De Gilles de rais à Barbe Bleue

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Ce numéro propose d’explorer la stratification des interprétations de ces deux personnages, l’un historique, l’autre imaginaire, à travers les siècles. Ouvrant à sa manière la porte d’un cabinet secret, il tente aussi de sonder le sens de la fascination et de l’horreur qu’ils ont suscitées, et celui de leur présence dans la culture la plus contemporaine.

N° 164 / 2021

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 contact@editions303.com www.editions303.com

Au-delà de l’amalgame de leurs personnalités, Barbe Bleue et Gilles de Rais ont aussi, chacun à sa manière, durablement irrigué la culture populaire à travers de multiples représentations : si des milliers de pages ont été écrites sur Gilles de Rais, l’iconographie, la bibliographie et la filmographie consacrées à Barbe Bleue sont surabondantes.

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Dans le pays nantais, en Vendée et en Anjou, la figure historique de Gilles de Rais et le personnage de Barbe Bleue ont longtemps été confondus. Leurs histoires, malgré des points communs, diffèrent pourtant, et rien n’indique que la vie de cruauté du puissant seigneur de Tiffauges ait inspiré à Charles Perrault l’effrayant tueur de femmes de son conte, bien plus tardif.

De Gilles de Rais à Barbe Bleue

15 euros

PRESSE L 11013 - 164 H - F: 15,00 € - AL

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La revue culturelle des Pays de la Loire

De Gilles de Rais à Barbe Bleue

ISBN : 979-10-93572-49-9

07/01/21 13:00


___ Dossier De Gilles de Rais à Barbe Bleue ­ ___ 05

– Éditorial

___Anthony Poiraudeau, écrivain

– La Barbe Bleue. Histoire d’un conte ___Matei Cazacu, historien

303_ no 164_ 2021_

__ Sommaire

06

– Traces, reliques ___Jacques Chiffoleau, historien 14

20

– Rehab

___Éva Prouteau, critique d’art

– Plasticité du monstre ___Jacques Chiffoleau 26

– Le cinéma de Barbe Bleue ___Thierry Froger, plasticien 32

– Naissance d’un personnage : Gilles de Rais ___Vincent Petitjean, professeur de lettres 40

– Barbe Bleue, de l’angoisse à la désobéissance ___Clotilde Leguil, psychanalyste 46

54

– Le sens du poil

___Éva Prouteau 62

– Gilles de Rais, horreur et attraction du mal

___Anthony Poiraudeau 68

p. 2

– Gilles de Rais, de Barbe Bleue aux mangas Émeric Cloche, rédacteur en chef de la revue L’Indic


___ Carte blanche ­ ___

– Artiste invitée : Marta Orzel ___ 73 80

– Montagnes magiques

Pascaline Vallée

___ Chroniques ­ ___ 82

– Échos / De Gilles de Rais à Barbe Bleue

___ Thierry Froger, Jessica Pierné, Anthony Poiraudeau, Pascaline Vallée 84

– Les ogres-vieux

François-Jean Goudeau, enseignant aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,

