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N° 179 / 2024
Revue 303 Cette publication
La revue culturelle des Pays de la Loire
Michel Ragon
15 euros
PRESSE
Grand lecteur, travailleur acharné et autodidacte passionné, Michel Ragon s’est fait tour à tour spécialiste de la littérature prolétarienne, critique d’art, historien de l’architecture contemporaine, romancier de la mémoire vendéenne... Ce numéro retrace à plaisir le parcours hors pair d’un homme de passions et d’une curiosité insatiable, que rien ne prédestinait à devenir un spécialiste respecté, l’ami des grands peintres de son temps, un auteur admiré. Un esprit libre, dont l’œuvre foisonnante est à découvrir ou redécouvrir, inlassablement.
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Dossier « Michel Ragon » 05 Éditorial Bernard Blistène, directeur honoraire du Musée national d’art moderne 06 La biographie de Michel Ragon : pourquoi et comment André Derval, ancien directeur des collections de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine 12 Michel Ragon, les années nantaises (1938-1945) Vincent Rousseau, ancien conservateur au musée des Beaux-Arts de Nantes 20 Michel Ragon. La victoire d’un insoumis Sophie Mokhtari, professeure agrégée de lettres 26 Michel Ragon, libre et libertaire Thierry Maricourt, écrivain 34 Michel Ragon et la nouvelle peinture américaine Elisa Capdevila, professeure agrégée d’histoire en classes préparatoires littéraires 42 Ragon, prolo autodidacte, ami des peintres : Chaissac, CoBrA, les hérétiques Benoît Decron, directeur du musée Soulages, Rodez 50 Ragon l’insolent Richard Leeman, historien de l’art contemporain 56 De la critique d’art à la critique de la ville Michel Ragon au-delà du GIAP Hélène Jannière, historienne de l’architecture
62 Le monde et son avenir Dominique Amouroux, critique d’architecture 64 L’étrange et impossible Vendée Jacques Boislève, journaliste et écrivain
Échos / Michel Ragon 70 Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Frédérique Letourneux, Sophie Mokhtari, Daniel Morvan, Éva Prouteau, Vincent Rousseau, Pascaline Vallée
Carte blanche 75 Artiste invitée Manuia Faucon 80 Survivance Éva Prouteau, critique d’art
Chroniques 82 Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Frédérique Letourneux, Daniel Morvan, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, Sévak Sarkissian, Pascaline Vallée
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Dossier Michel Ragon [ … ] ↘
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Bernard Blistène
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Éditorial Pour Michel Ragon
Je n’ai que peu connu Michel Ragon. Nous n’étions pas de la même génération et nos combats avaient pris des chemins différents. Je ne l’ai que peu connu, hormis ce moment merveilleux où nous avions convenu de bâtir ensemble un long entretien filmé, mais je le respectais. Je respectais l’homme qu’il était, sa manière d’être au monde et l’inlassable enthousiasme dont il témoignait encore, les dernières semaines de sa longue vie. Quiconque avait entamé des études d’histoire de l’art et bien sûr d’architecture avait croisé la route de cet homme de passions, sensible à l’extrême à ce que lui-même appelait la Peau des choses. Ses écrits comme ses articles innombrables fascinaient pour leur érudition comme pour leur originalité. Ragon avait été de tous les combats et il l’était encore lorsque nous avions décidé de nous rencontrer pour lui rendre le juste hommage que le Centre Pompidou et le Musée national d’art moderne lui devaient. Je me souviens encore de l’intransigeance mêlée de ferveur dont il témoignait. Je me souviens du récit de sa vie qu’attestent les innombrables ouvrages qu’il avait écrits. Historien de l’art et de l’architecture, critique, enseignant, romancier et j’en passe, Michel Ragon était un conteur sans pareil. J’avais lu nombre de ses écrits. Je m’en étais souvent inspiré pour tenter moi-même de célébrer, en militant, l’œuvre de celles et ceux que j’aimais. J’avais par-dessus tout admiré l’extraordinaire liberté dont ses textes faisaient état, s’attachant tour à tour aux œuvres abstraites de l’immédiat après-guerre, à l’art brut dont il fut sans doute l’un des premiers amateurs, à CoBrA pour lequel il fut un correspondant avisé. Mais plus encore, j’avais croisé son nom au fil de découvertes que je fis dès mon adolescence. Ses écrits sur un nombre considérable d’artistes qu’il m’incita à regarder m’ont ouvert mille voies. Ragon traçait des chemins que nous ne pouvions qu’emprunter. Et puis, il y eut l’architecture et l’urbanisme dont il reste bien le premier en France à avoir voulu faire l’histoire, des utopies sociales du xixe siècle à ses contemporains. Nous avons amplement appris à le lire car, à la différence de beaucoup, il était de ceux pour qui la dimension sociale et politique était le ferment de toute analyse. J’ai voyagé au gré des livres qu’il consacra aux modernes comme aux mouvements les plus radicaux d’un monde qu’il arpentait sans relâche. Car Michel Ragon, comme il aimait à le dire de sa Vendée natale sur laquelle il avait tant écrit, ne cessait de « dépoussiérer » notre