Arbres

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N° 166 / 2021

Arbres

15 euros

PRESSE L 11013 - 166 - F: 15,00 € - AL

La revue culturelle des Pays de la Loire

Ce numéro de 303 s’attache à retracer le rôle des arbres dans les domaines les plus divers, abordant successivement leur aspect patrimonial et historique, la façon dont ils influencent l’activité des humains et leurs modes de pensée, dans les sciences comme dans les arts. Avec comme fil rouge cette double question : quelle est aujourd’hui notre relation aux arbres, et comment pouvons-nous faire d’eux nos alliés pour favoriser le vivant ?

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 contact@editions303.com www.editions303.com

La région des Pays de la Loire recèle de nombreux arbres emblématiques, comme le châtaignier d’Abbaretz ou les mystérieux arbres fossilisés de Brière, mais aussi les micro-forêts contemporaines, plantées dans les interstices de la ville, ou certaines œuvres d’art visibles dans les musées et l’espace public.

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Les arbres font depuis toujours partie de nos paysages et de notre vie : vénérés, taillés pour fournir matériau et bois de chauffage, plantés pour embellir nos lieux d’habitation, changés en œuvres d’art, ils imprègnent notre imaginaire comme notre quotidien.

Arbres


___ Dossier Arbres ­ ___ 05

– Éditorial

___Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art

– Des arbres et des hommes ___Philippe Domont, ingénieur forestier 06

– L’humanité descendue du singe et des arbres ___Anthony Poiraudeau, écrivain

303_ no 166_ 2021_

__ Sommaire

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– Pour un patrimoine de belles frondaisons Entretien de Frédérique Letourneux, journaliste avec Caroline Mollie, architecte-paysagiste ___ 20

26

– L’essence citoyenne des micro-forêts

___David Prochasson, journaliste

– Les arbres aux sources de la biodiversité forestière ___Alice Bomboy, journaliste 32

– L’arbre, témoin et acteur de l’histoire ___Yves-Marie Allain, ingénieur et paysagiste 38

– Morta, l’arbre-pierre de Brière ___Pascaline Vallée 44

– Arborescence et modélisations ___Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 48

56

– Des arbres, patrimoine culturel… immatériel

___Yann Leborgne, géographe

– L’arbre dans l’art contemporain, de la représentation à l’identification ___Pascaline Vallée 64

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– Entre les feuilles Julia Kerninon, écrivaine


___ Carte blanche ­ ___

– Artiste invité : Jérôme Maillet ___ 75 80

– Échappée forestière Éva Prouteau

___ Chroniques ­ ___ 82

– Échos / Arbres

Alain Girard-Daudon, Jean-Yves Hunot, Jessica Pierné, David Prochasson, ___ Bernard Renoux 84

– Dobrée, éclectique, politique, polémique

___Ronan Audebert, critique d’architecture

– Identités de passage ___Éva Prouteau 88

92

– Du côté de chez Gracq

___Alain Girard-Daudon, libraire 94

– Brèves Alain Girard-Daudon, Antoine Lataste, Clémentine Mathurin, Anthony Poiraudeau

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Dossier Arbres _________________

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Dossier Arbres / Éditorial / Pascaline Vallée / 303