___

université de Nantes

88

– Quatre écrivains

___Alain Girard-Daudon, libraire 90

– Le Grand Siècle du Maine

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 94

– Brèves Alain Girard-Daudon, Daniel Morvan, Jessica Pierné, Gilles Bély

p. 3


Dossier De Gilles de Rais à Barbe Bleue ____________________

p. 4


___

Dossier De Gilles de Rais à Barbe Bleue / Éditorial / Anthony Poiraudeau / 303

Éditorial __

Anthony Poiraudeau Dans le pays nantais, en Vendée et en Anjou, on a longtemps raconté aux enfants, pour les effrayer et les faire se tenir sages, des versions locales du conte de Barbe Bleue dans lesquelles un très puissant seigneur enlève, tel un ogre ou un croquemitaine, des enfants imprudents aux environs de son château. Dans ces versions, Barbe Bleue est désigné comme le seigneur de Tiffauges, de Machecoul ou de Champtocé, trois propriétés de Gilles de Rais. Il y a là un étonnant amalgame entre deux figures, l’une historique et l’autre imaginaire : d’une part Gilles de Rais, riche baron et maréchal de France devenu un hérétique et un criminel diabolique, coupable de très nombreux viols et assassinats d’enfants, et d’autre part Barbe Bleue, puissant seigneur lui aussi, assassin de ses épouses successives dans un conte de Charles Perrault publié pour la première fois en 1697. Si elles présentent des traits communs, les deux histoires diffèrent assez nettement, et rien d’ailleurs ne permet d’établir que la vie et les crimes de Gilles de Rais aient pu être un modèle historique du conte de Perrault. Dans l’ouest de la France, pourtant, du xviiie au xxe siècle Gilles de Rais fut Barbe Bleue, et réciproquement. Ce sont donc au moins trois histoires que ce dossier entend explorer : celle du seigneur de Tiffauges, né en 1405 et exécuté en 1440 pour ses crimes ; celle des personnages et des scènes du conte, demeurés célèbres depuis la fin du xviie siècle ; celle enfin de leur confusion dans la culture populaire, tout particulièrement dans l’ouest de la France et la région des Pays de la Loire. Au-delà de l’amalgame qui fut fait entre les deux personnages, le conte de Perrault et la vie du maréchal de Tiffauges ont eu chacun à sa manière une postérité très importante. Le conte a été abondamment repris et représenté par de nombreux artistes – écrivains, peintres, cinéastes – et commenté par la psychanalyse. La vie de Gilles de Rais, un temps glorieuse (il fut une figure héroïque de l’épopée de Jeanne d’Arc) avant de devenir monstrueuse, a fait l’objet d’œuvres littéraires majeures aux xixe et xxe siècles, quelques centaines d’années après des faits criminels aussi sidérants par leur abondance et leur atrocité qu’ils sont difficiles à interpréter, et qui figurent un abîme aux limites du pensable auquel sont venus se confronter historiens et artistes. À travers les siècles, de multiples représentations et interprétations se sont déployées autour d’un cœur infiniment noir en forme de cabinet secret des horreurs, dont on a redouté et souhaité ouvrir la porte pour espérer en comprendre le sens, un sens incertain mais d’autant plus troublant et inconfortable qu’il concerne à chaque fois l’enfance – celle de l’auditoire du conte et celle des victimes du crime – et avec elle la possibilité de l’avenir, saccagé par la cruauté ou grandi par la capacité de désobéir à un interdit imposé par des puissances malfaisantes. C’est tout cela qu’il s’agit à présent de parcourir. ___

Avertissement Barbe bleue, Barbe-bleue, Barbe Bleue… Barbe-Bleue… Reflet sans doute de la complexité du personnage, son nom se rencontre sous différentes variantes : laquelle est canonique, si même les diverses éditions du conte de Perrault utilisent tour à tour chacune des orthographes possibles ? Par souci d’harmonisation, nous avons opté pour la forme Barbe Bleue, qui semble la plus courante.

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Frontispice d’Histoires, ou Contes du temps passé, avec des moralitez. Charles Perrault, chez C. Barbin, 1697. © BnF, Paris.

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La Barbe Bleue, histoire d’un conte

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Matei Cazacu ___ Le conte de Barbe Bleue présente la particularité d’avoir amalgamé à l’archétype du tueur de femmes la figure historique de Gilles de Rais, tueur en série pédophile, une tradition qui s’est transmise oralement notamment en Bretagne, Vendée et Poitou, au cœur de l’immense domaine féodal du personnage. ___ À l’exception de la clef fée, l’histoire de Barbe Bleue et de ses sept femmes ne contient aucun élément surnaturel et est sans contredit le conte le plus fascinant de Perrault, qui ne le considérait pas comme un conte mais comme une histoire, l’équivalent du mythos grec et de la legenda latine. « Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu’elle voudrait lui donner. Elles n’en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l’une à l’autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. » C’est ainsi que commence l’un des plus célèbres contes de Charles Perrault, qui en a réuni huit dans un petit volume, Histoires, ou Contes du temps passé, publié par Claude Barbin à Paris en 1697. Sur le frontispice est représentée une femme filant la laine qui raconte à ses enfants des contes devant le feu. En haut à gauche on peut lire Contes de ma mère l’oye, un des nombreux qualificatifs qu’on leur donnait à l’époque, selon le Dictionnaire de l’Académie : « Le vulgaire, écrivent les savants académiciens qui ont réalisé, avec Vaugelas en premier, les lettres A à I entre 1639 et 1649, appelle conte au vieux loup, conte de vieille, conte de ma mère l’oye, conte de la cigogne, conte de Peau d’Âne, conte à dormir debout, conte jaune, bleu, violet, conte borgne, des fables ridicules telles que sont celles dont les vieilles gens entretiennent et amusent les enfants1. » Pourquoi « ma mère l’oye » ? Voici comment l’expliquait l’éditeur Lamy en 1781 : l’expression serait tirée « d’un ancien fabliau, dans lequel on représente la mère instruisant de petits oisons et leur contant des histoires qu’ils écoutent avec une si grande attention qu’ils semblent bridés par l’intérêt qu’elles leur inspirent ». Plus près de nous, Paul Delarue parle des « histoires de vieilles femmes et de nourrices au bruyant caquetage des oiseaux2 », et Jacques Barchilon de « contes de gardeuses

