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La hauteur

Dossier « La hauteur »

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Éditorial

Sévak Sarkissian, architecte urbaniste 06

Un peu de hauteur... Thierry Paquot, philosophe et essayiste 14

Du haut de la tour médiévale Martin Aurell, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Poitiers 20

Flèches et clochers Bernard Renoux, photographe-auteur 26

Les grues de Nantes Gaëlle Caudal, responsable des partenariats scientifiques et culturels, Ville de Nantes 34

Aux abords des cartes postales David Liaudet, artiste 40

Le style Konckier Sévak Sarkissian 48

Au nord le Sillon, au sud Le Corbusier Xavier Nerrière, iconographe indépendant 54

Les aventures contrariées de la hauteur en ville Jean-Louis Violeau, sociologue 62

Le château d’eau, voisin méconnu Anthony Poiraudeau, écrivain 68

Appel d’air Éva Prouteau, critique d’art

Échos / La hauteur

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Éva Prouteau, Sévak Sarkissian

Carte blanche

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Artiste invité Sylvain Bonniol 80 R+14 ou le paysage déréalisé Bertrand Charles, critique d’art

Chroniques

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Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, Pascaline Vallée, Jean-Louis Violeau

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Dossier La hauteur [ … ] ↘

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Éditorial

Monter pour surplomber, pour percevoir au loin, pour échanger. Gravir les pentes pour atteindre les sommets, pour se dépasser physiquement… Comme l’expliquent Thierry Paquot et Bernard Renoux, la recherche de hauteur est liée au fait que l’homme se tient debout. Nombreuses, les raisons de s’élever évoluent au fil du temps : se réfugier, se défendre d’assaillants (châteaux), dominer, communiquer, exprimer sa foi (clochers, minarets), se repérer (phares), affirmer son pouvoir politique (donjons) ou économique (gratte-ciel), aider la production et l’industrie en maîtrisant les effets de la gravité (chevalements, grues, portiques, tours à plomb) ou en tirant parti des conditions climatiques (moulins, éoliennes, cheminées d’usines), entreposer (châteaux d’eau, silos), échanger (antennes), habiter, travailler… Ou simplement contempler, en profitant du panorama. Et, pour les plus téméraires, se divertir en escaladant voire en sautant. Le relief des Pays de la Loire ne présente pas de hauteurs spectaculaires, seulement quelques monts et dépressions modestes. Des collines, les coteaux des bords de Loire, des rivages, un large estuaire. Mais de nombreuses constructions viennent jouer avec ces paysages et les caractériser : le donjon d’Oudon (~ 40 m), le château de Brissac – le plus haut de France, avec ses sept niveaux (~ 50 m) –, le chevalement en béton du Bois II à Nyoiseau (54 m), la tour Étoile à Allonnes (~ 65 m), les torchères de la raffinerie de Donges (70 m), une grande quantité de clochers – comme les flèches de la cathédrale d’Angers (78 m) –, le Sillon (97 m) et la tour Bretagne (144 m), les deux pylônes du pont de Saint-Nazaire (~ 130 m), les cheminées de la centrale de Cordemais (220 m), l’émetteur du Mans-Mayet (342 m)… Plus élevé que la tour Eiffel ! La hauteur appelle les records, régulièrement dépassés. Tutoyant le ciel, certains de ces édifices confèrent une forte identité au lieu, devenant emblématiques : les chevalements des ardoisières de Trélazé, les grues des ports de Nantes et Saint-Nazaire… Parmi tant d’autres, l’Empire State et le Chrysler Building, la Sears/Willis Tower et Marina City, la Gateway Arch, le Golden Gate Bridge et la Transamerica Pyramid, la Space Needle évoquent New York City, Chicago, Saint-Louis, San Francisco et Seattle. À Nantes, le panorama ne serait pas tout à fait le même sans la tour Bretagne, le Sillon et la Maison radieuse. En 2005, le dynamitage du Tripode a effacé le point culminant de l’île Beaulieu, trente-trois ans seulement après son édification ! Les constructions les plus hautes témoignent de la modernité de leur époque. Grâce aux progrès techniques – la mise au point et la généralisation de l’ascenseur – elles s’élèvent de plus en plus haut. En Amérique du Nord dans un premier temps, puis en Asie et plus récemment autour du golfe Persique, les gratte-ciel incarnent le dynamisme économique et financier, le pouvoir. Mais les exemples français ont eu moins de succès, souvent en raison d’une insertion urbaine discutable, de leur architecture, des matériaux employés et de leur coût. Plus récemment, l’écologie et la pandémie remettent en cause ce « modèle ».

