Les Commerces

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N° 169 / 2022

De la petite boutique à la vaste zone d’activités en périphérie des villes en passant par le grand magasin, l’hypermarché, le centre commercial, le drive mais aussi les halles alimentaires, les marchés de plein vent et les brocantes, le commerce prend des formes très variées. Elles ont accompagné – et parfois accéléré – les avancées de la société.

Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges-Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 contact@editions303.com www.editions303.com

Achats du quotidien ou dépenses exceptionnelles, le commerce est omniprésent dans nos vies. Au fil du temps, les échanges marchands ont développé et façonné les relations entre les territoires. En ville, la vitalité et la diversité des commerces sont pour beaucoup dans la qualité de vie des habitants.

Cette publication est réalisée par l’association 303, qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire

Le commerce évolue de plus en plus rapidement ; des enseignes disparaissent, remplacées par de nouvelles ou par d’autres façons d’acheter. Le développement d’Internet et les enjeux environnementaux liés à la surconsommation ainsi qu’à la pandémie montrent la place centrale qu’il occupe au quotidien dans notre vie.

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La revue culturelle des Pays de la Loire

Commerces

15 euros

Les commerces

04/01/2022 18:39


___ Dossier Les commerces ­ ___

– Éditorial ___Sévak Sarkissian, architecte urbaniste 05

– Le commerce dans la cité ___Vincent Chabault, sociologue 06

– Bonheurs et drames ___Sévak Sarkissian

303_ no 169_ 2022_

__ Sommaire

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– Devantures, vitrines et enseignes ___Bernard Renoux, photographe 22

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– Rayon art, histoires d’art et de commerces

___Éva Prouteau, critique d’art et conférencière

– « Demain, votre vie va changer ! » La naissance des hypermarchés ___Sévak Sarkissian 36

– La place du marché ___François Terrien, architecte 44

– Déstockage, glanage et recyclage ___David Prochasson, journaliste 50

– Les dessous du commerce virtuel ___Frédérique Letourneux, journaliste 56

– Les commerces dans les quartiers populaires, un vecteur essentiel de lien social ___Elvire Bornand, sociologue 62

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– Quel avenir pour les parcs commerciaux ? Arnaud Gasnier, professeur des Universités


___ Carte blanche ­ ___

– Artiste invité : Frédéric Bridot ___ 75 80

– Grandeur et décadence Éva Prouteau

___ Chroniques ­ ___ 82

– Faire et défaire commerce François-Jean Goudeau, enseignant aux Métiers du livre, IUT de La Roche-sur-Yon,

université de Nantes ___ 86

– Élégances textiles

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 90

– Donner de la voix

___Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art 94

– Brèves Guénaël Boutouillet, Alain Girard-Daudon, Daniel Morvan, Pascaline Vallée

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Dossier Les commerces _________________

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Dossier Les commerces / Éditorial / Sévak Sarkissian / 303

