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303 / Mémoires industrielles / Éditorial / Jean-Louis Kerouanton / 303
Éditorial __
Jean-Louis Kerouanton La notion d’« archéologie industrielle » est apparue au Royaume-Uni au milieu des années 1950. Elle s’est vraiment développée la décennie suivante, à un moment où l’on s’inquiétait déjà de la disparition des traces de la première révolution industrielle. Il ne s’agissait pas du tout alors de remise en cause d’un modèle économique de production et de consommation. Ses développements en France sont venus quelques années plus tard et la notion de patrimoine industriel s’est peu à peu diffusée. Même si leur proportion reste faible dans l’ensemble du paysage culturel, les musées dédiés ou les monuments historiques ne sont pas rares désormais et certains éditeurs de guides touristiques célèbres leur consacrent aujourd’hui des volumes particuliers. Dès sa création, la revue 303 a clairement accompagné ce mouvement : son no 3, publié à la fin de 1984, en est un marqueur fort puisqu’il s’est intéressé à la sortie d’un ouvrage pionnier sur les forges du Pays de Châteaubriant et la tenue dans la région d’un colloque national spécifique. La thématique a depuis été très régulièrement abordée dans ses pages et certains rappels en sont faits ici. Le xxie siècle a commencé avec ses crises mais aussi ses promesses. Les mutations technologiques paraissent ouvrir de nouveaux champs à l’ensemble du monde, interrogeant d’un seul coup ses équilibres actuels. La révolution numérique se passe sous nos yeux, en bien ou en mal, et la nouveauté absolue que constituent internet et tout ce qui en découle en termes de société, de culture et d’économie, pose la question d’une nouvelle hiérarchie des normes et des fonctions. Le monde industriel en est profondément bouleversé et, pour des pans entiers de son histoire, très probablement de manière irréversible. Pourtant, les traces matérielles et immatérielles des activités de production forment aujourd’hui un aspect important de la lecture de nos paysages et de nos récits collectifs. Il y a eu des fermetures et des disparitions, des mutations et des permanences, des ruptures et parfois des renaissances. Dès la fin du xxe siècle, Jeremy Rifkin pouvait parler de « la fin du travail » et prolongeait quelques années plus tard sa réflexion sur « la troisième révolution industrielle ». Il en posait les jalons tout en indiquant ses limites et les conditions, sociales et environnementales, de sa réussite. C’est que l’industrie questionne, ses mutations tout comme ses effets. Faut-il rappeler les Meadows1 et leurs premières alertes, dès le début des années 1970, pour le club de Rome ? On n’interrogeait pas beaucoup alors « les limites de la croissance » mais il est clair aujourd’hui que cette question est pleinement et largement débattue, quelles que soient les réponses apportées par les uns ou les autres. On conçoit bien comment la mémoire entre régulièrement en dialectique avec le passé d’un territoire et d’une société. On en tire un récit plus ou moins complet issu de l’histoire même des acteurs précédents, de ce qu’ils ont pu en laisser ou en transmettre, de ce qui a disparu ou vit encore. On en hérite ainsi et beaucoup des traces de cet héritage forment un patrimoine partagé. Le paradoxe de la question industrielle est que son importance culturelle est apparue relativement récemment mais qu’elle va peut-être se trouver la première à être remise en cause, non pas du fait de sa disparition mais assurément de sa mutation profonde.
___ 1. Rapport commandé par le Massachusetts Institute of Technology sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique.
___ Jean-Louis Kerouanton, enseignant-chercheur, université de Nantes, Centre François Viète.
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___ Un patrimoine récent ___
– Le patrimoine de l’industrie en France : une longue gestation
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Jean-Yves Andrieux, professeur émérite d’histoire de l’art
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contemporain à la faculté des Lettres de Sorbonne Université
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– Les conditions d’une patrimonialisation
Florence Hachez-Leroy, maîtresse de conférences HDR,
université d’Artois et CRH/EHESS
303_ n° 165_ 2021_
__ Sommaire
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Reconversions, vestiges et traces ___ 34
– Hélène Cayeux, artiste-photojournaliste
___Xavier Nerrière, spécialiste de la photographie patrimoniale 42
– Les archives du travail, fragments d’une mémoire cinématographique
Arnaud Hée, programmateur pour la Cinémathèque du documentaire
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à la Bibliothèque publique d’information au Centre Pompidou
– Saint-Joachim, les ateliers de confection de fleurs artificielles (1890-1960) Gaëlle Caudal, responsable « mission patrimoine industriel, maritime ___et fluvial » à la Direction du patrimoine et de l’archéologie, Ville de Nantes 48
___ Mémoires industrielles ___ 03
– Éditorial
Jean-Louis Kerouanton, enseignant-chercheur, université
de Nantes, Centre François Viète
56
– Reconversion de la manufacture des tabacs
___Paul Smith, historien 62
– L’Île de Nantes. « Parce que, en fait, le passé est aussi incertain que l’avenir » – 2000-2020
Entretien de Jean-Louis Kerouanton avec Jean-Luc Charles, directeur général de la SAMOA, Alexandre Chemetoff, architecte, Jacqueline Osty, paysagiste et Laurent Théry, ___ancien directeur de la Samoa et de Nantes Métropole 74