Éditorial __

Pascaline Vallée Nous avons tous au moins un arbre dans la tête. Il peut être réel : le refuge de notre enfance, un spécimen ancestral dont la visite nous a marqués, ou même un arbre transformé dont les lignes se lisent encore à la surface d’un meuble auquel nous sommes attachés... Il peut être imaginaire, parce que inventé par un artiste, ou encore systémique, si notre pensée s’élabore en arborescences. À moins qu’il ne s’agisse de notre arbre généalogique, qui nous permet de remonter à nos propres racines ? Témoins historiques, objets de culte, sujets d’observations scientifiques, pourvoyeurs de nourriture et de médicaments, sources d’inspiration, les arbres constituent une véritable richesse, à la fois collective et intime. Christiane Klapisch-Zuber, citée par Éva Prouteau, donne cette analyse : « Depuis l’Antiquité, médecins, naturalistes et philosophes se sont plu à chercher les correspondances entre l’homme et l’arbre, à mettre en parallèle la sève, les branches, la verticalité et la recherche de la lumière du second avec le flux du sang, le développement des membres, l’aspiration à la perfection proprement humains. » Les arbres sont bons pour la santé, et ce ne sont pas seulement les adeptes de la sylvothérapie (concept né au Japon à la fin des années 1980 sous le nom de shinrin-yoku, littéralement « bain de forêt ») qui le disent. Leur présence en ville serait bénéfique aux citadins. Massés en forêts, ils participent à la bonne forme de la planète, en absorbant du CO2 et en abritant une biodiversité indispensable. Car chaque arbre est un monde en soi. Nos forêts, souligne la journaliste Alice Bomboy, abritent à l’échelle mondiale 80 % de la biodiversité terrestre. Des racines à la canopée, elles se font support de vie pour différentes espèces, des organismes microscopiques aux grands mammifères. Si nous reconnaissons tant de bienfaits aux arbres, comment sommes-nous donc passés de leur contemplation à leur exploitation ? Le rapport que nous entretenons avec eux est paradoxal. Nous avons réduit leur puissance à une fonction décorative, les taillant pour qu’ils entrent mieux dans nos perspectives, les condamnant à des pots trop petits, les remplaçant au gré de nos envies. Mais le fonctionnement des arbres est incompatible avec le vite-prêt et le modulable à souhait. Plutôt que les pieds, il faudrait compter les houppiers, dont le volume garantit l’efficience, comme l’explique l’architecte-paysagiste Caroline Mollie, qui fustige le « mal planter » de certaines municipalités. L’engouement pour la plantation d’arbres, nettement perceptible ces dernières années, pose également question. S’il faut saluer des initiatives comme celle de Mini Big Forest et les corridors écologiques mis en place dans plusieurs villes, il ne faudrait pas que l’arbre cache une forêt décimée, que l’on plante ici pour couper ailleurs et se dédouaner du fait que l’on continue de consommer largement trop. « Je ne regarde plus les arbres de la même façon, nous dit l’écrivaine Julia Kerninon. Pendant des années, comme beaucoup d’entre nous, je les ai tenus pour acquis, et sans doute leur valeur m’apparaît-elle plus précisément à présent que je ne suis plus si sûre de leur éternité. » Ces géants, dont la vie et les cimes dépassent le plus souvent les humains, enregistrent dans leur chair non seulement le passage des ans mais aussi la dureté des saisons. Aujourd’hui, ils tombent massivement à genoux, rongés par la sécheresse et les maladies, empêchés par les activités humaines. Ramifier, ce serait faire preuve d’intelligence, alors laissons aux arbres le temps de se déployer. Pour pouvoir continuer à apprendre de la nature, acceptons, pour une fois, de nous laisser dépasser.

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Des arbres et des hommes __

Philippe Domont ___ Les arbres ont toujours joué un rôle essentiel dans la survie et le bien-être des humains. Aperçu de quelques-uns des innombrables aspects d’une relation en perpétuelle évolution. ___ Les arbres et les forêts occupent une place primordiale dans la nature comme dans la civilisation. Pour les paléontologues, l’histoire des arbres et des forêts remonte à plus de quatre cents millions d’années, au Dévonien, cette période qui précède le Carbonifère et a vu peu à peu les plantes se « construire en hauteur ». La croissance en diamètre, en plus de la croissance verticale, a été décisive et permet aujourd’hui encore aux arbres de dominer les autres végétaux pour couvrir près de la moitié des terres émergées avec leurs propres écosystèmes. S’abriter, se nourrir, se chauffer, se soigner : les arbres jouent depuis toujours un grand rôle dans l’existence d’Homo sapiens. Leur tronc offre du bois pour réaliser des outils ou des armes, leurs fruits sont un apport alimentaire bienvenu. Le rapport à l’arbre a évolué avec le développement de l’agriculture et le besoin croissant de terres arables. Sédentarisés, les humains vivent toujours dans des « clairières ». Aujourd’hui, les forêts européennes sont non seulement protégées, mais elles s’étendent rapidement en raison de l’abandon de territoires agricoles. C’est la première fois que la surface des forêts augmente en même temps que la population. Elles fournissent toujours du bois, protègent contre les dangers naturels, génèrent de l’eau potable et accueillent les promeneurs en quête de détente.

