303-177-Les oiseaux

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Les oiseaux

Dossier « Les oiseaux »

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Éditorial

Marielle Macé, écrivaine

06

Pourquoi l’oiseau ?

Fabienne Raphoz, poétesse

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Des oiseaux, des riviÚres et des liens Marielle Macé

20

Habiter son nom d’oiseau

Jean-Claude Pinson, Ă©crivain

26

Des oiseaux en personne : musique et métamorphose

Bastien Gallet, philosophe

32 Les girouettes

Daniel Couturier, critique littéraire et artistique

38 La trùs ancienne apparition d’oiseaux

Anthony Poiraudeau, Ă©crivain

44

Les « pigeons-sifflets » des Pays de la Loire

Pierre CatanÚs, archéomusicologue

52

(Quand) les cigognes posent leur baguage à l’ouest

SĂ©bastien Rochard, journaliste

58

Des oiseaux, des esclaves et du sucre

Julien Bondaz, maĂźtre de confĂ©rences en anthropologie Ă  l’universitĂ© LumiĂšre Lyon 2

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Pour les oiseaux

Entretien d’Éva Prouteau, critique d’art, avec Claire Staebler, directrice du Frac des Pays de la Loire

Échos / Les oiseaux

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Gilles BĂ©ly, Henri LandrĂ©, Éva Prouteau

Carte blanche

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Artiste invitée

Patricia Cartereau

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Saisissements, vols et ravissements

Thierry Froger, Ă©crivain

Chroniques

82

Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Reynald Lucas, MickaĂ«l Montaudon, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, SĂ©vak Sarkissian, Cindy Sartre, Rachel TouzĂ©, Pascaline VallĂ©e

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Dossier Les oiseaux [
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Éditorial

Oiseaux : si loin, si proches

Approcher un pays par ses oiseaux, c’est toucher Ă  la fois ce qui le dĂ©finit et ce qui le libĂšre de lui-mĂȘme. Dire ce qu’est le pays : comment il est, comment il est habitĂ©, quelles histoires on s’y transmet, quels sont ses dĂ©nivelĂ©s, ses recoins, ses climats, ses parlers
 Mais dire aussi comment il se rĂȘve, comment il s’évade, survolĂ© par des oiseaux de passage et traversĂ© par des espĂšces lointaines (par d’étonnants vivants nĂ©s ailleurs et filant trĂšs loin, sous d’autres cieux, Ă  des milliers de kilomĂštres). Par les oiseaux un pays Ă  la fois se chante lui-mĂȘme, et s’imagine tout autre.

Ainsi, ponctuĂ©e de zones humides, la rĂ©gion des Pays de la Loire accueille des centaines d’espĂšces aviaires (qui nichent dans ses marais, dans ses bocages, mais aussi dans ses rĂ©cits et ses patois) ; en mĂȘme temps qu’offerte au grand large, rappelĂ©e Ă  une histoire coloniale, et situĂ©e sur la route de nombreuses espĂšces migratrices, elle voyage dans chacun de ses oiseaux.

D’autant que les Pays de la Loire sont eux-mĂȘmes, sur la carte de France, Ă  la fois comme un ancrage et comme un dĂ©part : le fleuve imprĂšgne les sols, dĂ©finissant des milieux, des frontiĂšres, des mĂ©tiers, s’attachant des populations qui en font un habitat Ă  nul autre pareil. Mais ce fleuve vient de loin et il s’en va, pur envoi assumant pour tout le territoire ce que Jean-Christophe Bailly a appelĂ© une « Ă©motion de la partance », et dĂ©versant sa mĂ©moire dans l’ocĂ©an. Double mouvement d’une eau qui percole et d’une eau qui file, par oĂč le pays « s’empayse » et par oĂč, d’emblĂ©e, il se dĂ©payse.

En racontant les oiseaux des Pays de la Loire, ce numĂ©ro de 303, accompagnĂ© par les dessins aĂ©riens et mĂ©tamorphiques de Patricia Cartereau, entend suivre et tresser ces deux fils. On y apprend que l’une des rares grottes au monde Ă  prĂ©senter des figures d’oiseaux se trouve en Mayenne – Anthony Poiraudeau l’a visitĂ©e, et raconte comment des images vieilles de plus de 25 000 ans y palpitent toujours. On se souvient, avec Julien Bondaz, que le commerce des oiseaux exotiques fut l’une des dimensions de l’histoire coloniale et que Nantes, le plus important port nĂ©grier de France, y a jouĂ© un rĂŽle considĂ©rable (comme en tĂ©moignent les collections du MusĂ©e d’histoire).

Dans le regard de Daniel Couturier, passionnĂ© de girouettes, on voit les oiseaux familiers surplomber les clochers et trĂŽner sur la ville de Saumur. On Ă©coute Jean-Claude Pinson, le bien nommĂ©, voyager depuis Saint-Nazaire dans son patronyme, et honorer le rendez-vous que ce patronyme lui donnait, en pensĂ©e et en poĂšme, avec les oiseaux. Pierre CatanĂšs, archĂ©omusicologue, documente la fabrication de « pigeons-sifflets » en terre cuite dans la Sarthe, et Bastien Gallet interroge la prĂ©sence des oiseaux dans la musique moderne – étirant l’espace sonore jusqu’aux Kaluli de Papouasie-Nouvelle-GuinĂ©e. Claire Staebler, qui dirige le Frac des Pays de la Loire, explique comment les oiseaux nichent aujourd’hui dans sa collection. Avec SĂ©bastien Rochard on suit la migration des cigognes qui font halte en BriĂšre, et qui ont tendance Ă  revenir, pour se reproduire, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč elles sont nĂ©es (on appelle ça « philopatrie », et cela aussi nous fait aimer le pays). Avec Marielle MacĂ©, une descente de Loire et quelques haltes auprĂšs des amateurs d’oiseaux rappellent, de lien en lien, la force de nos attachements aux oiseaux et ce que ces attachements deviennent maintenant que les oiseaux s’en vont. Et sous la plume de Fabienne Raphoz, l’immense histoire du double chant des poĂštes et des oiseaux se referme sur une prose amoureuse et endeuillĂ©e, par temps d’extinctions, chantant la beautĂ© de ces voisins si particuliers et pleurant leur disparition.

5 Marielle Macé

Pourquoi l’oiseau ?

Partis de cette Ă©vidence qu’est

un instant notre effroi devant l’hĂ©catombe.

Chaque annĂ©e au mois de mars depuis le PlĂ©istocĂšne, les oies proclament l’unitĂ© des nations depuis la mer de Chine jusqu’aux steppes sibĂ©riennes, de l’Euphrate Ă  la Volga, du Nil Ă  Mourmansk, du Lincolnshire au Spitzbergen.

Aldo LĂ©opold

‘Hope’ is the thing with feathers –That perches in the soul –And sings the tune without the words –And never stops – at all 1 –

Emily Dickinson

Pour vous ce sont des oiseaux, pour moi, ce sont des voix dans la forĂȘt.

Jubi, chasseur Kaluli

Pourquoi l’oiseau ?

Il y a longtemps, il y a treize ans, la question est comme tombĂ©e du ciel aprĂšs un Ă©change dans un collĂšge autour d’un livre de poĂšmes qui leur est entiĂšrement consacrĂ©.

Pourquoi l’oiseau ?