– Les Grands Moulins de Loire
Gaëlle Caudal ___ 82
– Mémoires des mines et des carrières
Entretien de Jean-Louis Kerouanton avec Pierre Conil, ___ingénieur géologue, ancien directeur régional du BRGM Pays de la Loire
– Mémoires industrielles croisées de la chaussure Philippe Martin, docteur en histoire des sciences et des techniques 90
de l’université de Nantes
___
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– Faymoreau, de la mémoire des mines au tourisme culturel ___David Prochasson, journaliste
200
– La fonderie Chappée, Sainte-Jamme-sur-Sarthe Julie Aycard, historienne de l’architecture ___
98
106
– Moulins à papier du Loir : des sites reconvertis Stéphanie Barioz Aquilon, attachée de conservation du patrimoine ___ 114
120
– Un édifice, plusieurs vies : l’ancienne usine électrique de Segré
___ Sévak Sarkissian, architecte urbaniste
– Le regard industriel ___ Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 126
136
– Aperçus
La mine d’Abbaretz ; les modèles de pales d’hélice ; les forges du Pays de Châteaubriant ; le patrimoine ferroviaire ; papeterie, île de Sainte-Apollonie à Entrammes ; les mines de Segré-en-Anjou ; le moulin de Thévalles ; viti-viniculture ; la rotonde ferroviaire du dépôt de Château-du-Loir ; l’industrie et la rivière Mayenne ; la turbine VLH
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Mémoires vivantes ___
– Chantiers de Saint-Nazaire : le timide souvenir des grèves de 1955 et 1967 ___ David Prochasson 142
– Talismans. Les navires dans les arts décoratifs nazairiens
150
Emmanuel Mary, chargé des Patrimoines, mission Ville d’Art
et d’Histoire, Ville de Saint-Nazaire ___ 158
– Toiles de Mayenne, la qualité au fil des siècles
___ Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art 166
– Cholet : un patrimoine revisité
___ Frédérique Letourneux, journaliste
– Sarthe : l’audace et l’innovation en guise de carburant ___ Florence Falvy et Marie Hérault, journalistes 174
182
– Les 1001 vies de l’aviation
___ Pascaline Vallée 192
– Grande Star Éva Prouteau, critique d’art et conférencière
– Le « miracle économique » vendéen ___ Natacha Bonnet-Guilbaud, docteure en histoire moderne 206
– Aperçus
Vélo made in Machecoul ; l’usine Rustin ; le village des Rairies ; les chantiers Bénéteau ; les conserveries ; le port Nantes Saint-Nazaire
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L’héritage industriel aujourd’hui et demain ___
– Littérature et mémoire industrielle : la légende d’un siècle ___ Alain Girard-Daudon, libraire 210
– Commuter l’imaginaire industriel ___ Éva Prouteau 216
226
– Des artistes dans la société
___ Pascaline Vallée 234
– Le tourisme industriel dans les Pays de la Loire
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242
Jean-René Morice, directeur de l’UFR ESTHUA Tourisme et Culture Johan Vincent, docteur en histoire
à l’université d’Angers et
– Numérique et industrie du passé : le patrimoine industriel de demain
Jean-Louis Kerouanton et Florent Laroche, maître de conférences HDR, laboratoire LS2N, École Centrale de Nantes ___
– Mémoires malheureuses : l’industrie à l’âge écologique
248
François Jarrige, maître de conférences à l’université de Bourgogne et Thomas Le Roux, chargé de recherches au CNRS
Le musée du Textile et de la Vie sociale à Fourmies (Nord), installé dans une ancienne filature de laine peignée. CC BY-SA 3.0.
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Les conditions d’une patrimonialisation __
Florence Hachez-Leroy ___ Le patrimoine industriel est le fruit d’un processus qui mène à la protection de sites industriels et à leur reconversion. Les associations y ont un rôle majeur par la défense de bâtiments menacés, mais à l’échelle du territoire, chaque acteur est important. ___ Reconnu récemment en tant que patrimoine, l’héritage industriel fait sens pour de nombreux acteurs et sous de multiples formes. La création, en 1983, d’une cellule dédiée au ministère de la Culture, au sein de la direction de l’Architecture et du Patrimoine, et celle, en 1985, d’une sous-commission pour le patrimoine industriel dans la commission des monuments historiques, soulignent les difficultés rencontrées dans sa reconnaissance à cette époque, alors que sur le terrain de multiples acteurs œuvraient déjà avec succès à sa préservation. Elles ont cependant ouvert la voie aux repérages et inventaires du patrimoine industriel et à l’inscription de sites industriels sur l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, et à de trop rares classements1. Si l’on examine les conditions dans lesquelles les sites industriels, depuis cinquante ans en France, ont été l’objet de mises en valeur patrimoniales, on ne peut en effet qu’être frappé par la nature et le dynamisme des acteurs de terrain, et en particulier du milieu associatif auquel il revient, historiquement, d’avoir le premier agi en faveur de ce patrimoine. Reste que les conditions ont évolué : aux différentes échelles du territoire, les pouvoirs publics ont agi vers une plus ample prise en compte de cet héritage, passant du site au quartier et à la ville dans son appréhension et sa valorisation. La place des populations y a aussi progressé. La méthode s’est affermie : la méthodologie de l’archéologie industrielle, pluridisciplinaire, s’est développée et adopte les techniques numériques, tandis que le recours au diagnostic patrimonial permet de déterminer l’état des édifices autant que leur valeur architecturale et historique. Le tout permet d’asseoir la réflexion et de guider les décisions de patrimonialisation.