regard et de nous mettre en garde. S’il était attentif au présent, il n’en était pas moins attaché à ce qu’Aliette Armel appelle son « devoir de mémoire ». Ragon éclairait le présent à la lumière du passé comme le passé à la lumière du présent. Jamais son approche des artistes comme des architectes ne se départit de l’impérieuse nécessité d’un regard politique sur le monde. Jamais son œuvre, quel qu’en ait été le sujet, n’oubliait de mettre en question le conformisme de l’analyse esthétique de la plupart de ses condisciples, souvent confinés dans un immobilisme satisfait. Michel Ragon était un libertaire. Michel Ragon était un révolté. L’ouvrage qui nous est offert ici vient à point. Il célèbre le centenaire de l’homme. Ragon en aurait souri, de ce sourire empli de malice dans lequel son ami François Nourissier, bien que d’un autre bord, n’aurait sans doute pas manqué de reconnaître une érudition « irriguée par le sang de la misère et de la vraie vie ». Quittant il y a peu le Centre Pompidou où je garde encore le souvenir de notre promenade avec Françoise dans l’exposition que nous lui consacrions, j’ai classé ma bibliothèque. Ragon y occupe une place à tous les rayons. Je le retrouve du côté de la littérature et de la poésie, de l’histoire sociale et de l’analyse théorique, d’ouvrages pionniers sous la forme de monographies innombrables, de la critique sous tous ses aspects et dans tous ses états mais toujours de l’engagement, cette notion aujourd’hui galvaudée dont il est peut-être bien nécessaire de se souvenir et de se revendiquer. Michel Ragon m’y oblige, ce n’est pas là la moindre dimension d’une œuvre indispensable.
André Derval
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La biographie de Michel Ragon : pourquoi et comment
L’article revient sur les circonstances ayant amené l’auteur à entreprendre une biographie de Michel Ragon, le cours de ses recherches, les découvertes et les enseignements de celles-ci. Au moment de la publication chez Albin Michel de La Mémoire des vaincus, l’un des romans majeurs de Michel Ragon, je travaillais à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) sur les archives du graphiste Massin. Celui-ci, l’un des plus anciens amis de Ragon, réalisait l’essentiel du graphisme des éditions Albin Michel. Comme je collaborais parallèlement à la revue L’Année Céline et qu’une lettre inédite de celui-ci figurait dans le roman, j’ai pu par l’entremise de Massin rencontrer Michel Ragon, qui m’a très obligeamment confié la lettre dont nous avons fait une édition commentée. Peu de temps après, je l’ai sollicité pour un texte de témoignage dans une monographie sur Massin, qu’il connaissait depuis son arrivée à Paris en 1945. Puis, de fil en aiguille, à travers les discussions que nous avions lors de déjeuners réguliers, je lui proposai de constituer un fonds Michel Ragon à l’Imec – l’idée lui plut et il décida de scinder ses archives en deux ensembles, les papiers sur l’art et l’architecture étant confiés aux Archives de la Critique d’Art, alors situées à Châteaugiron, auprès desquelles il s’était précédemment engagé. Les archives littéraires rejoindraient, elles, les collections de l’Imec. Les deux versements initiaux s’effectuèrent respectivement en 1992 et 1999. On organisa pour l’occasion une petite exposition rue Bleue, non loin de l’appartement parisien de l’écrivain. Au cours des versements ultérieurs, Ragon nous remit sa documentation anarchiste (comptant des imprimés fort rares) et des ensembles sur la poésie française d’après-guerre, des recueils de ses amis Jean L’Anselme et Jean Vodaine, notamment. Quelque temps plus tard, en 2005, après la délocalisation de l’Imec en Basse-Normandie, une grande soirée Michel Ragon fut animée par le directeur des collections d’alors, Philippe Charrier, qui avait écrit un mémoire sur l’autodidaxie. L’opportunité me fut donnée ensuite, en 2014, de rédiger la notice de Michel Ragon pour le Dictionnaire biographique du mouvement social, le « Maitron ». J’eus plusieurs fois l’occasion de le visiter dans sa maison de campagne dans le Loiret, à Boësses, non loin de Puiseaux où je travaillais sur les archives Grasset et Fayard. Les ans n’avaient pas vraiment prise sur lui, il avait une excellente hygiène de vie, en dépit de longues années difficiles et d’une lourde intervention chirurgicale en 1992. Une chute dans l’escalier, dont il se remit lentement, changea radicalement les choses. Après son décès, sa femme, Françoise, m’exposa les difficultés qu’elle rencontrait à trouver quelqu’un pour rédiger la biographie de Michel en vue du centenaire de sa naissance en 2024 – biographie qu’elle souhaitait à même de traiter des divers domaines sur lesquels Michel avait écrit, en soulignant la profonde cohérence de l’ensemble. Après avoir prospecté dans mon entourage, sans succès, je pris la résolution de me lancer dans l’aventure – d’autant plus facilement que je n’avais plus d’obligations professionnelles avec l’Imec. Je rédigeai un argumentaire résumant le projet de la biographie telle que je l’envisageais, qui fut bien accueilli par
← Portrait de Michel Ragon en écolier, à l’âge de 10 ans. Coll. part. DR.
