N° 168 / 2021
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Jeux
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La revue culturelle des Pays de la Loire
Dans une logique évolutionniste, le jeu a une valeur adaptative et contribue au développement de l’individu (qu’il soit humain ou pas, car des comportements ludiques ont été repérés chez d’autres espèces, principalement des mammifères). Il est pour cette raison principalement associé à l’enfance, où il permet de se confronter à l’environnement et aux premières relations sociales, mais chez les humains les adultes aussi jouent : ils ont même des jeux qui leur sont réservés, dans des cercles ou des casinos. Bien plus, depuis un demi-siècle le ludique envahit de nombreux aspects de la vie sociale : un phénomène qui nous renseigne sur l’évolution de nos sociétés.
Cette publication est réalisée par l’association 303, qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
Tout le monde joue, à tout âge et dans toutes les cultures. Le jeu peut même marquer de son empreinte l’architecture et les paysages, comme en témoignent les labyrinthes des jardins de châteaux, où l’on joue à se perdre et à se retrouver.
___ Dossier Jeux ___
– Éditorial ___Patrick Schmoll, docteur en psychologie et anthropologue, PSInstitut, Strasbourg 05
– Tous joueurs ! ___Patrick Schmoll 06
– Une rixe entre joueurs de dés. Une scène peinte dans l’église de Pontigné Christian Davy, historien de l’art ___
303_ no 168_ 2021_
__ Sommaire
14
– La collection de pièces de jeux du musée du château de Mayenne Mathieu Grandet, directeur du musée du château de Mayenne et Jean-François Goret, archéologue à la Ville de Paris ___ 20
26
– Et dix de der !
___Christian Davy
– Les casinos : une architecture en quête d’identité ___Agathe Aoustin, historienne de l’art 32
– Jouer sur le sable. Les clubs de plage dans les Pays de la Loire ___Olivier Sirost, professeur des Universités à l’Université de Rouen Normandie 40
– Jeu est un autre, ou l’art de changer la règle du jeu ___Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 48
– Du rituel au jeu : la bifurcation du labyrinthe ___Anthony Poiraudeau, écrivain 56
62
– Le saut à la ningle. À propos d’un outil millénaire
___Gérard Benéteau, docteur en anthropologie sociale et historique de l’Europe 68
p. 2
– Le tourisme dont vous êtes le héros Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art
___ Carte blanche ___
– Artiste invité : Perinane ___ 75 80
– Fictions abstraites Bertrand Charles, professeur agrégé d’arts plastiques, critique d’art et conférencier
___ Chroniques ___ 82
– Échos / Jeux
___ Alain Girard-Daudon, Philippe Ridou, Florian Stalder, Pascaline Vallée 84
– Désintérêt et renaissances
___Ronan Audebert, critique d’architecture
– Récits gigognes et jeux d’échelle ___Éva Prouteau 88
92
– Sans fiction, mais pas sans invention
___Alain Girard-Daudon, libraire 94
– Brèves Hugo Chereul, Georges Guitton, Nathalie Le Luel, Daniel Morvan
p. 3
Dossier Jeux _________________
p. 4
___
Dossier Jeux / Éditorial / Patrick Schmoll / 303
Éditorial __
Patrick Schmoll Que l’on ne s’y trompe pas, ce numéro aborde un sujet des plus sérieux. Depuis les jardins d’autrefois où étaient aménagés des labyrinthes, jusqu’aux casinos et jeux de plage contemporains, en passant par le saut à la ningle, le trictrac, les dés et la ludicisation des parcours touristiques, les articles qui sont ici proposés montrent que jouer, de tout temps, n’est pas que l’affaire des enfants : on joue à tous les âges, les jeux marquent les paysages et imprègnent les modes de socialité du monde des adultes. C’est encore plus vrai, paradoxalement, de nos jours, dans nos sociétés contraintes par les logiques de calcul et de compétition, par le règne de l’utile, du logique, du concret, et qui pourtant sont subverties par l’envie de s’échapper et de se divertir dans la recherche d’émotions et d’univers de fiction. En une génération, le ludique est devenu un secteur majeur de l’économie et un fait de société qui, avec les jeux vidéo, est même un moteur d’innovation technologique. Les premiers anthropologues qui se sont intéressés au jeu y ont vu d’emblée un creuset de la vie sociale. À telle enseigne que les types de jeu pratiqués par une société disent quelque chose de ses valeurs, de ses modes de pensée. À commencer par la manière dont le jeu lui-même est traité : est-il valorisé, intégré par exemple aux apprentissages et aux formes de rencontre avec autrui, ou bien considéré comme un divertissement, une façon de fuir la « vraie » vie, dont l’abus est pathologique ? On trouvera donc dans ce numéro des contributions qui, en abordant un thème futile en apparence, informent sur la culture et l’identité d’un lieu, d’un groupe, d’une région.