Qu’est-ce qu’un arbre ? Le mot arbre est suffisamment familier pour que l’on n’ait pas à se préoccuper de sa définition. Un beau tilleul sur la place du village, un grand sapin en forêt, ce sont des arbres. En est-il de même pour un chêne vert, un if, un sorbier des oiseleurs, souvent hauts de quelques mètres seulement ? Quelle différence entre arbre, arbuste et arbrisseau ? Un palmier est-il un arbre ? Les professionnels chargés d’assurer la gestion durable des forêts grâce à des inventaires, ou d’étudier les fossiles et l’histoire de la végétation, s’appuient sur des catégories consensuelles qui leur permettent de mieux communiquer. La Flore forestière française1, référence en écologie forestière, propose la définition suivante : un arbre est un végétal ligneux à tige simple, comprenant un tronc et une couronne

___ 1. Jean-Claude Rameau, Dominique Mansion, Gérard Dumé et Christian Gauberville, Flore forestière française (3 tomes), 2020 (dernière édition revue et augmentée), IDF.

< La forêt de Bercé, Sarthe. © Photo Bernard Renoux.

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Châtaignier commun (Castanea sativa), Mouliherne, Maine-et-Loire. © Photo Conservation départementale du patrimoine du Maine-et-Loire, Éric Jabol et Bruno Rousseau.

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L’humanité descendue du singe et des arbres __

Anthony Poiraudeau ___ Le botaniste français Francis Hallé défend l’hypothèse d’une origine arboricole de l’humanité. Les caractéristiques de notre espèce seraient en effet dues au fait que nos ancêtres primates vivaient dans les arbres. ___ Nous serions humains, c’est-à-dire pourvus de spécificités proprement humaines au sein du vivant, parce que les espèces dont l’évolution nous a fait descendre vivaient dans les arbres. C’est l’hypothèse que défend Francis Hallé dans son ouvrage Plaidoyer pour l’arbre1. Si cette théorie d’une origine arboricole de l’humanité ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique, elle s’appuie sur de sérieux arguments et compte d’éminents défenseurs. Dans Plaidoyer pour l’arbre, Hallé expose que deux théories se font actuellement concurrence pour expliquer la bipédie des humains, c’est-à-dire la station debout, dressé sur deux pieds. Selon l’une d’elles, défendue notamment par la paléoanthropologue Yvette Deloison, un primate bipède ancestral, non encore découvert à ce jour, est un ancêtre commun aux humains et aux grands singes actuels, mais celui-ci ne vivait pas dans les arbres. Suivant cette hypothèse, c’est la lignée conduisant aux singes qui a par la suite adopté un mode d’existence arboricole, qui n’aurait jamais été celui de la lignée conduisant à l’humain : notre bipédie ne serait donc pas liée à une vie dans les arbres. L’autre théorie, celle des tenants d’une origine arboricole de l’humanité, soutient que le processus évolutif de l’hominisation, qui a transformé progressivement certains primates en humains, commence plus tardivement et suit une lignée issue de singes arboricoles – auquel cas nous aurions bel et bien des ancêtres qui vivaient dans les arbres 2. Le cœur du désaccord entre les deux théories provient d’interprétations divergentes de la compatibilité de l’organisme humain avec la vie dans les arbres. Selon les tenants d’une origine non arboricole de l’humanité, le corps humain, contrairement à celui des singes, se prête mal à la vie dans les arbres : nos pieds non préhensiles ne peuvent pas s’accrocher à des branches, nos muscles fessiers sont surdéveloppés alors qu’ils sont peu utiles pour grimper (les singes, d’ailleurs, en sont dépourvus) et nos bras plus courts que nos jambes rendent difficile le déplacement dans les arbres. La brachiation occupe une place de première importance dans cette réflexion : il s’agit d’un mode de déplacement dans les arbres, non en marchant à quatre pattes sur les branches, comme le font les écureuils, mais en se balançant d’une branche à l’autre à l’aide des bras (on est alors suspendu sous les branches, avec le corps en position verticale, c’est ainsi que procèdent les gibbons et les orangs-outans). Or, selon Francis Hallé, le corps humain et celui de nos ancêtres hominidés permettent très bien la brachiation (pour laquelle des

___ 1. Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, 2005, p. 150-164. ___ 2. L’hypothèse d’un ancêtre bipède non arboricole commun aux singes et aux humains attribue à celui-ci un âge d’au moins 30 millions d’années. Pour les tenants d’une origine arboricole de l’humanité, les primates dont descendent les humains seraient devenus bipèdes il y a environ 17 millions d’années.