Michel Ragon sur les bords de l’Erdre à Nantes, 1944.
Vincent Rousseau
Coll. part. DR.
Michel Ragon
les années nantaises (1938-1945) Les relations de Michel Ragon avec Nantes ont été longtemps difficiles : il avait quitté la ville pour défendre des peintres parisiens… L’art abstrait est ensuite entré dans l’histoire, le romancier a assumé ses racines régionales, et la situation s’est enfin apaisée.
13 1. Albin Michel, 1953.
L’exil et l’éveil
2. Albin Michel, 1955.
« J’ai vécu à Nantes de quatorze à vingt et un ans, durant toute ma formation, de la fin de l’enfance à l’âge adulte, ce qui est évidemment très important. Et cette grande ville de l’Ouest, j’y reviens souvent. J’y suis très attaché. » Michel Ragon, J’en ai connu des équipages, JC Lattès, 1991.
3. Albin Michel, 1980. 4. Albin Michel, 1966.
dimanche après-midi, tandis que sa mère dévorait Pierre Loti, il se livrait avec Jean-Jacques Rousseau à ce qu’il appela de longues « rêveries d’un petit prolo solitaire », absorbait Les Confessions et Du contrat social. D’emblée, il comprit que cette fréquentation des livres orienterait sa vie. Il rêva de pouvoir, lui aussi, écrire et commença à se documenter sur ceux qui, sans grandes études ni formation, avaient osé prendre la plume. Il découvrit l’existence du mouvement de « littérature prolétarienne » ; en 1947, son premier essai, Les Écrivains du peuple, sera consacré aux autodidactes de l’écriture. Michel Ragon fut ensuite embauché par la société Houdet, importatrice de café. Il y remplissait un rôle mal défini de manutentionnaire, emballeur, livreur, aide-comptable… L’entreprise était située rue Vauban, derrière la place Royale où se trouvait la rédaction d’Ouest-Éclair. Il s’arrêtait devant la vitrine de ce journal où étaient régulièrement exposés des tableaux de jeunes artistes. Il ne connaissait rien à la peinture mais cela le fascinait.