La hauteur n’est pas l’apanage des grandes villes : voir la Loge à Segré et Le Guivon à Sablé-sur-Sarthe. C’est aussi une notion très relative, notamment auprès du grand public. Dès qu’un projet dépasse quelques étages (6, 7, 8…), il n’est pas rare d’entendre parler de « tour ». Le Building à Saint-Nazaire. Or, l’habitat en hauteur présente des qualités. Plébiscité par ceux qui y résident, il est décrié par les opposants à leur retour, même lorsque leur hauteur ne dépasse pas 15 étages (~ 50 m), comme dans plusieurs projets urbains récents à Paris, Rennes, Nantes ou Angers…

5 Sévak Sarkissian

Un peu de hauteur...

Un phare vient perturber l’horizontalité du rivage, tout comme ce château d’eau qui chahute les champs entourant le village ; quant à cette construction en hauteur, elle semble incongrue dans ce paysage au relief modéré, presque plat. Pourtant ces poussées verticales accordent finalement aux lieux qu’elles griffent leur unité dimensionnelle. Un plan ne fait sens qu’avec une tension qui le révèle. Le désert de sable voit ses dunes reconfigurées par le vent. Son apparence infinie résulte des plis sableux qui sans cesse la modèlent. Mais ce n’est pas pour cette raison que les humains édifient des tours. Ils ne songent pas à honorer l’étendue terrestre, ni à signaler la présence d’un puits. Ils ont d’autres ambitions. Ainsi, à Babel, c’est pour vivre sans trop de conflits que les humains dessinent une ville dotée d’une ziggourat qui vient défier le ciel. Or, Dieu qui y réside voit cela d’un sale œil, croyant que les humains vont l’égaler et ainsi se détacher de lui ; aussi, pour confondre leur orgueil, il confond leurs langues. L’entente n’est plus possible avec une telle cacophonie, la communication est parasitée par la profusion des parlers, des désaccords surgissent, des conflits éclatent. Dieu s’en amuse...

La verticale est perpendiculaire à l’horizontale, verticalis en latin est dérivé de vertex qui désigne le « sommet d’une montagne », le « point culminant du ciel ». Elle trouve naturellement sa place dans le vocabulaire de l’architecture, où elle indique la direction du fil à plomb, que les anciens Égyptiens connaissaient déjà. Le perpendiculum, ou « niveau », marque le croisement de la verticale et de l’horizontale de manière perpendiculaire, à angle droit. C’est Dédale qui en est l’inventeur, le même qu’il imagine pour le labyrinthe où est enfermé le Minotaure. On ne peut s’en sortir que grâce au fil de laine qu’Ariane remet à Thésée. Celui-ci, après avoir tué le monstre, revient vivant d’une construction alambiquée où il aurait dû se perdre. Quant à Dédale et son fils Icare, pour s’échapper d’un parcours impossible, ils s’équipent d’ailes faites avec des plumes collées avec de la cire, mais, imprudent, Icare s’approche trop du soleil et la cire fond, entraînant sa chute... Voler, comme un oiseau, demeure pour les humains un rêve inaccessible, sauf avec un avion ! À défaut de parcourir le ciel, l’humain se met debout, à la verticale, et marche. On le sait, la verticalisation accompagne l’hominisation : en s’appuyant sur ses deux pieds, l’humain devenu bipède libère en quelque sorte son cerveau, acquiert le langage, utilise le feu, bref quitte sa condition animale. Dans de nombreuses cosmogonies, des animaux se dressent sur leur queue (le serpent) ou leurs pattes arrière (le lion ou l’ours) pour s’émanciper de leurs limites animales et rivaliser avec les humains. L’ascension témoigne, dans plusieurs mythologies, de cette capacité de l’humain à transcender les conditions matérielles de son existence, à cosmociser. Les symboles abondent – l’arbre, la montagne, le mât, le pilier, la colonne, etc. – pour représenter l’axis mundi, ce pilier cosmique commun à bien des récits relatant la création du monde et ce sur tous les continents. Joindre le Ciel et la Terre, associer le spirituel et le matériel, établir un lien entre le monde des dieux et celui des humains sont des actions fréquentes dans bien des mythes. Cette velléité de se hisser sur la pointe des pieds pour se grandir et atteindre une hauteur suffisante pour se sentir libre appartient à toutes et tous.

← Abraham Pointcheval installé sur une plateforme en haut d’un mât de 6 mètres sur les côtes du Cap-Sizun (Finistère) pour sa performance Vigie Il y a vécu en autarcie pendant une semaine. © Photo Ariane Michel / La Rhétorique des marées.