Je me rappelle encore mon trouble. Je n’ai d’abord strictement rien trouvĂ© Ă  rĂ©pondre, puis j’ai compris que la difficultĂ© rĂ©sidait tout simplement dans cette tautologie, cette Ă©vidence : pourquoi l’oiseau ? Parce que l’oiseau. Sans attendre le regard interloquĂ© que les Ă©lĂšves n’auraient pas manquĂ© de me lancer si j’avais rĂ©flĂ©chi tout haut, je me suis plutĂŽt approchĂ©e de la fenĂȘtre, l’ai entrebĂąillĂ©e, puis les ai invitĂ©s Ă  regarder dehors. D’abord il n’y eut rien, c’est-Ă -dire rien que les immeubles et le ciel ; encore rien ; un bruit d’avion dans le lointain, quelques moteurs dans la rue, rien, puis, tout Ă  coup l’envol de trois Ă©tourneaux, accompagnĂ©s au sol par le pit pit pit sec et nerveux d’un merle dans la cour, immĂ©diatement suivi par la mĂ©lodie complexe et flĂ»tĂ©e

← Corbeau

Tous les dessins de lanna AndrĂ©adis sont extraits du livre L’Aile bleue des contes, l’oiseau, une anthologie commentĂ©e de cent un contes sur les oiseaux par Fabienne Raphoz, Éditions Corti, collection « Merveilleux », 2009.

1. Emily Dickinson, The Complete Poems, Ă©d. Thomas H. Johnson, Little, Brow, and Company, 1961. « EspĂ©rance est cette chose avec plumes –Qui se perche sur l’ñme –Et chante la mĂ©lodie sans les paroles –Et ne s’interrompt –jamais – » (Trad. FR.)

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l’oiseau et du constat de sa fulgurante disparition, osons malgrĂ© tout rĂȘver en suivant la Huppe fasciĂ©e et trente espĂšces emblĂ©matiques d’un nouveau Cantique des oiseaux, afin de conjurer

Des oiseaux, des riviĂšres et des liens

Des bagueurs d’oiseaux, un siffleur, des ornithologues ligĂ©riens ont reconduit Marielle MacĂ© Ă  l’estuaire de son enfance.

Parce que les oiseaux nous attachent les uns aux autres autant qu’ils nous relient au monde


Entendre un oiseau, le voir surgir dans notre champ d’attention et entrer dans notre vie, souvent ça redonne de l’air, ça envole et rouvre la fenĂȘtre aux poumons. Elles sont nombreuses, d’ailleurs, les histoires de respiration par l’oiseau, les histoires de retour Ă  une atmosphĂšre un peu plus respirable au travers d’oiseaux. L’une d’elles m’a beaucoup impressionnĂ©e : celle de Robert Hertz, l’un des « pĂšres de la sociologie française », tuĂ© au front en 1915. Car c’est aux oiseaux, avec les soldats de la Mayenne auprĂšs desquels il combattait, qu’il a consacrĂ© sa derniĂšre enquĂȘte. Au milieu des tranchĂ©es il a collectĂ© les dictons de ses compagnons, il a remarquĂ© la place qu’y occupaient les oiseaux (les noms d’oiseaux, les chants d’oiseaux), il a mesurĂ© leur rĂŽle dans les vies rurales, il a su quel rythme, quel sens ils mettent dans le monde, et il a compris que les oiseaux changeaient quelque chose Ă  la conversation entre les hommes 1 S’intĂ©resser aux oiseaux, en pleine guerre, c’était changer un peu de paysage et accentuer quelque chose d’une fraternitĂ©. Ça n’aura pas encouragĂ© le savant Ă  se retrancher, ça l’aura conduit au contraire vers plus de solidaritĂ©, plus d’écoute, plus de prĂ©sence Ă  la situation humaine. (Il faut dire qu’il y a dans l’oiseau quelque chose qui prend parti pour le peuple ; les oiseaux-le peuple, c’est une Ă©quation que Michelet avait posĂ©e d’emblĂ©e, Michelet, le grand historien de la RĂ©volution, qui a trouvĂ© son paradis dans un jardin au bord de l’Erdre. Et qui plaidait pour les oiseaux, surtout les plus petits.) Et cette enquĂȘte a fait du bien, momentanĂ©ment, Ă  tous les soldats. Des soldats rĂ©unis et plus que rĂ©unis : rĂ©attachĂ©s, Ă  eux-mĂȘmes, Ă  leur vie normale, Ă  leur langue, Ă  leurs champs, et aux autres.

Peut-ĂȘtre parce qu’il y a dans la maniĂšre qu’ont les oiseaux d’ĂȘtre vivants quelque chose qui dĂ©clare le monde, qui Ă©nonce la vie, qui vaut pour la vie et le monde au point qu’effectivement on se suspend Ă  eux, on s’y agrippe.

Partout on est attachĂ© aux oiseaux, attachĂ© au monde par les oiseaux qui le portent au bec, et attachĂ©s entre nous par ces oiseaux qui nous soudent les uns aux autres. Dans toutes les cultures, les oiseaux importent singuliĂšrement aux hommes. Et mĂȘme pour les plus citadins d’entre nous ce sont des voisins particuliers, qui touchent, happent et font faire beaucoup de choses : lever les yeux, tendre l’oreille, redoubler d’attention, sourire, penser, rĂȘver
 Qui font aussi beaucoup parler, parler d’eux et entre nous, partager des histoires et des souvenirs, dĂ©liant les langues et retendant des fils. La force de ces attachements, on l’observe jusque dans le savoir, chez des ornithologues admiratifs et Ă©mus. Car l’émerveillement met en route et nourrit l’aviditĂ© d’enquĂȘter, de suivre, de protĂ©ger aussi. Par exemple dans la pratique du « baguage », qui a permis d’observer et de considĂ©rer des oiseaux individuels. C’est une pratique de l’attachement, effectivement, par laquelle le chercheur est lui aussi « tenu », dans une proximitĂ© et mĂȘme une intimitĂ©. – Le baguage, une alliance Je n’ai pas grandi auprĂšs des oiseaux (je n’y faisais pas trĂšs attention, en tout cas), mais dans une petite ville en bord de Loire : PaimbƓuf, qui se trouve juste en face des Ă©normes raffineries

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1. Robert Hertz, Sociologie religieuse et anthropologie. Deux enquĂȘtes de terrain, 1912-1915, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2015.
Marielle Macé / Illustrations Laëtitia Locteau

Habiter son nom d’oiseau

On fait plus que porter son nom. On l’habite ; on cohabite avec lui, tant bien que mal. Quand il vĂ©hicule une signification transparente (s’appeler « pinson », par exemple), on s’expose inĂ©vitablement Ă  quelques assignations non dĂ©sirĂ©es. L’auteur raconte comment il a fini par s’en accommoder – par devenir

« Rien ne lie mieux un ĂȘtre humain au langage que son nom. »

Walter Benjamin

Cui-cui. – Longtemps, l’oiseau resta tapi dans l’ombre. Enfant, de mon patronyme, j’étais gravide sans le savoir (ou plutĂŽt je ne voulais pas vraiment le savoir). Sa signification ne se rĂ©vĂ©la au grand jour qu’à partir du moment oĂč je commençai Ă  aller Ă  l’école. Jusque-lĂ , douillettement enfamillĂ©, je n’avais eu qu’un prĂ©nom, complĂ©tĂ© de quelques diminutifs affectueux. DĂ©sormais, Ă  chaque appel en classe, comme plus tard Ă  l’armĂ©e, le prĂ©nom Ă©tait rĂ©publicainement relĂ©guĂ© aprĂšs le nom de famille. On n’existait plus qu’à travers son patronyme, en classe comme dans la cour de rĂ©crĂ©ation. TrĂšs vite, je me vis affublĂ© d’un surnom, celui de « Cui-cui ». Mon patronyme, impossible d’y Ă©chapper, n’était que la rĂ©plique d’un nom commun. Rien de bien grave, il y a en la matiĂšre des noms propres propices Ă  des railleries autrement plus blessantes. NĂ©anmoins, l’onomatopĂ©e me dĂ©plaisait ; je la ressentais comme un poisson d’avril en papier hameçonnĂ© au dos de ma blouse (bien qu’il n’y ait pas, Dieu merci, de disgracieux « c cĂ©dille » dans l’orthographe de mon nom). J’aurais bien aimĂ© que ce poisson s’envole et qu’on n’en parle plus ; prĂ©fĂ©rĂ© ne pas avoir Ă  habiter un patronyme aussi ouvertement aviaire.