Éditorial __

Sévak Sarkissian Automne 2021 à Paris. Une grande enseigne française ouvre un premier magasin1 où il n’est plus nécessaire ni de scanner ses achats en rayon, ni de les passer en caisse. Science-fiction ? Plutôt une expérimentation. Petit, le local est équipé de capteurs et de caméras qui enregistrent, anonymement, tous les mouvements du client. Connectées, les étagères communiquent en temps réel l’évolution du nombre d’articles en rayon. « Dix secondes pour faire ses courses, pas plus pour les payer. » Cette promesse répond à la rapidité, voire à l’immédiateté, qu’attend une clientèle de plus en plus exigeante… et impatiente. Prudente, la direction confirme aux visiteurs la présence de personnel – néanmoins peu visible – pour veiller au réassort et à la tenue du magasin. Au même moment, en Seine-et-Marne, un groupe américain inaugure son deuxième point de vente2. Uniquement accessible à des adhérents, ce vaste entrepôt propose des articles très différents, vendus en gros. Si ce concept est très répandu aux États-Unis, son succès semble moins rapide en France. Ces deux exemples suffisent à montrer la grande diversité des lieux de commerce et leur constante évolution. Cette activité essentielle, qu’il s’agisse des courses du quotidien ou de dépenses plus exceptionnelles, évolue en effet de plus en plus rapidement. De l’échoppe au centre commercial, le commerce prend des formes très variées, qui accompagnent les changements de la société. Certains pôles ont tellement enflé qu’ils attirent les visiteurs au-delà des limites régionales, avec des enseignes « exclusives3 » et une communication offensive : dans les Pays de la Loire, le fleuve royal et la proximité vivifiante de l’océan sont mis à contribution. Les échanges marchands ont développé et façonné les relations entre les territoires, modelé les espaces urbains, influencé l’architecture. Comme l’explique Vincent Chabault, il faut sans doute retenir la complémentarité des types de commerces plutôt que leur opposition et leur concurrence. Parfois menacés, les formats traditionnels, comme le marché de produits frais ou la boutique, ont encore le vent en poupe : la vitalité et la diversité de ces commerces jouent un rôle essentiel dans l’ambiance générale d’une ville. Des enseignes disparaissent, d’autres se créent, comme apparaissent aussi de nouvelles façons d’acheter, liées au développement récent d’Internet et à la pandémie. Elles ne vont pas sans soulever des interrogations en lien avec des enjeux environnementaux qui vont de pair avec la consommation de masse. Le commerce est potentiellement partout et accessible à tout moment, grâce aux outils connectés, mais parallèlement, dans certains territoires, comme les communes les plus petites et les quartiers populaires, les commerces physiques, pourtant indispensables aux habitants, se raréfient ou disparaissent. Le commerce exprime les paradoxes d’une société tiraillée entre le désir de consommer et la nécessité de pondérer cette frénésie – et ses corollaires, le gaspillage et la multiplication des déchets – en réemployant, recyclant, donnant... L’entraide et la récupération proposent de nouvelles modalités. Avec sensibilité et attention, l’humain reprend ainsi toute sa place au cœur d’échanges qui ne sont plus nécessairement d’ordre pécuniaire.

___ 1. Carrefour Flash, avenue Parmentier. ___ 2. Costco wholesale à Pontault-Combault. ___ 3. Par exemple, les enseignes ayant préféré la périphérie à une implantation dans le centre-ville de Nantes.

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Le commerce dans la cité __

Vincent Chabault ___ Retracer le développement du commerce moderne conduit à examiner une série d’innovations apportées à l’accès des individus aux marchandises, mais aussi à reconnaître que cette activité économique est au cœur de la vie de la cité. ___ Sous sa forme moderne, le commerce de détail a connu plusieurs révolutions. Les historiens et les sociologues en identifient trois qui permettent de décrypter le développement du secteur en prêtant attention aux relations entre des innovations marchandes, des dynamiques productives et l’évolution de la demande. Influencé par les passages couverts1 et des techniques de vente déjà intégrées au monde de la boutique du xviiie siècle2 et à celui des magasins de nouveautés du xixe siècle, l’essor des grands magasins sous le Second Empire introduit la séduction marchande dans les pratiques de consommation. La principale innovation réside dans le fait d’avoir modifié le rapport du client à la marchandise. L’acte d’achat passe toujours par la vendeuse mais l’exposition des articles au sein de larges surfaces de vente et dans des décors somptueux permet à la clientèle de les observer et de se les approprier avant même d’entrer en contact avec le personnel du magasin. Dans l’entre-deux-guerres aux États-Unis, et dès les années 1950 en Europe, l’introduction du libre-service et des prix discount jette les bases de la grande distribution donnant accès au confort et à l’abondance. Plus récemment, la révolution des technologies de l’information et de la communication a fait apparaître le commerce des plateformes numériques dont la part de marché représente, dans les pays industrialisés, entre 13 et 40 % du commerce de détail. L’histoire de ces trois révolutions, décrites ici succinctement3, contredit la prédiction d’Émile Zola selon laquelle les formes modernes du commerce condamneraient définitivement les structures les plus traditionnelles. Le xxe siècle commercial montre à quel point, en dépit des difficultés économiques des détaillants indépendants et, aujourd’hui, du recul des hypermarchés, les formats se complètent plus qu’ils ne se substituent l’un à l’autre. Parallèlement à l’approche chronologique du développement commercial, la recherche sociologique se penche quant à elle sur les éléments qui structurent la vente au détail : les innovations apportées à l’intermédiation marchande, les cultures de consommation, le travail et les travailleurs du secteur, les réglementations,

___ 1. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, Paris, Allia, 2018 [1re éd., 2003, exposé de 1939]. ___ 2. Natacha Coquery (dir.), La boutique et la ville. Commerces, commerçants, espaces et clientèles xvie- xxe siècle, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2000, p. 5-13. ___ 3. Pour de plus amples développements historiques, nous renvoyons à Jean-Claude Daumas, Les révolutions du commerce. France, xviiie-xxie siècle, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Les cahiers de la MSHE Ledoux », 2020.

