Habiter

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N° 167 / 2021

Habiter

15 euros

PRESSE L 11013 - 167 - F: 15,00 € - AL

La revue culturelle des Pays de la Loire

Que dit de nous une représentation picturale ou photographique de notre intérieur ? Quel rapport entretient-on avec soi et avec l’espace quand on vit dans un monastère ? Comment parvient-on à se recréer un espace intime quand on vit dans la rue ? De quelle(s) utopie(s) les pratiques d’autoconstruction sont-elles porteuses ? Telles sont quelques-unes des thématiques abordées dans ce numéro qui invite à partir à la découverte d’un espace capital et singulier, le « chez-soi ».

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 contact@editions303.com www.editions303.com

En donnant la parole à des artistes, des philosophes et des sociologues, ce numéro propose une réflexion sur la façon dont les normes de l’habiter se sont définies au fil du temps, en prenant en compte les formes du cadre bâti comme les processus d’appropriation qui font du logement un espace à soi.

Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Avec la crise sanitaire, nous avons tous redécouvert notre domicile, ou bien nous l’avons investi différemment. Cette expérience à la fois personnelle et collective nous a conduits, à des degrés divers, à nous interroger sur les contours de l’espace privé et sur ce qu’habiter veut dire.

Habiter


___ Dossier Habiter ­ ___ 05

– Éditorial

___Elvire Bornand, sociologue et Frédérique Letourneux, journaliste

– Habiter pour exister ___Thierry Paquot, philosophe 06

– Être ou paraître chez soi. Portraits ___Bernard Renoux, photographe

303_ no 167_ 2021_

__ Sommaire

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– Construire sa maison avec les Castors. Angers, 1950-1955 ___Jean-Luc Marais, maître de conférences honoraire en histoire contemporaine à l’université d’Angers 20

– Intérieurs ___Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 26

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– Habiter pour mieux créer

___Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art

– Un peu plus, pour habiter mieux ? ___Sévak Sarkissian, architecte-urbaniste 40

– Habiter un projet politique : vivre et vieillir dans un habitat participatif ___Elvire Bornand 48

– Vivre dans « une bonne cage » : habiter en verticalité ___Elvire Bornand et Frédérique Letourneux 54

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– L’esprit des lieux

___Frédérique Letourneux 68

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– Sans-abrisme : l’épreuve d’habiter Armandine Penna, journaliste et photographe


___ Carte blanche ­ ___

– Association invitée : Dessins sans papiers ___ 75 80

– Dessins habités Éva Prouteau

___ Chroniques ­ ___ 82

– Prendre refuge François-Jean Goudeau, enseignant aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,

université de Nantes ___ 86

– Éclat et multitude

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 90

– Aux frontières de la scène

___Pascaline Vallée 94

– Brèves Daniel Morvan, Anaïs Petit, Éva Prouteau

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Dossier Habiter _________________

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Dossier Habiter / Éditorial / Elvire Bornand et Frédérique Letourneux / 303

Éditorial __

Elvire Bornand et Frédérique Letourneux « On se protège, on se barricade. Les portes arrêtent et séparent. La porte casse l’espace, le scinde, interdit l’osmose, impose le cloisonnement : d’un côté il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique […], de l’autre il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l’un à l’autre en se laissant glisser, on ne passe pas de l’un à l’autre, ni dans un sens, ni dans un autre : il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut communiquer, comme le prisonnier communique avec l’extérieur. » Georges Perec, Espèces d’espaces, p. 73