À la longue, sans doute, je m’habituai Ă  ce surnom de Cui-cui ; j’oubliai la dĂ©risoire piqĂ»re. D’autant que simultanĂ©ment, de la gent oiseau, j’en Ă©tais venu, insidieusement, au fil des ans, Ă  me dĂ©solidariser. À l’adolescence, bien qu’habitant toujours cet « avant-poste des campagnes vendĂ©ennes » qu’était alors, selon les mots de Gracq, Saint-SĂ©bastien, foin d’ornithologie (ou plutĂŽt d’oisellerie villageoise), c’est le parti de la philologie et de la philosophie que j’embrassai.

« Comme un vol de gerfauts
 » – la philosophie, ou plus prĂ©cisĂ©ment le bac Philo, d’un bond me propulsa Ă  Paris, oĂč je « montai » en 1965. Finie, la verdure, j’entrai dans un monde de grisaille et de pierre. À l’abri des hauts murs d’un grand lycĂ©e parisien, inscrit en hypokhĂągne, j’étais censĂ© ne plus voir le monde qu’à travers les livres. Les saisons n’existaient plus et le printemps, quelque bruyante que pĂ»t ĂȘtre la grande ville, devenait silencieux.

Mieux : j’étais prĂȘt Ă  tourner en dĂ©rision cette « figuration crĂ©tine du bonheur » qui conduit les poĂštes, Ă©crit le jeune Aragon, Ă  avoir les larmes aux yeux dĂšs qu’un oiseau chante. En quelques mois, j’étais devenu un farouche partisan de l’avant-garde, politique comme poĂ©tique. Le chaudron de l’internat portait en effet alors Ă  Ă©bullition, chez les provinciaux mi-Rastignac mi-petit Chose que nous Ă©tions, les plus ardentes passions. Inscrit Ă  l’UEC (Union des Étudiants

← Oiseau, Gaston Chaissac, dessin Ă  l’encre de Chine sur papier, contrecollĂ© sur papier, 1939. Coll. MusĂ©e d’arts de Nantes. © Photo

MusĂ©e d’arts de Nantes, Alain Guillard. © Adagp, Paris, 2023.
pleinement ami de la gent volatile.
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Des oiseaux en personne :

musique et métamorphose

OĂč l’on s’interroge sur le mode de prĂ©sence des oiseaux dans la musique de la seconde moitiĂ© du xxe siĂšcle.

OĂč l’on relate un mythe Kaluli de mĂ©tamorphose. OĂč l’on se demande qui devient qui de l’humain, de la musique et de l’oiseau.

Bastien Gallet
Concert d’oiseaux, d’aprĂšs Frans Snyders, huile sur toile, sans date. Coll. MusĂ©e d’arts de Nantes, legs de M. Corseul en 1896, inv. no 447. © Photo MusĂ©e d’arts de NantesCĂ©cile Clos.

1. J’emprunte cette distinction à David Lapoujade commentant Étienne Souriau.

« L’appropriation concerne, non pas la propriĂ©tĂ© mais le propre. Le verbe de l’appropriation ne doit pas s’employer Ă  la voix pronominale, mais Ă  la voix active : possĂ©der ce n’est pas s’approprier, mais approprier à
, c’est-Ă -dire faire exister en propre. » Les Existences moindres, Paris, Minuit, 2017, p. 60-61.

2. Christian Accaoui, La musique parle, la musique peint. Les voies de l’imitation et de la rĂ©fĂ©rence dans l’art des sons, tome I, Histoire, Paris, Éditions du Conservatoire, 2023, p. 19-22.

3. Ibid., p. 294.

Des claquements de bec, doublĂ©s par des coups de langue et le battement Ă  vide des clĂ©s de la flĂ»te puis soulignĂ©s par deux accords du piano ; aprĂšs trois mesures de silence, ce sont trois notes claires doublĂ©es au piano, toujours la mĂȘme, puis quatre, Ă©bauche d’ostinato, puis deux sons ascendants encadrĂ©s de brefs soupirs que le piano accompagne. Deux plans sonores qui demeurent distincts, sĂ©parĂ©s mais conjoints. Deux plans d’ĂȘtre. Un oiseau occupe le premier, la Rousserolle verderolle, un passereau de petite taille qui nidifie en Europe et hiverne en Afrique australe. Sur le second, un piano et une flĂ»te interprĂštent une partition qui transcrit le plus littĂ©ralement possible les vocalisations de l’oiseau. Quand l’oiseau s’absente, les instruments reprennent leur libertĂ© en variant sur son chant. À la treiziĂšme mesure, la flĂ»te joue un do grave qui reprend une octave plus bas les notes rĂ©pĂ©tĂ©es du passereau (dont la hauteur hĂ©site entre le si et le do). Il y aura ainsi plusieurs cadences, dont une finale, oĂč flĂ»te et piano reprennent et varient les motifs et les notes chantĂ©es par les oiseaux (trois, deux autres s’ajoutant par la suite Ă  la Rousserolle, l’HypolaĂŻs ictĂ©rine et le Shama de Malaisie), se les approprient au double sens du verbe, actif et pronominal 1 : ils approprient leur musique au chant des oiseaux (en s’en rendant propres ou conformes) tout en s’appropriant celui-ci (en le conformant Ă  leur instrument et Ă  leur langage sonore). La condition d’une telle appropriation est que ce qui est appropriĂ© existe en propre. Ce qui est le cas ici : c’est parce que les oiseaux occupent leur propre plan d’ĂȘtre qu’ils peuvent ĂȘtre doublĂ©s et variĂ©s par les instruments.

Sopiana

C’est le trait principal de l’Ɠuvre : son matĂ©riau vient d’ailleurs. Elle ne se contente pas d’affirmer son hĂ©tĂ©ronomie, elle la rend audible. Sopiana a Ă©tĂ© composĂ©e par François-Bernard MĂąche en 1982. L’Ɠuvre est dite mixte, pour bande et instruments. Sur la bande, aujourd’hui fichier informatique, un montage de sons d’oiseaux enregistrĂ©s par le compositeur. Quarante ans aprĂšs sa crĂ©ation, Sopiana n’a rien perdu de son Ă©trangetĂ©. François-Bernard MĂąche ne cherche pas, comme on l’a souvent fait, Ă  musicaliser le chant des oiseaux, ce qui reviendrait Ă  effacer ses diffĂ©rences. Les deux plans ne fusionnent jamais. Mais en confrontant trois d’entre eux Ă  deux instruments phares de la musique Ă©crite occidentale, il fait surgir des traits communs. Sur sa premiĂšre portĂ©e, la partition de Sopiana transcrit la bande. Il y a des sons inharmoniques – les claquements de bec –, d’autres dont la hauteur est incertaine – le si-do itĂ©ratif, les glissandi –mais, indĂ©niablement, des figures apparaissent, rythmiques, motiviques, harmoniques, que les instruments sont Ă  mĂȘme de reprendre et de varier, et qui

s’avĂšrent susceptibles de nourrir leur musique. Encore a-t-il fallu les mettre au jour. C’est la fonction de l’écriture : rendre les vocalisations de l’oiseau appropriables par notre musique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle les construit, mais qu’elle en constitue la mĂ©diation nĂ©cessaire. L’enjeu de l’Ɠuvre est de faire en sorte que, d’un plan Ă  l’autre, quelque chose passe. Quoi, c’est toute la question.

