Dossier Masques
Prouteau, critique d’art
Visages
masques d’une
Gagneux, directrice du musée d’Art moderne de Fontevraud
masques
morts
Stalder, conservateur départemental
musées de Maine-et-Loire
Le visage d’une
masque
mascaron
Cardou, directeur général de la culture
la Ville de Nantes et Nantes Métropole
carnaval à la mi-carême... au carnaval
Pajot, journaliste
Une épopée masquée
maison Peignon
Prouteau
les « masques
Bomboy, journaliste
réparent
puissant déguisement
visages
Échos / Masques
Bertrand Charles, Henri Landré, Claire Lebossé, Éva Prouteau
Carte blanche
Artiste invitée Makiko Furuichi
Makiko Furuichi Face à ses démons
Tran, critique d'art Chroniques
Anne-Sophie Bourdais, Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Daniel Morvan, Anthony Poiraudeau, Éva Prouteau, Pascaline Vallée, Jean-Louis Violeau
poissons
De Meyer, philosophe des
faudra
Cahun
Prouteau
masqué
Marcel
Letourneux, journaliste
masque,
répertoire
créatif
Prochasson, journaliste
Dossier Masques
… ]
Éditorial
Outil de métamorphose employé à cacher le visage à des fins cosmogoniques, religieuses ou théâtrales, le masque fut plébiscité dans le monde antique. S’il ne quitta jamais les milieux artistiques, il connut un regain de succès en Europe à la fin du xixe et au début du xxe siècle, où il incarna de multiples promesses : pénétrer l’étrangeté, devenir un autre que soi, goûter l’excès de la fête et de la subversion. La psychanalyse naissante s’en empara et Carl Gustav Jung nomma persona la part de la personnalité chargée du rapport de l’individu à la société, quand chacun se coule dans un personnage prédéfini afin de tenir son rôle social. Ce mot, persona, vient du latin per-sonare, « parler à travers », et désigne à l’origine le masque porté par les acteurs de théâtre. Par le prisme psychologique, le masque nous interroge : être soi-même s’éprouverait-il dans la plasticité identitaire plutôt que dans le figement ?
Dans ce xxe siècle qui enrichit sa portée, le pouvoir suggestif du masque, résumé de l’individu ou recréation de soi, a nourri l’imaginaire de nombreux sculpteurs, peintres et photographes. La vogue récente des masques africains et océaniens, l’engouement tout aussi frais pour le japonisme, les mascarons revisités par l’Art nouveau : tout cela prolonge et amplifie le dialogue des arts avec le masque. Dans le même temps, bien d’autres acceptions se greffent sur ce mot : lorsque le masque est celui du soldat paré contre les armes chimiques, qu’il sert la reconstruction plastique des visages mutilés, qu’il équipe l’anesthésiste ou le technicien fondeur, il met en sourdine sa séduction plastique, sa facette fastueuse ou festive pour se muer en un objet qui isole, protège, répare. Toutefois, il continue d’être une surface relationnelle qui nous renseigne à maints égards sur la société qui l’invente.
Aujourd’hui, pour de bouleversantes raisons pandémiques, le port du masque génère mille nouveaux récits. Volontairement, ce numéro ne s’est pas focalisé sur eux, même si les fonctions médicales et professionnelles de l’objet y sont abordées au cours de deux enquêtes menées dans les Pays de la Loire : il saisit davantage le masque comme instrument d’audace, comme intercesseur dans les rituels que l’être humain ou l’animal ne cessent de mettre en place et de déjouer. Pour se démultiplier. Pour arrêter de subir les assignations. Pour éblouir.
Au fil de ces pages, vous allez découvrir de nombreuses entités masquées : les mascarons, génies joufflus et chevelus, témoins du passé négrier nantais, croisent les masques éclectiques du musée Cligman à Fontevraud, ces objets magiques qui ont stimulé l’appétit des peintres fauves, cubistes et expressionnistes, et des surréalistes ; la blancheur de certains masques mortuaires, lestés par la gravité de la mort, contraste avec les grosses têtes chatoyantes du carnaval ou les truculents cartonnages peints que dévoile la collection Peignon ; les masques au service de l’activisme politique côtoient les variations d’identité de Claude Cahun et Marcel Moore, pour d’autres combats entre apparence et vérité intime. D’imprévues séductions se dévoilent enfin dans le règne animal. Invitée à imaginer la carte blanche et la couverture, l’artiste Makiko Furuichi retranscrit en profondeur l’esprit de ce numéro : la facture libre de ses visions énigmatiques se matérialise en échappées d’aquarelle rétives aux frontières nettes. Mouvants, les masques ne servent pas seulement à cacher, ils révèlent – le monde des esprits, des créatures hybrides et des figures de la tragédie grecque. Comme une invitation à l’ex-tase, transport de l’individu hors de sa condition.