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Thierry Paquot
La construction en hauteur n’a pas la même signification, pas plus que le même usage, ici ou là. De la tour de Babel au énième gratteciel de Shanghai, l’édification verticale exprime des réalités différentes. La symbolique de la hauteur vise, généralement, à établir une relation entre la Terre et le Ciel et ainsi à cosmociser la présence humaine...

La tour du château d’Oudon (Loire-Atlantique), construit entre la fin du xive et le début du xve siècle.

Du haut de la tour médiévale

Dominant tout un territoire, visible de très loin, la tour du château médiéval symbolise l’autorité de son seigneur. Elle est aussi l’enjeu principal des luttes pour le pouvoir.

1. Abbé Suger, « Histoire de Louis VII », dans Œuvres, éd. et trad. F. Gasparri, Paris, 2008 [1996], t. I, p. 173.

2. J.-C. Hocquet, Le sel et le pouvoir de l’an mil à la Révolution française, Paris, 1985.

Au Moyen Âge, hauteur est synonyme de domination. Ce dernier terme ne provient pas pour rien du latin dominus (« seigneur »), qui a donné aussi « donjon ». Surplombant un vaste territoire, visible de loin, la tour maîtresse du château fait apparaître, aux yeux de tous, le pouvoir d’un roi, duc ou comte, ou d’un plus modeste seigneur local ou châtelain. Quand il se présente en public, le puissant lui-même cherche à dépasser physiquement ses sujets. Mieux nourri et soigné qu’eux et doté de l’ossature et de la musculature que donne l’entraînement continuel à la guerre, il les dépasse d’une ou deux têtes. Le trône sur lequel il s’assied, majestueux et couronné, est posé sur une estrade ; devant lui, les subordonnés se découvrent et s’inclinent, réduisant symboliquement leur taille. Enfin, le seigneur se déplace à cheval, toisant les piétons. Il s’arrange pour être toujours plus haut que ses subordonnés. Il en va de même pour sa demeure.

ses affluents fournissent de nombreux coteaux. Des éperons rocheux, des bords de falaise ou des affleurements granitiques à mi-pente portent la forteresse de Saumur sur la Loire elle-même, celles de Clisson sur la Sèvre-Nantaise, de Tiffauges au confluent de cette dernière rivière et de la Crûme ou de Mayenne sur le cours d’eau du même nom… Parfois, les châteaux se trouvent sur un rocher au bord de l’océan, comme à Noirmoutier. Suger (1081-1151), abbé de Saint-Denis au nord de Paris, qui visite, en 1138, Talmont-SaintHilaire, vante « la sécurité de son château puisque l’océan tout proche reflue deux fois par jour au pied de ses remparts et que deux fois par jour les produits de divers négoces, poissons, viandes et autres arrivent par bateau à l’intérieur, suivant le cours de rivières agréables jusqu’à la porte de la tour 1 ». Entourée d’eau, la ville fortifiée de Guérande est, de même, au cœur d’une presqu’île.

Le château de Beaumontsur-Sarthe, forteresse construite entre le xie et le xiie siècle.

© Photo Bernard Renoux.

Résidence aristocratique par excellence, le château médiéval peut être extrêmement élevé. À Coucy, en Picardie, à Crest, en Dauphiné, ou à Elven, près du golfe du Morbihan, sa tour maîtresse dépassait les 50 mètres. Dans notre région, celle d’Oudon et celle de Laval font respectivement 32,5 et 34 mètres. Pour se laisser voir dans les hauteurs, nul besoin cependant de construire des bâtiments aussi complexes et coûteux : il suffit de choisir un site perché. La Loire et

Le choix du milieu aquatique répond souvent à des considérations bassement matérielles. Sur la côte, la tour surveille les marais salants qui font la fortune de la baie de Bourgneuf, où viennent s’approvisionner par centaines les bateaux du nord de l’Europe. Le sel est indispensable à l’équilibre de l’organisme des hommes et de leurs bêtes. Il donne de la saveur aux aliments et, au Moyen Âge, seule la salaison permet de conserver la viande, le poisson, les légumes ou le fromage 2 Le château possède les salins – ou du moins les taxe-t-il

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Flèches et clochers

Concurrencés dans les grandes villes par de nombreuses constructions, clochers et flèches maintiennent leur suprématie dans les bourgs. Quelques heurs et malheurs de ces hauteurs.