p. 5
p. 6
Tous joueurs ! __
Patrick Schmoll ___ Le jeu est pratiqué par tous, à tous âges et dans toutes les cultures. Depuis un demi-siècle, le ludique envahit même tous les aspects de la vie sociale : ce phénomène nous renseigne sur l’évolution de nos sociétés. ___ Le jeu est une activité humaine attestée dans toutes les sociétés et à toutes les époques. On le repère également chez d’autres espèces vivantes, principalement chez les mammifères, ce qui fait penser que, dans une logique évolutionniste, le jeu a une valeur adaptative et contribue au développement de l’individu. Pour cela, on l’associe surtout à la période de l’enfance, où il permet de se confronter à l’environnement et aux premières relations sociales : jouer met à l’exercice le conflit, la coopération, l’astuce, l’agilité, le calcul stratégique, l’intervention du hasard, mais dans un cadre qui préserve le jeune des conséquences de ses actions. Ce n’est pas « pour de vrai », on n’en meurt pas. Il est cependant indubitable que, chez les humains, les adultes aussi jouent – souvent d’ailleurs dans des lieux qui leur sont réservés, cercles de jeux ou casinos. Davantage que les autres animaux, les humains jouent tout le temps et à tout âge. Est-ce à dire que ce sont de grands enfants, et/ou que le jeu a une importance inaperçue, non seulement dans la construction de l’humain mais aussi dans le fonctionnement de la société ?
Qu’est-ce qu’un jeu ? Qu’est-ce que jouer ? Les chercheurs qui se sont intéressés au jeu ont tenté d’en donner une définition à partir de caractéristiques objectives. Le plus connu, Roger Caillois1, définit le jeu comme une activité présentant six caractéristiques essentielles : elle est libre (elle cesse d’être un divertissement dès qu’elle est exercée sous la contrainte), séparée (elle est exécutée dans un espace-temps circonscrit et distinct de la vie courante), incertaine (son déroulement n’est pas déterminé, ni le résultat acquis par avance), improductive (elle ne crée ni biens, ni richesse), réglée (elle est soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires) et fictive car elle s’accompagne d’un sentiment très net d’irréalité par rapport à la vie courante. Pour Gilles Brougère2, cinq critères font d’une activité un jeu, les deux premiers étant essentiels : le caractère de second degré, même si l’activité est la même dans la vie ordinaire (« jouer à cuisiner » n’est pas « faire la cuisine ») ; la liberté de décider d’entrer dans le jeu ; l’existence de règles implicites ou explicites partagées, même si le déroulement du jeu peut changer ces règles ; l’absence de conséquences dans la vie « réelle » ; l’incertitude sur l’issue du jeu.
___ 1. Roger Caillois, Des jeux et des hommes, Paris, Gallimard, 1958. ___ 2. Gilles Brougère, Jouer/Apprendre, Paris, Economica, 2005.
< Publicité pour les jeux Lego, vers 1950. © Photo Bridgeman Images.