< La rue du Calvaire, rue commerçante à Nantes, années 1960. Coll. Stéphane Pajot.

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À Angers, l’agrandissement des Nouvelles Galeries crée un second hall toute hauteur, à l’emplacement de l’ancienne cour du Grand Hôtel. Le hall en cours d’aménagement, 1928. Coll. Galeries Lafayette. Archives patrimoniales Angers, 63 Num 13.

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Bonheurs et drames __

Sévak Sarkissian ___ Les grands magasins font-ils partie des lieux emblématiques d’une ville1 ? « Cathédrales du commerce moderne2 » pour Émile Zola, ils incarnent leur époque et témoignent des évolutions de la société. Les rescapés constituent un patrimoine à la fois riche et fragile. ___ Si la réalité semble plus complexe3, la paternité des grands magasins est généralement attribuée à Aristide Boucicaut, fondateur du Bon Marché en 1852. Cet entrepreneur a-t-il aussi inspiré Émile Zola pour camper Octave Mouret, le héros d’Au Bonheur des Dames ? Le roman décrit l’essor des grands magasins dans le Paris haussmannien alors en plein bouleversement. Durant la seconde moitié du xixe siècle, ce type d’établissement concurrence les nombreux magasins de nouveautés et les bazars. Plus petits, ceux-ci proposaient essentiellement des articles de mode et du tissu. Les grands magasins se développent par étapes, soit par la transformation et l’agrégation de bâtiments situés les uns à côté des autres, soit par la construction de vastes édifices, ces derniers pouvant, à leur tour, faire l’objet d’agrandissements. Une nouvelle typologie se met en place. En 2022, dans les Pays de la Loire, ils ne sont plus présents qu’à Angers, au Mans, à Nantes et à La Roche-sur-Yon. D’aspect et de taille variés, ces quatre implantations portent toutes la même enseigne nationale : Les Galeries Lafayette. Il y a quelques dizaines d’années encore, la situation était bien différente.

Progrès En France, l’essor économique et industriel du xixe siècle transforme l’organisation du territoire, les liaisons entre les villes – avec de nouveaux modes de transport – et l’acheminement des marchandises. Les conditions du commerce évoluent. Toutes ces mutations modifient également l’aspect des grandes villes, qui se modernisent. Suivant le modèle mis en place à Paris par Haussmann, de larges percées aèrent le tissu urbain, améliorent l’accessibilité et les relations entre les différents quartiers. Les centres-villes s’embellissent, avec des bâtiments publics abritant de nouveaux programmes4 (théâtre, opéra, musée…) mais aussi des lieux de culte mis en perspective par de nouvelles voies, des boulevards plantés, des places publiques, des jardins… Des constructions aux façades imposantes et ordonnancées parachèvent cette évolution. Renouvelé, le cœur des villes devient ainsi le principal espace d’animation et de commerce. Les grands magasins accompagnent ces transformations urbaines sans précédent et contribuent à affirmer l’identité et l’attractivité de ces quartiers. Beaucoup occupent des emplacements de choix leur permettant de déployer des vitrines luxueusement garnies. À Angers, à la fin des années 1920, l’agrandissement des Nouvelles Galeries5

___ 1. Quartier Decré à Nantes. ___ 2. Citation d’Au Bonheur des Dames. ___ 3. Bernard Marrey, Les Grands Magasins des origines à 1939, Paris, Éditions du Linteau, réédition 2018. ___ 4. Olivier Biguet et Dominique Letellier d’Espinose, Angers. Formation de la ville et évolution de l’habitat, Nantes, Éditions 303, 2016. ___ 5. Aujourd’hui Galeries Lafayette.

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Devantures, vitrines et enseignes __