___ 1. Dictionnaire de l’Académie, Paris, 1694, s.v. ___ 2. J. Bru, Le Conte populaire français. Contes merveilleux. Supplément au Catalogue de Paul Delarue et de Marie-Louise Ténèze […], éd. Bénédicte Bonnemaison, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2017, I, p. 19.

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Extrait du procès canonique avec ajout du procès-verbal d’acception de la juridiction de l’évêque et de l’inquisiteur par Gilles. Coll. Archives départementales de Loire-Atlantique, inv. FRAD044 E 189 / 1.

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Traces, reliques __

Jacques Chiffoleau ___ Que nous reste-t-il de Gilles de Rais ? Avant les contes et les récits, des lieux et des archives. Sur ces traces difficiles à décrypter s’est édifiée une belle histoire, effrayante et interminable, jusqu’à nous. ___ Pour les voyageurs des xixe et xxe siècles, de Mérimée à Flaubert, de Huysmans à Genet, la figure de Gilles de Rais resurgit d’abord dans ses châteaux : Tiffauges, Machecoul, Champtocé, Pornic... Aujourd’hui, son souvenir y est sans cesse réactivé pour attirer les visiteurs. Pourtant, ces forteresses ont été construites bien avant la naissance du maréchal, remaniées après sa mort, souvent démantelées à l’époque de Richelieu, parfois même abandonnées pendant des siècles... Les archéologues nous le confirment : il n’y reste en général plus grand-chose du temps de Gilles. Son fantôme hante donc des lieux un peu chimériques où les enceintes ruinées, les chapelles enterrées et les tours branlantes excitent les amateurs, stimulent l’imagination mais ne nous disent rien de précis sur le sire de Rais vers 1430-1440. Ils sont devenus le décor gothique d’une pièce écrite bien après sa mort. À Nantes, il ne subsiste plus grand-chose non plus de la « Tour neuve » du château des Ducs, où le maréchal fut enfermé. Du Bouffay, où se déroulèrent les dernières phases de son procès, on n’aperçoit qu’une place et quelques fondations dans les caves proches. Près de la cathédrale, l’hôtel de la Suze, où Gilles vivait sur un grand pied (quand il n’était pas à la guerre ou sur ses terres angevines, poitevines et bretonnes), s’est effacé de la topographie urbaine. Et même, à l’entrée de l’ancien pont de Pirmil, le petit oratoire construit pour rappeler le lieu de son exécution a disparu au milieu du xixe siècle (il n’en reste que quelques vestiges déposés au musée Dobrée), comme d’ailleurs le couvent des Carmes où se serait trouvée sa tombe... puisque le récit de son exécution laisse entendre que son corps n’aurait pas entièrement brûlé sur le bûcher mais aurait été porté en grande pompe au couvent... Les historiens bretons du xviie ou du xviiie siècle savaient encore associer certains de ces lieux à la mort théâtrale du sire de Rais. Et parfois ils évoquaient aussi les traditions populaires qui s’y étaient fixées, tournées de façon étrange vers la protection des enfants (sans que soit encore invoquée la figure de Barbe Bleue, qui arrive un peu plus tard1). Au xixe siècle, alors que les traces matérielles de son existence s’effacent progressivement, l’imagination romantique et populaire ressuscite le baron sadique au milieu de ses châteaux en ruine et lui fait rencontrer le tueur de femmes du conte de Perrault. Mais c’est un être imaginaire qui vient les hanter à nouveau2. Comment, malgré tout, expliquer cette longue vie du monstre ? Sans le relais de la culture écrite, il est difficile de supposer une tradition orale ininterrompue du xve siècle jusqu’à nous. Davantage que les quelques pages des chroniqueurs et des historiens consacrées à Gilles avant la fin du xixe siècle, la conservation des actes de son procès joue un rôle majeur dans la persistance de ce souvenir, dans sa réactivation périodique.