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Pour un patrimoine de belles frondaisons Entretien avec Caroline Mollie

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Frédérique Letourneux ___ Critiquant « l’inflation végétale » à laquelle se livrent aujourd’hui de nombreuses métropoles, Caroline Mollie plaide pour un retour au « bon sens jardinier » afin de mieux respecter les arbres. Une autre façon de souligner l’urgence qu’il y a à se donner du temps. ___ Pouvez-vous nous décrire en quoi consiste votre métier ? Les architectes-paysagistes travaillent autant avec les outils des architectes qu’avec ceux des environnementalistes et des ingénieurs écologues. Nous sommes à la charnière entre la protection ou la gestion des milieux naturels et l’urbanisme, entre le végétal et le minéral, entre la nature et la culture. Nous travaillons le vide et donnons sens aux espaces entre les bâtiments, alors que les architectes travaillent le plein. Nous œuvrons dans les trois dimensions du volume tout en prenant en compte une quatrième dimension, celle du temps. Quand nous intervenons dans le cadre urbain, nous avons toujours à l’esprit cette aspiration à créer des lieux de bien-être, de plaisir. C’est parfois mal compris des écologistes, qui ont tendance à défendre une approche quantitative et à postuler que plus le végétal est présent dans la ville, plus c’est beau. Or le paysage est une notion complexe et l’homme doit y trouver sa place. Le paysage est le résultat de toutes les forces qui traversent un espace, les forces économiques, naturelles, humaines… Il faut essayer de prendre en compte l’ensemble de ces dimensions et favoriser une pratique de l’espace qui améliore la qualité de la vie.

Quels sont les bienfaits qui peuvent être attribués à la présence d’arbres en ville ? De nombreuses études ont souligné les bienfaits des arbres en ville tant sur la santé des urbains que sur leur bien-être. Ils favorisent aussi la purification de l’air et ont une incidence sur la température en ville. Mais, selon moi, il importe aussi de prendre en compte leur plus-value patrimoniale. D’abord, les arbres améliorent l’ambiance urbaine. Il n’y a qu’à observer : ce sont toujours les terrasses de café placées sous les arbres qui sont les plus peuplées, car sous les arbres la qualité de l’air est meilleure et la lumière plus douce. Les arbres délimitent un espace sans poser de frontières, on se sent bien sans se sentir enfermé. Ces espaces de socialité et de convivialité contribuent à la réputation d’une ville. On peut penser par < Dans cette rue pavillonnaire nantaise, les platanes ont été plantés trop serré et se gênent. Un élagage sévère suivi de la taille annuelle des rameaux est un choix coûteux et disgracieux ; un abattage sélectif aurait sans doute été préférable mais cette mesure est impopulaire. © Photo Franck Gérard / En l’état, 13 juillet 1999-Aujourd’hui.

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L’essence citoyenne des micro-forêts __