Visages et masques d’une collection
1. L’État a reçu une donation de 568 œuvres en juillet 2018, complétée par une seconde donation à la Région des Pays de la Loire, en juillet 2019, de 318 objets. Le lieu choisi pour recevoir cet ensemble est situé au sein de l’abbaye royale de Fontevraud. Le musée a ouvert au public le 19 mai 2021.
2. Clara Malraux, Le Bruit de nos pas, II, Nos vingt ans, Paris, Grasset, 1966, p. 78-80.
Masque funéraire, MoyenneÉgypte (Antinoë ?), époque romaine, ier iie siècle, stuc peint et incrustations de verre, traces de polychromie ; détaché de son plastron.
© Photo Fontevraud, le musée d’Art moderne / Raphaël Chipault.
L’une des peintures phares de la collection du musée d’Art moderne de Fontevraud est un autoportrait de dos. Cet impertinent tableau de jeunesse d’Henri de Toulouse-Lautrec est le premier achat de Martine et Léon Cligman, dont la donation est à l’origine du musée 1. Cela peut paraître étonnant dans une collection dominée par la figure humaine et ses multiples expressions. Ce tableau, qui est un antiportrait par le choix d’une pose inattendue – comment se peindre sans se voir ? –, établit néanmoins une communication avec le spectateur et fait partie des œuvres qui montrent des artistes au travail, dans l’inti mité de leur atelier. Même en creux, donc, ce portrait caractérise une collection dont les objets révèlent le monde sensible de ceux qui l’ont rassemblée. Martine et Léon Cligman – elle, artiste, lui, capitaine d’industrie – ont réuni, à partir de la fin des années 1950, des peintures, des dessins et des sculptures des xixe et xxe siècles, des antiquités et des objets extra-occidentaux, uniquement guidés par leur goût et le plaisir de la découverte.
Face à face
Le projet curatorial pour le musée a donc été de donner une lecture de cette collection en confrontant des œuvres de cultures et d’époques différentes pour révéler des liens latents entre les objets, éclairer une histoire du goût, inviter le visiteur à un voyage actif de sensations. Cette approche analogique et visuelle rejoint celle d’André Malraux dont l’épouse Clara a décrit l’origine lorsque Alfred Salmony, conserva teur au musée de Cologne, juxtaposa devant eux la photographie d’une tête Han et celle d’une tête romane. Le bouleversement ressenti devant ces
« connivences nouvelles » fit aussi jaillir la question de savoir si leurs parentés se limitaient aux seules formes ou si elles voulaient atteindre « une même zone de sensibilité 2 ».
Cette méthode a été explorée dans le musée, non à l’aide de reproductions mais d’objets réels. Le décryptage des correspondances est à l’origine de la narration mise en place, avec de fréquents allers-retours entre les époques et les lieux qui activent le regard, stimulent la vision des œuvres. Regard, vision. La représentation du visage – ils sont en grand nombre dans la collection – allait prendre une importance cruciale dans la manière de montrer et de valoriser les objets, en proposant par exemple un tête-à-tête entre un masque funéraire égyptien et une peinture fauve de Van Dongen.
Un masque « pharamineux, affolant d’expression » d’André Derain
Intemporel par bien des aspects transhistoriques et transgéographiques, cet ensemble appartient néanmoins à une typologie connue des collec tions de la seconde moitié du xxe siècle. Celle des amateurs qui ont emboîté le pas aux artistes des avant-gardes dont ils étaient les familiers, et qui ont rassemblé des œuvres issues de formes d’art archaïques ou considérées comme telles. À la fois contrepoints et compléments, ces objets ont pris place dans l’histoire de l’art moderne occidental. En France comme en Allemagne, la fascination pour l’art de l’Afrique et de l’Océanie s’est exercée sur les fauves, les cubistes et les expressionnistes, à la recherche de solutions formelles inédites. Devenus des visiteurs assidus des musées d’ethnographie,
Le musée d’Art moderne de Fontevraud a été créé à partir de la collection de Martine et Léon Cligman. Les masques et les visages de la collection sont des révélateurs privilégiés du regard d’amateurs, sensibles autant à leurs formes qu’aux traces d’humanité qu’ils conservent.
Momie et son masque en cartonnage, époque ptolémaïque, 323-30 av. J.-C., Tounah-el-Gebel, Égypte, dépôt du musée du Louvre au musée Joseph-Denais (Beaufort-en-Vallée, Maine-et-Loire).
© Photo Bruno Rousseau, Conservation départementale du patrimoine de Maine-et-Loire.
Florian StalderLes masques des morts
Les musées des Pays de la Loire conservent des masques funéraires ou mortuaires dont l’époque, le style et le contexte de création sont très différents. Tous figurent des morts, mais leur mise en valeur et le regard qu’on leur porte sont variés.