Dans Espèces d’espaces, Georges Perec nous invite à une déambulation poétique du plus intime – le lit, la chambre – à ce qui constitue notre espace quotidien – l’immeuble, le quartier – pour finir sur notre rapport au monde. À chaque fois il est question de frontières, de seuils, de rites de passage. « Habiter », c’est se constituer un espace à soi et pour soi. Ce n’est pas seulement se protéger, se trouver un abri de fortune mais, comme le dit le philosophe Thierry Paquot dans ce numéro, « vivre en accord avec soi-même ». Comprendre les manières d’habiter, c’est donc saisir des expériences de vie, analyser les logiques sociales qui sous-tendent le rapport à soi et aux autres (les proches, les voisins, l’altérité). Cette dimension anthropologique des lieux de vie, nous l’avons toutes et tous éprouvée pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19. Cette dimension tient tout d’abord aux conditions objectives de l’habitat – individuel ou collectif – ou du logement – petit, grand, disposant ou non d’un extérieur. L’habiter renvoie aussi à nos identités et au rapport subjectif que nous entretenons avec notre intérieur. Cela questionne également nos représentations de l’espace privé et notre capacité à le réinventer pour nous l’approprier. En donnant la parole à des intervenants issus des domaines les plus divers – philosophe, historien, architecte, sociologue, photographe –, ce numéro invite à l’exploration de différents modes d’habiter. « L’habitat » est une notion qui dépasse celle de « logement » : elle renvoie à des histoires de vie. Habiter un quartier populaire, construire sa propre maison, comme les Castors, ou décider de partager son espace de vie au sein d’un projet collectif, tout cela renvoie à des expériences dans et audelà des murs. Mais questionner l’habiter, c’est aussi regarder ses marges. Le chez-soi peut se faire temporaire – comme pour les résidences d’artistes –, ou bien clos et éternel – comme pour les moines et les moniales. Il peut aussi venir questionner une société dans ses réactions à la vulnérabilité, quand il est précaire et stigmatisé. On le voit, ces questions abordent autant le cadre que le hors-cadre, ce qu’ont bien saisi les artistes et les portraitistes qui interrogent le chez-soi par ses représentations.

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Habiter pour exister __

Thierry Paquot Illustrations Paul Parant ___ « Habiter » est un verbe de plus en plus fréquemment utilisé pour désigner toute action relevant de l’enchantement : habiter le monde, habiter la Terre, habiter le territoire... Sa riche polysémie mérite une exploration qui réserve quelques surprises ! ___ Pour évoquer son logement, chacun utilise des termes, plus ou moins synonymes à ses oreilles, comme « appartement », « maison », « logis », « chez-soi », « foyer », « résidence », « crèche », « pénates », « piaule », « nid », « niche », « repaire », « baraque », « cabane », « domicile », « pied-à-terre », « loft », « garçonnière », « studio », que saisje encore ? Les ethnologues et les géographes, lorsqu’ils étudient un peuple et un pays, décrivent leur(s) habitation(s), persuadés que le « logement » reflète un type spécifique d’organisation sociale et culturelle. Le « sans domicile fixe » surprendrait ces peuples qui y verraient une anomalie, une aberration : comment laisser quelqu’un dehors, sans aucun emplacement pour son repos ? Il est vrai que ces sociétés prennent en charge les malades, les vieilles personnes, les pauvres. Chacun y a une place. L’aumône, la charité et l’hospitalité sont des modalités du système d’entraide qui se manifeste dans ces regroupements humains. Avec la marchandisation généralisée, où tout s’achète car tout est à vendre, le logement devient un bien aliénable comme un autre, qu’il faut acquérir sur un marché. Certes, tous les peuples ne sont pas spontanément hospitaliers et il ne sert à rien de les angéliser tout comme d’imaginer nos ancêtres plus accueillants que nous – nos musées sont remplis de faits d’armes et d’exactions affreuses, sanglantes et barbares. Mais avoir un endroit pour dormir tranquillement, plus ou moins confortablement, paraît aller de soi. Pourtant ces sociétés, souvent inégalitaires et hiérarchisées, attribuent au mot « maison » le sens de « maisonnée », c’est-à-dire d’un collectif qui comprend des humains (« libres » et « esclaves », hommes et femmes, adultes et enfants), des animaux domestiques, des champs et des forêts, des outils et des croyances… Le « chez-soi », dans ce cas-là, n’est pas l’intimité du sujet, le « pour soi à soi », la « sphère privée », mais l’appartenance à un « soi » plus vaste qui lui procure les conditions de son existence même. Le mot « habitat » appartient au vocabulaire de la botanique et de la zoologie, tout comme le mot « territoire ». Il désigne d’abord, vers 1808, le territoire occupé par une plante à l’état naturel puis, vers 1881, le « milieu » géographique adapté à la vie d’une espèce animale ou végétale, ce que nous désignons dorénavant par « niche écologique » et parfois « environnement ». La qualité de cet habitat révèle son habitabilité. Au début du xxe siècle, cette acception d’« habitat » est généralisée au « milieu » dans lequel l’homme évolue, avec et parmi les autres êtres vivants. Enfin, dans l’entre-deux-guerres, on dira « habitat » pour « conditions de logement ». Le terme « habitation » provient du latin habitatio et exprime le « fait d’habiter ».