___ 1. Voir p. 26 l’article « Plasticité du monstre ». ___ 2. A. Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1982.

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Rehab __

Éva Prouteau Illustration Quentin Faucompré ___ Cinq siècles plus tard, Gilles de Rais au cœur du buzz : l’histoire surréalisante d’une tentative de réhabilitation signée Gilbert Prouteau, sur fond d’enquête littéraire, de plaidoiries retentissantes et de plateaux télé. ___ En mai 1992, dans l’amphithéâtre de l’Unesco, se réunit une étonnante Cour arbitrale1 : composé de Gérard Larcher, vice-président du Sénat, d’Albert Brunois, bâtonnier, de l’ex-ministre de la Justice Michel Crépeau, de l’ex-ministre de la Culture Jean-Philippe Lecat, du neurobiologiste Henri Laborit, du ministre des Affaires européennes André Chandernagor, du médecin Pierre Simon mais aussi de parlementaires et de juristes, ce collège s’est rassemblé sous l’égide d’un brillant avocat à la Cour de Paris, Jean-Yves Goëau-Brissonnière2. Ce dernier charge alors les diverses personnalités présentes en ce lieu emblématique de se livrer, en toute simplicité, à une « révision » du procès de Gilles de Rais tenu en 1440.

Premier plaidoyer Lorsqu’il livre ce premier plaidoyer, Jean-Yves Goëau-Brissonnière n’agit pas de sa propre initiative : il a accepté de devenir le défenseur de Gilles de Rais à l’instigation de l’écrivain Gilbert Prouteau, qui depuis plus d’un an élabore une forme hybride, juxtaposition de textes narratifs, d’extraits de minutes, de lettres romancées et d’un journal fictif tenu par Gilles de Rais lui-même. L’ouvrage Gilles de Rais ou la Gueule du loup, qui sortira concomitamment, rassemble d’ailleurs ce roman et la plaidoirie haute en couleur de l’avocat. Gilles de Rais y est présenté comme un enfant solitaire qui trouve refuge dans le clair-obscur des sous-bois, complice des rivières et des astres, et cherchera plus tard, dans l’alchimie, à comprendre l’au-delà du visible ; un alcoolique, qui boit chaque jour ses cinq ou six litres d’hypocras, un vin épicé qui titre vingt degrés ; un seigneur de guerre qui devient visionnaire divagant ; un esthète lettré, apologiste de la pédophilie, très peu meurtrier d’enfants ; « l’archétype de la démesure, consumé par ce que Mallarmé appelle superbement “l’ignition du feu toujours intérieur3” ».

Machination Dans son ouvrage, Gilbert Prouteau reprend la thèse du dreyfusard Salomon Reinach et de l’anticlérical Fernand Fleuret en faveur de l’innocence de Gilles de Rais : les deux hommes, à quinze ans d’écart, soulignent la machination judiciaire orchestrée par l’évêque-chancelier Jehan de Malestroit, et plaident pour la réhabilitation

___ 1. « Il s’agit d’une juridiction civile, composée de sept ou neuf hauts magistrats qui se constituent en Cour arbitrale et rendent leur verdict en toute indépendance. Et leur sentence fait autorité. » Gilbert Prouteau, Gilles de Rais ou la Gueule du loup, Monaco, Éditions du Rocher, 1992, p. 192. ___ 2. Les informations factuelles relayées par ce texte reposent sur la notice extrêmement bien documentée consacrée à cette tentative de réhabilitation, mise en ligne par Wikipédia sur la page dédiée à Gilles de Rais : wikipedia.org/wiki/ Gilles_de_Rais ___ 3. G. Prouteau, op. cit. note 1, p. 256.