Avant de tenter quelques hypothĂšses, je voudrais insister sur l’originalitĂ©, et la singularitĂ©, de cette prĂ©sence des oiseaux dans Sopiana . On pourrait croire que François-Bernard MĂąche reprend, dans un contexte stylistique tout autre, le principe ancien de l’imitation. Il n’en est rien. Comme l’a montrĂ© Christian Accaoui, l’imitation musicale Ă  l’ñge classique est Ă  mi-chemin entre copie et reprĂ©sentation 2 . Son rĂ©gime est celui de l’analogie. Imiter, c’est rĂ©fĂ©rer. MĂȘme lorsque la musique imite les bruits du monde, et notamment le cri des animaux, sa mimĂ©tique reste vague et volontairement approximative. L’important est moins la prĂ©cision de la peinture sonore que la clartĂ© de la rĂ©fĂ©rence. Dans Sopiana , les oiseaux ne sont pas dĂ©notĂ©s, ils sont prĂ©sents et transcrits. PrĂ©sents par l’enregistrement et transcrits dans le systĂšme tempĂ©rĂ©, avec l’aide de quelques modes de jeux contemporains. Le rĂ©gime de notre Ăąge musical n’est plus celui de l’analogie, il est celui de la « pure musique », c’est-Ă -dire d’une musique identifiĂ©e Ă  la forme et au son en tant qu’ils ont cessĂ© de renvoyer Ă  autre chose qu’eux-mĂȘmes. Comme l’écrit Christian Accaoui : « Le son. Le son pur. Le son lui-mĂȘme. Le son propre, le propre du son. Le son dĂ©symbolisĂ©, dĂ©culturalisĂ©, dĂ©contextualisĂ©. Le son 3 » Difficile d’imaginer quelque chose de moins pur et de plus contextuel qu’un chant d’oiseau. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. C’est parce que la musique n’imite plus, du moins la musique Ă©crite contemporaine « savante », qu’elle doit rendre prĂ©sente la chose elle-mĂȘme.

Paysages avec oiseaux obligés

N’est-ce pas, dĂ©jĂ , ce que faisait Olivier Messiaen ? Il semble pourtant faire exactement le contraire. Dans son Catalogue d’oiseaux (1956-1958), il imite et il verbalise, autrement dit il opĂšre une Ă©trange synthĂšse entre le rĂ©gime analogique de l’ñge classique et la textualitĂ© envahissante de la musique Ă  programme du xixe siĂšcle. Chacune des treize piĂšces du Catalogue est prĂ©cĂ©dĂ©e d’un descriptif dĂ©taillĂ© de l’oiseau et de son habitat ; la partition fourmille de rĂ©fĂ©rences aux paysages et aux espĂšces mis en musique ; les analogies musicales abondent : spatiales (les falaises du cap Rederis, le glacier de la Meije, les vignobles en terrasses de Banyuls, le dĂ©sert de la Crau, les rochers du cirque de MourĂšze), de mouvement (l’ascension, la descente, l’envolĂ©e, le vol qui tourne, qui plonge,

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Daniel Couturier

Les girouettes

Grues, canards sauvages, coqs : les oiseaux familiers se matĂ©rialisent, se dĂ©tachant sur le ciel, sous la forme de girouettes fabriquĂ©es par l’artisan chasseur ou l’artiste Ă©pris de symboles.

Les grues de la girouette de l’hĂŽtel de ville de Saumur symbolisent la vigilance. © Photo Service ville d’art et d’histoire de Saumur, Quentin Berrini.

Petite histoire des girouettes

Que dit sur la girouette la cĂ©lĂšbre EncyclopĂ©die de Diderot et d’Alembert ? « Girouette (Arts) : plaque en fer-blanc qui est mobile sur une queue ou pivot qu’on met sur les clochers, les pavillons, les tours et autres Ă©difices pour connaĂźtre de quel cĂŽtĂ© souffle le vent : aussi quelques auteurs l’ont appelĂ©e ventilogium quafi index venti. Andronic de Cyrrhe fit Ă©lever Ă  AthĂšnes une tour octogonale et fit graver sur chaque cĂŽtĂ© des figures qui reprĂ©sentaient les huit vents principaux, un triton d’airain tournait sur son pivot, au haut de la tour : ce triton, tenant une baguette, la posait juste sur le vent qui soufflait. C’est peut-ĂȘtre d’aprĂšs cette idĂ©e ingĂ©nieuse que nos coqs et nos girouettes ont Ă©tĂ© grossiĂšrement imaginĂ©s, car leur exĂ©cution est tout entiĂšre gothique et barbare », ajoute le chevalier de Jaucourt, l’un des plus actifs collaborateurs de l’EncyclopĂ©die, qui rĂ©digea cet article. En effet, on voit encore, Ă  AthĂšnes, une « tour des Vents », placĂ©e en plein cƓur de la citĂ©.

DĂšs le ixe siĂšcle, le coq dorĂ© Ă  la queue Ă©talĂ©e se posait Ă  la pointe des clochers et Ă©tait dĂ©jĂ  la girouette la plus rĂ©pandue. Cependant, au Moyen Âge, seuls le chĂąteau et l’église pouvaient s’orner de girouettes. Elle Ă©tait un attribut noble, comme le donjon, le pontlevis, les crĂ©neaux et le colombier « Ă  pied » formant bĂątiment sĂ©parĂ©. Sa forme variait avec le degrĂ© de noblesse. La girouette rĂ©compensait ceux qui Ă©taient montĂ©s Ă  l’assaut des citadelles et avaient plantĂ© les premiers leur banniĂšre sur les remparts assiĂ©gĂ©s. Elle faisait office de drapeau et Ă©tait peinte ou ciselĂ©e aux armes du seigneur. PrivilĂšge nobiliaire jusqu’à la RĂ©volution (une page est consacrĂ©e Ă  cette question le 4 aoĂ»t 1789), la girouette ne trouvait donc jusqu’à cette date son sens que sur les chĂąteaux sous forme de penon et avec le coq qui ornait la pointe des clochers. C’est aprĂšs la RĂ©volution que le peuple put dĂ©cliner sous forme de girouettes des thĂšmes de la vie courante. Les motifs les plus reprĂ©sentĂ©s sont liĂ©s au travail, et les oiseaux sont peu nombreux : le canard est le plus reprĂ©sentĂ© aprĂšs l’aigle ou l’épervier, le pigeon, la colombe ou le cygne. La girouette la plus populaire Ă©tait autrefois celle qui indiquait une guinguette, un cabaret ou une auberge oĂč, aprĂšs la chasse, on allait boire. Il n’existe malheureusement pas, en France, de musĂ©e offrant un ensemble reprĂ©sentatif de ces petits objets d’art populaire.

Les grues de l’hîtel de ville de Saumur

Elles surplombent les toits de l’hĂŽtel de ville et dominent bon nombre de cheminĂ©es saumuroises. Pivotant sur leur axe, elles indiquent Ă  qui les regarde la direction du vent. Cinq Ă©chassiers ont fait leur nid au-dessus de la mairie il y a bien longtemps

dĂ©jĂ  : il s’agit d’une famille composĂ©e d’une grue et de quatre gruaux, ou gruons, plus petits. À prĂšs de trente-cinq mĂštres de hauteur, elle fait office de girouette au sommet de la flĂšche du campanile de l’hĂŽtel de ville.