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Habiter pour mieux créer __

Pascaline Vallée Illustrations Hélène Duclos ___ En offrant des conditions de travail et un accompagnement aux artistes, les résidences facilitent la création. Elles sont aussi, et avant tout, propices à de multiples rencontres. ___ Lorsqu’on évoque le quotidien des artistes, le terme de « résidence » revient régulièrement. Il ne s’agit pas là d’habitation secondaire ou d’ensemble d’immeubles, pas non plus de vacances, même s’il est tout de même question d’un voyage, d’un déplacement physique et mental. Dans le passé, certains riches amateurs d’art se plaisaient à accueillir des artistes dans leur demeure à l’écart des grandes villes. Moins bucolique, la résidence d’artiste au sens où on l’entend aujourd’hui fait partie des aides apportées aux créateurs par des institutions publiques ou privées, et fait l’objet d’un contrat. De la simple mise à disposition d’un espace de travail à un compagnonnage de longue durée, le terme recouvre toutefois des réalités très différentes. La résidence peut faire l’objet d’un appel à projet thématique ou procéder par invitation, être accompagnée ou non d’une production, financée de manière plus ou moins importante, sur un temps plus ou moins court, dans un lieu culturel ou qui ne l’est pas, comporter un hébergement ou non... Des constantes se dégagent tout de même, la première étant que l’artiste en résidence s’immerge dans un contexte autre que le sien pour stimuler sa créativité. Le lieu qui l’accueille lui apporte le confort nécessaire à ce travail, le déchargeant des contraintes ordinaires pour qu’il y consacre son temps et son énergie. Pour les structures d’accueil, un double enjeu se dessine : accompagner les créateurs en favorisant leur diversité (disciplines, esthétiques, générations...) et renforcer la présence de l’art sur un territoire donné. Car, depuis les années 1980, la résidence est un élément clé des politiques de décentralisation culturelle. Pour la réglementer et définir les conditions de son soutien financier, le ministère de la Culture a produit début 2006 une circulaire. Plusieurs types de résidence y sont distingués : la résidence de création permet à l’artiste de travailler à une œuvre nouvelle ; la résidence de diffusion territoriale est axée sur la sensibilisation à l’art ; avec la résidence-association, l’artiste ou la compagnie est présent sur une durée longue avec diverses formes d’action. Dans tous les cas, selon ce texte, la résidence consiste pour artistes et institutions à « croiser, pour un temps donné, leurs projets respectifs, dans l’objectif partagé d’une rencontre avec le public ». Les entreprises sont quant à elles de plus en plus nombreuses à se prêter à l’exercice, invitant des artistes à entrer dans leur

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Résidence Bellefontaine, bâtiment B, rue Louis-Gain à Angers. Déromédi promoteur, Eugène Beaudoin et Yves Moignet, architectes. © Photo Sévak Sarkissian.

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Un peu plus, pour habiter mieux ? __

Sévak Sarkissian ___ En bouleversant le quotidien, le confinement a confronté les habitants aux insuffisances de leur logement. Que peuvent proposer les architectes face aux difficultés révélées par cette situation sans précédent ? ___ Le 16 mars 2020, les annonces présidentielles ont « pétrifié » la société. Après la stupeur, la vie de tous les jours s’est trouvée profondément chamboulée. Quantifiés et soumis à une autorisation dérogatoire, les déplacements étaient circonscrits à un périmètre restreint autour du foyer1. En plus des tâches domestiques, le lieu choisi pour se confiner – généralement la résidence principale – devait accueillir simultanément ou successivement travail et cours « à distance », loisirs et repos. Bref, toute la famille rassemblée « à la maison », sans forcément d’espace pour s’évader ou souffler. Pour les mieux lotis : la possibilité de prendre l’air sur un rebord de fenêtre2, un balcon et, dans le meilleur des cas, un patio, une terrasse, un jardin... Les journées ont paru s’étirer, le rétablissement de la situation demeurant incertain.En France, notamment dans les métropoles, depuis plusieurs décennies l’espace habitable se réduit pour de nombreux ménages. On comprend aisément qu’une partie de la population ait mal vécu ces semaines de restrictions. Au point de quitter temporairement son logement ou de partir s’installer hors des grandes villes3 ?