Bernard Renoux ___ Au cœur des bourgs et des villes, depuis toujours le commerce marque de son empreinte les façades des rues et des places : vitrines et enseignes, modestes ou hautement élaborées, sont là pour attirer le chaland et constituent des éléments essentiels du paysage urbain. ___ La devanture et son corollaire, l’enseigne – la première ne se conçoit guère sans la seconde –, signalent un lieu et une fonction. L’enseigne, peinte ou sculptée, porte des emblèmes, des symboles et une inscription. Elle peut être intégrée à la devanture ou fabriquée à part : elle apparaît parfois même à distance du magasin. La rue médiévale est le théâtre d’une activité économique intense où de très nombreux métiers cohabitent. Sur la principale artère, souvent nommée Grand-Rue, et les ruelles sinueuses avoisinantes, les boutiques et les ateliers laissent déborder leurs étals et tréteaux. Cette occupation envahissante et opportuniste de l’espace ralentit le passant, qui s’attarde devant les marchandises exposées à sa vue au seuil de boutiques ouvertes sur la rue par un vantail à deux pans : elles sont à la fois l’échoppe, l’atelier et le lieu d’habitation du commerçant et de sa famille. Dans le dédale des venelles, « […] à défaut de numéros, une invention moderne, malgré de timides essais à Paris au xve siècle, les enseignes peuvent servir de repère sur les maisons […], signaler en même temps une profession à l’attention du passant, renseigner l’illettré, […] avant de devenir, plusieurs siècles après, de remarquables témoignages d’une culture populaire1 ». D’abord sobrement peintes ou sculptées sur les façades, les enseignes s’enrichissent peu à peu de motifs décoratifs ; on voit alors de très beaux modèles de métal peint et de ferronnerie, suspendus à des potences finement travaillées. Les enseignes n’avaient pourtant pas que des qualités : rouillées ou mal fixées, grinçantes, elles inquiétaient le passant et irritaient le voisinage. L’imagination des fabricants d’enseignes est fertile. Elles s’inspirent de la proximité d’un monument (château, pont, mairie), se rapportent au nom de la place ou de la rue où elles sont installées, annoncent la mer, le port, un paysage de marais, un site industriel… Elles peuvent rappeler un personnage local, une bataille, évoquer un animal : les auberges du Cheval Blanc sont innombrables. Le sens de la dérision, les jeux de mots et les traits d’humour s’ajoutent à la riche diversité de significations qu’adoptent les enseignes. Dans ce dernier domaine, l’enseigne du restaurant Le Nez Grillé, ouvert sur le quai de la Fosse à Nantes depuis plus d’un demi-siècle, laissait indifférent, tout au plus

___ 1. Jean-Pierre Leguay, La rue au Moyen Âge, Ed. Ouest-France Université, 1984, p. 104.

< En 1930, Charles Bohu fait appel au mosaïste italien Isidore Odorico pour réaliser la façade de son établissement Les Rigolettes Nantaises. © Photo Bernard Renoux.

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Rayon art,

histoires d’art et de commerces

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Éva Prouteau ___ Magasins, échoppes et supermarchés constituent un motif récurrent dans les représentations des xxe et xxie siècles : les artistes les ont mimés, infiltrés, peints et photographiés. Parfois même, ils s’y sont battus. ___ Scandale et prophétie En mars 1939, à New York, le grand magasin de luxe Bonwit Teller passe commande à Salvador Dali de deux vitrines, Night visible la nuit, et Day, le jour. L’artiste travaille d’arrache-pied toute une nuit, puis part dormir à l’aube, fourbu. Lorsque le magasin ouvre au matin, les passants découvrent Day, une installation composée d’un mannequin paré uniquement de cheveux roux agrémentés de plumes vertes, prêt à entrer dans une baignoire bordée de fourrure d’agneau de Perse. Quant à la vitrine Night, elle met en scène un lit avec un buffle d’eau à sa tête, dans lequel un mannequin s’est assoupi, sur un matelas qui semble être en charbons ardents. Scandale général : les mannequins sont remplacés, et décemment rhabillés. Lorsque Dali revient devant ses vitrines, quelques heures plus tard, il explose, vitupérant alternativement en anglais et en espagnol. L’avocat de Bonwit tente en vain une conciliation, l’artiste lui rétorquant qu’il fait de l’art, pas de la décoration marchande : Dali entre alors dans l’une des deux vitrines, veut en découdre, déplace sa baignoire et gesticule si fort qu’il finit par briser la vitre et basculer dans la rue. Malgré cet incident mémorable, la direction de Bonwit Teller reconduira ses expérimentations artistiques : après Jasper Johns, Robert Rauschenberg et James Rosenquist, Andy Warhol est invité en 1962, ce qui constitue la première exposition de son travail au public. Au cours de cette même décennie, il est aussi le premier à formuler un rapprochement prophétique : « All department stores will become museums, and all museums will become department stores » (« Tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront des grands magasins1 »).