David Prochasson ___ Conceptualisées par le botaniste Akira Myawaki1, les micro-forêts sont réputées plus riches en biodiversité et plus rapides à pousser que les forêts traditionnelles. Dans l’ouest, ces méthodes sont portées par Mini Big Forest, qui mobilise une armada de planteurs volontaires, soucieux d’agir pour végétaliser les villes. ___ Les pieds dans la paille, au milieu de milliers de pousses encore frêles et fragiles, il lâche, l’air de rien, une petite pique d’une acuité mordante : « Moi, les hommes, je les appelle les entre-tueurs. Ils empoisonnent leur environnement, et pour se protéger des dégâts qu’ils causent, ils climatisent et continuent à polluer encore plus. » Du haut de ses neuf ans, Arthur fait partie de cette jeune génération d’enfants plus conscientisés que celle de leurs propres parents. En début d’année, il a planté dans le cadre d’un projet scolaire quelques-uns des cinq mille jeunes arbres qui jouxtent l’école des Reigniers à Vertou (Loire-Atlantique). Deux mois plus tard le voici de retour, avec son père cette fois, séduit comme une vingtaine de riverains et de bénévoles par l’initiative. Ensemble, ils vont entretenir mille sept cents mètres carrés de plantations, portés par l’énergie communicative de deux personnalités : Jim Bouchet et Stéphanie Saliou, cofondateurs de Mini Big Forest. Pour obtenir une pousse rapide et une biodiversité riche, l’association s’inspire des méthodes d’Akira Miyawaki. Le principe ? Planter de façon très dense des essences locales pour faire revivre des sols souvent dégradés, sans humus ou déforestés. Miyawaki identifie trois étapes. D’abord, dresser le potentiel naturel de végétation de la future forêt : « Il s’agit d’identifier les essences locales spontanées, qui poussent sans intervention de l’homme, en veillant à retenir des espèces dominantes, secondaires et mineures », explique Stéphanie Saliou. Mini Big Forest travaille avec un pépiniériste labellisé « végétal local », qui a élevé ses graines à partir de collectes en milieu naturel. La deuxième étape consiste à travailler le sol : « C’est le starter de la forêt, on intervient plus ou moins en fonction de son état, avec des amendements naturels : du compost, du paillage, du fumier… » Troisième étape : planter densément. Sur chaque mètre carré, les trois strates de la forêt sont associées : arbrisseaux, arbres de taille moyenne et arbres de jet. « On travaille sur le système racinaire. La densité va favoriser la coopération des essences et garantir un enracinement profond », explique Jim Bouchet. Cette densité induit aussi une course à la lumière qui va stimuler la croissance des arbres. La forêt devient alors autonome trois ans après la plantation. Selon leurs promoteurs, ces méthodes permettraient à la forêt d’avoir une croissance dix fois plus rapide, de stocker trente fois plus de carbone

___ 1. Akira Miyawaki est né le 29 janvier 1928. Le credo de cet expert en écologie végétale, spécialiste des semences et de la restauration des terres dégradées : la plantation dense d’arbres indigènes, avec l’aide d’entreprises et de citoyens. L’une de ses interventions les plus spectaculaires est la plantation en 1998, avec 4 000 personnes, de 400 000 arbres le long de la Grande Muraille de Chine. En 2006, Akira Miyawaki a reçu le Blue Planet Award pour son implication dans la protection de la nature. (NdR.)

< Objet d’étude scientifique, la micro-forêt de l’université de Nantes doit permettre de tester les théories de Miyawaki sous le climat de l’Europe de l’Ouest. © Photo Samuel Hense.

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L’arbre, témoin et acteur de l’histoire __

Yves-Marie Allain ___ Être vivant inscrit dans l’espace, l’arbre parcourt le temps, témoin de l’histoire des hommes et du climat. Bien qu’abattus, absents de l’espace où ils ont vécu, certains poursuivent le récit de l’histoire de leur vie. ___ Derrière chaque histoire de vie se cache un arbre, un arbre de cœur où jeux d’enfants, rêves et émois d’adolescents se mêlent. Un arbre qui accompagne des morceaux de vie que l’on regarde avec nostalgie aux vieux jours, comme un compagnon, un refuge bienveillant et discret de nos peines, joies et espoirs. L’arbre est avant tout un être vivant marquant plus ou moins les saisons et qui avec le temps prend sa place dans l’espace. Bien des arbres, essences indigènes ou exogènes, à feuilles caduques ou à feuillage persistant, sont tendus vers le ciel, cherchant à s’élever. Cette élévation progressive est tributaire d’un bourgeon qui domine les autres et le tire vers le haut. À l’exception de quelques espèces chez les peupliers et les séquoias, un jour ce bourgeon perd son rôle primordial. L’arbre n’est plus à la recherche de hauteur, il change d’aspect, chaque bourgeon latéral joue un rôle similaire dans la croissance et l’arbre perd sa fougue juvénile. Il s’arrondit, prend une forme plus douce. Il s’installe dans le paysage et devient le paysage lui-même, quand il prend la forme caractéristique de son espèce, cette forme de la maturité dégageant force, sérénité, une intemporalité qui devient proche de… l’immortalité. Ces arbres qui dessinent les paysages ruraux ou urbains, qui leur donnent un volume, des proportions, des limites, sont des vestiges d’anciens usages des terres, les marqueurs d’un mode cultural, culturel ou esthétique, et ce, jusqu’à leur disparition naturelle ou forcée. L’arbre, indigène ou exogène, domine le paysage. Il est un repère, marqueur de territoire, mémoire d’une activité perdue, souvenir d’un événement particulier local ou national, ou symbole d’un pouvoir ancestral ou contemporain. Les plantations d’arbres en alignement le long des routes et des canaux marquent durablement, dès le xviie siècle, une volonté politique de l’État de s’inscrire sur le territoire. Il en sera de même pour les plantations urbaines des mails, cours, avenues et boulevards qui montrent le caractère spécifique de l’équipement urbain, périurbain ou rural. Ce n’est pas l’individu arbre qui doit être remarqué mais sa mise < Déjeuner à l’ombre des arbres. © Photo Franck Gérard / En l’état, 13 juillet 1999-Aujourd’hui.