La prĂ©sence de ces oiseaux sur le bĂątiment municipal surprend, et tous ceux qui un jour leur ont accordĂ© un peu d’attention se sont certainement interrogĂ©s. Les travaux effectuĂ©s rĂ©cemment sur les toits de l’hĂŽtel de ville nous ont donnĂ© l’occasion de nous intĂ©resser Ă  nos « grues-girouettes », longtemps prises pour des cigognes. Un rapide regard sur la sĂ©rie des archives municipales concernant les bĂątiments publics a permis de dĂ©couvrir que la premiĂšre mention de ces migrateurs haut perchĂ©s date de 1749, dans un devis « des ouvrages indispensables Ă  faire Ă  la charpente couverture et dĂŽmillon de l’hĂŽtel de ville pour empĂȘcher le dĂ©pĂ©rissement des armes et justaucorps des miliciens qui sont dans les magasins dudit hĂŽtel de ville », oĂč il est stipulĂ© que « Messieurs les maires et Ă©chevins font faire actuellement un chaffaud pour ĂŽter la grĂŒe et les quatre gruaux pour prĂ©venir le dĂ©pĂ©rissement attendu qu’ils sont de fonte, lequel chaffaud servira Ă  dĂ©molir la couverture, charpente de la flĂšche [...]. »

On essaye de justifier la prĂ©sence des oiseaux en rappelant que la grue emprunte lors de sa migration un couloir passant non loin de Saumur, mais cet argument d’ornithologue semble insuffisant : leur rĂŽle est certainement plus symbolique.

Les explications extraites du Dictionnaire des mythes et symboles de J. Hall (Ă©ditions GĂ©rard Monfort) nous Ă©clairent plus sĂ»rement sur les volatiles municipaux. Il dĂ©finit la grue comme le symbole de la vigilance de l’homme public : « L’oiseau se tient sur une patte ; l’autre, relevĂ©e, tient une pierre entre les doigts. Selon une lĂ©gende rapportĂ©e par Aristote et reprise par les bestiaires mĂ©diĂ©vaux, lorsque l’échassier s’endormait la pierre tombait, le rĂ©veillant aussitĂŽt, de sorte qu’il Ă©tait constamment sur le qui-vive. »

Bien que les grues saumuroises se tiennent sur leurs deux pattes, elles semblent endosser parfaitement le rĂŽle de vigiles. Couronnant la « maison commune », postĂ©es en regard de la Loire, au-dessus de la porte de la Tonnelle, principal accĂšs Ă  la ville close, elles gardent les six ponts qui enjambaient le fleuve sous l’Ancien RĂ©gime.

Les Ă©diles saumurois, qui Ă  la fin du xve siĂšcle avaient fait construire cette « maison de ville », bĂątiment fortifiĂ© avec crĂ©neaux, mĂąchicoulis et chemin de ronde, intĂ©grĂ© dans les murs de la ville, ont visiblement voulu, en plaçant ces oiseaux au sommet de ce logis, montrer qu’ils veillaient Ă  la sĂ©curitĂ© des Saumurois et les assurer de leur grande attention dans le traitement des affaires municipales.

DĂ©posĂ©e en 1994 pour restauration, aprĂšs plus d’un an passĂ© au sol et des centaines d’heures de travaux,

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Sur les parois de la grotte Margot, quelques incisions plus appuyĂ©es signalent la prĂ©sence d’un corvidĂ© dissimulĂ© dans la calcite ; un profil de cygne lui fait face.

La trùs ancienne apparition d’oiseaux

La grotte Margot, dans la Mayenne, est ornĂ©e de nombreuses gravures rĂ©alisĂ©es au PalĂ©olithique supĂ©rieur, comprenant un nombre exceptionnel d’oiseaux – un thĂšme trĂšs rare dans l’art pariĂ©tal prĂ©historique.

© Photo Hervé Paitier.

1. Une synthĂšse Ă  la fois claire et trĂšs documentĂ©e des principales hypothĂšses scientifiques relatives Ă  la signification de l’art pariĂ©tal du PalĂ©olithique supĂ©rieur est proposĂ©e par Gwenn Rigal dans son livre Le Temps sacrĂ© des cavernes, Paris, JosĂ© Corti, coll. « Biophilia », 2016.

2. La découverte du décor préhistorique de la grotte Margot est relatée par Romain Pigeaud dans son article « Des rhinocéros en Mayenne » (2008), disponible en ligne sur le site hominides.com : https:// www.hominides.com/ musees-et-sites/grottemargot/

3. Les peintures et gravures de la grotte MayenneSciences ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es il y a environ 25 000 ans. Les sciences de la prĂ©histoire ont adoptĂ© l’usage de dater leurs objets d’étude par rapport au « prĂ©sent » (on utilise l’abrĂ©viation BP, pour « Before Present »), fixĂ© par convention Ă  la date de 1950 aprĂšs JĂ©sus-Christ.

En 2005, une grotte ornĂ©e de dĂ©cors prĂ©historiques est soudainement apparue en Mayenne. Une premiĂšre grotte avait Ă©tĂ© dĂ©couverte en 1967, et puis cette deuxiĂšme en 2005, la grotte Margot, qui contient Ă  elle seule le quart des reprĂ©sentations d’oiseaux recensĂ©es dans l’art pariĂ©tal prĂ©historique europĂ©en : environ vingt-cinq oiseaux sur la centaine de figurations connues. La grotte elle-mĂȘme, bien sĂ»r, Ă©tait lĂ  – au bord de l’Erve, dans ce que l’on appelle le « canyon de Saulges » – depuis plusieurs millions d’annĂ©es, et elle a commencĂ© Ă  ĂȘtre ornĂ©e de dĂ©cors il y a environ 29 000 ans, mais jusqu’en 2005 on ignorait que les parois de cette cavitĂ©, bien connue localement depuis des siĂšcles, accueillaient des reprĂ©sentations rĂ©alisĂ©es au PalĂ©olithique supĂ©rieur. Il faut vite le dire : on ne se hasardera pas ici Ă  interprĂ©ter le sens que pouvaient avoir ces images d’oiseaux pour les humains qui les ont exĂ©cutĂ©es le long des parois d’une caverne oĂč il fallait ramper pendant des dizaines de mĂštres en s’éclairant avec une lampe Ă  graisse, sans ĂȘtre jamais tout Ă  fait sĂ»r d’ĂȘtre Ă  l’abri de l’attaque d’un fauve tapi dans les tĂ©nĂšbres. Tout cela s’est dĂ©roulĂ© plusieurs milliers d’annĂ©es avant que la moindre formulation d’une raison d’agir ait pu laisser de trace Ă©crite. Les Ă©tudes prĂ©historiques disposent pourtant d’hypothĂšses palpitantes, Ă©laborĂ©es Ă  partir de milliers d’observations accumulĂ©es, classĂ©es et recoupĂ©es, mais des Ă©nigmes si vastes et si Ă©paisses entourent encore l’art et la pensĂ©e prĂ©historiques que mĂȘme les plus assurĂ©s des scientifiques n’en proposent que de trĂšs prudentes interprĂ©tations 1 Les images d’oiseaux sont autrement plus rares au sein du rĂ©pertoire formel palĂ©olithique que celles de chevaux, de taureaux ou d’aurochs, ce qui limite encore plus les possibilitĂ©s de constituer pour l’analyse un corpus vĂ©ritablement significatif et de parvenir Ă  la comprĂ©hension de leur signification originelle. On est finalement presque rĂ©duit Ă  constater leur prĂ©sence – et Ă  ĂȘtre saisi par quelque chose de leur beautĂ©, aussi, d’autant plus bouleversante que celle-ci a Ă©tĂ© livrĂ©e Ă  l’inconnu, par-delĂ  tout ce que nous pouvons concevoir d’une durĂ©e vĂ©cue, par des personnes dont nous ne savons que trĂšs peu de choses, si ce n’est qu’elles Ă©taient nos semblables il y a dix, vingt, trente milliers d’annĂ©es. Aujourd’hui, ces figurations pariĂ©tales sont lĂ  – opaques, radicalement dĂ©contextualisĂ©es et prodigieusement persistantes –et font partie de notre monde. Elles sont des Ă©nigmes dont nous sommes finalement les contemporains, et de cela, l’évĂ©nement que constitue l’existence d’images d’oiseaux infiniment anciennes logĂ©es sous la surface de notre monde familier, nous pouvons tenter de rendre compte. La maniĂšre qu’ont ces images d’oiseaux d’exister dans le domaine du visible est trĂšs singuliĂšre et engage dĂ©jĂ  en soi une sorte d’aventure dĂ©routante pour le regard : elles se situent Ă  l’extrĂȘme limite de la

