Mans devient une ville stratégique. Pour répondre à ce statut de nœud ferroviaire, la création d’infrastructures nouvelles est engagée dès 1911 avec la construction de la gare de triage, au sud du Mans. Celle-ci est installée sur des terres vierges, sablonneuses, dénommées « Les Landes ». L’appellation « Le Maroc » semble avoir émergé à cette époque, sans que son origine soit connue avec certitude.
La Collectivité et le camp d’État Sur les terres qui entourent la gare de triage s’installent rapidement des cheminots qui acquièrent des terrains afin d’y construire leur maison. La rue de la Collectivité garde le souvenir de cette appropriation territoriale. Les maisons mitoyennes qui bordent la rue s’élèvent sur un étage ; elles sont composées de trois travées avec une porte centrale, aux encadrements rythmés par des jeux de briques et soutenus par des linteaux métalliques. Malgré les quelques évolutions décoratives qu’elles ont connues en un siècle, ces maisons conservent une homogénéité architecturale liée à leur histoire. En 1919 sont déposés les statuts de la société anonyme HBM (pour « habitations à bon marché ») La Collectivité : la construction de quarante-huit maisons est lancée dans la foulée. Lors du conseil municipal du 28 avril 1921, Auguste Fourmond, président de La Collectivité et employé aux Chemins de fer de l’État, sollicite la Ville pour le
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Les paysages du rail : une ancienneté persistante
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Anthony Poiraudeau ___ Gares et chemins de fer modèlent notre espace depuis le xixe siècle, et beaucoup de lieux ferroviaires ont disparu. Quelques images d’archives et un trajet en TER dans la région peuvent peut-être nous montrer ce qu’il reste de cet ancien paysage. ___ Il m’a semblé qu’aller prendre le train me procurerait un bon moyen de remonter le temps, jusqu’à une ancienne époque des gares, ou du moins jusqu’à ce qu’il reste aujourd’hui des anciennes gares et de leur paysage. Je suis allé prendre un train en gare de Nantes, la ville où je vis, non pour me rendre quelque part en particulier, mais tout simplement pour faire le voyage et passer du temps à bord du train jusqu’au terminus, où je reprendrais le prochain train à partir en sens inverse, jusqu’à mon point de départ. C’est aussi un vieux fantasme que je réalisai ainsi pour la première fois : prendre un train simplement pour faire le trajet, aller au bout de la ligne et revenir. Alors, on n’est pour ainsi dire allé nulle part mais on a passé la journée en voyage, on était pendant des heures occupé à un parcours sans autre utilité que de faire défiler quelques centaines de kilomètres de paysage jusqu’à retrouver son point de départ – on pourrait sans doute faire cela sans que personne ne s’en rende compte, puisque au soir on vous retrouve au même endroit, comme si vous n’aviez pas bougé entre-temps. Une telle opération exige une gare où l’on descend et d’où l’on revient, et si la destination de ce voyage était d’une importance secondaire, je ne l’ai pas pour autant choisie au hasard. Je suis allé au Mans. D’une part parce qu’un aller-retour NantesLe Mans forme, tout au travers de la région, comme un mouvement de balancier dont l’extrémité opposée parvient à mi-chemin de la région parisienne. D’autre part, car je voulais avec ce voyage tenter une remontée dans le temps, non que je considère que Le Mans appartienne davantage au passé que le reste du monde, mais parce que Le Mans, j’y étais certes passé des dizaines et des dizaines de fois en train, mais toujours à bord de trains à grande vitesse à destination ou en provenance de Paris, jamais en suivant des lignes de desserte locale. Cette fois, j’irais en TER et Le Mans serait le terminus, selon une modalité de transport qui me semble provenir d’une époque antérieure à la structuration du réseau ferré par des lignes à grande vitesse – un équipement inauguré en France au début des années 1980. Concrètement, cela ne change pas grand-chose : le TER de Nantes au Mans suit le même trajet que le TGV, lequel ne circule jamais à grande vitesse sur cette portion de l’itinéraire (c’est entre Le Mans et Paris que le TGV roule à la vitesse dont il tire son nom). Mais dans ce train qui relie et dessert des préfectures (Nantes, Angers, < Gare de triage de Saint-Nazaire, sans date (années 1980). © Photo Hélène Cayeux, CHT-Nantes.