Au terme d’une longue évolution, le genre Homo dressé sur ses membres postérieurs, et par conséquent bipède, fut doté d’un champ de vision plus vaste qui lui permit de mieux contrôler la nature et ses semblables. Il compléta cette faculté en s’assurant une vision surplombante grâce à la construction d’édifices d’abord sommaires, puis très élaborés, qui renforçaient sa supériorité sur le monde. Parmi ceux-ci, les clochers et flèches illustrent cette volonté d’embrasser le monde de haut. Le clocher de l’église guidait à distance le voyageur en même temps que la flèche indiquait le ciel : une figure imposée en abscisse et ordonnée, entre vie terrestre et vie éternelle. Les cartes anciennes témoignent de la multitude des clochers répandus dans les villes, signalant basiliques, églises, abbatiales ou chapelles qui étendaient leur souveraineté et leur protection sur les toits. Le désir « de verticalité des cathédrales gothiques s’exprime spécialement dans leurs tours et leurs flèches 1 », qui se signalent à toute la cité et constituent les éléments les plus significatifs de leur présence, où transpire l’expression d’un certain orgueil qui ira grandissant jusqu’à l’extrême fin du Moyen Âge : la cathédrale de Chartres 2, qui possède deux flèches, devait initialement en comporter six. La démesure médiévale hisse la flèche de Strasbourg à 142 mètres et celle de Beauvais, qui s’est écroulée au xvie siècle, à 153 mètres : elle était, au moment de l’achèvement de sa construction, la plus haute structure au monde édifiée par l’homme. La flèche en fonte de la cathédrale de Rouen culmine à 152 mètres au-dessus de la ville. Sans commune mesure avec cette dernière, la très modeste flèche de 11 mètres qui couronnait la tour de la cathédrale du Mans lui était comparable par son assemblage en éléments préfabriqués de fonte moulée. Elle remplaça en 1835 celle du xv e siècle, déstabilisée par la foudre trois ans auparavant. Les ornements et les fixations s’étant dégradés, elle fut déclarée dangereuse et démontée en 1924, ainsi que les quatre clochetons qui la cantonnaient aux angles de la tour. La souscription 3 lancée en septembre 2003 pour une restitution 4 de la flèche n’aboutira pas. Le projet de redonner à la cathédrale la silhouette qu’elle avait arborée pendant quatre siècles, pour un coût estimé à 2,5 millions d’euros, rencontrera l’opposition de l’État, propriétaire, et des collectivités. L’architecte des bâtiments de France pour le département de la Sarthe, Nicolas Gautier, traduit cet abandon par « le manque de visibilité immédiate de la flèche, peu perceptible » – le comble, en effet, pour un objet ostentatoire par destination.

La position de la cathédrale Saint-Julien, élevée sur la colline du vieux Mans sur la rive gauche de la Sarthe, permet amplement qu’elle soit vue à des lieues à la ronde. À cet endroit, adossé à la cathédrale, un grand menhir de 4,5 mètres, dit Pierre Saint-Julien, paraît être la plus ancienne pierre érigée, ce qui confirme que les hommes ont le goût des pinacles depuis fort longtemps. Même modeste, une élévation comble cet appétit de supériorité : en 1789, on jugea par exemple utile et nécessaire d’ajouter un clocher à l’église romane Saint-Pierre de Chenillé-Changé. Ce n’est pas, bien sûr, un cas unique : il est facilement considéré comme fâcheux que l’église du village voisin soit mieux dotée que la sienne. En France, l’architecture gothique inspirera les architectes pour de nombreux projets de restauration, l’achèvement ou la création d’édifices religieux au cours du xixe siècle. Anatole de Baudot, ancien et fidèle élève d’Eugène Viollet-le-Duc et auteur d’une monographie sur son maître, disparu en 1879 5, reste mitigé sur le succès de ces entreprises : « Voilà des années qu’on a la prétention, en France, d’élever des églises en style gothique, et cependant, à part de fort rares exceptions, les créations nouvelles ne sont, il faut en convenir, que des bâtisses

La flèche de l’église Saint-Étienne signale l’approche de Sucé-surErdre depuis la rivière, Joseph-Fleury Chenantais architecte, 1851.

1. Michel Chevalier, La France des cathédrales du ive au xxe siècle, Rennes, Ouest-France, 1997, p. 147.

2. Caroline Humphrey et Piers Vitebsky, L’architecture sacrée, Paris, Albin Michel, 1998, p. 20.

3. Le Maine Libre, no 17881 du 10 septembre 2003, p. 4.

4. Projet de reconstruction de la flèche de la cathédrale Saint-Julien. Document SDAP de la Sarthe, septembre 2003.

5. Anatole de Baudot, Exposition de l’œuvre de Viollet-le-Duc […], monographie imprimée, Paris, Éditions Hôtel de Cluny, 1880.