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La Tour Saint-Pierre à Chalonnes-sur-Loire. © N. Denis Chalonnes.

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Le cinéma de Barbe Bleue __

Thierry Froger ___ Si le cinéma s’est emparé à de nombreuses reprises de la figure de Barbe Bleue1, la plupart de ces films sont plutôt mauvais. Pourtant, dans ce ratage généralisé, quelques motifs peuvent retenir l’attention et constituer le répertoire d’un film imaginaire dont la subjectivité assumée s’affranchit de la légende pour l’éprouver dans ses marges. ___ L’enfance de l’art Je dois d’abord préciser que je ne suis pas un historien du cinéma, pas davantage un critique, mais un simple amateur, un homme ordinaire du cinéma, qui cherche dans les films « ce monde et ce temps qui ont regardé notre enfance », comme l’écrit joliment Jean Louis Schefer2. Et le nom de Barbe Bleue, à peine lu ou prononcé, convoque immédiatement dans mon esprit des souvenirs d’enfance. S’ils ne renvoient pas directement à des films, ceux-ci conjuguent désir et terreur, qui m’ont toujours semblé être les moteurs profonds de l’expérience cinématographique. Nous avons passé, mes cousins et moi, une partie de nos étés d’enfance et de jeunesse dans le parc d’une maison familiale à Chalonnes-sur-Loire. Le parc descendait vers le fleuve à l’ombre de vieux arbres et de la ruine d’une tour médiévale. Cet unique vestige d’une forteresse de schiste nous fascinait et nous inquiétait tout autant que l’histoire du lieu, telle que nous la racontaient les adultes ou telle que nous la comprenions : à l’endroit où nous jouions aux Indiens et à l’homme de l’Atlantide, Barbe Bleue avait festoyé après la célébration de son mariage en l’église Saint-Maurille. Nous touchons ici à la puissance trouble de la légende, attisée par la confusion qu’entretenaient, à dessein ou non, la plupart des gens de la région. Barbe Bleue et Gilles de Rais avaient fini par ne former qu’une même entité maléfique et les incohérences entre les faits et gestes respectifs du personnage de Perrault et du compagnon de Jeanne d’Arc – l’un égorgeant ses femmes, l’autre dévorant des enfants – importaient peu. Le caractère composite et mouvant de cette figure nous impressionnait d’autant plus (nous qui ne voulions pas être mangés) que nous devinions dans cette histoire quelque chose d’obscur voire d’obscène – et les non-dits des adultes à cet égard achevaient de nous en convaincre. Je me souviens aussi que nous avons, durant plusieurs étés, cherché en vain l’ouverture d’un tunnel qui aurait relié l’ancienne forteresse de Chalonnes au château que Gilles de Rais possédait à Champtocé, à une petite dizaine de kilomètres en aval. Ce tunnel, qui devait passer sous la Loire, enflammait notre imagination et répétait, sans que nous y prêtions garde, plusieurs motifs du conte : porte dérobée, passage secret, cabinet noir, galerie profonde…

___ 1. Je ne parlerai ici que d’un nombre volontairement restreint de films. Bien d’autres, d’un intérêt souvent largement supérieur, auraient pu être convoqués comme La Huitième Femme de Barbe Bleue d’Ernst Lubitsch ou Le Secret derrière la porte de Fritz Lang. Cependant, les liens qu’ils entretiennent avec le conte de Perrault apparaissent soit presque inexistants (pour le premier), soit assez ténus (pour le second). Je m’en suis donc tenu à des adaptations, certes libres mais reprenant des schèmes essentiels du texte d’origine. ___ 2. Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du cinéma / Gallimard, 1980.