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Journal d’un voyageur (extraits)
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Éric Pessan Illustrations Matthieu Chiara ___ Petit-fils de cheminot, Éric Pessan a passé son enfance à jouer dans les gares. Adulte, il prend le train pour aller parler de ses livres, animer des ateliers d’écriture et observer ce qui se joue dans ce petit théâtre sur rail. ___ TGV Paris Montparnasse – Nantes C’est le dernier train du soir, celui qui arrive à 23 h passées en gare de Nantes. On m’a envoyé un billet en première, j’occupe un fauteuil isolé. À ma gauche, un homme est seul dans un compartiment. Il a une cinquantaine d’années, il est bien mis, il a pour bagage une grande sacoche de cuir d’où il extrait une pile de magazines qu’il entreprend de lacérer en fines lamelles verticales. Du haut en bas, chaque page déchirée en trois bandelettes. Cela l’occupe durant tout le trajet. Il élève sa petite montagne de papier qui s’éboule lors d’un soubresaut plus vif de la rame. Quand il descend à Nantes, il a transformé son compartiment en terrible foutoir. Alors que j’imagine la lasse résignation des gens qui font le ménage dans les trains, je finis par enfin pouvoir lire l’intitulé de ce magazine qu’il déchiquetait avec calme et minutie : Prescrire, la revue des médecins. Il y aurait une longue et forcément douloureuse histoire à inventer sur cet homme.
TGV Nantes – Metz J’atteindrai à peine Ancenis ce matin, une famille entière de sangliers, à force de crins, d’os, de défenses, de viscères, de muscles, de sang et de graisse, a définitivement endommagé la motrice. Les hures trapues, les jarrets puissants, les squelettes épais ont vaincu le métal et la technologie. Le pot de terre s’est sacrifié pour vaincre le pot de fer.
TGV Nantes – Marseille Saint-Charles « C’est quoi, cette connerie ? On a le droit de parler si on veut ! Et c’est quoi, ce truc ? C’est qui, ce Charlie ? » hurle une grosse jeune femme en survêtement alors qu’en ce 8 janvier 2015 les contrôleurs invitent les passagers à observer une minute de silence pour rendre hommage aux victimes de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo.
TGV Strasbourg – Paris Gare de l’Est Aux personnes qui lui demandent de couper le son, il ne répond qu’en arabe. Il a un petit calot blanc sur la tête dont j’ignore le nom et qui m’a toujours évoqué – sacrilège ! – la kippa juive, il porte la barbe, il est vêtu d’un qamis blanc, grande tunique traditionnelle d’une pièce. Il écoute à plein volume sur son téléphone des
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Intérieur de voiture Corail, première classe, 1er septembre 1980. © Photo SNCF-Médiathèque - Bruno Vignal.
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Roger Tallon, et après ? __
Éva Prouteau ___ On le surnommait Monsieur TGV : Roger Tallon incarne la figure majeure du design industriel en France dans les années de l’après-guerre. On lui doit quelques objets cultes et le TGV, qui a définitivement projeté la pensée ferroviaire dans l’avenir. ___ Du ciel aux rails À la genèse de cette révolution, il faut souligner l’approche intuitive et expérimentale de cet inventeur hors norme, qui n’a jamais séparé l’imaginaire de la discipline technique, la liberté conceptuelle de la rigueur analytique. En 1960, Roger Tallon a tout juste trente et un ans : il se concentre alors sur un projet de Super-Caravelle pour longues distances, que son commanditaire finira par abandonner. Qu’importe, Tallon transforme l’expérience et la met au service d’un nouveau projet, le train Corail. « J’ai, dit-il, abordé le train au travers de l’avion, et non pas dans la continuité historique du train. Il était important pour moi qu’un voyageur qui, dans la même journée, prenait le train et l’avion, n’ait pas l’impression de faire un saut dans le temps1. » Ce « détour » conceptuel, qui le faisait quitter la terre pour l’air, s’est combiné à d’autres imaginaires du voyage, notamment celui du road trip à l’américaine. Pour des raisons de logeabilité et de rentabilité, la SNCF imposait au designer de maintenir quatre places de front dans les wagons de seconde classe : conserver la disposition en compartiments aurait rétréci l’espace de chaque place, et Roger Tallon repensa alors au modèle des coaches. « Pour les sièges, je me suis inspiré des autos américaines, qui étaient équipées de banquettes, très pratiques pour les amoureux2. » En outre, l’aménagement intérieur des avions, dont les standards technologiques avaient à l’époque une avance considérable sur ceux des trains, inspira au designer plusieurs améliorations, dont la climatisation. Enfin, Tallon avait eu la chance d’emprunter ce qu’il avait joliment rebaptisé « une sorte d’avion sans ailes », aux volumes homogènes très attentifs au confort du voyageur dans l’espace minimum imparti : un train rapide japonais, le Shinkansen, qui constitua pour lui un modèle fécond d’inspiration dont il devait se souvenir au moment de travailler pour le TGV. Dans le Shinkansen, Tallon reconnut des qualités multiples, comme l’effort d’insonorisation et l’admirable suspension des voitures.