1. Voir Dimitri Meeks, « Dieu masqué, dieu sans tête », Archéo-Nil, no 1, 1991, p. 5-15.
Le 3 octobre 1935, sans doute tôt dans la matinée, le sculpteur Jules Desbois s’éteint, à 83 ans. Le jour même et le suivant, ses amis se pressent chez lui pour lui rendre un dernier hommage. Son corps est disposé pour accueillir ces ultimes visites : il est habillé d’un costume sombre et installé dans le lit que le sculpteur avait aménagé au cœur même de son atelier. C’est ainsi qu’il va connaître une double « immortalisation » : l’un de ses proches, très probablement le fondeur d’art Eugène Rudier (1879-1952), prend alors une série de clichés de l’atelier, pour en garder souvenir et, ce faisant, photographie Jules Desbois sur son lit de mort ; puis Paul Moreau-Vauthier (1871-1936), l’un des suiveurs du vieux maître, moule son visage pour en tirer un masque mortuaire en plâtre. Donné en 1938 au musée des Beaux-Arts d’Angers, celui-ci est présenté désormais au musée Jules-Desbois de Parçay-les-Pins (Maine-et-Loire).
Bien d’autres musées abritent ainsi, dans les Pays de la Loire comme ailleurs, des masques aux traits des morts, réalistes ou non, qui relèvent de deux registres aux frontières parfois floues : le masque mortuaire, empreinte du visage du défunt, et le masque funéraire, qui relève de rituels funèbres ou accompagne le mort dans sa sépulture.
Le masque de ce dernier type qui nous vient le plus immédiatement à l’esprit est le masque funéraire égyptien, dont la forme canonique se définit dès le IIIe millénaire avant notre ère. À lui seul il synthétise bien des aspects de la religion de l’Égypte antique,
depuis les premiers moulages de visages, sous l’Ancien Empire, jusqu’aux portraits dits « du Fayoum », d’époque romaine 1. Le masque qui vient recouvrir le visage de la momie dont les bandelettes dissimulent le corps du défunt tend, en premier lieu, à redonner une identité au mort. Divers textes fondamentaux de la spiritualité de l’Égypte antique, Livre des morts , Texte des sarcophages ou Rituel d’ouverture de la bouche, indiquent que la présence du masque funéraire « redonne sa tête à un homme dans la nécropole », permettant au mort de se transformer pour revenir à la vie et respirer de nouveau. Grâce à son « beau visage » aux yeux écarquillés, il accède à ce qui est invisible aux vivants et voit les chemins à parcourir dans l’au-delà ; il échappe aux pièges et, masqué, ne peut être reconnu par ses ennemis. Son corps, comme l’astre solaire, connaît dès lors éternel lement un nouveau jour.
Le masque peut conférer au mort l’apparence d’un dieu : il en prend alors les caractéristiques, peau dorée (ou jaunâtre) et chevelure bleue, et ses traits sont stylisés. L’extraordinaire masque funéraire d’or et de pierres semi-précieuses du pharaon Toutankhamon (xive siècle avant J.-C.) en est le plus bel exemple. Les collections égyptiennes conservées dans les musées des Pays de la Loire sont moins prestigieuses, mais traduisent bien l’égyptomanie qui sévit ici dès les premières décennies du xixe siècle à la suite de la campagne de Bonaparte. L’explorateur nantais Frédéric Cailliaud (1787-1869) conduit ainsi deux
Masque mortuaire de Jules Desbois, par Paul MoreauVauthier, 1935.
Dépôt des Musées d’Angers au musée Jules-Desbois. © Photo Bruno Rousseau, Conservation départementale du patrimoine de Maine-et-Loire.
Le visage d’une ville
Du masque au mascaron
Aux sources du mascaron
L’histoire de l’ornement est relativement récente, sans doute parce qu’elle a été victime de l’oppo sition stérile entre artistes et artisans. Discipline complexe, elle repose sur une grande liberté de création et sur une matière infinie de références et de diffusion. L’histoire du mascaron croise celle du masque ou de la mascarade ; quelques études récentes 1 ont souligné la richesse immémoriale de la place du visage dans les décors et dans des quotidiens pétris de symboles et de mysticisme.
Parmi les origines légendaires du mascaron, la Gorgone tient une place à part. Pouvant faire périr ceux qui soutiennent sa vue, elle est devenue l’arme magique d’Athéna après que Persée lui en a offert la tête tranchée. Ainsi, le mascaron aurait en Persée son créateur légendaire. Les mascarons de la Renaissance ont d’ailleurs souvent exploité certains traits de la tête de Gorgone : un regard sidéré, une forme hybride et échevelée.