Ce que le patrimoine industriel doit aux associations Commençons par le site de Guérigny, avec ses somptueuses Forges royales de la Chaussade, construites aux xviiie et xixe siècles, spécialisées dans la fabrication des ancres marines et de leurs chaînes. L’association des Amis du Vieux Guérigny, créée en 1975, l’une des plus anciennes de France dans ce domaine, œuvre depuis cette date
___ 1. Louis André et Bernard André, « Le patrimoine industriel immobilier protégé Monument historique. Bilan et perspectives », L’Archéologie industrielle en France, no 56, juin 2010, p. 4-36.
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Construction d’une maquette de caraque, emblème de la ville, par les ouvriers du chantier Dubigeon-Normandie pour dénoncer les menaces de fermeture du chantier et rappeler que « des bateaux sont construits à Nantes depuis plus de deux mille ans », place du Commerce, à Nantes, en 1983. Le tirage est destiné au journal L’Humanité. © CHT, Nantes, photo Hélène Cayeux.
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Hélène Cayeux, artiste-photojournaliste
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Xavier Nerrière ___ Nantaise d’adoption, cette journaliste au service de la presse quotidienne a patiemment constitué, autour des années 1980, un album des industries de la région nantaise. Au-delà de l’entreprise, c’est le travail qu’elle érige en patrimoine. ___ Petite et discrète, déterminée et opiniâtre, Hélène Cayeux, « un joli brin de fille » arrivé à Nantes en 1974 de sa région parisienne natale, réussit le tour de force de s’imposer comme une photographe incontournable en pleine crise sociale et industrielle. Elle se fait accepter des ouvriers de la navale ou de la métallurgie, au moment même où ils sont confrontés à de profondes mutations des structures économiques qui les considèrent un peu facilement comme de simples variables d’ajustement budgétaire. La violence des affrontements avec les forces de l’ordre est à la hauteur du désespoir suscité par les réductions d’effectifs et les fermetures d’établissements : La Nantaise de fonderie, Brissonneau, L’Aérospatiale, Chantelle et, en 1987, ce qui peut être considéré comme l’apogée du désastre, la fermeture du dernier grand chantier naval nantais. Pourtant, au milieu de ce chaos social, Hélène Cayeux produit ce qu’il convient d’appeler une œuvre. Utilisant son savoir-faire photographique, sa sensibilité aux plus faibles et son intelligence lui permettant d’appréhender les événements dont elle est témoin, elle compose ce qui pour beaucoup deviendra l’album d’une époque. Les acteurs syndicaux ne tarissent pas d’éloges à son sujet, par exemple Serge Doussin, secrétaire de l’union départementale CGT de Loire-Atlantique de 1985 à 2007, qui explique avec toute la fougue qui le caractérise : « Elle était devant, elle était auprès de nous, avec nous […]. Elle était en face de l’événement, devant l’événement […]. Ses photos étaient le vécu de l’événement, que ce soit en conférences de presse ou en manifestation. » Joël Busson, responsable de la fédération du PCF, en charge de la rédaction du journal Les Nouvelles de Loire-Atlantique, ajoute : « Elle a changé notre regard sur la photographie. » Pour comprendre comment une femme qui n’est pas connue pour ses engagements partisans, ni syndicaux, ni politiques, peut recueillir de telles louanges, il faut revenir sur son parcours. Elle est née en 1946 (elle décède en 2017), ses parents habitent Paris, quartier Vaugirard, dans le 15e arrondissement, à proximité de la grande usine ó Citroën, quai de Javel. Sa mère est une immigrée venue dans les années 1920 de Łódz, en Pologne, où elle était simple femme de ménage. Son père, issu d’une famille aristocratique plus ou moins déchue, Riqueur-Lainé, est maître d’hôtel dans une brasserie. À son décès Hélène à quinze ans, elle partage ses premiers salaires avec sa mère, qui
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L’Île de Nantes « Parce que, en fait, le passé est aussi incertain que l’avenir » – 2000-2020
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Entretien de Jean-Louis Kerouanton avec Jean-Luc Charles, Alexandre Chemetoff, Jacqueline Osty, Laurent Théry ___ Le projet de l’Île de Nantes se déploie sur un territoire marqué par son histoire industrielle. Les chantiers navals ferment après le dernier lancement, en 1987. C’est un événement majeur de la mutation de Nantes et des interrogations qui vont se faire jour. ___ L’idée était d’abord, ici, de discuter de manière rétrospective des enjeux patrimoniaux et mémoriels qui se sont posés voilà vingt ans maintenant dans ce premier mouvement de renouvellement urbain, avec deux des grands acteurs de ce premier acte, Laurent Théry, au sein de la métropole puis à la direction de la Samoa, et Alexandre Chemetoff pour la maîtrise d’œuvre urbaine. Sur proposition d’Alexandre Chemetoff, nous avons développé cette question de manière beaucoup plus réflexive pour la croiser avec les enjeux les plus contemporains, eux-mêmes toujours traversés par cette identité particulière de l’île. Je remercie vivement Jean-Luc Charles, successeur de Laurent Théry à la direction de la Samoa, et Jacqueline Osty, associée à Claire Shorter pour la maîtrise d’œuvre actuelle, d’avoir accepté ce jeu de miroir. Nous présentons ici quelques éléments seulement d’une discussion particulièrement riche qui pourra connaître, je l’espère, son entier développement sous un autre format.