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Une rixe entre joueurs de dés
Une scène peinte dans l’église de Pontigné
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Christian Davy ___ Une bagarre digne d’un caboulot peinte dans une église, cela étonne. Pire, la scène peinte au début du xiiie siècle est située dans le chœur, l’espace le plus sacré de l’édifice de culte. Qu’est-ce qui a poussé commanditaire et peintre à produire une telle représentation ? ___ Une découverte surprenante La surprise fut grande, il y a une dizaine d’années, quand Brice Moulinier, restaurateur de peintures murales, dégagea cette image. Surprise de trouver une scène en lien manifeste avec un décor ornemental couvrant, représentant un appareil de pierres de taille. Surprise d’une image isolée au sommet du revers de l’arc d’accès au chœur depuis la croisée du transept. Surprise de l’étrangeté de l’iconographie : deux hommes se crêpent le chignon au-dessus d’un plateau circulaire accueillant trois dés à jouer, un verre à pied et un pichet complétant la scène. Surprise enfin de sa destination : la peinture est placée de manière à ce que les paroissiens, les pèlerins et autres fidèles soient dans l’impossibilité de la voir. Elle est donc réservée sinon au célébrant, du moins aux clercs qui officient dans le chœur de l’église paroissiale, dédiée à saint Denis et dépendant du seigneur du Lude. Une image isolée insérée dans la représentation d’un appareil de maçonnerie de pierres de taille d’un module rectangulaire reste rare. Pourtant, Saint-Denis de Pontigné en présente plusieurs. Les paroissiens de l’époque et les visiteurs d’aujourd’hui peuvent y admirer une Déposition peinte au sommet du mur oriental de la nef. Celle-ci affiche, fait exceptionnel, le nom de son commanditaire : Raoul de la Roche, membre d’une famille aristocratique locale. Autant le message donné par cette scène adressée à la communauté paroissiale est conventionnel – le Christ meurt pour sauver l’humanité chrétienne de la mort éternelle –, autant la présence de la scène de cabaret apparaît incongrue. Son message doit manifestement dépasser l’aspect comique et anecdotique de l’empoignade des deux buveurs, provoquée par une mésentente au cours de leur partie de dés.
Une image savamment construite À y regarder de plus près, cette image ne possède pas de fond de scène et est en réalité constituée de l’addition de trois ensembles : un pichet et un verre à boire, < Vue de situation de la scène de rixe peinte dans le chœur de l’église Saint-Denis à Pontigné (Maine-et-Loire). © Photo Région Pays de la Loire – Inventaire général, Yves Guillotin.
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La collection de pièces de jeux
du musée du château de Mayenne
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Mathieu Grandet et Jean-François Goret ___ Le musée du château de Mayenne est un musée de site dédié au palais carolingien le mieux conservé d’Europe. Mais la collection issue des fouilles propose également une particularité : de nombreux objets liés à l’univers des jeux de table médiévaux, échecs, trictrac et dés. ___ Une découverte fortuite À la fin des années 1980, la Ville de Mayenne, propriétaire du château, décide de le transformer en centre d’art et d’exposition. Mais une découverte fortuite va accroître considérablement son intérêt historique et permettre d’engager une importante campagne de fouilles archéologiques. Réalisées entre 1996 et 2000, elles attestent la présence d’un palais carolingien construit autour des années 900-920 et extrêmement bien conservé. En effet, sont encore visibles aujourd’hui l’aula, le cellier, trois des quatre niveaux de la tour carolingienne ainsi que les fondations de la tourelle d’escalier, des terrasses extérieures et de l’enceinte. Les nombreuses phases suivantes d’occupation du site ont permis de faire évoluer l’architecture du bâtiment en rapport avec ses nouvelles fonctions : palais au xe siècle, château fort au xiiie, lieu de garnison au xve siècle et prison à partir du xviiie siècle. Les traces de toutes ces phases sont encore visibles. Rendre ces aspects intelligibles pour tous les publics est le défi relevé par le musée du château de Mayenne. Le projet de musée de site apparaît dès la fin des fouilles archéologiques. La construction d’une extension contemporaine en bois a été nécessaire car la superficie du logis médiéval était trop limitée pour permettre un accueil optimal du public. L’idée maîtresse du projet est de valoriser l’architecture en faisant du palais carolingien le premier objet du musée. À travers une alternance d’espaces muséographiques et archéologiques, le parcours de visite conte plus d’un millénaire d’évolutions architecturales au moyen d’audiovisuels interactifs et pédagogiques. Les collections présentées reflètent à la fois l’histoire du château et celle de la ville de Mayenne. Ainsi, monnaies, ustensiles de cuisine, vaisselle de table, matériel lié à l’équitation, objets de toilette et pièces d’armement sont des témoins de la vie des notables, des chevaliers et des prisonniers qui se sont succédé au fil des siècles. v Cinq pions d’échecs anthropomorphes, bois de cerf, xe-xiie siècle. © Photo Hervé Paitier, Inrap. < Trois pièces d’échecs, os et bois de cerf, xe-xiie siècle. © Photo Hervé Paitier, Inrap.