Mais, comme ornement, le mascaron a quelques autres antécédents : dans les théâtres grecs, le masque rituel de Dionysos suspendu à un pilier n’était pas un masque mais une demi-tête posée en applique. Composant au Moyen Âge avec l’apparence humaine et animale, avec les drôleries, les masques viennent nourrir les ensembles sculptés de gargouilles et de chimères. Mais au xve siècle, la découverte à Rome des décors grotesques de la Domus Aurea, ancien palais de Néron couvert de créatures étranges, eut un impact majeur sur le renouvellement des formes et la résurgence des mascarons à la Renaissance. Leur démultiplication dans les stucs intérieurs des palais du xvie siècle de l’Italie jusqu’à Fontainebleau ouvre la voie à un déborde ment de têtes et de personnages sculptés jusque sur les façades extérieures. La coexistence d’un langage architectural classique avec des ornements allégoriques et chimériques invite architectes et sculpteurs à réserver au masque ou mascaron (terme qui apparaît au xviie siècle) des emplacements privilégiés : clés d’arcs, consoles, chapiteaux, fontaines… « Le mascaron intervient là où une force s’exerce, où un soutien s’impose, où un passage s’ouvre 2 »
Le mascaron au xviiie siècle
Le mascaron nourrissant un art de l’illusion et du symbole, le comprendre impose, comme pour toute image, d’aller au-delà de l’identification d’un thème, aussi simple soit-il, en tentant, comme le proposait Pierre Francastel, d’« extraire d’un système matériellement constitué les multiples références qui, à un moment donné, ont semblé dignes d’intérêt pour l’artiste ou pour le commanditaire 3 ». Parmi elles émergent d’abord celles qui figent les « règles » de la représentation. Émile Mâle 4 a révélé toute l’importance de l’Iconologia de Cesare Ripa, publié et illustré en 1603, rapidement traduit en français et diffusé tout au long du xviie siècle. Recueil d’images de personnifications des concepts et enregistrement méthodique des emblèmes, à un moment où la symbolique participe des plaisirs des sociétés littéraires et artistiques, l’Iconologia
1. Yi Wen Annette Yeh, Les mascarons aux xvie et xviie siècles en Italie et en France, thèse de l’université de Paris Sorbonne - Paris 4, 2007, sous la direction de Jean Guillaume, s.l., s.n., 2007 ; Dominique Cordellier, « Le mascaron au xvie siècle, une “bizarrerie” », dans Françoise Viatte (dir.), Masques, mascarades, mascarons, cat. exp. Paris, musée du Louvre, 19 juin-22 septembre 2014, Paris, Musée du Louvre / Milan, Officina Libraria, 2014.
2. Yi Wen A Y, op. cit. note 1, p. 149.
3. Pierre Francastel, Études de la sociologie de l’art, Paris, 1989, p. 19.
4. Émile Mâle, L’art religieux après le concile de Trente. Étude sur l’iconographie de la fin du xvie siècle, du xviie siècle, du xviiie siècle. Italie, France, Espagne, Flandre, Évreux, 1932. Mascaron, détail du Triomphe de Neptune au 17, quai de la Fosse à Nantes. Façade de la maison Trochon, 1742.
Comment ces têtes sculptées qui nourrissent l’image d’une architecture et l’illustration d’une ville comme Nantes ont-elles pu trouver leur place au cours du xviiie siècle ? Peut-on retracer l’histoire de ce motif ? Quel rôle a-t-on voulu lui faire jouer ?
Du carnaval à la mi-carême... au carnaval
Nantes a été nommée capitale européenne des carnavals 2023. Le carnaval de Nantes, dirigé par l’association Nemo, est en bonne voie pour entrer dans le patrimoine culturel immatériel français. Retour sur une longue histoire.
1. L’association Nemo (Nantes Événements Musiques Organisations) gère le carnaval depuis 2012. Dirigée par Paul Billaudeau, elle a succédé au comité des fêtes.
2. Jean Belfond, Vieux carnavals nantais, préface de Gaëtan Rondeau, 1930. Programme officiel de la mi-carême, carnaval de Nantes, 1969. Coll. Stéphane Pajot.