visibilitĂ©, et c’est justement comme Ă  une avancĂ©e – inattendue, incertaine et Ă  tĂątons – au travers du visible jusqu’à ses confins les plus tĂ©nus qu’engage dĂ©sormais la dĂ©marche de venir regarder ces trĂšs anciennes traces pariĂ©tales. La façon dont elles sont apparues aux premiĂšres personnes qui les ont vues Ă  nouveau est Ă  cet Ă©gard trĂšs Ă©loquente. Pendant des annĂ©es, elles se sont tenues tout prĂšs de l’attention extrĂȘme des scientifiques, sans se laisser voir. De 2002 Ă  2005, une Ă©quipe dirigĂ©e par le prĂ©historien Romain Pigeaud a scrutĂ© les parois des galeries de la grotte Margot Ă  la recherche d’élĂ©ments de dĂ©cor prĂ©historique, sans rien trouver 2. Ou plutĂŽt, en ne voyant rien d’autre, sur la roche, que des traces de prĂ©sence humaine rĂ©cente et des graffitis tracĂ©s au cours des derniers siĂšcles sur les parois d’une caverne que l’on sait frĂ©quentĂ©e de temps Ă  autre par des humains depuis le xviiie siĂšcle au moins, et souvent visitĂ©e par des touristes curieux de gĂ©ologie et du frisson des profondeurs depuis la fin du xixe siĂšcle. C’est la dĂ©couverte, en 1967, de gravures et peintures rĂ©alisĂ©es au Gravettien dans une grotte situĂ©e Ă  quelques centaines de mĂštres de lĂ  (nommĂ©e depuis lors « Mayenne-Sciences ») qui a rendu probable la prĂ©sence d’un dĂ©cor pariĂ©tal palĂ©olithique dans la grotte Margot – alors on cherche trĂšs attentivement 3. TrĂšs attentivement, mais pas tout Ă  fait au bon endroit : Romain Pigeaud et son Ă©quipe finissent par prendre conscience qu’ils cherchent trop bas sur les parois. En 1870, la grotte Margot avait Ă©tĂ© amĂ©nagĂ©e pour les visites touristiques, et le sol de la grotte avait Ă©tĂ© creusĂ© pour qu’il soit possible d’accĂ©der Ă  l’ensemble de la grotte sans avoir Ă  ramper. Avant que le sol soit ainsi baissĂ©, les mains d’humains de passage dans la grotte se portaient sur des zones plus hautes des parois. En cherchant plus haut, Ă  partir de 2005, les scientifiques commencent Ă  dĂ©tecter des traces de peinture, ainsi que de nombreuses gravures d’assez petite taille (de 10 Ă  20 centimĂštres pour la plupart) reprĂ©sentant, de façon souvent trĂšs dĂ©taillĂ©e, des animaux typiques de l’art pariĂ©tal du PalĂ©olithique supĂ©rieur : des chevaux, des rhinocĂ©ros laineux, des bovidĂ©s, des mĂ©gacĂ©ros ; mais aussi des oiseaux, trĂšs rares dans l’iconographie pariĂ©tale prĂ©historique. Les scientifiques ne les trouvaient pas parce qu’ils cherchaient trop bas, certes, mais il ne suffisait pourtant pas de lever les yeux : en Ă©levant le regard vers les gravures, on ne voit Ă  peu prĂšs rien Ă  l’Ɠil nu. Qui visite aujourd’hui la grotte Margot, toujours ouverte au public, aperçoit des traits qui rayent çà et lĂ  la pierre, mais ne distingue qu’à peine des images. Une guide accompagne les visiteurs, Ă©claire une zone avec une lampe de poche en annonçant qu’une gravure remarquable est ici, dans le faisceau lumineux, alors on scrute, sans bien savoir si tel trait est un pli naturel de la roche ou une inscription faite de main humaine, si tel autre dessine

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Les « pigeonssifflets » des Pays de la Loire

Rossignols et coucous de terre cuite ont fait la joie des enfants depuis le Moyen Âge jusqu’au dĂ©but du xxe siĂšcle : plusieurs potiers sarthois, spĂ©cialisĂ©s dans la fabrication de ces sifflets, les vendaient dans toute la France.

Un article paru dans L’Ouest-Éclair le 1er aoĂ»t 1931 1 relate le pĂšlerinage annuel, Ă  la fin du mois de juillet, Ă  Sainte-Anne de Nantes. Le journaliste dĂ©crit les Ă©tals de jouets, devant lesquels se pressent les enfants : « On trouve lĂ  des objets que l’on ne voit plus guĂšre que pendant la grande neuvaine, comme ces poteries minuscules ou ces pigeons-sifflets en terre cuite qui connaissent un succĂšs, chaque annĂ©e, renouvelĂ©. »

Ces « pigeons-sifflets en terre cuite » ont aujourd’hui disparu de notre quotidien. Ils ont pourtant Ă©tĂ© des jouets courants en Europe du Moyen Âge tardif au dĂ©but du xxe siĂšcle.

La terre, le feu, l’eau, le souffle : Ă©lĂ©ments sur les sifflets en terre cuite

En 1431, le poĂšte Conrad de Dankrotzheim (vers 1372 - 1444, Haguenau) place les sifflets pour enfants sur la liste des objets de poterie qu’un jeune homme doit acquĂ©rir pour sa future Ă©pouse. Ces jouets Ă©taient apprĂ©ciĂ©s de tous. Jean HĂ©roard, mĂ©decin ordinaire du Dauphin, note dans son journal le 12 dĂ©cembre 1606 que le futur Louis XIII « siffle d’un rossignol de poterie oĂč il fait mettre de l’eau ».

Les sifflets en terre cuite sont connus en Europe depuis le Néolithique. Leurs formes sont trÚs variées : cavaliers, personnages, animaux domestiques, sauvages ou fantastiques. Dans le

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Rossignols et petits sifflets, Nibelle (Loiret), fin du xvie, début du xviie siÚcle. Coll. part. Sauf mention contraire, les photos sont de Pierre CatanÚs.

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Photographie publiĂ©e dans le journal L’Ouest-Éclair le 1er aoĂ»t 1931. On peut y voir des pigeons-sifflets en terre cuite. © BnF, Paris.

1. Jean Vilhouin, « SainteAnne de Nantes et son pardon », L’Ouest-Éclair, 1er aoĂ»t 1931. Pierre CatanĂšs
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Au cƓur du marais de BriĂšre, quatre cigogneaux tout juste baguĂ©s attendent le retour de leurs parents. Encore une quinzaine de jours et ils seront prĂȘts Ă  voler de leurs propres ailes.

(Quand) les cigognes posent leur baguage à l’ouest

Un premier couple de cigognes blanches s’est installĂ© en LoireAtlantique en 1989. Depuis, de nombreux autres ont suivi, qui nichent au cƓur des zones humides de la rĂ©gion. Chaque annĂ©e, une campagne de baguage permet de suivre leur Ă©volution.

1. L’Acrola (Association pour la connaissance et la recherche ornithologique Loire-Atlantique) regroupe des ornithologues, des biologistes et des bagueurs qui travaillent, notamment, sur l’étude des cigognes et des passereaux migrateurs.

2. Émanation du MusĂ©um national d’histoire naturelle, le CRBPO (Centre de recherches sur la biologie des populations d’oiseaux) est l’organisme public français de gestion du baguage et du marquage des oiseaux.

3. La France compte prÚs de 5 000 couples de cigognes blanches sur son territoire. Elles sont présentes dans 42 départements, essentiellement sur la façade atlantique (la CharenteMaritime en premier lieu), en Alsace et en Normandie.