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Et dix de der ! __
Christian Davy ___ Quel est le foyer qui ne possède pas au moins un jeu de cartes ? Que celui-ci compte 32 ou 52 brèmes, qu’il soit dans un tiroir ou ailleurs, il est à portée de main pour taper le carton en famille, entre voisins, entre amis. Pour passer du bon temps, surtout s’il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors… ___ Une histoire aux origines floues Claude François Ménestrier (1631-1705), jésuite, héraldiste et historien, fut le premier, en 1704, à prouver la présence des jeux de cartes en France sous Charles VI, à la fin du xive siècle, grâce à la mention, dans un livre de comptes, de trois jeux de cartes à régler au peintre parisien Jacquemin Gringonneur. Ce dernier les avait dorées et peintes de couleurs diverses. Le document a disparu et les historiens contemporains ne peuvent plus s’appuyer sur cette archive ; en revanche, leurs recherches permettent de faire remonter, toujours grâce aux livres de comptes, les preuves de l’existence des cartes à jouer en France une génération plus tôt, vers 1370. Mais la question de leur provenance reste entière. La piste est aisément remontée jusqu’en Italie, plus précisément à Venise dans la première moitié du xive siècle. La cité des Doges entretient alors des liens commerciaux étroits avec l’Asie mineure, où les mamelouks jouaient avec des cartes dès le xiiie siècle. La piste oriente les sources de ce loisir apprécié de ces milices de cavaliers au service du Sultan vers l’est – peut-être l’Inde et la Chine –, où elle se perd. Une fois introduites en Europe occidentale, les cartes à jouer connurent très rapidement un vif succès. Tout le monde ou presque y joue au début du xve siècle, à l’exception des insulaires britanniques, des Scandinaves et des Slaves qui durent attendre le milieu du siècle pour goûter ce plaisir. Confiée à l’origine à des peintres, la fabrication des jeux de cartes est alors très onéreuse, mais le développement de la xylographie dans la première moitié du xve siècle facilite une confection en grand nombre. La reproduction par impression permet ainsi une très importante réduction des coûts pour le fabricant, et donc du prix pour les acheteurs, de plus en plus nombreux. Des artisans se spécialisent, créant ainsi un nouveau métier : cartier. En France, le plus ancien cartier connu par les textes se nommait Bernard et travaillait à Limoges vers 1428.
Une fabrication complexe La réalisation des cartes à jouer obéit à certaines règles, selon le célèbre botaniste Henri Louis Duhamel de Monceau (1700-1782), auteur de L’Art du cartier en 1762. Elle exige « beaucoup de soin, afin que les joueurs courent les mêmes risques. < Dame de pique d’un jeu fabriqué par Nicolas Barat à Laval avant 1751. Le papier cartier, le main-brune et le papier au pot se sont désolidarisés à cause de la disparition de la colle. Coll. Archives départementales
de la Mayenne, C 357. © Photo Christian Davy.
p. 27
Bains de mer. Pornichet près Saint-Nazaire (Loire-Inférieure). Grand Hôtel, casino, affiche du grand hôtel de Pornichet, imprimerie Émile Lévy, Paris, 1888. © BnF, Paris.
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Les casinos :
une architecture en quête d’identité
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Agathe Aoustin ___ « On ne va plus au bord de la mer pour admirer l’immensité et remplir ses poumons d’air sain, mais pour danser, pour jouer et pour entendre de la musique. C’est la ville transplantée au bord de la mer 1. » ___ Sous la monarchie de Juillet, le littoral commence à être fréquenté par les premiers curistes convaincus des bienfaits de la mer et des sources minérales avoisinantes. Ces villégiateurs, issus de l’élite aristocratique, cherchent naturellement à reproduire sur place leur mode de vie privilégié. Mais les villages de pêcheurs qui les accueillent ne sont pas équipés pour recevoir cette clientèle fortunée et répondre à ses besoins, ni pour son hébergement, ni pour ses loisirs. Il n’existe aucun lieu pour se réunir entre « gens de bonne société » et se divertir par des discussions, de la lecture ou des jeux de cartes comme ils en ont l’habitude dans leurs cercles métropolitains. Le long des côtes, les premiers édifices répondant à cette demande sont les casinos. Ces infrastructures, déjà établies dans les villes thermales, s’implantent en bord de mer et deviennent avec les hôtels et les établissements de bains l’un des trois types d’édifices structurants de la station balnéaire. Les premiers casinos apparaissent dès 1830 à Pornic, 1843 aux Sables-d’Olonne, 1854 au Croisic et 1859 à Saint-Brevin-les-Pins. Ils ne proposent aucun jeu d’argent. Comme l’indique l’étymologie italienne du terme « casino », diminutif de casa et qui signifie « maison de campagne » et par extension « maison de plaisance », ces édifices sont avant tout des lieux de détente et de convivialité2. Les jeux d’argent ne feront leur apparition qu’au début du xxe siècle.