Art de l’exposition Dans sa pratique naissante, Warhol fut ainsi particulièrement attentif aux dispositifs de monstration, dans leur dimension d’agencement technique autant que dans leur portée esthétique, quand les moyens de présenter l’œuvre deviennent pleinement œuvres eux-mêmes. Peu après l’expérience Bonwit Teller, l’artiste expose chez le galeriste Irving Blum, avec un premier accrochage peu conventionnel de ses œuvres,

___ 1. Une formule reprise dans son ouvrage The Philosophy of Andy Warhol (From A to B and Back Again), publié en 1975.

< Magasin, avenue des Gobelins, Eugène Atget, 1925. © Heritage Image Partnership Ltd / Alamy Banque D’Images.

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« Demain, votre vie  va changer1 ! » La naissance des hypermarchés

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Sévak Sarkissian ___ En 1967, l’ouverture du premier hypermarché nantais, Record, est une révolution. Rapidement, plusieurs enseignes s’implantent dans la région. Les habitudes de consommation et l’aménagement des abords des villes évoluent durablement. ___ L’hypermarché2 est souvent présenté comme une « invention française ». En presque soixante ans, ce grand format de magasin a rencontré un réel succès auprès des ménages. L’ensemble du territoire est désormais couvert de points de vente. Pourtant, c’est aux États-Unis, un peu plus tôt dans le xxe siècle, que la vente en libre-service et les premiers supermarchés ont émergé. Après la Seconde Guerre mondiale, les principaux acteurs de la distribution française – les fameuses familles Fournier, Badin Defforey, Cam, Darty, Decré, Guichard ou encore Leclerc… – racontent leurs voyages outre-Atlantique, par exemple à Dayton, ville industrielle de l’Ohio, pour visiter l’entreprise National Cash Register, fabricant de caisses enregistreuses. Une sorte de « pèlerinage ». Et une révélation ? En France, le premier magasin de cette importance est inauguré en 1963 à SainteGeneviève-des-Bois, en région parisienne. Le premier supermarché, à l’enseigne Expressmarché, du groupe rémois Goulet-Turpin, avait, lui, ouvert ses portes le 15 octobre 1958 à Rueil-Malmaison. Bien que de dimensions modestes (2 500 mètres carrés), ce premier Carrefour définit les principales caractéristiques de l’hypermarché. Aisément accessible en voiture, disposant d’un parking de plusieurs centaines de places, il propose « tout sous un même toit », c’est-à-dire un large assortiment de produits, en grandes quantités, dans de nombreux rayons et à des prix plus bas que la concurrence. D’abord curieuse, la clientèle est vite séduite par ces commodités et par un tel choix. Les magasins se multiplient. Au début des années 1970, la région compte à peine cinq hypermarchés. En 2021, elle en posséderait près de deux cents ! À partir des années 1960, l’essor du libre-service et de la grande distribution déplace progressivement une part essentielle des espaces commerciaux dans la ville, voire hors de la ville. Le petit commerce s’inquiète. Parfois, l’implantation de super et d’hypermarchés accompagne l’aménagement urbain, notamment la création de nouveaux quartiers3, comme les Zup, zones à urbaniser en priorité. Mais généralement l’hypermarché précède l’urbanisation en s’installant à l’écart des villes, comme Escale

___ 1. Slogan publicitaire de l’enseigne Record pour l’ouverture de l’hypermarché d’Angers, en octobre 1969. ___ 2. En dessous de 400 m², on parle de supérette, jusqu’à 2 500 m² de supermarché. Au-delà, ce sont les hypermarchés. ___ 3. Record au Mans en 1968, Super M à Angers, dans le quartier de la Roseraie en 1973, ou Géant Casino au centre Beaulieu, à Nantes, en 1975.

< Le second hypermarché Record de l’agglomération nantaise, au sud de la route de Clisson, à Vertou, octobre 1972. Il change d’enseigne avant d’être transféré le long du périphérique Sud. Le bâtiment existe toujours mais est méconnaissable, comme son environnement. Coll. musée de Bretagne. © Tous droits réservés. Créations Artistiques Heurtier.

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En quelques heures d’une activité humaine intense, une ville éphémère naît, bouillonne, disparaît. Marchés des places La Fayette et du Général Leclerc à Angers. © Photos Arthur Corgier.