Un espace essentiel, garant du bien-être et du bien-vivre ? Le logement est l’élément de base composant, par associations successives, des ensembles, des immeubles et donc les villes. En temps normal, il représente l’abri, la sécurité et le confort. Paradoxalement, les mesures gouvernementales pour assurer la sécurité sanitaire ont pu rendre cet espace inconfortable voire insupportable. Le confinement implique de concilier toutes les occupations de la journée dans le même espace. Or, bien souvent, celui-ci n’est ni conçu, ni dimensionné pour ces différentes activités. Cela a pu provoquer des situations familiales difficiles, des tensions, parfois des ruptures. L’obligation de rester chez soi, les uns avec (ou sur) les autres, a rapidement mis les habitants face aux limites de leur logement : des pièces trop petites (cuisine, séjour, chambre), certaines faisant défaut (bureau, rangement, pièce en plus, prolongement extérieur), le manque d’air, de rapports à la nature, de vue, d’horizon… Cette exiguïté et cet inconfort témoignent d’inégalités sociales et de genres encore très marquées dans la société. Que l’on soit propriétaire ou locataire, le logement

___ 1. Un kilomètre pendant une heure, durant le premier confinement (17 mars au 11 mai 2020). ___ 2. Le terme de balconnet (ré)apparaît dans de nombreuses annonces immobilières. ___ 3. Avec leur accessibilité et la qualité de leur cadre de vie, les Pays de la Loire bénéficieraient de ce que des observateurs présentent dès maintenant comme un « exode urbain ».

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Habiter un projet politique :

vivre et vieillir dans un habitat participatif

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Elvire Bornand Illustrations Paul Parant ___ Le confinement du printemps 2020 a modifié nos attentes concernant les espaces que nous habitons. « Confinés en habitat groupé : c’est une chance », titrait Ouest-France le 29 avril 2020. Aux niveaux local et national, les modes d’habiter participatifs ont bénéficié d’un éclairage médiatique sans précédent. ___ En France, le mouvement participatif prend ses racines au xixe siècle. La loi Siegfried sur les habitations à bon marché permet en 1894 la création de sociétés coopératives de construction par des travailleurs issus des classes populaires1. Dès sa genèse, la question de la participation dans l’habitat est comprise comme un projet tant architectural que social. Penser l’habiter, c’est s’émanciper, comprennent vite des mouvements de femmes qui lancent des projets dans toute l’Europe, particulièrement en Suède et en Allemagne. Les femmes ont souvent des ressources économiques plus faibles que les hommes mais une charge sociale plus importante à travers les activités de soin auprès des enfants et des personnes âgées, rappelle dans ses travaux la sociologue Anne Labit2. L’habitat participatif est alors une solution pour penser la solidarité autrement, par l’entraide plutôt que par l’aide, tout en trouvant des montages financiers et juridiques permettant l’accès à un logement de qualité à un coût abordable. On ne dispose pas de chiffres précis mais les enquêtes de terrain montrent une surreprésentation des femmes et des personnes vieillissantes dans les projets d’habitat participatif, qui suscitent aujourd’hui la curiosité d’une population de plus en plus variée. À Nantes, en 2018, plus de mille personnes ont participé aux Rencontres Nationales de l’Habitat Participatif, organisées par le collectif Habitat Participatif France.

Construire ensemble un projet de vie Pour Georgette, soixante-treize ans, l’expérience du collectif remonte loin. À quatre ans, elle vit sa première colonie de vacances grâce au patronage. « J’ai toujours été dans des collectifs ou des associations. C’est vraiment mon terreau. Aujourd’hui encore, je participe à des vacances autogérées, je fais partie d’associations, je suis

___ 1. Marie-Hélène Bacqué et Claire Carriou, « La participation dans l’habitat, une question qui ne date pas d’hier », Métropolitiques, 11 janvier 2012. ___ 2. Voir par exemple Anne Labit, « Habiter en citoyenneté pour mieux vieillir », Gérontologie et société, vol. XXXVIII, no 149, 2016.