Laurent Théry : Dans les années 1980, les chantiers navals sont en crise et s’arrêtent en 1987. L’estuaire lui-même ne cesse de se dégrader et les Nantais se détournent du fleuve. Avec l’arrivée de Jean-Marc Ayrault, en 1989, en lien avec Joël Batteux, la question de l’estuaire, des rapports entre Nantes et Saint-Nazaire, le sens de ces deux villes autour du fleuve et de ses fondements industriels viennent au centre du jeu. En 1992, l’étude de Dominique Perrault et François Grether a fixé les grands enjeux de l’île, sur son espace propre, dans l’estuaire, sur la longue durée et la centralité. Ce cheminement reprend à partir de 1995 et c’est alors que Jean-Marc Ayrault me demande de le rejoindre. À Saint-Nazaire, j’avais commencé une réflexion sur l’estuaire, la grande échelle, le rapport entre Nantes et Saint-Nazaire. Du temps a ainsi été consacré à la construction de cette grande échelle et à la mise en route du projet de l’Île de Nantes, avec un travail mené entre le district de l’époque et l’Agence d’urbanisme. < Réhabilitation des Nefs de l’Île de Nantes, travaux, 2006. © Vincent Jacques / Samoa.
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Mémoires des mines et des carrières __
Entretien de Jean-Louis Kerouanton avec Pierre Conil ___
Pierre Conil, ingénieur géologue de formation, spécialisé dans la valorisation des matières premières minérales, est entré au BRGM1 en 1983 et a accompagné dans les Pays de la Loire les mutations du BRGM depuis la fin de l’exploitation minière en France. ___
Jean-Louis Kerouanton : Parlons tout d’abord du BRGM, pour distinguer dans un premier temps ce qu’est la relation aux activités extractives, aux mines et aux carrières. Pierre Conil : Le BRGM n’est plus associé à un groupe minier, comme dans le passé. Il a aujourd’hui une première mission pour l’État : la maintenance et la mise en sécurité des anciens sites miniers du pays. C’est un point important pour le domaine minier et ses liens avec le patrimoine. Le BRGM intervient ensuite sur tout ce qui est connaissance du sous-sol : il sera en appui pour la valorisation des territoires régionaux pour les industries extractives, comme les carrières. Il va apporter des informations non pas sur la définition fine des gisements, mais en aidant à établir des bilans et en intervenant dans les schémas régionaux ou départementaux des carrières. Il a également un rôle de conseil et d’appui pour tout ce qui concerne l’impact de ces activités sur les ressources en eau, par exemple. Il a enfin une action de veille par rapport aux substances valorisables.
JLK : Le BRGM est très actif dans le suivi des exploitations anciennes. PC : C’est lié au régime minier. Pour une carrière, le propriétaire du terrain est propriétaire de la substance et responsable de son devenir. Pour une mine, c’est l’État qui est propriétaire de la substance ; il donne une concession pour l’exploiter. De fait, quand on renonce à une concession, l’État se retrouve responsable de ce qui se produit, avec tous les problèmes de sécurité que cela pose. Par exemple, sur certains sites, si on arrête de dénoyer les mines l’eau va remonter, ce qui peut avoir des conséquences graves sur l’occupation de surface. Il y a aussi la question des cavités, qu’il faut surveiller pour éviter les effondrements sous le bâti de surface. Dans nombre d’anciennes mines et de carrières souterraines se pose également le très gros problème de savoir où se trouvent les anciennes cavités.
JLK : Il y a donc une relation à plusieurs types d’histoires, avec la connaissance du terrain lui-même et de sites dont certains ont arrêté toute activité depuis très
___ 1. BRGM : Bureau de Recherche Géologique et Minière.
< Carrière de schiste ardoisier abandonnée et aujourd’hui comblée, lieu-dit la Châtaigneraie à Marsac-sur-Don (Loire-Atlantique). © Photo Bernard Renoux.
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Chevalement du Puits Bernard, Faymoreau (Vendée). © Photo Fonds Centre minier - Conservation des musées de Vendée, Valentin Roussière.
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Faymoreau, de la mémoire des mines au tourisme culturel
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David Prochasson ___ Faymoreau, en Vendée, est la seule commune des Pays de la Loire qui ait exploité le charbon. Elle a su entretenir la mémoire de son passé industriel avec la création en 2000 d’un Centre minier. Récemment rénové, il accueille quelque trente mille visiteurs par an. ___ On ne s’arrête pas par hasard à Faymoreau. Ce village d’à peine deux cent cinquante âmes, à la frontière du Sud Vendée et des Deux-Sèvres, à l’écart des grands axes routiers, doit sa notoriété à ses seules entrailles. À cette veine de charbon qu’il exploita de 1827 à 1958. Et à son patrimoine industriel, qui a fait l’objet d’un important travail de mise en valeur. Sans quoi, la singularité de cette commune serait probablement tombée dans les méandres de l’oubli, cantonnée aux livres d’histoire locale. Pour qui connaît le bocage vendéen, écrin de verdure jalonné de fermes et d’élevages bovins, le contraste avec cette enclave est saisissant : ici, la houille a marqué le paysage de son empreinte et Faymoreau a tout d’une cité minière du Nord et s’étend à flanc de coteau selon une organisation sociale très spécifique. Dans le haut du village, le quartier de la direction, pourvu d’une maison bourgeoise ouverte sur un vaste parc. En position dominante, reflet de l’autorité des cadres, il regroupait le directeur, l’ingénieur, le comptable et le médecin employé par la Société des mines. Dans le bas du village, le coron des bas de soie occupé par les contremaîtres, autrement appelés porions, habitués à « faire le poireau » dans la mine. Entre les deux, encadrés par les contremaîtres et la direction, les corons de la haute et de la basse terrasse. Ce quartier des « sans bas », de ceux qui ne peuvent offrir de bas à leur femme, accueille les mineurs et leurs familles ainsi que le dortoir des célibataires. À la fin de l’exploitation minière, en 1958, les ouvriers ont pu racheter à la Société des mines ces modestes maisons alignées, dotées d’un étage et d’un jardin. Ils ont disparu, comme leurs descendants, remplacés par de nouveaux habitants. Comme ont disparu, au fil du temps, les nombreux commerces qui animaient jadis la place du marché. Faymoreau comptait alors sept cafés : un par puits d’extraction. De ces commerces, seul demeure en activité l’Hôtel des Mines, un bâtiment d’inspiration Art Déco à l’entrée du village. À y regarder de plus près, seuls les terrils manquent dans cette atmosphère ouvrière. Et pour cause : ils n’ont jamais existé. « Ici, les couches de charbon étaient en dressant, inclinées à soixante-dix degrés par rapport au sol. Il fallait donc descendre et remonter dans la veine pour extraire le minerai. Les remblais servaient à consolider la mine », explique Véronique Defrémont, responsable du Centre minier de Faymoreau.