4. Les cigogneaux prĂ©cĂšdent leurs parents d’un mois et demi dans la migration. Ces derniers, qui nourrissent exclusivement leurs poussins lors de leurs soixante premiers jours, doivent reconstituer leurs rĂ©serves d’énergie avant de partir.

« Clac ! » Le craquĂštement bref mais trĂšs distinct des parents sonne comme un avertissement pour les poussins au nid. « Attention ! PrĂ©dateurs en approche ! Ne bougez pas et faites les morts », interprĂšte Hubert DuguĂ©, ornithologue Ă  l’Acrola 1, Ă  l’attention des Ă©lĂšves de CP et de CE1 de l’école AimĂ©-CĂ©saire de Donges (Loire-Atlantique). Un couple de cigognes s’envole bientĂŽt dans le ciel ensoleillĂ© de ce tout dĂ©but du mois de juin, laissant seuls les cigogneaux nichĂ©s Ă  plus de dix mĂštres de haut, au faĂźte d’un poteau Ă©lectrique. Depuis le plancher des vaches, impossible de les distinguer : il faut grimper. Pour Hubert, une course contre la montre commence.

« Les poussins sont stressĂ©s lorsque l’on intervient pour les baguer. Ça entraĂźne une perte de poids Ă  un moment oĂč ils doivent justement en gagner. On doit donc prendre le moins de temps possible », expliquet-il aux enfants.

Ils n’en perdent pas une miette. MalgrĂ© la fatigue de la marche qui les a conduits de leur Ă©cole au lieu-dit Maca, dans le marais de BriĂšre, ils n’auraient manquĂ© pour rien au monde ce qui se pose dĂ©sormais comme une tradition : le baguage des cigogneaux. JuchĂ© sur la nacelle du tracteur de Lucien, agriculteur inconditionnel des cigognes et propriĂ©taire du champ, Hubert rejoint la plateforme qui accueille le nid. « Ils sont quatre ! », lance-t-il en guise d’information aux Ă©lĂšves et Ă  Amandine Barles, service civique Ă  l’Acrola, qui vit lĂ  sa toute premiĂšre campagne de baguage des cigognes. La suite est une histoire mĂȘlĂ©e de protocole scientifique, d’expĂ©rience et d’attention : chaque poussin est descendu du nid dans un panier. Au sol, ils sont disposĂ©s par ordre de taille. Deux bagues sont posĂ©es sur leurs tarses. L’une, officielle, est Ă©mise par le MusĂ©um national d’histoire naturelle, qui gĂšre le baguage des oiseaux en France depuis un siĂšcle 2 ; composĂ©e d’un alliage d’aluminium, elle est Ă  usage unique et porte un numĂ©ro d’identification, base de rĂ©fĂ©rence pour le « CV » de l’oiseau ; l’autre est une bague Darvic, de couleur et numĂ©rotĂ©e : « GrĂące Ă  elle, on peut identifier un oiseau Ă  trois cents mĂštres, aux jumelles », relĂšve Hubert.

Une population et des territoires en expansion

D’une annĂ©e sur l’autre, les habituĂ©s retrouvent ainsi assez facilement « leurs » cigognes, d’autant que les individus de l’espĂšce ont tendance Ă  revenir, pour se reproduire, Ă  l’endroit oĂč ils sont nĂ©s. On appelle ça la philopatrie : « Seuls cinq oiseaux nĂ©s en Loire-Atlantique nichent en dehors du dĂ©partement, illustre le scientifique. Et seules deux cigognes nĂ©es en dehors se reproduisent ici. »

Si elle est traditionnellement associĂ©e Ă  l’Alsace dans l’imaginaire populaire, la cigogne blanche est aujourd’hui prĂ©sente dans quarante-deux dĂ©parte-

ments français. Moins d’un quart de siĂšcle aprĂšs l’installation du premier couple en Loire-Atlantique, le dĂ©partement compte plus de trois cent dix nids, fichĂ©s sur des arbres, poteaux et pylĂŽnes Ă©lectriques ou plateformes des quelque 20 000 hectares de zones humides de la rĂ©gion. Estuaire de Loire, marais breton ou de BriĂšre : l’espĂšce se dĂ©veloppe au nord, le long des vallĂ©es du Brivet et de la Vilaine, dans le Morbihan et mĂȘme Ă  l’est, au cƓur des Basses VallĂ©es angevines.

Un miracle, quand on considĂšre qu’en 1974 il ne subsistait en France que onze couples. « Avant 1976, c’était une espĂšce chassable ! » rappelle Hubert. Mis en danger tant sur ses zones d’hivernage (sĂ©cheresse au Sahel, insecticides Ă  tout-va pour lutter contre le criquet pĂšlerin) que sur ses sites de reproduction (assĂšchement des zones humides et dĂ©veloppement de l’anthropisation), l’oiseau migrateur avait vu sa population atteindre un seuil critique en France, en Belgique, en Suisse et en Allemagne.

Ironie de l’histoire, au-delĂ  des programmes de conservation et des lois de protection de la nature, la cigogne blanche doit la recrudescence de sa population 3 – à l’instar de celle d’autres ardĂ©idĂ©s emblĂ©matiques des bords de Loire, comme le hĂ©ron cendrĂ©, la spatule blanche ou l’aigrette garzette –à une espĂšce invasive, l’écrevisse de Louisiane. « La cigogne est carnivore, opportuniste
 et pas folle, explique Hubert. Pourquoi aller chercher dix sauterelles alors qu’avec deux Ă©crevisses on fait son repas ? » On retrouve de maniĂšre quasi systĂ©matique, au pied ou au cƓur des nids de Loire-Atlantique, des boules rĂ©gurgitĂ©es par le couple de parents pour nourrir les poussins. L’odeur est caractĂ©ristique et fait naĂźtre quelques moues dĂ©goĂ»tĂ©es sur le visage des enfants.

MĂąle ou femelle ?

Le temps des explications d’usage, les deux bagues ont Ă©tĂ© posĂ©es. Amandine et Hubert passent Ă  la mesure d’un tarse, d’une aile et du bec de chacun des cigogneaux. « C’est leur date de naissance qui donne la fourchette de baguage. Il doit intervenir entre le 30e et le 45e jour. À 60 jours, ils savent voler ; au 75e, ils doivent se dĂ©brouiller. » Puis vient l’heure de la pesĂ©e. Certains approchent du poids adulte – environ 4 kilos –, d’autres en sont encore trĂšs loin. Trop loin ? « Sept cigogneaux sur dix meurent lors de la premiĂšre annĂ©e, dĂ©taille Hubert. Les poussins naissent en moyenne Ă  deux jours d’intervalle, mais ils ne se partagent pas la nourriture. C’est chacun pour soi : premier arrivĂ©, premier servi ! » BientĂŽt, les cigogneaux se regrouperont pour effectuer leur premiĂšre migration 4. Ils ne reviendront en Loire-Atlantique que lorsqu’ils seront matures sexuellement, Ă  trois ans.

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Des oiseaux, des esclaves et du sucre

En 1856, moins de dix ans aprĂšs l’abolition de l’esclavage en France (la seconde abolition date de 1848), Jules Michelet dĂ©crivait, dans son livre L’Oiseau, le marchĂ© aux oiseaux de Saint-Germain, Ă  Paris, comme un marchĂ© aux esclaves. Les oiseaux captifs lui semblaient autant d’« esclaves ailĂ©s ». Une telle analogie est classique : le maintien en captivitĂ© de nombreux oiseaux d’agrĂ©ment, en cage ou en voliĂšre, a fourni un important motif mĂ©taphorique, mĂȘlant l’imaginaire de la prison Ă  celui de la rĂ©duction en esclavage. Cette analogie ne relĂšve pas seulement de l’imagination poĂ©tique ou du clichĂ© littĂ©raire : elle a Ă©galement une part d’explication Ă©minemment concrĂšte, tant le marchĂ© des oiseaux est imbriquĂ© dans celui des esclaves, et partant celui du sucre, au cƓur du commerce transatlantique. Nantes, le plus important port nĂ©grier de France, a ainsi jouĂ© dans le commerce des oiseaux exotiques, avec Bordeaux, Le Havre et Marseille, un rĂŽle central qui perdura durant toute la pĂ©riode coloniale.