Les Grosses Têtes du carnaval sont une spécialité nantaise, qui l’eût cru ? Les derniers constructeurs à perpétuer cette tradition se nomment Daniel et Nadine Dupouet ; ils appartiennent à l’une des plus anciennes familles de carnavaliers. À 70 ans passés, ils ont traversé un demi-siècle de mi-carême en fabriquant « entre quatre cents et cinq cents » de ces incontournables figures de papier mâché, sans cesse renouvelées. Elles font rire ou frémir les enfants. « Nos premières Grosses Têtes, nous les avons créées en 1986, c’étaient des toreros », se remémore Nadine Dupouet, qui fut reine des carnavaliers quand Roger Lanzac, l’animateur de La Piste aux étoiles, trônait en tant que roi. Pour les créer, « Daniel réalise d’abord des croquis avant qu’une maquette ne définisse la forme », explique-telle. Suivra la fabrication d’une armature en fer dans laquelle sera coulée de la terre glaise. « Par-dessus, il fabrique un moule en plâtre qu’il recouvre de plusieurs couches de papier mâché. »
Daniel et Nadine Dupouet aimeraient transmettre ce savoir-faire aux générations futures, et pourquoi pas à des scolaires dans le cadre d’ateliers dédiés. Cette idée de transmission a fait son chemin et s’inscrit dans les objectifs de l’association Nemo 1, pilotée par Paul Billaudeau, qui dirige le carnaval de Nantes et travaille à son inscription au patrimoine culturel immatériel de la France. Avant de lancer en fanfare ce beau programme, il y eut le choc de la pandémie. « Tout s’est arrêté en mars 2020, tous nos projets ont été bloqués et j’ai dû fermer les ateliers pour raisons sanitaires », rappelle Paul Billaudeau, qui se demande alors comment s’effectuera la reprise et dans quel état il va retrouver les équipes. « Plus de quatre cents bénévoles participent au défilé et
cent cinquante prennent part à la construction des chars. » À l’image de l’ensemble des carnavaliers, privés de défilé durant deux ans, Daniel et Nadine Dupouet ont vécu difficilement la pandémie : il a fallu ronger son frein et bricoler en attendant une éclaircie dans l’atelier Maurice-Parois, route de Sainte-Luce à Nantes, où s’élaborent les chars. La grande famille se serre les coudes : elle était bien présente à la reprise tant attendue du carnaval, et les Nantais nombreux dans les rues et sur le cours des 50 Otages pour les applaudir le 3 et le 9 avril derniers.
Aux origines du carnaval
Des Saturnales romaines, fêtes se déroulant fin décembre durant l’Antiquité, à la fête des Fous, mascarade organisée par le clergé dès le xii e siècle à la même période, les origines du carnaval sont très lointaines. Dans son ouvrage Vieux carnavals nantais 2, publié en 1930, Jean Belfond cite des extraits des conclusions d’un concile tenu à Nantes le 23 avril 1431, qui entendait abolir plusieurs traditions. L’une d’elles consistait à rançonner ceux que l’on trouvait au lit le 1 er mai. Ces paresseux étaient promenés nus par les rues et portés jusqu’à l’église, où on les arrosait d’eau bénite sur l’autel même. Il est aussi question de « la fête des Fous, qui se terminait de la manière la plus indécente. Les enfants de chœur et de la ville étaient revêtus d’ornements sacerdo taux déchirés et tournés à l’envers. Ces marmots occupaient les premières places dans le chœur et les chanoines offraient l’encens et faisaient les saluta tions. » Le peuple « tenait à cette cérémonie bizarre puisqu’on la pratiqua cent ans après ». Jusqu’en 1539,
Une épopée masquée
La maison Peignon
Fantaisie illimitée
Dans l’étude qu’elle consacre aux bals masqués et costumés du xix e siècle, l’historienne Corinne Legoy 1 détaille l’immense liberté des déguisements imaginés au cours du Second Empire : « Citons Gustave Doré déguisé en campagne mouillée par la pluie, le duc de Dino déguisé en arbre ou la comtesse Walewska en eau et la princesse de Metternich en air 2 » Évidemment, certaines manifestations sont plus codifiées, répondant à un thème ou une période précis, comme la mode russe au moment de la guerre de Crimée, la mode Louis XV dans les années 1850-1860 ou la vogue scientifique sous la IIIe République. Corinne Legoy poursuit : « Concernant les masques, l’histoire reste à écrire. Quelques remarques peuvent cependant être faites. Jusqu’à la fin du Second Empire, les masques sont le plus souvent de simples loups, en papier mâché, en velours, en soie ou en dentelle. Sous la III e République, en revanche, apparaît le masque d’actualité politique : masques de Bismarck, de Thiers, de Gambetta ou de Boulanger, masques façonnés à partir de photographies apportées font alors rentrer la polémique dans le divertissement 3 »
Rue d’Erlon
C’est dans ce contexte que débute l’aventure Peignon, à une époque où la ville de Nantes s’enorgueillit déjà d’une grande tradition de fêtes, bals costumés et carnavals. Née d’un père meunier et d’une mère blanchisseuse, Marie-Françoise Allard épouse vers 1835 Mathurin-Aimé Peignon. Comme de nombreuses jeunes filles de sa génération, elle exerce la profession de couturière : lorsque son mari meurt en 1844, elle se retrouve seule avec trois enfants à charge, et redouble de travail dans son petit appartement de la rue d’Erlon. Un jour, une de ses clientes lui passe commande de déguisements pour un bal costumé ; prise de court, elle décroche les rideaux de son lit et taille un costume de Pierrot. Le succès est au rendez-vous et, rapidement, les milieux aisés de la bourgeoisie nantaise multiplient les demandes. Deux ans plus tard, la comédienne Virginie Déjazet la chargera de la réalisation de ses costumes de scène, élargissant encore le cercle de sa clientèle. Marie-Françoise Peignon décide alors de modifier sa raison sociale : Peignon Costumier prend son envol.