Paradigme politique La prise de conscience que Roger Tallon suggère par ses innovations conceptuelles relève clairement du champ politique. À l’époque, la société technologique porte
___ 1. Catherine Millet, « Roger Tallon designer », dans le catalogue Roger Tallon, le designer de la TV au TGV, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1993, p. 53. ___ 2. Roger Tallon, « Les designers, les vrais, sont des masochistes », propos recueillis par Xavier de Jarcy, entretien paru dans Télérama fin janvier 2011.
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Travaux de la gare de Nantes, armatures. Š Lamoureux-Ricciotti Lamoureux.
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La nouvelle gare de Nantes __
Entretien de Jean-Louis Violeau avec Rudy Ricciotti ___ Avec le projet de nouvelle gare pour Nantes, la sixième française (hors Paris), Rudy Ricciotti, architecte en charge du projet, aura dû conjuguer prosaïque et poétique. ___ Rudy Ricciotti est un architecte-intellectuel, et ils sont rares. Rares en effet à écrire des livres sur leur clavier personnel, et très rares à intervenir régulièrement sur leur production tout en se montrant capables ensuite de « monter en généralité » pour tirer des leçons partageables sur l’évolution de leur métier et de leur discipline. Ricciotti est l’un des rares, en somme, à s’engager. L’Architecture est un sport de combat, paru en 2013, demeure l’une des plus brillantes tentatives récentes de ce type. Quoiqu’il s’égare un peu ces derniers temps dans le pastis1, les « propos vitriol » d’un architecte sudiste2 annonçaient il y a vingt ans déjà ce brio et cette ambition réflexive propre à tout intellectuel – et non à tous les architectes. Enfin, Rudy Ricciotti est plutôt de la variété des « intellectuels anti-intellectuels », figure bien identifiée par l’histoire culturelle dont les plus brillants surgeons contemporains seraient, chacun dans sa sphère d’activité, un Michel Houellebecq ou un François Ruffin. Une gare, ce sont d’abord des passagers, un programme contraignant, complexe et technique, et puis aujourd’hui, comme on dit, du retail, plus concrètement l’invasion de ces espaces par le commerce profitant des flux comme d’une aubaine et percevant les usagers (du train) comme autant de clients – mais il faut dire aussi que la SNCF elle-même s’est mise ces derniers temps à plus souvent parler de « clients » que d’« usagers ». En cela, les gares n’ont fait qu’emprunter la piste tracée il y a près de quarante ans par les aéroports. Je me rappelle à ce propos avoir entendu le plus brillant de nos « architectes d’aéroports » (programme de spécialistes, hypertechnique s’il en est), le regretté Paul Andreu, polytechnicien (et poète), se lamenter des récriminations perpétuelles de ses commanditaires le rappelant sans cesse à l’ordre du retail3 là où lui n’avait à l’esprit que refaire un jour sa rotonde parfaite (et anti-« commerciale » s’il en est) de Roissy I, érigée au temps de la France gaullopompidolienne conquérante. Du retail il y en aura, il est vrai, dans la future gare nantaise : dix-sept nouveaux commerces aux abords et le long de la rue suspendue, du Carrefour express à Ker Juliette en passant par Starbucks, le chocolatier Vincent Guerlais, le traiteur Brison, un deuxième Relay… Quant au poétique, ce sont d’abord ces arbres qui prennent puissamment racine sur les quais avant de transpercer délicatement la verrière opalescente. Lors du concours, en 2015, le programme ne laissait qu’une marge réduite dans son interprétation
___ 1. Rudy Ricciotti, Je te ressers un pastis ? dialogue avec moi-même, entretiens avec José Lenzini, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2019. ___ 2. Rudy Ricciotti, Pièces à conviction : les interventions vitriol d’un sudiste 1993 / 1997, Paris, éditions Sens & Tonka, 1999 (réédité en 2013). ___ 3. Paul Andreu : « Dans les jurys de concours, la délibération commence toujours par “Ah les villes européennes sont si belles, il fait si bon s’y promener à pied”. Et l’Américain dit “Chez nous aussi, c’est pas mal !” Bref, nous passons une heure à parler des liaisons, de la poétique de la ville, etc. Et ensuite, on examine les projets. Le maître d’ouvrage : “Et alors, mon retail ? Comment ? Seulement 100 000 m2 alors que j’ai droit à 150 000 ? Allez, au suivant !” » Propos reproduits par nos soins dans « China Club » (6 p.), table ronde avec six architectes ayant exercé en Chine, Paul Andreu, Alain Bretagnolle (Architecture Studio), Pierre Clément (ARTE-Charpentier), Ron Kenley, Dominique Lyon, Marc Mimram, AMC-Le Moniteur architecture, no 142, avril 2004, p. 27-32.
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