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Vivre dans « une bonne cage » : habiter en verticalité

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Elvire Bornand et Frédérique Letourneux ___ Depuis le printemps 2020, nous menons un travail d’enquête au long cours dans le quartier de la Boissière, à Nantes, dans le quartier Nantes Nord. Au fil des mois, nous avons rencontré les habitants et habitantes de cet îlot vertical, entouré de pavillons et relié au centre-ville par le tramway. ___ Désormais, plus des trois quarts de la population française habitent en ville1. Même si le processus d’urbanisation s’est considérablement ralenti depuis la fin des années 1960 en France, la tendance mondiale est au regroupement de la population. Un humain sur deux habite en ville. Jusqu’à la pandémie de 2020, la massification des villes était présentée comme l’une des solutions pour lutter contre le changement climatique, avec des dynamiques prônant une transformation forte des modes de vie, comme le mouvement des villes en transition lancé par Rob Hopkins, passé par Nantes pour présenter son modèle en janvier 2021. Derrière ces données, c’est l’évolution de nos représentations de l’habiter qui est en jeu. Le match ville/campagne s’est en effet pendant longtemps structuré autour de l’opposition entre le bâti vertical et les pavillons, la densité et l’espace, voire le vide. Durant les Trente Glorieuses, l’emprise de la ville sur les campagnes environnantes a correspondu aussi à une transformation de nos modes d’habiter. Construire des tours en périphérie, c’était aussi la promesse d’une accession à tout le confort moderne : pouvoir se laver chez soi, avoir une chambre à soi… Le logement a rejoint le vaste mouvement d’individualisation de la société, le chez-soi devenant un trait constitutif de nos identités personnelles.

Une frénésie de reconstruction, une spirale de réhabilitations À Nantes, la construction de logements vers la périphérie nord a débuté dans les années 1950 et 1960 : la municipalité est alors à la recherche de nouveaux terrains à bâtir pour pallier les destructions causées par les bombardements alliés sur le centre-ville. Progressivement, les terres agricoles du nord de la ville sont rachetées et transformées en zones à construire, d’abord pour de petits pavillons, puis de grands ensembles. Des quartiers se structurent : Chênes-des-Anglais, Bout des pavés,

___ 1. Soit cinquante millions de personnes, selon les données 2016 de l’Insee.

< Les immeubles de la Boissière datent du début des années 1950. Les parties communes ont beaucoup vieilli et n’ont pas d’ascenseur. © Photo Elvire Bornand.

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L’esprit des lieux __

Frédérique Letourneux ___ Au sein de la vie monastique, le temps et l’espace sont structurés par la prière. Un choix de vie en retrait qui questionne en retour le monde contemporain. ___ La clôture fascine autant qu’elle questionne. Elle est d’abord matérielle. Elle délimite les espaces et construit la frontière entre, d’un côté, l’espace ouvert aux fidèles et aux visiteurs, et, de l’autre, l’espace réservé à la communauté. Au Carmel de Nantes, le visiteur de passage est accueilli au parloir. La séparation, qui était autrefois matérialisée par une porte grillagée, est désormais soulignée de façon symbolique par une table qui sépare la pièce en deux. De l’autre côté de la porte de bois s’organisent les espaces de vie et de prière, mais aussi le jardin et le petit cimetière. À l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, le célèbre monastère de bénédictins, située à quelques kilomètres de Sablésur-Sarthe, qui compte une quarantaine de moines, un panneau de bois où il est inscrit « clôture » est accroché au grand portail de bois bleu qui ferme la cour d’accueil. La clôture marque aussi une rupture avec le monde. Dans les congrégations féminines, elle est généralement plus radicale que dans les communautés masculines : en entrant dans l’ordre du Carmel thérésien, les religieuses renoncent ainsi à toute participation à la vie séculière. Les sorties sont exceptionnelles, réservées aux achats extraordinaires, aux visites médicales ou aux démarches administratives. Une vie recluse donc, dont l’habit est le signe ostentatoire. Le fait de perdre une partie de son identité en est un autre : un simple prénom pour les femmes, un patronyme pour les hommes1. « La frontière physique de la clôture est là pour rappeler en permanence l’hétérogénéité absolue du Royaume – anticipé dans l’espace clos du monastère – et du monde », écrit la sociologue Danièle Hervieu-Léger dans Le Temps des moines 2. De l’autre côté du porche, il y a donc un autre monde. Avec ses codes, ses rites, ses espaces symboliques et physiques. Un monde fait de contraintes pour mieux se mettre au service de Dieu. Le père Rochon, moine bénédictin à Solesmes depuis plus de soixante ans, l’assure : « De l’extérieur, notre vie peut être vue comme un ensemble de contraintes, alors que vue de l’intérieur, c’est une libération. Les gens nous plaignent d’être sous clé, alors que nous sommes ravis de l’être. » Vivre dans un monastère, c’est avant tout éprouver un rapport au temps et à l’espace singulier, s’inscrire dans une permanence. Comme le dit, avec ses mots, le père Rochon : « Les moines font vœu de stabilité, ils sont attachés à leur monastère. En entrant dans un lieu, on devient partie prenante de son histoire. Ce qui était central dans un lieu il y a des siècles est toujours central aujourd’hui. Ce sont des choses qui n’existent pas dans la vie courante. »