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La place du marché __

François Terrien ___ On construit avec les pleins, on habite les vides. L’urbain trouve sa respiration dans l’espace non bâti et la parenthèse du temps que sont la place et le jour du marché. ___ À l’origine, à la croisée de chemins, de voies de communication terrestres, maritimes ou fluviales, s’installe une foire saisonnière, un marché régulier. Les producteurs locaux puis régionaux viennent y échanger leurs productions, y trouver le complément vital ou exceptionnel à leurs besoins. Peu à peu s’agglomèrent ensuite des établissements permanents, habitations et commerces, édifices cultuels et de représentation du pouvoir, barrières de l’octroi. La place du marché est donc bien souvent au tout début de la ville, du bourg, du village, même si au cours du temps elle a pu varier en tant que lieu, d’autant plus facilement qu’il s’agit toujours d’installations éphémères, précaires et éminemment mobiles.

Cité, citoyenneté La cité est un lieu et c’est un concept indissociable du rapport au lieu. Aujourd’hui, l’urbanité de nos villes semble s’étioler. Le résultat de plusieurs siècles d’évolution se délite en quelques décennies mercantiles. La vitalité commerciale des villes est un facteur primordial de leur santé. Avec l’omniprésence de la grande distribution en périphérie, les centres-villes perdent leurs commerces indépendants et, d’une localité à l’autre, se banalisent en alignant des boutiques franchisées. Les villes moyennes se désertifient, voient la déprise systématique des petits commerces traditionnels de centre au profit du développement inconsidéré de zones commerciales avec leurs grandes surfaces posées de part et d’autre des rocades, sur un socle de bitume dévolu aux parkings1. On assiste alors à l’expansion généralisée d’une « non-ville » consommatrice d’espaces agricoles et d’énergie, qui imperméabilise et stérilise les sols tout en imposant à tous de multiplier les déplacements automobiles. Paradoxalement, la société a parfaitement conscience que tout cela est contraire à ce que devrait être un développement responsable. L’après-confinement a vu surgir partout des zones d’urbanisation nouvelles, comme si la perspective prochaine de politiques d’aménagement plus responsables précipitait la fièvre. Qu’en sera-t-il quand l’usage systématique de la voiture individuelle devra être réévalué ? Il faudra bien sûr trouver le moyen de raccourcir les distances, mouvement déjà lancé dans les métropoles les plus denses avec l’invention ou le retour d’enseignes axées sur la proximité comme Franprix, Carrefour City ou Monoprix, mais aussi les commerces de bouche plus traditionnels (primeurs, bouchers, épiceries fines, etc.). Les nouvelles façons de distribuer augurent également de fortes évolutions des espaces que nous pratiquerons demain quotidiennement : le commerce en

___ 1. Sur ce sujet, voir Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, Rue de l’échiquier, 2019.

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Déstockage, glanage et recyclage __

David Prochasson ___ Dix millions de tonnes de produits alimentaires sont jetées chaque année en France, en partie à cause de nos pratiques commerciales et de consommation. Des marchés à la grande distribution, des initiatives tentent d’y remédier. ___ En un instant, la place a changé de visage. Les allées noires de monde ont commencé à s’éclaircir, les étals à perdre de leur éclat. Désormais, on ne joue plus des coudes. On cherche sa place, perdu entre le ballet des camions et des palettes qui roulent sur le bitume. Partout, ça remballe, ça trie, ça jette, ça charge. Rituel de fin de marché. Comme tous les samedis, place de la Petite Hollande, à Nantes. Dans la cohue, glaneurs et glaneuses entrent en scène. Des précaires pour la plupart, des femmes roms, quelques personnes âgées, des travailleurs pauvres et, parmi eux, une poignée de militants. Vêtus de chasubles, les bénévoles de l’association Tinhï Kmou arpentent les allées, un diable à la main, chargé de cagettes qui n’en finissent pas de se remplir. Des tomates, des carottes, des endives, du raisin, des melons, des pastèques, des bananes. À profusion… Et pour la plupart en parfait état. Si elles n’étaient pas récupérées, ces marchandises finiraient dans les bennes qui bordent la rue. Jetées parce qu’il faut bien liquider les stocks de produits fragiles, surtout lorsque les commerçants ne travaillent pas le lendemain. L’association en sauve une partie. Elle les redistribuera gratuitement dans l’après-midi, à son local du boulevard Gustave-Roch. À sa création en 2017, Tinhï Kmou, qui signifie « ancien monde », avait une vocation interculturelle et folklorique. Le projet de lutte contre le gaspillage alimentaire, qui l’a fait connaître, est né deux ans plus tard. « C’est notre fille, Ambre, qui a eu l’idée. Elle avait sept ans à l’époque, explique Frédérique Lefevre, membre fondatrice aux côtés de son conjoint Alain Taha. Nous étions au marché. Voyant des personnes récupérer de la nourriture dans les poubelles, elle nous a interrogés : “Pourquoi on n’en ferait pas autant, nous aussi, pour la redonner aux gens ?” » Depuis, l’association n’en finit pas de grandir. Au premier semestre 2021, elle a récupéré 42 tonnes de produits, sur seulement trois marchés nantais : la Petite Hollande, Malakoff et Bellevue. Mais c’est auprès de ses partenaires, des grossistes pour la plupart, qu’elle a récolté le plus de denrées : 146 000 tonnes de marchandises ! Soit, au total, selon les calculs de l’association, l’équivalent de plus de 756 000 repas en six mois. Ou encore de 137 tonnes de gaz à effet de serre évitées. < Les bénévoles de Tinhï Kmou – ici place de la Petite Hollande, à Nantes – récupèrent une partie des invendus sur les marchés. © Photo Samuel Hense.