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Bernard Renoux

Les grues de Nantes

Leur point commun : ce sont toutes trois des grues-marteaux, dites « Titan », construites entre 1942 et 1966 par les Établissements Joseph Paris. Cette entreprise, située depuis 1911 à Chantenay, à l’est de Nantes, s’acquiert une renommée nationale et internationale dès l’entredeux-guerres grâce à son savoir-faire dans la construction métallique. En 1934, elle obtient une licence d’exploitation pour ériger des engins de levage de type Titan d’Anvers, conçus par la société Travaux métalliques de Boom. Elle s’associe pour les grues noire et grise au service des Appareils de levage des Ateliers et Chantiers de la Loire. Mais leurs points communs s’arrêtent là, car si toutes sont des « Titan », leur usage diffère.

La grue noire : une grue d’armement

La grue noire est la plus ancienne des trois grues nantaises, mais sans doute la moins connue. Elle est installée sur l’ancien site des chantiers Dubigeon, à Chantenay. Ces derniers s’établissent dans ce quartier de l’ouest de Nantes au milieu du xixe siècle et ne cessent de s’agrandir et de se moderniser au cours du xxe siècle. Ils sont spécialisés dans la construction de chalutiers, de petits cargos puis de sous-marins. Entrée en service en 1943, la grue sert aux opérations d’armement des navires. D’une hauteur sous crochet de 26,5 mètres, elle transporte les équipements de finition (électronique, ventilation…) de l’atelier de chaudronnerie (aujourd’hui disparu) jusqu’aux navires à quai. Sa capacité de levage est de 5 tonnes à 23 mètres en bout de flèche et de 13 tonnes à 7,80 mètres auprès de son fût, d’où son nom : grue 5/13 T. Elle a une forme particulière, liée à son chemin de roulement dissymétrique : l’un des rails longe la Loire à environ un mètre du bord du quai, et l’autre repose à sept mètres du sol sur un portique en béton armé situé sur le haut de l’atelier. L’atelier de chaudronnerie donnant directement sur le quai, il aurait été dangereux de faire passer l’un des rails du chemin de roulement au niveau de ses ouvertures. La façade est ainsi aménagée de façon que l’un des pieds de la grue repose sur une poutre en béton armé à son sommet. Il s’agit donc d’un engin très particulier, adapté à cet emplacement spécifique.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les soldats allemands cherchent à détruire les appareils nécessaires au processus de fabrication, comme les engins de levage, afin de paralyser la reprise de l’activité des chantiers après leur départ. À peine un an après la mise en service de la grue, ils placent en août 1944 des charges d’explosifs à chacun de ses points sensibles. Les fûts fixe et tournant ainsi que la flèche basculent dans la Loire. L’engin est détruit à 95 % mais il s’agit d’un élément capital pour la production, et sa reconstruction est entreprise dès le mois de septembre. Il faut tout d’abord repêcher les pièces tombées dans la Loire. Même si très peu d’entre elles sont réutilisables, la situation économique et les difficultés d’approvisionnement conduisent les chantiers à récupérer tout ce qui peut l’être pour pallier la pénurie de pièces mécaniques et de profilés. Au total, trente tonnes d’acier sont récupérées par les scaphandriers.

Grue jaune soulevant un bloc préconstruit de l’atelier de préfabrication no 3. AHCNN/MHT. © Photo Association Histoire de la Construction Navale à Nantes (AHCNN) / Maison des Hommes et des Techniques (MHT).

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Gaëlle Caudal
Grues jaune, grise et noire, trois couleurs pour des objets devenus des emblèmes de la ville de Nantes. Que racontent ces trois grues de l’histoire industrielle et portuaire de Nantes ? Qui étaient les grutiers, perchés à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol ? Comment ont-elles été conservées ? Retour sur l’histoire d’un patrimoine singulier.

Le style Konckier

Durant les Trente Glorieuses, Henri Konckier, constructeur immobilier discret mais très actif, réalise de nombreuses résidences, notamment à Angers. Elles se distinguent, aujourd’hui encore, par leur présence dans le paysage, leurs qualités et leur pérennité.

« Un amoncellement de maisons, la masse d’un château, des tours, des flèches, c’est Angers. »

Maurice Leblanc, Les Dents du tigre, 1921.