Construction de l’idéal monastique Et pourtant, cette permanence est bien située dans une histoire qui a connu des aléas. Une vraie rupture apparaît avec la Révolution française. Le décret du 13 février 1790

___ 1. Dans l’article, je reprends la manière dont les personnes rencontrées s’autodésignent et se sont présentées à moi. ___ 2. Danièle Hervieu-Léger, Le Temps des moines, clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017.

< Vue sur le jardin intérieur du Carmel de Nantes, dont l’usage est réservé aux religieuses. © Photo Philippe Piron.

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Sans-abrisme : l’épreuve d’habiter __

Armandine Penna ___ Pour les personnes sans domicile, la recherche d’un toit est une quête quotidienne. Une épreuve de survie entre abri précaire et hébergement social, dont l’enjeu est de conserver le souci de soi. ___ Comment habite-t-on sans toit ? Comment peut-on s’en sortir quand on n’a aucun chez-soi où rentrer ? Pour pouvoir poser cette question à ceux qui la subissent, il faut d’abord trouver où les rencontrer. Ils n’ont pas d’adresse, hormis bien souvent celle du CCAS (centre communal d’action sociale) qui porte leur domiciliation. Ils ont un numéro de téléphone, mais la batterie n’est pas toujours rechargée, le crédit régulièrement épuisé. Nous les croisons pourtant au quotidien dans l’espace public, plus ou moins invisibles, plus ou moins repérables aux stigmates du SDF1 : mine d’une nuit au sommeil troublé par l’insécurité, vêtements douteux, sac à dos ou caddie, accompagnés d’une bouteille ou d’un chien, parfois simples passants errant dans la foule. Là ce matin, ici ce soir, peut-être ailleurs demain, au gré des galères ou des bons plans, des violences ou des solidarités. Ils oscillent entre « la survie de jour » et « la survie de nuit », ces « deux versants inséparables de l’habitat précaire » comme le décrit la sociologue Pascale Pichon. Enseignante-chercheuse à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne (Loire), Pascale Pichon rencontre depuis plus de trente ans des personnes au parcours de rue très divers, mais pour qui habiter est toujours « une épreuve à surmonter 2 ». « Pour elles, l’habitat précaire ne se limite jamais à une simple solution palliative au logement, il est une succession de pauses et de ruptures dans un parcours chaotique ; progressivement, l’instabilité ruine l’espoir de “se poser” en un lieu et efface les souvenirs d’un chez-soi », analyse la chercheuse. Selon ses termes, chaque personne sans domicile se compose donc un « circuit personnalisé », allant et venant entre abri précaire et hébergement social (d’urgence ou de réinsertion), dans les recoins d’une ville qui est à la fois lieu d’exclusion et lieu d’accueil. Je suis retournée sur les traces de quatre personnes sans abri que j’avais déjà croisées sur le territoire de l’agglomération nantaise, pour leur demander où elles en étaient de leurs errances et de leurs espoirs de toit.

Gwendola, en sécurité à l’hôtel Gwendola3, quarante-deux ans, vit depuis plusieurs semaines dans une chambre d’hôtel, aussi confortable qu’éphémère. Je l’ai rencontrée en accompagnant une travailleuse sociale du SIAO 44 (service intégré d’accueil et d’orientation de Loire-

___ 1. La terminologie administrative SDF, pour « sans domicile fixe », succède dans le débat public aux termes de « vagabond » et « clochard » à partir des années 1980. Ces trois lettres recouvrent pourtant des situations très variées d’exclusion et d’errance, allant du sans-abri de droit commun au migrant. ___ 2. Pascale Pichon, « Vivre sans domicile fixe : l’épreuve de l’habitat précaire », Communications, 73, 2002. Manières d’habiter PP 11-29. ___ 3. Prénom d’emprunt.

< Aboubacar, demandeur d’asile d’origine guinéenne, vit dans un squat nantais avec d’autres exilés comme lui sans place d’hébergement étatique, grâce au soutien de militants. © Photo Armandine Penna.

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