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Morta, l’arbre-pierre de Brière

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Pascaline Vallée ___ Dans les marais de Brière, situés au cœur de la presqu’île de Guérande, se trouvent des arbres pas comme les autres. Conservés dans la tourbe, ils sont à la fois un matériau unique et des témoins historiques hors pair. ___ Dans certains jardins de Brière, au centre d’une charpente ou sous une forme plus travaillée, on rencontre parfois un bois noir, si dense et si brillant qu’il ressemble à de la pierre. Ce matériau aux caractéristiques particulières, appelé morta, est aussi un voyageur temporel, non seulement parce qu’il est utilisé par les Briérons depuis aussi longtemps qu’est pratiquée l’extraction de la tourbe, mais aussi parce qu’il témoigne d’un passé préhistorique. Deux variétés prédominent : le morta noir, issu du chêne, et le morta rouge, issu du bouleau.

Trésors des origines Longtemps isolés, les Briérons ont su faire de leurs marais un lieu de ressources. La tourbe, notamment, cet amas de matières organiques qui se forme dans les zones régulièrement inondées, a été utilisée jusqu’au début du xxe siècle comme combustible. Le marais étant la propriété commune de ses riverains, chaque famille pouvait, à la fin de l’été, délimiter une zone où se livrer au dur labeur de l’extraction. De temps à autre, une agitation ici ou là signalait une trouvaille pas toujours désirée : le salais, que l’on enfonçait d’un mètre pour couper la tourbe à la verticale, avait heurté une masse rigide. Quiconque avait besoin de bois de charpente ou de chauffage pouvait se réjouir de la découverte, mais celle-ci annonçait aussi une journée difficile : le morta allait empêcher de couper des mottes régulières, et il faudrait redoubler d’efforts pour le dégager. Mais cet obstacle donnait aussi l’occasion d’assister à un spectacle unique. Une fois hissé hors de la tourbe, le tronc de morta se livre en effet à un étonnant tour de magie. Tant qu’il reste gorgé d’eau, le bois est tendre et malléable, mais à mesure qu’il sèche il poursuit le processus de fossilisation engagé en sous-sol pour devenir dur comme de la pierre et imputrescible. Ces arbres-rochers, d’un noir ou d’un rouge profonds, que les brumes propres à ces marais labyrinthiques entouraient d’une aura mystérieuse, avaient de quoi alimenter l’imagination des habitants de la Brière. Comment s’étaient-ils retrouvés là ? Comment se faisait-il que certains se découvraient par groupes, tous couchés dans le même sens ? Les soirs de veillée, plusieurs histoires commençaient par ce constat : il y a bien longtemps, la Brière était couverte d’une immense forêt. Venait ensuite l’explication de < La tourbe, vase organique qui servait autrefois de combustible et d’engrais, est accessible lorsque le sol des marais de Brière est hors d’eau. © Photo Erwan Balança.

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La Sala delle Asse est une salle du château des Sforza à Milan, décorée par Léonard de Vinci suivant une commande de Ludovic le More. Peinture à la détrempe sur plâtre représentant un enchevêtrement de branches, détail. © Domaine public - Wikicommons.

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Arborescence et modélisations __