Eugène
Le plus jeune des trois fils de Marie-Françoise, Eugène, suit une formation de dessinateur et de sculpteur à l’école des beaux-arts de Paris 4 : il finance ses études en sculptant les vermicules du
1. Corinne Legoy, « Bals masqués et costumés au xixe siècle : pourquoi, et comment, en faire l’histoire ? », Didactica Historica, 4/2018, p. 35-42.
2. Exemples cités par Maurice Allem dans La vie quotidienne sous le Second Empire, Paris, Hachette, 1948, p. 150 ; voir aussi Augustin Filon, Mérimée et ses amis, Paris, Hachette, 1894, p. 314.
3. C. Legoy, op. cit. note 1.
4. Dans l’excellent texte intitulé « Les étonnants masques de la collection Peignon », Philippe Hervouët détaille : « Sculpteur formé par Amédée Ménard, qui s’était notamment illustré par l’église Saint-Louis à Nantes, il était l’ami, grâce à ses fréquentations parisiennes, de nombreux artistes de l’époque. Il comptait parmi ceux-ci le caricaturiste A.-B. Colomb, qui s’était rendu célèbre sous le pseudonyme de Moloch dans des revues comme La Scie, Le Monde pour rire ou Le Tintamarre » 303, no 48, 1er trimestre 1996.
Confidentiellement, une assemblée extraordinaire de masques se tient rue d’Erlon, à Nantes. Retour sur l’histoire peu banale d’une dynastie costumière, la Maison Peignon, et de sa surprenante collection de cartonnages peints.Alice Bomboy
Quand les « masques » réparent les visages
Des « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale aux victimes de cancers d’aujourd’hui, les prothèses maxillo-faciales, aussi appelées épithèses, tentent de reconstruire le visage, ce miroir que nous tendons aux autres et à nous-mêmes.
Anna Coleman Watts Ladd a travaillé avec les « gueules cassées » pendant la Première Guerre mondiale.Connaissez-vous le Susruta Samhitâ ? Ce traité de médecine indienne date de 1500 avant notre ère. D’après les spécialistes, c’est aussi l’un des premiers écrits à décrire la reconstruction chirurgicale du nez à partir de lambeaux de peau prélevés sur le front. Car en Inde, dans l’Anti quité, l’adultère était puni par… l’amputation du nez. « La difficulté actuelle de telles recons tructions chirurgicales met en doute les chances de succès à cette époque », tempèrent les auteurs de l’ouvrage Visages hybrides – Vers une anthropologie de la prothèse 1. Quoi qu’il en soit, ces tentatives rappellent l’importance accordée par nos sociétés au visage, cette interface entre soi-même et le monde extérieur, visible par soi et par tous et toutes. « Lorsque la face est endommagée, les troubles qui peuvent en résulter touchent le champ de l’identité. Le face-àface avec soi-même est modifié : on a des difficultés à se regarder dans un miroir. Le face à l’autre aussi, lorsqu’il faut se confronter à ses proches avec cet autre visage, tout comme le face aux autres, ces anonymes dans la rue qui peuvent exprimer de la curiosité mal placée, de l’incompréhension, voire un rejet – en tout cas une réaction », décrit Florent Destruhaut, maître de conférences et praticien hospitalier exerçant au sein de l’unité de prothèse maxillo-faciale du CHU de Toulouse.
Plus proche de nous dans le temps que le traité indien, Ambroise Paré, barbier, « père de la chirurgie moderne », qui traitait ses patients avec beaucoup d’humanité, décrit avec force détails les techniques qu’il développe pour mettre au point des « épithèses », terme issu de la contraction d’épiprothèse, formé de « épi » (« à l’extrémité », c’est-à-dire au niveau de la tête) et de « prothèse » (« qui place au lieu de »). En 1564, ces sortes de masques, faits de papier et de tissu collés, rehaussés d’artifices d’or et d’argent, s’attachaient grâce à de petits lacets derrière la tête et ressemblaient plus à des masques de carnaval qu’aux prothèses maxillofaciales contemporaines.