La « traite des oiseaux »

Le portrait de Marguerite Deurbroucq, peint par Pierre-Bernard Morlot en 1753 et aujourd’hui conservĂ© au MusĂ©e d’histoire de Nantes, illustre parfaitement l’imbrication de ces diffĂ©rents commerces : les oiseaux, les esclaves et le sucre. À cĂŽtĂ© de la femme du nĂ©gociant nantais, impliquĂ© dans le commerce transatlantique, une femme noire, en Ă©tat de servitude, apporte du sucre Ă  sa maĂźtresse. Un perroquet lui fait pendant, d’une espĂšce que l’on nommait au xviiie siĂšcle perroquet cendrĂ© de GuinĂ©e, ou plus familiĂšrement Jaco (il est connu aujourd’hui sous le nom de perroquet gris du Gabon). CapturĂ©s Ă  l’intĂ©rieur des terres puis acheminĂ©s sur les cĂŽtes du golfe de GuinĂ©e, ces perroquets connaissaient un sort identique Ă  celui des esclaves. Le succĂšs des perroquets est continu tout au long du xviiie siĂšcle dans la bourgeoisie française 1. Les nĂ©gociants nantais, qui s’enrichissent dans la traite esclavagiste et l’exploitation sucriĂšre, notamment Ă  Saint-Domingue (aujourd’hui HaĂŻti), ont ainsi adoptĂ© les perroquets comme animaux de compagnie et symboles de prestige. Mais d’autres oiseaux sont rapportĂ©s sur les navires des armateurs de la ville. Le succĂšs des canaris est important, l’attrait pour les colibris Ă©galement. Les marins Ă©taient nombreux Ă  rapporter de petits oiseaux, des perruches et des perroquets notamment, pour les vendre Ă  leur retour Ă  Nantes. Ce fut d’ailleurs, pendant longtemps, une prĂ©rogative des bouchers et des charpentiers de la marine 2. Les oiseaux exotiques figuraient par ailleurs souvent sur les sucriers et les tasses Ă  thĂ© ou Ă  cafĂ©, parmi nombre de motifs floraux.

La taxinomie des oiseaux a parfois conservĂ© la mĂ©moire de ces liens entre leur commerce et celui des esclaves. À Saint-Domingue, un oiseau Ă©tait dĂ©signĂ© comme « esclave » par les colons et son espĂšce, endĂ©mique de l’üle, a Ă©tĂ© nommĂ©e Dulus dominicus (dulus signifiant « esclave »

← Pierre-Bernard Morlot, Marguerite Deurbroucq et une femme vivant en esclavage à Nantes, 1753. Coll. du MusĂ©e d’histoire de Nantes, inv. no 2015.5.2.

1. Louise E. Robbins, Elephant Slaves and Pampered Parrots. Exotic Animals in Eighteenth-Century Paris, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press, 2002.

2. Dr Millet-Horsin, « Le commerce des oiseaux Ă  Dakar (suite) », L’Oiseau. Revue d’histoire naturelle appliquĂ©e, no 95, 1917, p. 33-37 (p. 37).

Julien Bondaz
Le commerce des oiseaux exotiques est historiquement liĂ© Ă  la traite transatlantique puis Ă  l’exploitation coloniale. Nantes a jouĂ© un rĂŽle central dans cette histoire oĂč la marchandisation des oiseaux se rĂ©vĂšle indissociable de celle des esclaves et du sucre.
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Pour les oiseaux

Entretien avec Claire Staebler

Claire Staebler Ă©voque sa passion des oiseaux Ă  travers cinq Ɠuvres de la collection du Frac : une maniĂšre d’aborder son rapport personnel Ă  ce motif ailĂ©, et le co-commissariat qu’elle assure pour la troisiĂšme Biennale internationale de Saint-Paul-de-Vence, qui emprunte son titre Ă  Jacques PrĂ©vert, Au hasard des oiseaux.

Au printemps 2022, Claire Staebler a pris la direction du Fonds rĂ©gional d’art contemporain des Pays de la Loire. Depuis, elle apprivoise une collection qui compte 1 800 Ɠuvres, sent les lieux et arpente les espaces pour finaliser les intuitions de son projet initial. Un thĂšme l’habite : les oiseaux, centre d’intĂ©rĂȘt qui entre dĂ©licatement en rĂ©sonance avec la nature du site Ă  Carquefou, enveloppĂ© de vĂ©gĂ©tation champĂȘtre, et avec l’antenne du Frac sur l’Île de Nantes, en corps Ă  corps avec la Loire et son biotope typĂ©.

Lorsque vous avez candidaté pour le Frac, vous aviez déjà esquissé des lignes de programmation, parmi lesquelles la thématique aviaire.

Cette histoire d’oiseaux, je l’avais effleurĂ©e Ă  la Fondation Vuitton oĂč j’étais prĂ©cĂ©demment commissaire associĂ©e, sur des Ă©vĂ©nements ponctuels liĂ©s Ă  la poĂ©sie et Ă  la musique. Le Frac des Pays de la Loire m’a semblĂ© un terrain intĂ©ressant pour dĂ©velopper ce thĂšme. Lors de mon arrivĂ©e, une installation temporaire d’une Ɠuvre de Jean-Luc Parant a retenu toute mon attention : prĂ©sentĂ©e au Frac de Carquefou, elle s’intitule Les Boules se projettent oĂč les oiseaux s’envolent. C’était un signe.

Pouvez-vous dĂ©tailler cette Ɠuvre ?

Elle fut rĂ©alisĂ©e en 1999 dans le cadre du Parcours contemporain de Fontenay-leComte, pour l’hĂŽtel de GrimouĂ€rd, un trĂšs bel Ă©crin du xve siĂšcle. Elle fut ensuite acquise par le Frac en 2000 : constituĂ©e d’environ neuf cents boules en terre cuite, cire et papier, elle fut dĂ©veloppĂ©e avec des oiseaux naturalisĂ©s et une petite sĂ©rie de toiles. Pour Jean-Luc Parant, faire des boules constitue le geste premier, le geste que tout enfant accomplit naturellement, avec de la terre entre les mains. Les boules s’accumulent, s’entassent, transforment l’espace ; elles sont comme des paysages chez Parant : certains oiseaux, juchĂ©s dessus, nous regardent, pourvoyeurs de rĂ©cits Ă©nigmatiques. Certains ont l’air d’avoir Ă©tĂ© mazoutĂ©s.

Ces boules renvoient aussi aux dĂ©jections d’oiseaux, et plus largement Ă  la sphĂšre terrestre. Elles rappellent les recherches de l’agroĂ©cologue HervĂ© Coves sur les parcours migratoires des oiseaux, qui dans leurs plumes et leurs fientes transportent les graines, les microorganismes et les spores qui amplifieront l’écosystĂšme dans lequel ils s’établiront. Et avec ses boules de texte, Jean-Luc Parant raconte aussi l’histoire de l’humain qui suit ces corridors de vie.

Oui, ces considĂ©rations Ă©cologiques sont prĂ©sentes dans son Ɠuvre. Pour moi, ce fut une belle rencontre avec cet artiste, au cours de laquelle nous avons Ă©voquĂ© des

← Les Boules se projettent oĂč les oiseaux s’envolent (dĂ©tail), Jean-Luc Parant, terre cuite, cire et papier, collection ornithologique, craie, 1999-2000. Coll. Frac des Pays de la Loire. © Adagp, Paris, 2023. © Photo Fanny Trichet.

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