Depuis le passage d’Arsène Lupin, au début du xxe siècle, le panorama angevin a sensiblement évolué. Soulignant la géographie, les points hauts des principaux monuments historiques marquent toujours le paysage : les flèches de la cathédrale Saint-Maurice, la tour Saint-Aubin, les fortifications du château, les nombreux clochers des églises et quelques dômes… Mais l’important développement urbain de l’après-guerre 1 – avec la création de nouveaux quartiers –a complété la ligne de toits d’une multitude d’émergences. Des volumes plus simples, tant en périphérie qu’à proximité du centre-ville. Dans cette silhouette où s’entremêlent végétation et constructions 2, plusieurs immeubles d’Henri Konckier occupent une place singulière. À l’ouest, en limite d’Avrillé, la tour 3 du Val d’Or émerge, solitaire et élégante, de l’environnement boisé du parc de La Haye. Au sud, celle 4, plus massive, qui ponctue la route des Ponts-de-Cé se détache de l’arboretum Gaston Allard et du tissu urbain, beaucoup plus bas. À l’est, la résidence des Trois Moulins contraste avec son environnement par sa blancheur, même si elle ne compte que neuf niveaux quand la demande d’accord préalable envisageait quinze étages 5 Moins nombreuses, ses réalisations sont aussi présentes à Cholet (rues Nationale, Jean-Jaurès et Maximilien-Lamarque), Nantes, Poitiers et Saint-Sébastien-sur-Loire (Le Clos Royal, au bord de la Loire). À chaque fois, elles s’adaptent aux particularités du site, en réinterprétant les dispositions développées à Angers, comme le contraste des hauteurs entre bâtiments.

« Constructeur immobilier »

Dans les années 1960, Henri Konckier s’impose comme un acteur privé, prolifique et incontournable. À l’époque, l’aménagement des villes relève pourtant davantage des institutions publiques : l’État, les collectivités, les sociétés d’économie mixte et d’habitations à loyer modéré… Dans ce contexte, Henri Konckier détonne. Né le 26 janvier 1922 à Varsovie, dans une famille qui s’installe à Angers, il débute sa carrière dans le commerce. Tout d’abord vendeur de casquettes sur les marchés, avec son père, il fait l’acquisition, après la guerre, de magasins de vêtements à Angers, Paris, Rennes et Tours 6. C’est d’ailleurs la profession de négociant qui figure sur les permis de construire. Nuance : son papier à en-tête mentionne « constructeur immobilier » et non promoteur. Si au moins deux de ses premières résidences sont conçues par Jean Réchin, architecte DPLG 7 à Angers, Henri Konckier crée rapidement son propre bureau d’études intégré 8. Épaulé par des techniciens et des dessinateurs, il prospecte les emplacements, imagine les projets, les commercialise, puis dirige l’exécution des travaux jusqu’à leur livraison. Il assure ainsi la maîtrise complète de chaque opération. Son nom rime avec qualité. De la fin

La tour du Val d’Or à Avrillé.

© Photo Sévak Sarkissian, août 2022.

1. Chronique d’une métamorphose, Angers 1924-1992, CAUE de Maine-et-Loire, 2006.

2. Comme les six tours Déromédi, de part et d’autre de l’avenue Montaigne. Sévak Sarkissian, « Un peu plus, pour habiter mieux », 303 arts, recherches, créations, no 167, 2021, p. 45-46.

3. R+entresol+14+attique, coupe du 8 octobre 1966, Archives d’Avrillé, 2 T 364.

4. R+16, résidence de Lattre de Tassigny, coupes de janvier 1970, Archives patrimoniales d’Angers, 1 T 843.

5. Archives patrimoniales d’Angers, 1 T 1028.

6. Anthony Pasco, « Henri Konckier, une successstory », Le Courrier de l’Ouest, 30 juin 2018.

7. Résidences Le Roy René en 1962 et Lainé-Laroche en 1963, Archives patrimoniales d’Angers, 1 T 7 et 1 T 599.

8. À partir de 1966, les cartouches mentionnent « dressés par Jean-Claude Menou », qui dirige l’équipe de maîtrise d’œuvre.

Sévak Sarkissian
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La façade de la galerie du Sillon de Bretagne, en 1974. © Département de Loire-Atlantique, Archives départementalesColl. CCI de Nantes - Photo Chanu.

Au nord le Sillon, au sud Le Corbusier

La Maison radieuse, à Rezé, et le Sillon de Bretagne, à Saint-Herblain, sont deux immeubles d’habitation qui marquent le profil de l’agglomération nantaise. Leurs conceptions incarnent deux approches sociales diamétralement opposées.

Xavier Nerrière

L’imposante masse de « l’unité d’habitation » conçue par Le Corbusier à Rezé, une commune du sud de l’agglomération nantaise, émerge progressivement entre 1953 et 1955. Il s’agit d’un délai remarquablement court pour un édifice accueillant 294 logements et 1 500 habitants. Classé monument historique en 2001, l’immeuble, en forme de parallélépipède posé sur pilotis, mesure 52 mètres de haut et s’achève par un toit-terrasse sur lequel est posée une école maternelle.