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La naissance d’un personnage __

Vincent Petitjean ___ Qu’en est-il de la postérité littéraire de Gilles de Rais ? Il convient de se pencher d’abord sur ce que l’imaginaire littéraire a retenu du sulfureux maréchal, pour envisager ensuite quelques œuvres singulières et marquantes. ___ La pérennité d’un monstre C’est bien sûr tout d’abord l’aura criminelle d’un homme accusé d’avoir sacrifié de nombreux enfants sur l’autel d’une lubricité déréglée : les chiffres varient de quelques dizaines à plusieurs centaines. Outre le nombre, le « mode opératoire » a pu intriguer. De la séduction au concours sépulcral de têtes coupées en passant par les pendaisons, les égorgements, les éventrations ou les pollutions de toutes sortes, Gilles de Rais, en pervers accompli, jouissait de chaque étape. Sa carrière de criminel abonde en détails sordides et il ne fait guère de doute que cette abondance-là a pu nourrir bien des imaginaires. Mais la littérature ne saurait se réduire à un simple exposé de faits criminels. Il faut un cadre, un contexte. Or le statut du criminel qui nous occupe n’est pas anodin. De Gilles de Rais il est possible de dire, pour reprendre la célèbre formule de Sganarelle à propos de son maître dans le Dom Juan de Molière, que c’est un « grand seigneur méchant homme ». Puissant aristocrate des marches entre France et Bretagne, Gilles de Rais accumule les terres et les demeures grâce à un jeu d’héritages et à son mariage. C’est un homme fortuné qui va dilapider ses biens en les cédant à vil prix pour faire face à de somptuaires dépenses. La situation sociale de Gilles, son train de vie et son goût pour un luxe ostentatoire sont des éléments qui ont puissamment concouru à la fascination que le maître de Tiffauges a pu exercer sur l’imaginaire. D’autant que Gilles, acculé par ses créanciers, va se tourner vers le plus impitoyable de tous : le Diable. C’est en effet une situation paradoxale que la sienne : il est riche mais il dépense sans compter ; pour maintenir son train de vie fastueux, il gage et vend ses domaines. Mais comme cela ne suffit pas, il doit avoir recours à d’autres expédients. Féru d’occultisme, il fait venir auprès de lui un personnage répondant au nom de Francesco Prelati, qui va exercer sur lui la plus noire influence. Avant l’arrivée de celui-ci, Gilles n’avait procédé qu’à quelques invocations sous la conduite d’aventuriers ésotériques. Avec Prelati, les choses deviennent sérieuses et, surtout, sanglantes : il s’agit désormais d’honorer le démon et de s’attirer ses bonnes grâces avec des offrandes humaines. Or, avec les invocations sataniques et le pacte faustien, nous touchons un puissant adjuvant pour la création littéraire. Comment, en effet, ce fidèle compagnon de Jeanne d’Arc, ce chrétien à la foi exacerbée, a-t-il pu solliciter < Gilles de Rais recueille le sang de ses victimes, gravure de Jean-Antoine-Valentin Foulquier, 1862. © Stefano Bianchetti / Bridgeman Images.

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« Maintenant elle a peur… », photographie de Sarah Moon extraite du livre Le Fil rouge, libre adaptation du mythe de Barbe Bleue. © Sarah Moon.

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Barbe Bleue,

de l’angoisse à la désobéissance

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Clotilde Leguil ___ Quelle est la morale cachée du conte de Barbe Bleue ? En s’emparant de la clé interdite, la jeune fille interroge dans l’angoisse le destin qui l’attend. Ce conte ne seraitil pas un éloge de la désobéissance pour se sauver de l’emprise de l’Autre ? ___ Si le conte de Barbe Bleue était un rêve, cela serait assurément un cauchemar dont la rêveuse se réveillerait avec effroi. La rencontre avec la vision d’horreur que constitue l’antre du cabinet secret de Barbe Bleue, au « plancher couvert de sang caillé » où « se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs1 », est de l’ordre d’une effraction psychique. « Barbe Bleue est le plus monstrueux, le plus bestial des époux des contes de fées. À vrai dire, cette histoire n’est pas un véritable conte de fées : à part la tache indélébile qui macule la clé et qui prouve à Barbe Bleue que sa femme a pénétré dans la chambre défendue, on n’y trouve rien de magique ni de surnaturel2. » Bruno Bettelheim fait remarquer dans sa Psychanalyse des contes de fées que ce conte est hors série, parmi les contes de fées de Charles Perrault, en ce qu’il comporte peu d’éléments merveilleux et qu’il est véritablement effrayant. Le seul élément de merveilleux est contenu dans le détail de la petite clé du cabinet, clé dont aucune tache de sang ne peut s’effacer, car « quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre3 ». À mesure que la jeune fille nettoie la petite clé, qui lui est tombée des mains sous le coup de la frayeur, elle voit réapparaître le sang de l’autre côté, comme par l’effet d’une affreuse malédiction qui trahira sa désobéissance auprès de son époux.