Michel Ragon fait cette déclaration à un moment de sa vie où ses relations avec la cité de son adolescence sont sereines. Il n’en fut pas toujours ainsi. On ne lui pardonnait pas d’avoir quitté la ville et défendu une peinture « parisienne ». Il a fallu attendre que l’art abstrait entre dans l’histoire et que le romancier proclame brillamment ses racines régionales pour retourner la situation. Michel Ragon, lui-même, a longtemps conservé un très mauvais souvenir de son arrivée à Nantes. Enfant du monde rural plongé dans l’univers urbain, il a mal supporté le choc de cette immersion et vécu ce déplacement comme un véritable traumatisme. La maisonnette au bord de l’eau Le rêve du saute-ruisseau
La mère de Michel Ragon, Camille, veuve d’un sous-officier de l’armée coloniale, vivait à Fontenayle-Comte quand, sur le conseil de sa sœur déjà installée à Nantes, qui avait « réussi » à être vendeuse aux Grandes Galeries, elle succomba aux sirènes de la grande ville et entraîna son fils dans son expédition. Elle trouva un emploi de concierge dans un immeuble situé face au château des Ducs de Bretagne, ce qui permit – si l’on peut dire – de résoudre la question de l’hébergement, bien que le logement fût misérable. Mais le jeune garçon, qui s’était mis dans l’idée d’y avoir « sa » chambre, s’aménagea un obscur refuge. Il fut engagé comme garçon de courses – on disait « saute-ruisseau » – à la section nantaise de la Confédération Française des Professions. Celle-ci avait été fondée en 1935 par Émile Decré : « La CFP est un groupement réunissant les patrons catholiques soucieux de mettre en pratique, dans leur vie professionnelle, les directives économiques et sociales de l’Église et en particulier des encycliques Rerum Novarum et Quadragesimo Anno. » Les bureaux étaient situés dans un bel édifice historique de l’île Feydeau, rue Du Guesclin, où, les matins d’hiver, Michel Ragon devait se rendre très tôt pour allumer les poêles à charbon avant l’occupation des locaux. Puis, par tous les temps, il passait ses journées à livrer plis et paquets. Il a, sur le terrain, pris conscience de l’existence des classes sociales. Et il ne s’en est jamais vraiment remis. Michel Ragon s’adonnait à la lecture avec une insatiable curiosité. Au Jardin des plantes, le
Madame Ragon changea de fonction. Elle était devenue ravaudeuse dans le quartier des blanchisseurs et avait trouvé asile dans une maisonnette de deux pièces au bord de l’Erdre, non loin du pont de la Motte-Rouge. Michel Ragon évoque cette installation dans son premier roman, Drôles de métiers 1 : « Il n’y avait pas d’eau courante, mais nous pouvions jouir des bienfaits du gaz et de l’électricité. » Il introduit cette « pauvre maison, délabrée, sans aucun confort » dans Une place au soleil 2 : c’est là que Jean vit avec sa mère. Plus tard, dans L’Accent de ma mère 3, il se souvient encore : « De la fenêtre de la maison, nous voyions des prairies toutes blanches, blanches de la blancheur des draps étendus sur des fils de fer. » Dans le roman Les Quatre Murs 4, l’histoire de Julien, architecte, emprunte beaucoup à celle de Michel. Le cadre de la jeunesse de Michel Ragon est-il à l’origine de l’attention qu’il porta aux problèmes de l’habitat et de l’urbanisme ? En 1963 ne demandait-il pas « Où vivrons-nous demain ? », peu avant de fonder le Groupe international d’architecture prospective ? Le peintre et le poète
À partir de 1943, la situation de Michel Ragon va beaucoup évoluer. Au printemps, il fait la connaissance d’un élève de l’école des beaux-arts, son premier ami, qui restera son meilleur ami : James Guitet, né à Nantes en 1925. Il écrira pour lui, en 1944, L’Ami fidèle : « Tu es celui que j’attendais depuis toujours. » Quand, en 1945, Michel Ragon choisit d’aller vivre à Paris, James Guitet vint le rejoindre. Ils partagèrent la même mansarde. James réussit le concours de professeur
Écrits de Michel Ragon.
Sophie Mokhtari
INHA-Coll. Archives de la critique d’art, Rennes.
Michel Ragon La victoire d’un insoumis
Avec Les Mouchoirs rouges de Cholet, Michel Ragon a acquis à partir des années quatre-vingt une grande renommée littéraire. Paradoxalement, un écrivain populaire peut rester méconnu. C’est le cas de Michel Ragon qui, en littérature, est souvent associé par erreur au genre régionaliste.
21 1. Les Américains, Albin Michel, 1959, p. 247. 2. La Mémoire des vaincus, Albin Michel, coll. « Le Livre de Poche », 1990, p. 273. 3. Ibid., p. 316. 4. « Toutes mes fées s’appellent Mélusine », dans Enfances vendéennes, Éditions OuestFrance, 1990, p. 76. 5. Ibid., p. 75. 6. Ibid., p. 79. 7. « Monsieur Georges et son si joli petit cheval », dans Enfances vendéennes, op. cit. note 4, p. 89. 8. « Le zouave du SacréCœur », ibid., p. 41. 9. L’Accent de ma mère, Plon, 1989, p. 163. 10. Dans Cosmopolites, Imprimerie des poètes, coll. « Caractères », 1952. 11. « Le père Sourisseau, sa brouette et ses sabots », dans Enfances vendéennes, op. cit. note 4, p. 16. 12. Ibid.