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Mineur, [s. n.], troisième quart du xxe siècle. Coll. Archives départementales de Maine-et-Loire.
© Reproduction Conservation départementale du patrimoine de Maine-et-Loire, Bruno Rousseau.
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Le regard industriel __
Thierry Pelloquet ___ Depuis le milieu du xixe siècle, la photographie accompagne l’histoire industrielle et ouvrière contribuant ainsi à la construction d’une mémoire partagée. Illustration en Anjou à travers quelques clichés qui révèlent un territoire oublié de l’industrie. ___ Dans sa préface à La France industrielle1, l’historien Denis Woronoff caractérise la seconde industrialisation comme l’association du taylorisme et de l’électricité, tout en soulignant « qu’il faudrait au moins y ajouter que c’est aussi l’âge mûr de la photographie ». Industrie et photographie : la concomitance des deux « inventions » et leur essor parallèle auront en effet généré des centaines de milliers de clichés retraçant l’épopée de la première, ses moments de gloire, sa déchéance et sa consécration patrimoniale. Bien qu’il soit plutôt resté à l’écart de cette « révolution », le Maine-et-Loire témoigne, à son échelle, de ce moment de ferveur. À partir de la fin du xixe siècle, et à l’instar d’autres territoires ruraux, l’Anjou voit le développement d’activités industrielles variées. Certaines sont emblématiques, comme l’extraction ardoisière, opérée notamment dans les carrières de Trélazé, ou la production textile, les filatures, les fabriques de chaussures du Choletais ou l’entreprise de corderie et de tissage Bessonneau à Angers, qui deviendra vite la plus grande usine du département. Mais le territoire compte aussi avec l’exploitation de filons aurifères dans les Mauges, celle du minerai de fer dans le Segréen, la production intensive de vins pétillants dans le Saumurois ou encore l’installation, à Trélazé, d’une importante manufacture d’allumettes. Au cours du xxe siècle, le corpus s’enrichit de quelques industries lourdes (métallurgie, construction métallique), concentrées essentiellement à Cholet, avant un nouvel essor, à la fin des années 1950, marqué par l’implantation, autour d’Angers, d’entreprises liées aux domaines de l’électricité, de l’électronique et de la construction automobile2. Cette histoire aura été jalonnée de très nombreuses images, générées le plus souvent par les entreprises elles-mêmes qui passèrent commande auprès d’agences ou de photographes professionnels, parfois spécialisés dans le domaine industriel. Conservés principalement dans les fonds des services d’archives, ces supports d’information et de communication sont autant de témoignages qui ont contribué à l’écriture du « récit », local et national, du développement économique et du progrès social. Mais ces clichés sont aussi, et parfois dans le même temps, des propositions artistiques offrant un regard privilégié sur l’humanité du monde ouvrier, la beauté architecturale des usines et l’esthétisme des machines. Tant il est vrai qu’à partir des années 1980, la photographie sera un medium privilégié pour légitimer l’intérêt historique et technique de l’industrie, contribuant ainsi non seulement « à écrire l’histoire mais encore [à] susciter, entretenir une mémoire et constituer puis transmettre un patrimoine3 ».
___ 1. Denis Woronoff, La France industrielle. Gens des ateliers et des usines, 1890-1950, Paris, Éditions du Chêne, 2003. ___ 2. Bull, Thomson, Packard Bell, Scania. ___ 3. Nicolas Pierrot, « La photographie parmi les images de l’industrie : bilan historiographique et enjeux pluridisciplinaires », e-Phaïstos, VI-2, 2017-2018.
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Rassemblement d’ouvriers à Saint-Nazaire sur le terre-plein de Penhoët, octobre 1957. © CHT, Nantes.