Éva Prouteau ___ La question des structures arborescentes et de leurs invariants travaille la science depuis la nuit des temps. De Léonard de Vinci à Wikitree, comment l’intelligence mathématique des arbres nourrit-elle la représentation conceptuelle de nombreux systèmes ? ___ Réponse au vent Depuis longtemps, la modélisation de l’arborescence mobilise les chercheurs, qui assimilent volontiers l’arborescence naturelle à une forme d’intelligence débordant largement le règne végétal : « Sans entrer dans des détails analytiques, nous découvrons que de très nombreuses choses se ramifient de la même façon. […] Que des tracés semblables apparaissent dans des affluents, des poumons, des éclairs et des réseaux artificiels aléatoires. Tout cela ne peut provenir de similarités dans les matériaux ou dans les forces. L’eau n’est pas le tissu pulmonaire, pas plus que l’électricité ne ressemble au foie. Les ressemblances proviennent de ce que le terrain d’action, l’arène spatiale, est commun1. » Ces étranges similitudes dans les formes de la nature ont forcément excité les esprits. Vers la fin du xve siècle, le remarquable observateur que fut Léonard de Vinci écrivait : « Toutes les branches des arbres, à chaque degré de leur hauteur, sont égales à la grosseur de leur tronc2. » L’artiste énonce une variation de cette loi empirique vers 1515 : « Chaque année, quand les branches des arbres ont accompli leur maturité, elles forment toutes ensemble la grosseur de leur tronc 3. » L’intuition de cette invariance d’échelle précède de plus de quatre siècles la découverte du mathématicien Benoît Mandelbrot, qui énonce et modélise les structures fractales en 1974. Le principe en est simple : quelle que soit l’échelle d’observation, la même forme est reproduite, comme on le constate dans le chou-fleur ou le chou Romanesco, où chaque petit fragment reproduit un chou entier en miniature. Depuis, de nombreuses fractales ont été repérées dans la nature : nuages, flocons de neige, montagnes, réseaux de rivières ou vaisseaux sanguins. Récemment, de nouveaux éclairages ont permis d’expliquer les causes de la morphologie des arbres : « Le groupe de recherche interdisciplinaire de Centrale Marseille, de l’Inra, d’AgroParisTech, du CNRS et de l’université d’Aix Marseille a mis au point un modèle numérique appelé MechaTree. Ses résultats viennent d’être publiés dans Nature Communications. Et, contre toute attente, ils montrent que “ce sont la lumière et, surtout, le vent qui dictent ces lois mathématiques”, affirment

___ 1. Peter S. Stevens, Les Formes dans la nature, Éditions du Seuil/Science ouverte, 1978, p. 115. ___ 2. Manuscrit I, feuillet 2 v, vers 1497. ___ 3. Manuscrit M, feuillets 78 v et 79 r (vers 1515). Par ailleurs, des traces théoriques concernant les motifs végétaux figurent dans la section Des arbres et des légumes du Traité de la peinture de Léonard.

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Des arbres, patrimoine culturel… immatériel __

Yann Leborgne ___ Il est des arbres étranges auxquels l’homme s’attache d’une surprenante manière. Au travers de contes, de croyances et de rituels, ces végétaux lui permettent de voyager au plus profond de lui-même. ___ Le patrimoine culturel immatériel désigne les pratiques et représentations que les hommes se transmettent de génération en génération car elles sont constitutives de leur identité et de leur sentiment de continuité (Unesco, 2003). Ancrés dans le sol dont ils se nourrissent des substances, pointant vers le ciel où ils puisent la lumière, les arbres ne relèvent pas a priori de ce registre. Ils sont communément considérés comme un patrimoine végétal, fussent-ils « remarquables » du fait d’une esthétique, d’une taille, d’un âge ou d’une autre spécificité naturelle qui les distingue. Cette séparation entre patrimoine culturel et patrimoine naturel s’étiole quand on mesure à quel point les hommes se projettent sur et dans les arbres. Ce phénomène s’observe partout dans le monde et des similitudes peuvent être trouvées d’un continent à l’autre au sein d’aires culturelles fort éloignées. Des arbres peuvent servir de repères topographiques dans le paysage (lieux de passage, croisements de chemins, éléments de bornage). Une importance est souvent accordée au choix précis des essences qui seront plantées. Celles-ci forment un langage inscrit visuellement dans l’espace et valorisent des variétés sur les plans symbolique et économique. Enfin, des arbres sont investis de fonctions symboliques et religieuses très fortes. On sait qu’en Europe ils étaient chargés d’une dimension cultuelle avant la période chrétienne1. Lors de l’évangélisation, l’Église a récupéré les manifestations païennes antérieures en identifiant une dévolution à tel ou tel saint. En certains lieux, ces rapports sacrés aux arbres sont parvenus à perdurer jusqu’à nos jours à travers des récits légendaires, des croyances, des pratiques rituelles et cultuelles. Ces expressions transmises et recréées au fil des époques sont reconnaissables en tant que « patrimoine culturel immatériel2 ».