Si c’était un cauchemar Si, donc, le conte de Barbe Bleue était un cauchemar, comment pourrait-on l’interpréter ? Si le rêve a pour fonction de réaliser un désir et d’être par là même le gardien du sommeil, comme Freud l’a affirmé dans son Interprétation des rêves4, ce cauchemar met en échec les deux fonctions du rêve. C’est le propre du cauchemar que de confronter le sujet qui rêve à un traumatisme qui l’empêche de continuer de dormir. Dans ce conte cauchemardesque, il y a bien une réalisation de désir qui s’opère. Le désir de savoir ce qu’il y a derrière la porte du cabinet secret se réalise en effet, puisque la jeune fille ne recule pas devant l’interdit de s’y rendre qui lui a été formulé. Mais ce désir de savoir ce qu’il y a derrière, et ce qu’ouvre cette petite clé mystérieuse, la confronte à un tableau qui est en lui-même un véritable traumatisme visuel. « Tu as voulu savoir ? Eh bien regarde, maintenant ! » semble lui dire le conte, lui mettant sous les yeux ce que l’on ne peut jamais regarder en face, la mort.

___ 1. Charles Perrault, La Barbe bleue, dans Contes, Folio classiques, 2018, p. 149. ___ 2. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (The uses of enchantement, trad. T. Carlier), Robert Laffont, p. 439. ___ 3. Ch. Perrault, op. cit. note 1. ___ 4. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, trad. Meyerson, PUF, 1926.

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Gilles de Laval, maréchal de Rais. Gravure d’Éloi Firmin Féron, xixe siècle. © MEPL / Bridgeman Images.

p. 62


Gilles de Rais,

horreur et attraction du mal

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Anthony Poiraudeau ___ La postérité culturelle de Gilles de Rais implique que les sociétés qui l’ont représenté se sont senties concernées par son personnage d’une manière ou d’une autre. Les écrits de Huysmans et Bataille suscitent quelques hypothèses sur le sens de l’horreur qu’il inspire et de l’attraction qu’il exerce. ___ Gilles de Rais, exécuté pour ses crimes à Nantes en 1440, a continué de peupler l’imaginaire et les écrits pendant des siècles après sa mort, notamment au cours des xixe et xxe siècles. D’une époque à l’autre, d’un récit ou d’une représentation à l’autre, les raisons de s’emparer de la trajectoire et des actes de Gilles de Rais ont beaucoup différé. À cet égard, on peut s’interroger sur le sens variable des raisons de renouveler les versions de l’ancien assassin et maréchal de France. Représenter un personnage historique, c’est nécessairement se sentir, par-delà le temps écoulé, concerné de quelque manière par lui. Ainsi, observer la récurrence de ses représentations revient à considérer l’évolution des manières dont les sociétés successives estiment qu’elles ont de nouveau quelque chose à faire de Gilles de Rais, et constater l’évolution de ce qu’elles projettent sur sa figure depuis le champ social, politique et culturel qui est le leur. Seigneur puissant de l’ouest de la France, gloire militaire de l’épopée de Jeanne d’Arc, jeune maréchal de France devenu un criminel inouï, Gilles de Rais a dès le xve siècle suscité bon nombre d’écrits : documents juridiques et administratifs, minutes de procès et mémoires familiaux, et même un roman1. Un point commun à l’ensemble de ces textes, à peu près contemporains de Gilles de Rais, est l’utilité concrète qui motive leur écriture : ils sont dotés d’une fonction juridique précise ou procèdent d’une mise en scène de leur pouvoir par des auteurs ayant directement connu Gilles de Rais. Au cours des siècles suivants, Gilles de Rais devient une personnalité plus anecdotique et se voit amalgamé, dans l’ouest de la France, à une figure présente dans des contes où la véracité des événements de sa vie est diluée dans une narration avant tout imaginaire. Dans son ouvrage Gilles de Rais2, l’historien Matei Cazacu indique que les minutes du procès civil de Gilles de Rais furent publiées à plusieurs reprises aux xviie et xviiie siècles – signe que l’ancien seigneur de Tiffauges n’avait pas disparu des mémoires –, mais que c’est à la fin du xixe siècle que furent publiées, de façon autrement décisive, les minutes de son procès religieux, empreintes d’une ampleur et d’une intensité dramatique beaucoup plus importantes. Le sous-préfet des Sables-d’Olonne, René de Maulde de la Clavière, a réuni à partir de 1876 une