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Chantiers de Saint-Nazaire : le timide souvenir des grèves de 1955 et 1967
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David Prochasson ___ Mobilisation hors norme, au retentissement national, les grèves de 1955 et 1967 ont marqué l’histoire sociale de la construction navale à Saint-Nazaire. Pourtant, la ville n’en a guère entretenu le récit, privilégiant l’image du faste des paquebots transatlantiques. ___ Ceux qui ont vécu ces luttes âpres en parlent avec émotion et nostalgie. Ils se souviennent des orateurs sur le terre-plein de Penhoët, quartier historique de la navale fourmillant de bistrots. Ils se souviennent des cortèges où l’on entonnait L’Internationale, bras dessus, bras dessous, dans une avenue de la République noire de monde. Ils se souviennent des dénouements. Ceux de 1955 et de 1967 furent heureux et retentissants. Exemplaires par leur durée, par leur écho national, ces luttes ont donné au mouvement social nazairien de l’après-guerre sa spécificité : un mouvement unitaire, porté par un fort élan de solidarité et une consultation démocratique des grévistes. Au cœur des Trente Glorieuses, dans ces années où l’on construit le paquebot France, les luttes sociales prennent à Saint-Nazaire un tour nouveau. D’abord, 1955. Le conflit est le fruit d’une colère qui couve depuis plusieurs années dans la navale. Au sortir de la guerre, la priorité est à la reconstruction. Les salaires sont faibles, les logements précaires. Aux chantiers de Penhoët et de la Loire, il n’est pas rare de travailler cinquante heures par semaine, six jours sur sept. En 1950, la métallurgie nazairienne, rejointe par des ouvriers du bâtiment, mène quarante jours de grève illimitée. Sans succès. « L’échec de ce conflit social long est un traumatisme pour le mouvement ouvrier, explique Christophe Patillon, historien au Centre d’Histoire du Travail à Nantes. Les syndicats voient leurs effectifs diminuer, les travailleurs se détournent d’eux. » Leur condition, alors même que le carnet de commandes des chantiers se remplit, ne change guère. En février 1955, les soudeurs, essentiels depuis que les navires ne sont plus rivetés, mènent l’offensive. Ils protestent contre la volonté de la direction de revoir le mode de calcul du boni – qui récompense la productivité – et contre les importants écarts de salaire avec leurs homologues parisiens. Le conflit débute le 21 février et s’étend en mars aux autres professions et entreprises de la métallurgie. Les syndicats revendiquent une revalorisation de 30 % des salaires ; le patronat propose 4,7 %.
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Toiles de Mayenne, la qualité au fil des siècles
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Pascaline Vallée ___ À quelques kilomètres de Mayenne, l’entreprise Toiles de Mayenne, créée en 1806, s’est affirmée sur le marché du tissu d’ameublement haut de gamme. Labellisée Entreprise française du patrimoine vivant, elle fait depuis ses débuts le pari de la fabrication française. ___ Avec ses bâtisses de pierre, sa place arborée, son étang et la forêt qui le borde, le hameau de Fontaine-Daniel semble sorti d’un rêve. Pourtant, ce lieu ne doit pas son histoire au hasard ni à la fantaisie mais à l’activité d’une usine, nichée tout contre l’ancienne abbaye cistercienne. Si le tableau semble aujourd’hui étonnant, la présence d’une manufacture textile dans ce coin de campagne ne l’est pas vraiment.
L’essor du coton Quand ils achètent en 1806 l’abbaye, mise en vente comme tous les biens du clergé à la Révolution, Jean-Pierre Horem et Sophie Biarez ne font pas preuve d’une grande originalité. Comme les cotonniers parisiens, de nombreux entrepreneurs installent des « fabriques » dans d’anciens bâtiments religieux, car ceux-ci sont vastes et solides. L’abbaye de Fontaine-Daniel a aussi comme atout son environnement. Les moines qui l’ont implantée, au tout début du xiiie siècle, ont canalisé l’eau très présente et rendu les terres exploitables. Les premiers temps de la manufacture, une roue hydraulique sur le chenal de l’étang fournit la force motrice nécessaire, tandis que les terres agricoles assurent un revenu complémentaire. Par ailleurs, l’activité textile est profondément inscrite dans l’histoire de la Mayenne. Le lin y est cultivé, et de nombreuses familles maîtrisent les savoir-faire nécessaires pour le filer, le tisser et le blanchir. Quand Horem & Compagnie se lance, l’industrie du coton est en plein essor, ce qui rend les affaires plus faciles mais les complique aussi en raison de l’importance de la concurrence. Pour mettre toutes les chances de son côté, l’entreprise investit immédiatement dans des machines de qualité, tout en soignant l’encadrement de son personnel. Entre 1815 et 1818, sa production a plus que doublé, et ses deux cent trente-deux ouvriers fabriquent 85 % du calicot (une toile de coton alors utilisée pour confectionner les vêtements d’usage courant) du département.
De la famille à la communauté L’histoire de la petite usine est fortement marquée par la personnalité de ses premiers dirigeants… et dirigeantes. Alors que Jean-Pierre Horem mène ses affaires < Un bâtiment de 3 000 m² a été construit à la fin du xixe siècle près de l’ancienne abbaye pour abriter les activités de l’usine. Il comporte aujourd’hui l’atelier de tissage, les stocks ainsi que les ateliers de coupe et d’échantillonnage.