Une humanité végétale Remarquables sous l’angle du patrimoine culturel immatériel, les arbres investis de sacralité ne sont jamais localisés n’importe où. On les rencontre le plus fréquemment à des croisements de voies ou de chemins, ainsi qu’aux limites de territoires historiques. On les remarque souvent à proximité immédiate d’une chapelle ou d’une église, dans le cimetière du village, non loin d’un château. Une singularité réside dans le

___ 1. Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.), Les bois sacrés, actes du colloque international de Naples (1989), Publications du Centre Jean Bérard, 1993. ___ 2. Yann Leborgne, Des arbres, des rites et des croyances. Un patrimoine culturel immatériel en Normandie, Centre régional de Culture ethnologique et technique de Basse-Normandie, éditions OREP, 2012.

< Chêne-chapelle de La Rabatelière, La Rabatelière, Vendée. © Photo Bernard Renoux.

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Entre les feuilles __

Julia Kerninon ___ Des classiques pour enfants aux best-sellers récents, que nous apprend l’évolution de la place accordée par la littérature à l’arbre, symbole de vie et de protection, ou sujet vital à protéger ? ___ Lorsque j’étais enfant, j’ai passé un temps considérable dans les arbres. Dans le pommier du fond du jardin de ma grand-mère, principalement, assise toujours sur la même branche à grignoter des pommes vertes et à lire, mais également dans beaucoup d’autres, parce que grimper aux arbres était une de mes grandes passions d’enfance. Pommiers, châtaigniers, cerisiers. Jamais de conifères, à cause de la résine collante. J’aimais les branches en épis des hêtres, je rêvais d’escalader un saule pleureur pour rêvasser au-dessus d’un plan d’eau, je me méfiais comme de la peste des branches cassantes des mimosas. Je montais dans les arbres parce que j’aimais l’altitude et effrayer les adultes qui criaient à tue-tête pour me convaincre de redescendre, mais je crois que je le faisais aussi parce que c’était un moyen très simple et plutôt innocent de sortir du paysage, de quitter le monde, de ne plus toucher terre. Je n’étais pas particulièrement intéressée par la nature – je connaissais le nom des fleurs, mais je traînais des pieds dans les promenades forestières en famille, j’étais une fille d’intérieur –, pourtant je me rappelle ce que je ne peux pas décrire autrement que comme de la complicité avec mon vieux pommier. Je me rappelle la sérénité que je ressentais, perchée sur ma branche familière, et cette merveilleuse impression d’être à la fois dedans et dehors, assise comme dans un fauteuil au milieu des feuilles, le bruit presque imperceptible des pages tournées se mêlant à celui des fleurs frémissantes. Pourtant, malgré ce lien d’emblée entre les livres et les arbres, j’ai mis très longtemps à m’intéresser aux arbres au plan intellectuel, au plan littéraire. Bien sûr, il y avait eu, très tôt, Tistou les pouces verts, de Maurice Druon, qui n’était pas tout à fait au sujet des arbres, plutôt des plantes, mais la fin du livre, quand Tistou appuyait ses deux pouces sur le sol pour construire une échelle, était absolument bouleversante : quelle autonomie, de pouvoir ainsi organiser sa fuite ! Faire pousser des échelles ! La description de Druon est superbe, même pour quelqu’un qui n’y connaît rien, comme moi : « Les deux arbres étaient d’essence rare ; le tronc tenait, par l’élégance, du peuplier d’Italie, mais avec la dureté de l’if et du buis. La feuille était dentelée comme celle du chêne, et les fruits poussaient verticalement, en petits cônes, comme les pommes du sapin. » Mais à mesure que les arbres poussent, ils changent : voilà que les feuilles sont remplacées par des « aiguilles bleutées », puis par des « bourgeons feutrés », et après il y aura même des grappes de fleurs. Les adultes ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la nature des arbres et Druon écrit : « Chacun [y] voyait l’espèce qu’il aimait le plus. C’était des arbres sans nom. » Pour évoquer ce livre, j’ai tendu la main machinalement pour le prendre sur l’étagère de ma bibliothèque où je sais qu’il se trouve bien que je ne l’aie pas relu depuis plus de vingt ans, et ce que © Photos Franck Gérard / En l’état, 13 juillet 1999-Aujourd’hui.

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