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Les dessous du commerce virtuel __

Frédérique Letourneux Illustrations Yann Bastard ___ La révolution numérique bouleverse toutes les étapes de la relation commerciale, du choix du produit à la vente et aux canaux de distribution… Mais cela ne signifie pas pour autant la disparition du magasin physique. ___ « Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation. Or quand je regarde derrière moi, je me rends compte qu’à chaque période de ma vie sont associées des images de grandes surfaces commerciales, avec des scènes, des rencontres, des gens. » Ces mots figurent dans les premières pages de Regarde les lumières mon amour, petit ouvrage que l’écrivaine Annie Ernaux consacre à ses souvenirs d’hypermarchés. Certaines enseignes existent toujours : Carrefour, avenue de Genève à Annecy ; Intermarché de La Charité-sur-Loire ; Leclerc d’Osny… D’autres ont disparu : le Major de Sancerre, le Continent de Rouen… Si ces noms réveillent en nous une forme de nostalgie, c’est qu’ils sont ancrés dans notre quotidien et associés à un moment particulier de notre vie. Ce décor est-il en train d’évoluer radicalement ? L’essor du e-commerce depuis la fin des années 1990, avec aujourd’hui un accès généralisé à internet haut débit, a fait apparaître de nouveaux modes de consommation. Et pourtant, si la tendance est déjà lourde aux États-Unis et en Angleterre, la fin du magasin physique n’est pas encore d’actualité en France. Il connaît en revanche une profonde mutation. Comme le note l’hebdomadaire professionnel LSA, dans le domaine alimentaire on observe un fort déclin des supermarchés et hypermarchés situés en périphérie des villes, alors que parallèlement le nombre des commerces de proximité, des points de vente « bio » et des drives augmente1. Le modèle de la grande distribution tel qu’il s’est développé depuis la fin des années 1950 est donc en train d’évoluer tant dans son offre que dans son fonctionnement pour répondre aux envies de nouveaux consommateurs connectés. « Toutes les étapes de la consommation sont exposées à la transformation numérique : l’information sur l’offre, le lieu d’acquisition, la transaction », écrit le sociologue Vincent Chabault, spécialiste de la consommation2. Ce dernier appelle « amazonisation » « l’apparition progressive d’une culture marchande produite par l’accoutumance aux plateformes [qui] s’articule autour de la

___ 1. Jérôme Parigi, « Les surfaces commerciales en progression malgré tout », LSA, 3 octobre 2019. ___ 2. Vincent Chabault, Éloge du magasin. Contre l’amazonisation, Gallimard, 2020, p. 10.

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Les commerces dans les quartiers populaires, un vecteur essentiel de lien social