Cette Maison radieuse, comme elle s’appelle aujourd’hui, constitue la principale concrétisation de l’ambitieux plan de reconstruction et de transformation de la ville de Nantes présenté en septembre 1945 par Gabriel Chéreau, avocat passionné d’architecture, ambassadeur des idées de Le Corbusier, architecte et

urbaniste. Intitulé Suggestions pour un plan directeur de transformations de la ville de Nantes et de l’agglomération industrielle de la Basse-Loire (inspirées des principes contenus dans la Charte d’Athènes) , ce plan propose d’appliquer les principes de la « ville radieuse ». On y retrouve les trois « établissements humains » chers à Le Corbusier : la cité d’échange « radioconcentrique », avec ses commerces, son centre d’affaires et ses industries non polluantes, la « ville linéaire industrielle » qui déplace les industries lourdes en périphérie et le long de l’estuaire de la Loire avec, régulièrement implantées, des « cités-jardins » et des « unités d’habitation de grandeur conforme », et enfin les « unités d’exploitation agricole ». Tout ce vocabulaire, emprunté à la pensée de Le Corbusier, dénote une vision très précise de la société, bien

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La Cité radieuse, Rezé. © Photo Bernard Renoux.

En limite d’Alençon, le château d’eau de Saint-Paterne - Le Chevain (Sarthe), 1966, Maurice Novarina architecte avec Serge Kétoff, ingénieur.

Le château d’eau, voisin méconnu

Les châteaux d’eau nous sont aussi familiers que méconnus. Malgré leur monumentalité, ils semblent susciter davantage l’indifférence que le mystère. Ils ont pourtant beaucoup à dire sur l’histoire de notre territoire.

Anthony

1. C’est justement de ce paradoxe apparent – l’omniprésence des châteaux d’eau est inversement proportionnelle à l’attention qui leur est portée – que s’étonne Jean-Yves Jouannais dans son bref livre Prolégomènes à tout château d’eau, Paris, Inventaire/Invention, 2001.

Les châteaux d’eau sont si fréquents dans le paysage qu’ils nous semblent former l’ordinaire même du territoire. Nous n’y faisons généralement qu’à peine attention : ils sont simplement prévisibles, interchangeables et quelconques. S’ils représentent l’ordinaire, c’est bien souvent dans ce que celui-ci a de plus terne : la banalité même. Ils ne sont pas, toutefois, sans compter quelques communautés d’amateurs et d’amatrices, comme en témoignent par exemple les centaines de milliers de publications Instagram comportant les hashtags « #chateaudeau », « #watertower » (en anglais) ou « #wasserturm » (en allemand), mais dans le vaste monde en mouvement des contenus publiés sur le web, ce goût singulier semble bien constituer une sorte de niche assez restreinte. Leur caractère familier aurait de quoi susciter l’attachement et leur hauteur – largement supérieure à celle du commun du bâti –l’admiration ou la fascination, mais les châteaux d’eau demeurent surtout relégués dans la marginalité, voire dans l’indistinct 1

À quoi ce peu de considération peut-il bien tenir ? D’abord, sans doute, au fait qu’ils cumulent deux handicaps sur le terrain du prestige architectural : ils sont à la fois strictement utilitaires et très opaques.

On se doute bien que leur existence est justifiée par ce qu’ils contiennent mais leur intérieur est peu lisible, et contrairement à une usine ou un hangar – tout aussi strictement utilitaires –, les possibilités d’y pénétrer (pour y travailler ou pour une visite) sont rarissimes et concernent très peu de personnes, si bien que

généralement on ne sait tout simplement pas ce qu’il y a au juste dans un château d’eau. Bref, on sait qu’ils ne sont là que pour servir à quelque chose, mais on ne sait pas vraiment à quoi.

Qu’y a-t-il donc dans un château d’eau ? Avant tout une grande cuve pleine d’eau, située au sommet de l’édifice, soutenue et surélevée par une tour creuse plus ou moins haute – on parle aussi de « réservoir surélevé ». Dans la tour, une canalisation équipée d’une pompe monte jusqu’au réservoir pour y conduire l’eau, une autre en descend pour l’en faire sortir, et un escalier de service permet d’accéder au réservoir pour en assurer l’entretien lorsque celui-ci est vidangé. C’est à peu près tout. Architecturalement, cela donne des bâtiments dont la partie supérieure, correspondant à la cuve, est large, massive et plus ou moins conique, les volumes de section circulaire résistant mieux à la poussée interne d’une importante masse de liquide.