Premiers lieux de convivialité Les premières salles de jeux ouvrent à l’arrière des cafés ou s’installent dans les salons de l’établissement de bains, de l’hôtel de voyageurs ou des villas. Ces établissements ne sont pas autonomes et leur architecture ne leur est pas spécifique. Ils sont souvent intégrés à l’établissement de bains, comme aux Sables-d’Olonne (Établissement Lafeuille, construit en 1843 par l’architecte J.-F. Chenantais) ou au Croisic (Établissement Deslandes-Orière, construit en 1854). Ces édifices présentent une architecture luxueuse encore très empreinte du style néoclassique alors privilégié dans les grandes villes. À Saint-Brevin-les-Pins, Louis-Germain Masselin ouvre un casino dans les salons de sa propriété3. Le premier casino édifié ex nihilo ouvre en 1830 à Pornic. Élevé sur l’ancienne place d’armes de la ville qui domine le port, le casino appelé L’Établissement abrite
___ 1. L. Maître, Côtes bretonnes et vendéennes de la Vilaine à Olonne : guide du baigneur, s.l., Imprimerie moderne, 1895. ___ 2. La loi du 15 juin 1907 fixe durablement les conditions d’exercice des jeux d’argent et de hasard dans les stations balnéaires, thermales ou climatiques. ___ 3. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 4 E 90/264 : Me Villeneuve, notaire à Paimbœuf, Inventaire Masselin, 19 décembre 1859.
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Jouer sur le sable
Les clubs de plage dans les Pays de la Loire
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Olivier Sirost ___ Rires d’enfants, encouragements, corps juvéniles dans le ressac… Les plages s’ambiancent et se paysagent le temps de l’été. Cabanes gonflables, portiques, toboggans, piscines et trampolines : tels sont les principaux dispositifs éphémères voués au jeu sur le sable. ___ Sur la plage de La Baule, au club des Pingouins, le sable se métamorphose en zone de jeu : « Les enfants se laissent très vite porter par les multiples jeux proposés. Quand certains sautent sur le trampoline, d’autres s’attardent sur les balançoires. Après quelques minutes de mise en bouche et les règles de sécurité répétées, les jeux peuvent commencer. Du côté des grands, du base-ball simplifié et pour les petits, structure gonflable et mime d’instruments de musique1. » Le philosophe Jean-Marie Guyau, souffrant d’une tuberculose qui l’emporta, témoigne lors de ses nombreuses villégiatures d’un tel phénomène. La plage de Guétary, près de Saint-Jean-de-Luz, où avant la naissance des clubs de plage jouent les enfants, lui inspire ces vers : « Vêtements retroussés, dans l’eau jusqu’aux chevilles, / Ivres de liberté, d’air pur, garçons et filles / Ont pris pour compagnon de leurs jeux l’Océan. / Ils attendent le flot qui vient, et d’un élan, / Avec des cris aigus de joie et d’épouvante, / Se sauvent devant lui ; mais la vague, vivante, / S’élance en bondissant, bouillonne derrière eux, / Les atteint, – et ce sont de grands rires heureux / Quand la bande, un instant par l’eau folle cernée, / La voit fuir en laissant une blanche traînée2. » Face à l’issue tragique de nos fragiles existences, le philosophe pointe la puissance de l’intensité de la vie qu’apprennent les enfants dans ces jeux futiles et essentiels sur le sable. En jouant avec l’usure roborative des vagues, l’homme fait de sa vie une œuvre d’art resplendissante, prêtant davantage attention aux reflets infinis du « flot argenté » qu’au grondement abyssal de l’Océan. Cet apprentissage de la vie par l’activité de lucioles des plages a ses racines et son histoire, et continue de marquer les territoires littoraux.
La plage et les jeux dans la croisade sanitaire Rappelons le développement, dans les années 1850, de multiples dispositifs combinant les effets des éléments naturels et les jeux pour lutter contre les épidémies. Ainsi les écoles de plein air, les jardins d’enfants, les espaces de cures de nature
___ 1. O. Roumier, « La Baule. Le club Mickey a ses habitués », Ouest-France, 8 août 2019. ___ 2. J.-M. Guyau, Vers d’un philosophe, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, 1881, p. 27.