___ 1. Gilles de Rais apparaît dans le roman à clé Le Jouvencel (1466) de Jean de Bueil. ___ 2. M. Cazacu, Gilles de Rais, Paris, Tallandier, 2005. Voir aussi sa contribution au présent numéro p. 6.

p. 63


« La Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas […] ». Illustration de La Barbe bleue de Charles Perrault, Imagerie Pellerin d’Épinal, 1873. © BnF, Paris.

p. 68


Gilles de Rais,

de Barbe Bleue aux mangas

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Émeric Cloche ___ Si la littérature s’est emparée du personnage de Gilles de Rais, il a aussi trouvé refuge dans les littératures populaires, hors des consécrations culturelles, au sein de formes littéraires absentes du patrimoine et des manuels scolaires. ___ « Le Gilles de Rais fictionnel est un pur produit du romantisme », écrit Michel Meurger1. Nous ne pouvons qu’approuver. Si le personnage a eu les honneurs de Joris-Karl Huysmans (Là-bas), Georges Bataille (Le Procès de Gilles de Rais) ou plus récemment d’Amélie Nothomb (Barbe Bleue), il s’est développé hors des « belleslettres », prenant des chemins de traverse pour trouver refuge dans les littératures populaires, dans un champ nommé paralittérature par Alain-Michel Boyer2. Les paralittératures se nourrissent de légendes et de faits divers. Elles brossent le portrait de personnages hauts en couleur tout en jouant avec les grands événements de l’Histoire. Gilles de Rais (aussi appelé Gilles de Retz), compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et tueur d’enfants, est ainsi passé de l’Histoire aux histoires. Son statut ambigu, à la fois ogre et saint, monstre sacré, coupable et innocent, alchimiste et magicien, fait de lui un vrai mystère. On ne sait que peu de choses du personnage historique. Né au château de Champtocésur-Loire à une date inconnue (vers 1405), il devient chevalier et seigneur de Bretagne, d’Anjou, du Poitou, du Maine et d’Angoumois. Il a pris part à la guerre de Cent Ans, a été accusé par sa famille de dilapider son patrimoine. Jugé dans le duché de Bretagne pour hérésie, sodomie et meurtres d’enfants, et pour s’être emparé du château de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, il est condamné à la fois au bûcher et à la pendaison. Il sera finalement pendu le 26 octobre 1440 à Nantes. Convenons-en, il y a là assez d’éléments pour écrire de multiples histoires à rebondissements. On trouve dans la littérature des traces du « maréchal de Rais » dès le xve siècle, avec Le Mystère du Siège d’Orléans, pièce de théâtre historique mettant en scène le siège d’Orléans par les Anglais en 1428-1429, et la libération de la ville par Jeanne d’Arc et ses compagnons. Si Gilles de Rais est présent en tant que fidèle compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, il n’a pas de rôle prépondérant dans la pièce mais est régulièrement considéré comme inspirateur ou coauteur de cette œuvre. Viendront ensuite le personnage de fiction Barbe Bleue et les apparitions chez des auteurs du xviiie siècle, avec l’historien et moine bénédictin Guy Alexis Lobineau, Voltaire ou Sade qui en fait, on s’en serait douté, un maître libertin. La confusion avec Barbe Bleue va orienter, en grande partie, le seigneur de Tiffauges vers les paralittératures.

___ 1. M. Meurger, Gilles de Rais et la littérature, Terre de Brume, coll. « Terres Fantastiques – Essais », 2003. ___ 2. A.-M. Boyer, Les Paralittératures, Paris, Armand Colin, 2008.

p. 69


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