À quoi cela sert-il ? Les châteaux d’eau, tels que nous les connaissons, sont indissociables des réseaux de distribution d’eau courante. Ils sont alimentés en eau potable par des canalisations souterraines et en stockent des réserves, afin que toute la fourniture d’eau courante soit assurée (là aussi par des canalisations souterraines) aux horaires et périodes où la demande est particulièrement importante dans les environs. En effet, dans un réseau hydraulique, la production d’eau se fait en continu à partir des nappes phréatiques et des rivières, mais la consommation, elle, varie selon les horaires et le calendrier

Le château d’eau habitable de Mauves-sur-Loire, 1938.

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Appel d’air

une sculpture comme on déchiffre une partition d’envol. Étudier les lignes de crête des architectures culminantes, et comprendre les mouvements qu’elles dictent en silence : en skate comme en BASE jump, les élévations sont des points d’appui pour l’extase, entre montée au ciel et chute libre.

Sculpter l’élan

L’image montre une œuvre monumentale en acier Corten, dont la base s’enroule autour d’un rond-point puis s’élance vers le ciel, comme la cime d’une vague lécherait les nuages. Le corps concentré pour effectuer parfaitement son frontside flip, une figure en rotation à 180 degrés, le skateur Silas Baxter-Neal rejoint l’azur, comme propulsé par les lignes dynamiques que lui offre la sculpture 1 Publié pour la première fois en 2017, Riding modern art est un ouvrage qui rassemble des photographies de skateurs sur des œuvres d’art public, publiées dans des magazines ou sur des sites Internet consacrés au skateboard. Son auteur, l’artiste Raphaël Zarka, cherche à définir les spécificités d’une pratique, le skateboard, tout en décrivant les relations particulières qu’elle entretient avec la ville et certains de ses espaces. Comment cette pratique inventorie-t-elle la diversité des matières et des formes allouées par la ville pour en dégager une composition propice à l’envol ? Dans une pensée proche des réflexions de Michel de Certeau, qui a offert une contribution majeure sur les manières d’habiter les espaces urbains, Raphaël Zarka cisèle une histoire singulière des liens qui unissent skateurs et sculptures : « Les passants, les critiques d’art, l’histoire, jugent les œuvres d’art sur des critères esthétiques et conceptuels (c’est beau ou c’est intéressant). Les critères des skateurs sont avant tout mécaniques : l’intérêt d’une sculpture tient à la variété des mouvements qu’elle suggère. Plus irrévérencieuse que vandale, cette pratique de l’œuvre d’art souligne le dynamisme explicite de tout un pan de la sculpture moderne. Sur des sculptures le plus souvent abstraites et géométriques, d’inspiration cubofuturiste ou constructiviste, les skateurs rendent effective l’idée de mouvement littéralement mis en œuvre par les artistes 2 . » Ainsi, ce que souligne Raphaël Zarka, c’est la relation singulière à l’art qu’induit une telle appropriation, et plus globalement l’immense créativité des skateurs dans la redéfinition des usages des formes urbaines (aménagements, architectures, sculptures 3).

Base

S’approprier la ville et pratiquer son relief dynamique d’un point de vue inaccoutumé, c’est aussi ce que font les adeptes du BASE jump. L’histoire de ce sport commence à la fin des années 1970, aux États-Unis. Son nom est issu de l’acronyme BASE, inventé par des parachutistes qui, plutôt que de sauter d’un avion, se sont élancés depuis des tours (building pour le B), des antennes (antenna pour le A), des ponts (span pour le S) et des falaises et aiguilles (earth pour le E). En France, c’est un alpiniste, Erich Beaud, qui réalise en 1989 le premier saut de BASE jump, depuis une falaise. Les sauts urbains vont suivre rapidement, avec leurs spécificités : l’urbain est plus illégal, il nécessite d’agir en extrême retenue et de jouer à cache-cache avec les autorités. Pénétrer un parc d’éoliennes, sauter d’une antenne, accéder au toit d’un bâtiment industriel revient à comprendre des systèmes très sécurisés.

1. Conçue par Zulmiro de Carvalho, l’œuvre Onda de Abril a été installée en 2001 sur un rond-point près du port de Lisbonne. La sculpture, avec sa courbe qui rappelle l’élan de la vague, évoque la proximité de la mer. La photographie fut prise en 2012 par Dave Chami.

2. Extrait de la présentation de Riding modern art, éditions B42, avec le soutien de BPS22, galerie Michel Rein et Les Abattoirs, 2017.

3. En miroir, dans son œuvre en volume, Raphaël Zarka ne cesse de chercher les potentialités sculpturales de formes pensées pour d’autres usages.

Éva Prouteau / Illustrations de Séverine Bascouert
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