< Les Enfants sur la plage, Gustave Moise, huile sur toile, xixe siècle. Coll. château-musée, Dieppe. © Photo RMN-Grand Palais / Agence Bulloz.
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Jeu est un autre,
ou l’art de changer la règle du jeu
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Éva Prouteau ___ À la mesure de la main ou du corps tout entier, dans l’espace public ou l’intimité d’une chambre, les artistes ont documenté, revisité, inventé de nombreux jeux, partagés ensuite avec le public, qui devient l’éventuel interprète d’une forme aux multiples visages. ___ Depuis les années 2000, musées et centres d’art présentent diverses expositions autour de l’analogie entre art et jeu, sans toujours vouloir engager une réflexion approfondie sur cette analogie, à la fois simple et complexe, notamment parce qu’il existe autant de définitions de l’art qu’il y a d’artistes, autant de définitions du jeu qu’il y a de joueurs. Ce rapprochement s’impose pourtant dès l’aube du xxe siècle, où le jeu tient une place prépondérante dans le discours et la pratique des avant-gardes, avec une confirmation de la tendance au détour des années 1960, au cours desquelles les formes dynamiques, participatives et ludiques envahissent le champ de l’art. L’art comme jeu constitue une manière d’aborder la création : les artistes modernes se sont intéressés à l’enfant, au primitif, aux origines de l’art, à l’échelle de l’individu et de l’humanité. À partir de là s’est instaurée l’idée que le jeu de l’enfant s’assimile au jeu de l’artiste libre, en dehors des contraintes de la société, par la métamorphose de n’importe quel matériau en objet magique, capable éventuellement de transgresser les normes et les cadres habituels. De changer les règles du jeu.
Partout jouer En 1999, l’artiste Francis Alÿs amorce un travail vidéographique toujours en cours, Children’s Game, qui inventorie les jeux d’enfants pratiqués dans l’espace public. Aux quatre coins du monde, l’artiste entre en contact avec les autochtones comme un ethnographe le ferait, mais en choisissant exclusivement l’entremise ludique. Souvent, ces jeux s’inventent à partir de ce que les enfants ont sous la main : des chaises musicales à Oaxaca, un élastique à Paris, des graines sur un plateau à trous au Congo, des osselets à Katmandou, une canette dans laquelle shooter à Mexico. Parfois le corps seul suffit, sans adjuvant ni accessoire : en Afghanistan, on joue au loup et à l’agneau en protégeant le plus faible de son prédateur par une ronde endiablée. Tous ces jeux s’inscrivent dans des villages apaisés ou des zones de conflit, des villes grouillantes, des campagnes ou des camps de réfugiés, comme celui des Yézidi en Irak en 2016. Dans chaque jeu résonne la même injonction symbolique : ordonner le monde, réinventer le monde, le performer à sa guise. < DÉ RE RÉ, jeu de cartes d’Éric Gouret, 2008. © Photo amac.
p. 49
p. 62
Le saut à la ningle À propos d’un outil millénaire
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Gérard Benéteau ___ Outil emblématique du marais du nord-ouest vendéen, la ningle semble être apparue en même temps que ces marais se constituaient. Sa pratique s’est perpétuée jusqu’au xxie siècle grâce à sa mutation en discipline sportive de spectacle. ___ Le Marais breton vendéen (de Saint-Hilaire-de-Riez à Bourgneuf-en-Retz) existe depuis environ mille cinq cents ans ; ce système lagunaire plus ou moins saumâtre a évolué pour devenir les aires inondables d’eau douce que nous connaissons. Le niveau marin côtier est relativement stable depuis environ mille ans. Au début du Moyen Âge, ce marais est en voie d’assainissement. Le creusement de nombreux canaux évacuant les eaux vers l’océan, la poldérisation de plusieurs zones et l’implantation de marais salants par diverses congrégations religieuses, mais aussi par une partie de la population locale, vont progressivement aboutir à la formation des marais que l’on observe de nos jours – les routes et la végétation en moins. Malgré un environnement que l’on devine difficile, les populations qui vivent dans ces marais paraissent se déplacer aisément. Pour cela elles utilisent, jusqu’au début du xxe siècle, la niole ou yole, un bateau léger à fond plat, et la ningle, perche à sauter ou bâton sautou. La ningle est une perche de châtaignier (aucune autre essence n’est connue pour fournir le bois nécessaire à la fabrication de cet outil) de 3,50 mètres à 5 mètres de longueur, et d’un diamètre moyen de 5 à 6 centimètres. À son extrémité est emmanché un froc en bois dur (souvent du chêne), en forme de « V », fendu. Parfois, une pointe ou une petite cheville de bois fixe ce froc à la base de la perche afin de ne pas perdre cet embout lors des sauts dans la vase collante. Les dimensions et la physionomie de la ningle n’ont pas changé au cours des siècles ; plusieurs descriptions de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle confirment aussi la pérennité des dimensions du froc : 12 centimètres de longueur moyenne, 12 centimètres de largeur, 5 à 6 centimètres d’épaisseur. L’écorce de la perche n’est pas retirée, afin de faciliter l’adhérence des mains lors des sauts. Ces perches de châtaignier sont proposées par les paysans des rives et du bas bocage lors des foires de septembre ou de la fin de l’hiver. Les plus droites sont évidemment les plus recherchées. Bien que l’existence de la ningle soit antérieure à cette date, le plus ancien témoignage écrit connu est de 1467, sous le règne de Louis XI. La guerre de Cent Ans vient à peine de se terminer1. Il s’agit d’un combat entre un vilain et un bourgeois qui s’est déroulé à Saint-Gervais, en Vendée : « […] en tant qu’il combattoit avec le dit suppliant, recouvrer la dite maison pour eulx défendre, une javeline et un baston non ferré appelé “anneigle” au moyen desquels ils se défendirent. » Bien sûr, le mot
___ 1. Gallica, BnF, Société des archives du Poitou, 1881, 1958.
< Michel Syras sautant à la ningle, Le Perrier (Vendée), années 1970. © Photo Jean Thiery - OPCIEthnodoc.
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Le tourisme dont vous êtes le héros __
Pascaline Vallée ___ Longtemps réservée aux enfants, la visite ludique est de plus en plus répandue. Quel que soit l’âge des participants, le jeu anime le patrimoine et le rend plus accessible. Il développe aussi une nouvelle attractivité, notamment pour réinventer le tourisme de proximité. ___ Depuis quelque temps, nos villes et monuments ne se contentent plus d’invoquer l’âge de leurs pierres pour attirer les visiteurs, et de nombreuses campagnes de communication vantent au contraire la nouveauté : des visites « inattendues » ou « décalées » aux « aventures », la découverte du patrimoine est transformée en expérience unique et ludique. Selon son niveau d’audace, on pourra suivre une visite surprise menée par un local, découvrir une ville à vélo ou encore se lancer dans un jeu de piste numérique... Sommes-nous plus qu’avant en quête de dépaysement et d’insolite ? Avec cette gamification, cette transposition des mécanismes du jeu à l’activité touristique, le secteur semble en tout cas se mettre au diapason de nos vies connectées et rapides, où chaque moment doit être scénarisé. Car c’est toute la société qui se prête au jeu, des activités de teambuilding aux concours de photos sur les réseaux sociaux.
Immersion sensible Il faut savoir vivre avec son temps, même lorsqu’on est un château médiéval ou une ancienne manufacture. Dépoussiérer le patrimoine passe d’abord par une nouvelle manière de le mettre en récit. Désormais, il ne s’agit plus de découvrir le passé mais de remonter le temps. On ne visite plus un lieu, on en « fait l’expérience ». Sur place, on n’a plus rendez-vous avec un guide conférencier anonyme mais avec les figures historiques elles-mêmes, ou avec des personnages d’époque composés pour l’occasion. La manière la plus immédiate de toucher les visiteurs au présent est de stimuler leurs sens. Si la vue est régulièrement sollicitée, notamment par le biais d’images d’archives ou d’illustrations reconstituant le passé, d’autres fonctions sensorielles restent souvent à la porte des monuments. Akken, agence fondée en 2017 par Laurence Giuliani, mise sur l’ouïe pour « révéler la part invisible des territoires ». Popularisé avec l’essor récent des podcasts, le son a en effet un fort pouvoir évocateur, pouvant aussi bien raviver des souvenirs que nourrir l’imagination, voire l’imaginaire... Avec une simple piste audio, on peut faire entendre le bruit de machines anciennes, la voix de < © Illustration Arnaud Aubry.
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