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Grande Star __
Éva Prouteau ___ D’une petite étoile de béton est née une secousse électrique blanche, entourée d’éclats rougeoyants. Cette vision, l’artiste Georges Mathieu lui a donné un corps : celui de l’Usine Étoile, une performance architecturale en passe de retrouver sa superbe. ___ Rencontre Porté au pinacle dans les années 1960 et 1970, Georges Mathieu est décrit comme le peintre officiel de la Ve République, fondateur de l’Abstraction lyrique et très proche de l’Expressionnisme abstrait américain, personnage médiatique qui enchaîne les apparitions publiques, qui manie savamment l’art de la provocation et entrelace religiosité, royalisme et discours artistique d’avant-garde. Mathieu n’est pas sans rappeler Dali par son dandysme vestimentaire et moustachu, lui qui arborera toute sa vie de flamboyantes bacchantes. À la suite d’une interview que le peintre donna en 1966 au magazine Recherche & Architecture, l’industriel Guy Biraud, alors directeur de l’usine Transformateurs BC, contacte Mathieu pour lui formuler une invitation insolite, celle de réaliser la couverture de son catalogue de transformateurs électriques. À l’époque, Mathieu commence à traduire son langage pictural en style, s’immisçant dans tous les domaines de la société, ce qu’il théorisera par la suite : « Ce fut de tout temps la plus grande ambition des artistes, de Michel-Ange à David en passant par Le Brun. Permettez à cette occasion que je salue la mémoire de Walter Gropius qui avec le Bauhaus fut l’auteur de la dernière tentative d’intégration de tous les arts en Occident. […] Dès 1962, j’ai pris conscience de ce devoir de l’artiste de pénétrer de nouveau toutes les formes de la vie, fussent-elles les plus humbles. J’ai participé au réveil des Manufactures nationales, aussi bien Sèvres que les Gobelins, j’ai réalisé des affiches et des médailles, dessiné les plans d’une usine et de ses jardins, des résilles pour des façades d’architecture, des grilles et même des meubles1. » À ce titre, il signera également le dessin de la pièce de dix francs, des timbres-poste et même le logo d’Antenne 2, en 1975. Il accepte donc volontiers de relever le défi et réalise non seulement la couverture mais aussi tous les graphismes des pièces du catalogue des Transformateurs BC. L’année suivante, fort de cette première collaboration réussie, Guy Biraud le sollicite à nouveau pour concevoir sa nouvelle usine, sise à Fontenayle-Comte : nous sommes en 1967, Georges Mathieu a quarante-six ans.
Tropisme américain Avant de devenir artiste, Georges Mathieu eut très tôt les yeux rivés sur les États-Unis. Il obtint une licence d’anglais en 1941, puis exerça pendant quelques années en tant
___ 1. Conférence d’Heidelberg, 1980, dans L’Abstraction prophétique, Paris, Gallimard, 1984.
< Avancée de l’Usine Étoile dessinée par le peintre Georges Mathieu à Fontenay-le-Comte. © Adagp, Paris, 2021. © Photo Jean Richer.
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Littérature et mémoire industrielle : la légende d’un siècle
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Alain Girard-Daudon ___ Le monde industriel né au xixe siècle semble aujourd’hui perdu. Qui pourra nous le raconter et en garder les traces ? Les historiens, bien sûr, et mieux encore, les écrivains et les poètes. ___ « On dirait – la nuit – de vieux châteaux forts bouffés par les ronces – le gel et la mort. » Bernard Lavilliers, cité par Jean-Pierre Suaudeau dans Les Forges, un roman.
« Elle imaginait, au temps des usines, les ouvriers qui empruntaient la porte de service, travaillaient penchés sur les cuves, traînaient des carrioles remplies de peaux de bêtes abattues tout près, à la Villette. Ils étaient plus de trois cents ouvriers à l’époque, ils vivaient même sur place, et aujourd’hui dans ces anciens appartements, il y avait des artistes en résidence, des bureaux, des salles d’exposition. » Ces lignes sont extraites d’un roman très remarqué à la rentrée littéraire 2020, La Tannerie. L’autrice Celia Levi y raconte le quotidien dans un de ces lieux culturels bâtis sur les vestiges d’une ancienne usine. On y reconnaît sans difficulté le Cent Quatre, situé dans le 19e arrondissement de Paris. Ce pourrait être aussi le lieu unique à Nantes, la Condition publique à Roubaix, la Belle de Mai à Marseille, l’entrepôt Lainé à Bordeaux, ou tant d’autres lieux, tant d’autres friches devenues « culturelles ». Le roman interroge précisément cette intention du politique, non sans quelque scepticisme. Cette volonté mémorielle affichée n’est-elle pas parfois un prétexte, une habileté de communicant ? Une démonstration de bonne conscience qui frise parfois l’indécence ? (« Le décor avait été fabriqué avec le bois d’épaves ayant transporté des migrants. ») Il en montre aussi les limites. Ainsi l’un de ces travailleurs culturels, dans un moment de lassitude, de trop de temps passé dans ces gigantesques palais de courants d’air, fait-il cet aveu : « Oh, ça suffit, les usines, les cheminées, les ouvriers, les machines, ça nous sort par les yeux ! » C’est à notre connaissance la première fois que la littérature questionne la mémoire industrielle, du moins l’usage qu’on en fait, sous cet angle-là. Elle en souligne les attraits, mais aussi les impostures. Il est vrai qu’on les a longtemps oubliés, laissés se ruiner, puis mourir, ces grands témoins d’un siècle que l’on disait d’industrie. On en voit encore ici et là, squattés, tagués, croulant sous une nature qui reconquiert
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Killing Becher, Swen Renault, ensemble de neuf photographies, 2013. © Swen Renault.
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Commuter l’imaginaire industriel __
Éva Prouteau ___ Traces-mémoires d’un ensemble de futurs le plus souvent à l’abandon, les architectures industrielles hantent l’art contemporain, par leurs lignes de force autant que par leur impermanence. ___ Ce patrimoine, qui échappe souvent à l’implacable loi de conservation des édifices plus ouvertement nobles, exhibe son obsolescence et sa rudesse, sa résistance au rationalisme et son potentiel fictionnel : il en devient une matière idéale que l’art explore sans désemparer.