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Elvire Bornand ___ Qu’on l’appelle « petit commerce » ou « commerce de proximité », cette activité commerçante a pour principale caractéristique son échelle, que l’on peut exprimer selon différents critères : on peut s’y rendre à pied ; en moins de quinze minutes ; en rentrant chez soi. ___ Nous sommes en avril 2018 ; sur des tables, notre équipe de recherche1 a disposé des nappes blanches en papier autour desquelles s’assemblent de vieux habitants du quartier de la Halvèque à Nantes. Stylo en main, ils tracent les contours d’une carte qui n’existe plus que dans leur mémoire, le quartier de leur jeunesse. Des noms fusent : Tilleuls, Croissant. Les yeux pétillent et immédiatement les anecdotes s’enchaînent. C’est de bars qu’il s’agit. Ceux dans lesquels les hommes allaient en sortant de la grande usine des Batignolles, célèbre pour son toit-cathédrale qui permettait de faire passer les locomotives, symbole d’anciens savoir-faire ouvriers. Ceux dans lesquels les familles se retrouvaient le week-end pour passer du bon temps et cancaner sur le dos des habitantes des cités ouvrières qui préféraient les activités de la paroisse et aller à la messe. Ceux aussi où sont nés des mouvements de grève et des initiatives solidaires pour venir en aide aux veuves et aux malades. « Le long de la route de Paris, il n’y avait que des troquets. Le café du Croissant avait un surnom : le café des Six Fesses, à cause des trois vieilles filles qui le tenaient », se souvient Louis, ouvrier à la retraite. Un autre participant, en écho, évoque le café de la Gare, « qui était à la gare de terminus du tramway devant l’usine des Batignolles. Ils l’ont détruit quand le quartier a changé alors qu’il y avait encore du monde qui allait là-bas. On y mangeait bien. » Lorsqu’on songe aux petits commerces, les bars ne sont sans doute pas la première chose qui vient à l’esprit. Pourtant c’est un sujet sur lequel les anciens habitants de tous les quartiers nantais ont des choses à raconter. Ce sont des lieux de socialité proches. On y croise ses voisins, on s’y tient informé des nouvelles du quartier, on y conserve un lien à la vie sociale quand son entourage a disparu. Les transformations urbaines qui ont modernisé les quartiers tout au long du dernier tiers du xxe siècle ont mis à rude épreuve cette vie au plus proche de chez soi.

___ 1. Elvire Bornand, Frédérique Letourneux et Thibault Rabain.

< Commerces de proximité place Mendès-France, dans le quartier Bellevue à Nantes © Photo Vjoncheray.

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Quel avenir pour les parcs commerciaux ? __

Arnaud Gasnier ___ Les PAC (Parcs d’activités commerciales) de périphérie urbaine semblent immuables. Pourtant de nouvelles orientations politiques, les mutations du commerce et de la consommation, annoncent des transformations importantes à long terme, parfois lisibles aujourd’hui. ___ Du zonage économique persistant… La financiarisation de l’immobilier commercial des années 2000 atteint son paroxysme dès 2007 et contribue à activer la course à la création-extension de nouveaux parcs commerciaux en France pendant près de dix ans. Les distributeurs n’hésitent alors pas à louer des locaux à prix élevé dans des centres commerciaux « dernière tendance » pour occuper de façon concurrentielle l’espace de chalandise et trouver de nouvelles clientèles au pouvoir d’achat en stagnation, dans un marché globalement saturé. En parallèle, au sein des CDAC (Commissions départementales d’aménagement commercial) dans lesquelles ils sont majoritaires, les décideurs politiques, soucieux d’attractivité économique et de création d’emplois, accordent neuf fois sur dix aux demandeurs l’autorisation d’exploitation commerciale et délivrent le permis de construire sans réelle prise en compte des contextes territoriaux locaux. Ce zonage artisanal et commercial a succédé au zonage industriel sur la frange suburbaine des agglomérations à partir de la fin du xxe siècle, selon une conception moderniste de la ville qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui. Pourtant, le prix très abordable de la terre agricole, le coût bas d’investissement de la construction d’établissements en « boîtes », la facilité de planifier et d’aménager de nouvelles zones artificialisées ex nihilo, conduisent le modèle à perdurer.

… à la fin progressive d’un modèle moderniste d’urbanisme commercial Cependant, ce modèle persistant est en crise. La vacance des commerces n’est plus circonscrite aux centres-villes et centres de quartiers pour lesquels de récentes actions nationales se mobilisent fortement depuis 20181. Cette vacance apparaît aussi dans les périphéries commerciales au rythme des fermetures d’enseignes ou de leur transfert-extension à l’échelle locale ou régionale. La croissance des friches commerciales interroge les élus, y compris au sommet de l’État, et aide progressivement à prendre conscience de la réalité du problème d’urbanisme commercial que pose la périphérie de la plupart des villes, pas seulement celles de taille moyenne.

___ 1. Plan action cœurs de ville (2018), Petites villes de demain (2020).

< L’Atoll à Beaucouzé, à l’ouest d’Angers. En 2012, cet écoparc rompt avec l’éparpillement de ses prédécesseurs mais l’implantation foncière et la monumentalité demeurent. À son ouverture, Libération titre : « L’île enchantée de la consommation ». Vincent Parreira et Antonio Virga architectes. © Photo Matthieu Colin.

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