« L’accélération la plus notable dans le développement de ces techniques s’est faite au moment de la guerre de 1914-1918, rappelle Florent Destruhaut. La mise au point des armes balistiques en parallèle de celle de l’anesthésie générale a fait qu’un très grand nombre de soldats a pu être sauvé, mais au prix de lourdes séquelles. » La Grande Guerre a fait plusieurs dizaines de milliers de blessés de la face, entre autres : ce sont les « gueules cassées », les « baveux ». Suzanne Noël est l’une des grandes figures de la chirurgie réparatrice. Comme beaucoup d’autres internes des hôpitaux qui n’ont pu soutenir leur thèse de médecine parce que la guerre venait d’éclater en Europe, la jeune chirurgienne est malgré tout autorisée à pratiquer la médecine. Elle exerce sous la houlette du professeur Morestin à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, à Paris,
1. Bernard Andrieu, Philippe Pomar, Florent Destruhaut et Emmanuelle
Vigarios, Visages hybrides –Vers une anthropologie de la prothèse, L’Harmattan, coll. « Mouvements des Savoirs », 2018.
Le puissant déguisement des poissons
Une pratique curieuse et singulière – une biologiste qui déguise des poissons pour étudier leur histoire évolutive –permet de mettre sous un jour nouveau les masques et leurs effets insoupçonnés
Jeux de séduction
Dans son laboratoire de l’université de Californie, Alexandra Basolo administre un sédatif (du mésylate de tricaïne) à une douzaine de poissons mâles. Elle se prépare à pratiquer sur ces platys (Xiphophorus maculatus) une opération chirurgicale qui consiste à fixer une prothèse sur la partie postérieure de leur corps (le pédoncule caudal, pour utiliser la terminologie de l’anatomie ichtyologique). Une minute et quelques points de suture suffisent pour attacher cette prothèse plastique qui mesure vingt-cinq millimètres – une taille relativement importante pour ces animaux d’à peine quatre centimètres de long. De prime abord, cette prothèse jaune et en forme d’épée ne sert à rien. Elle n’entrave pas la locomotion des poissons, mais ne l’améliore pas non plus. Par contre, avec ce déguisement ces platys ressemblent davantage aux xiphos (Xiphophorus helleri), leurs cousins dans l’arbre phylogénétique des espèces. Les mâles xiphos ont naturellement une nageoire caudale de forme allongée : on les surnomme d’ailleurs poissons « porte-glaive » ou « porte-épée ». Alexandra Basolo sait déjà que les femelles xiphos préfèrent les mâles qui ont une grande nageoire caudale. Comment peut-elle l’affirmer avec tant de certitude ? Grâce à des expériences au cours desquelles les femelles ont dû choisir entre deux mâles, l’un ayant une caudale plus longue que l’autre. Les deux « prétendants » étant placés dans des compartiments différents de l’aquarium, les femelles s’approchaient systématiquement du mâle possédant la caudale la plus grande. Ce trait physique attire les femelles xiphos : pourrait-il avoir le même effet sur les femelles platys ? C’est pour répondre à cette question qu’Alexandra Basolo déguise les mâles platys avant de les soumettre à un test comparatif analogue à celui qui permettait de déterminer les préférences des femelles xiphos. Le résultat est sans appel : les femelles platys se laissent séduire par les longues épées artificielles.
Les appétitions souterraines
La recherche d’Alexandra Basolo s’inscrit dans les débats concernant la sélection sexuelle. Alors que Charles Darwin estimait que la sélection sexuelle était un mécanisme distinct de la sélection naturelle, au xxe siècle les néo-darwinistes ont, au contraire, cherché à réduire le premier type de sélection au second. Si un animal est attiré par un trait physique, ce serait parce que ce trait apporte un avantage pour la survie. Ainsi, si les femelles xiphos apprécient les longues caudales, ce doit être parce que cette protubérance est en elle-même bénéfique ou, du moins, signale la vigueur et la santé.
Pourtant, dans le cas de ces poissons, aucune corrélation entre la forme de la caudale et la vigueur physique n’a pu être établie, et même en supposant qu’une telle corrélation existe, c’est-à-dire
La joyeuse mascarade des Xiphophorus. © Elsa Maury, 2022.
Sur le site de la fonderie Bouhyer, à Ancenis, le travail près du four est particulièrement dangereux.
Frédérique Letourneux
Travailler masqué
Porter un masque est obligatoire dans certains secteurs professionnels. Pour se protéger ou protéger les autres. Rencontre avec certains de ces travailleurs masqués au quotidien.