Rigueur Becher Commencer ce texte en évoquant Bernd et Hilla Becher relève presque de l’évidence, tant ce couple de photographes incarne un symbole : l’arrivée de l’esthétique du patrimoine industriel dans l’art contemporain correspond à l’avènement de leur œuvre titanesque, amorcé à l’aube des années 1960. « Leurs premières photographies immortalisent les mines et maisons ouvrières de Siegen, berceau de l’acier en Allemagne. C’est le début de cinquante ans de carrière commune, qui donneront naissance à un fils et à plus de seize mille photographies toutes réalisées selon un protocole précis : un temps gris, une prise de vue frontale, le sujet au centre, un noir et blanc neutre. Ils assemblent leurs images et les montrent par groupes de 6, 9 ou 12, dressant des typologies comparatives entre les architectures1. » Châteaux d’eau, tours de refroidissement, gazomètres, puits de mine, silos, hauts fourneaux, captés en Europe et aux États-Unis : leur répertoire apparaît aujourd’hui à la fois comme le témoignage précieux d’une architecture industrielle guettée par l’effondrement et comme une collection de « sculptures anonymes » – pour reprendre le titre de leur premier ouvrage. Avant d’être plébiscitée, leur démarche a subi de nombreux faux procès, accusée d’être insensible et glaciale. Aujourd’hui, c’est au contraire l’aspect touchant de l’œuvre qui est volontiers souligné : « L’homme est absolument là, derrière tous ces bâtiments. Leurs typologies prennent à la gorge par tant de subtile rigueur dans l’observation d’une civilisation qui sombre et dans la mise en lumière des productions d’un temps, vestiges de la vie et de l’imagination humaines2. »
L’école de Düsseldorf, et après ? En 2013, le photographe Swen Renault signe une série qui calque rigoureusement le protocole des Becher. L’artiste se concentre sur la typologie du château d’eau,
___ 1. Clémentine Mercier, « Hilla Becher, photographe de la beauté industrielle », Libération, 14 octobre 2015. ___ 2. Ibid.
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Le tourisme industriel dans les Pays de la Loire
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Jean-René Morice et Johan Vincent ___ L’engouement pour un tourisme attaché à la découverte des savoir-faire industriels constitue bien une réalité. La dynamique à l’œuvre se veut contemporaine tout en s’inscrivant profondément dans le temps. La région des Pays de la Loire paraît à ce titre exemplaire. ___ Tourisme et industrie Parler de tourisme industriel est paradoxal : le tourisme est une modalité d’occupation du temps libre tandis que l’industrie (l’usine) incarne un espace réservé au travail dans sa quotidienneté. Malgré sa reconnaissance médiatique, la définition du tourisme industriel est d’ailleurs ambiguë1, tant cet objet hybride multiplie les appellations (tourisme technique, tourisme de découverte économique, visite d’entreprise, tourisme de savoir-faire). Il est entendu ici par « industrie », un secteur d’activité transformant une matière pour créer un produit normé en quantité pour un marché non local, dans des structures rassemblant un grand nombre d’intervenants. Le patrimoine proto-industriel ne fait donc pas partie de notre propos. Pour qu’il y ait tourisme industriel, il faut un acteur majeur : le touriste. Or, le plus souvent, l’indétermination des publics caractérise le tourisme industriel. Les visiteurs comptabilisés sont davantage des habitants de proximité, des enfants en sortie scolaire, du personnel ou de futurs clients professionnels, que des personnes motivées par les promesses d’un site industriel totalement étranger à leur quotidien. Dans cet article, c’est à ces dernières que nous consacrerons pourtant notre attention. Comme le rappelle Pascal Cuvelier, la pratique de tourisme industriel « ne le devient que si le contexte et l’individu peuvent se définir comme touristes2 ».
Des premiers touristes… Le tourisme industriel n’est pas une pratique nouvelle mais bien une redécouverte récente. En France, au tournant des xixe et xxe siècles, les touristes, curieux des modes de vie locaux3, visitent des sites industriels, même si cela demeure anecdotique4. Dans les Pays de la Loire, dans les stations balnéaires concernées, la criée est souvent mentionnée comme lieu à voir. Paul Joanne, dans son guide de 1899, De la Loire aux Pyrénées, invite ainsi à visiter le port des Sables-d’Olonne le matin, « en s’arrêtant longuement à la Poissonnerie, très curieuse au moment des arrivages5 ». Les conserveries de poisson semblent, quant à elles, moins appréciées : décrites
___ 1. Saskia Cousin, « Le tourisme industriel, objet médiatique non identifié », Cahiers Espaces, no 57, « Tourisme industriel », septembre 1998, p. 6-14. ___ 2. Pascal Cuvelier, « Le tourisme industriel, tentative de clarification conceptuelle », dans Marie-Madeleine Damien et Claude Sobry (coord.), Le tourisme industriel : le tourisme du savoir-faire ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Tourisme et Sociétés », 2001, p. 15-29 (p. 23). ___ 3. Johan Vincent, L’intrusion balnéaire. Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, p. 139-141. ___ 4. Jean-René Morice, « Un trait d’union entre les mondes du travail d’hier et de demain : la visite d’entreprise », dans Jean-René Morice et Antonio Zarate Martin (dir.), Visite d’entreprise et tourisme, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2010, p. 20-31 (p. 24). ___ 5. Paul Joanne, Itinéraire général de la France : de la Loire aux Pyrénées, Paris, Hachette et Cie, coll. « Guides Joanne », 1899, p. 75.
< Le Carré Cointreau et la salle des alambics. © Photo Dominique Drouet.
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