Mieux vaut prévenir que guérir. La règle est inscrite dans le Code du travail (article 4121-1) : « L’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Dans ce cadre, l’employeur ne doit pas seulement diminuer le risque, mais doit l’empêcher. » Concrètement, il incombe à l’employeur d’évaluer les risques attachés à chaque poste et de veiller à garantir un environnement de travail sécurisé. Cela passe notamment par des actions d’information et des formations proposées aux salariés, mais aussi par la mise à disposition d’EPI (Équipements de Protection Individuelle) adaptés. Leur liste est longue et varie suivant les secteurs d’activité : casque, chaussures de sécurité, lunettes, bouchons d’oreilles, vêtements de protection, masque de protection respira toire… Mais pour que les règles de sécurité deviennent effectives, il faut, comme l’écrit le sociologue Gilbert de Terssac, une « appropriation par le bas », c’est-à-dire que les salariés y voient un véritable bénéfice sans que cela nuise à l’efficacité de leur travail : « Toute règle de sécurité n’est qu’une règle “sur le papier” qui n’entre dans les faits que si les destinataires donnent leur assentiment, se l’approprient, en font l’acquisition pour la mettre en action 1 » Être en sécurité avant tout
Sur le site de la fonderie Bouhyer, à Ancenis, le rappel des règles est affiché dans l’usine sur une petite pancarte : « Le port de protection oculaire et respiratoire est obligatoire. » Un distri buteur est placé à l’entrée, à côté des vestiaires ; les salariés peuvent, à l’aide de leur badge, accéder à des EPI neufs. Sur ce site industriel, qui produit des contrepoids en fonte exportés à 90 % (principalement vers l’Allemagne), les quelque deux cent cinquante salariés portent des masques. Le plus courant est le masque à cartouches : l’une pour filtrer les solvants, l’autre pour les poussières. « Il y a encore deux ou trois ans, on portait des masques FFP3 2, mais le masque à cartouches est beaucoup plus confortable », assure Jérôme Poupard, l’un des précieux cubilotiers de l’usine, en charge du cubilot, ce four à revêtement interne réfractaire qui sert à la fusion de la fonte. Ce métier, il raconte avoir commencé à le pratiquer un peu par hasard, après une formation initiale de maçon, en suivant les traces de son père : « À son époque, on ne portait même pas de masque et les conditions de travail étaient plus difficiles… Il y avait beaucoup plus de poussière. » Aujourd’hui encore, même si une certaine automatisation de la fabrication a facilité les choses, le travail reste très physique. Tel un vulcanologue, Jérôme revêt une veste et un pantalon aluminisés et descend sa visière en ferraille quand il s’approche du mélange brûlant :
« C’est un travail éprouvant pour le corps, surtout quand il faut aller nettoyer le four qui fait la taille d’un puits de 1,60 mètre de large… On descend dans le four dans une petite cage, il y a beaucoup de poussière et il fait chaud. Et quand le mélange est en fusion, il faut être très attentif en cabine. Le plus contraignant c’est de gérer le stress, d’intervenir dès qu’on sent un petit couac. » Et comme si le métier se transmettait dans les gènes de la famille Poupard, c’est désormais le fils, Steven, qui se forme au côté de son père au maniement du cubilot.
Des solutions innovantes
« Notre outil industriel repose sur des méthodes ancestrales, mais nous nous sommes engagés ces dernières années dans un processus de modernisation en investissant près de trois millions d’euros dans l’automatisation pour réduire la pénibilité des postes, notamment dans la partie ébarbage 3, et dans des EPI plus performants. Notre carnet de commandes est plein à dix-huit mois mais on a des difficultés à recruter, nos métiers sont physiques et peu connus », explique Caroline Damond, DRH du groupe Bouhyer. Depuis quelques mois, certains opérateurs expérimentent le port d’un masque filtrant à induction d’air, qui fonctionne avec une petite batterie et un moteur accroché à la ceinture. Complètement hermétique avec sa jupe en caoutchouc, ce type de masque permet de ne respirer que de l’air filtré, sa visière en plastique, recouverte d’une fine pellicule, pouvant être changée régulière ment. Ce masque nouvelle génération est actuellement expérimenté sur le poste de conduite mouleur-malaxeur par les opérateurs qui fabriquent les moules en sable dans lesquels est coulée la fonte. Dans les mois à venir, il pourrait être déployé à plus grande échelle : « Ça reste un peu lourd, avec la ceinture qui pèse environ 500 grammes, mais pour les postes fixes, on pourrait imaginer que les personnes se branchent sur un réseau d’air fixe et ne soient pas obligées d’avoir
1. Gilbert de Terssac et Jacques Mignard, « 3. L’apprentissage des règles par appropriation », dans G. de Terssac et J. Mignard (dir.), Les paradoxes de la sécurité. Le cas d’AZF, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Le Travail humain », 2011, p. 105-141.
2. Masques offrant une protection fiable contre les aérosols toxiques.
3. L’ébarbage consiste à réduire les aspérités présentes sur les pièces de métal.