« Un artiste vivant, un artiste créateur, est toujours un empêcheur de danser en rond 1. » Oui, l’auteur est vendéen. Oui, il est insubordonné. Plus précisément, la révolte du romancier est d’abord une résistance à l’oubli, un refus du silence. Ainsi, quand on lit ces lignes extraites de La Mémoire des vaincus, on imagine que l’auteur parle aussi pour lui-même : « Puisque vous publiez des livres, vous devriez diffuser ce témoignage. La mémoire des vaincus se perd. Nul mieux que vous ne peut la sauver 2. » Et si l’on devait résumer la métamorphose de cet enfant solitaire en conteur intarissable, il conviendrait certainement de partir de cette prise de conscience définitive : « Seule l’écriture sauve la mémoire 3. » Elle seule peut garder le souvenir des vaincus de l’Histoire. Par amour pour Mélusine
Un torrent de paroles sort de la bouche du petit homme. C’est un appétit d’ogre pour les mots, les récits. Il est d’abord le protagoniste de sa propre épopée, qui commence parmi les arbres de Vendée car la rencontre émerveillée avec les livres est indissociable d’une forêt légendaire : « C’est en forêt de Mervent que j’ai acquis, grâce à mon amie, deux appétences qui ne me quitteront jamais : le goût de la lecture et le goût des promenades solitaires 4. » Enfant, Michel Ragon est entré dans la littérature par amour pour Mélusine, l’âme de cette forêt : « Si ma grand-mère m’apprit à lire, cette jeune fille m’ouvrit les yeux sur le contenu des livres, sur la mémoire qu’ils transmettent, sur le rêve qu’ils déclenchent, sur l’esprit qu’ils animent 5. » « Elle a été ma première fée, celle qui m’a offert la clef des livres, la clef du savoir. D’autres sont venues plus tard mais toutes mes fées s’appellent Mélusine 6. » Comme dans les contes arthuriens, la forêt est pour Ragon une magicienne et son charme, il le sait, agit particulièrement sur les écrivains : « En 1940, trois cent mille Belges s’étaient repliés dans les deux départements des Charentes. Parmi eux, Simenon […]. Après l’Armistice, il décida […] de s’installer en forêt de Mervent où il serait tranquille pour travailler. “Cette forêt, écrit-il, m’avait enchanté” 7. » La forêt de Mervent devient donc un lieu fondateur : « Je te reconnais, tu seras écrivain ! », semble-t-elle dire à l’orphelin de père, au fils unique de la couturière. Mélusine, la fée ensorceleuse de ces bois, poursuivit de sa malédiction les Lusignan, irrémédiablement coupables de la faute commise par leur aïeul. Mélusine, dont l’amour fut aussi indestructible que la haine qu’elle voua à son amant, est un monstre hybride. Mélusine, souveraine des bois et des étangs,
est un être de dualité, comme ses enfants que Michel Ragon retrouve dans sa propre famille d’élection : « Ah ! que j’aime ces fous, ces francs-tireurs, […] tous ces en dehors, tous ces inspirés, tous ces inconscients, tous ces possédés, tous ces toqués des grandes causes et des petits bénéfices, tous ces échappés de la quotidienneté conforme, tous ces chimériques, ces éperdus, ces extravagants, ces excentriques, ces mabouls, ces obsédés d’un idéal qui les dépasse ; qui les dépasse mais ils courent après, ils courent à perdre haleine, à perdre l’esprit, à perdre vie 8. » Mélusine, fée saturnienne, place l’écrivain sous le signe ambivalent de l’émerveillement et de la tristesse. Elle est un paysage intérieur, que Ragon partage avec sa mère et les gens de Vendée : « Il semble d’ailleurs que cet ennui, elle le traînait de loin, de très loin, de la nuit des temps. Il m’a longtemps grappigné moi aussi, m’entraînant dans d’immenses plaines de mélancolie 9. » Mélusine donne à la poésie de Ragon les accents d’une confidence douloureuse, comme dans cet extrait d’un poème intitulé « Mal du pays 10 » : « Suis-je de ces marais desséchés cet été / Suis-je de ce Val de Loire / […] J’ai le mal du pays mais quel est ce pays ? / Je n’aime que les carrefours où les races se mélangent / […] J’ai horreur des foyers immobiles / et je pleure comme un enfant perdu / lorsque je m’arrête quelque part / j’ai le mal du pays / Mais de quel pays ? » La mémoire d’une Vendée vaincue
« Aujourd’hui, Fontenay-le-Comte a doublé son nombre d’habitants et l’on ne voit plus personne dans les rues. Le désert. Personne ne chante. On se referme. On s’évite 11. » Cette désertification que déplorait Michel Ragon ne cesse d’empirer aujourd’hui. Cependant, des rues désertes de la ville, l’écrivain tentera de faire ressurgir mille éclats de voix. Celle des artisans, des processions de la Fête-Dieu et du 14 Juillet, celle du rire de la grand-mère et celle des tantes. Par le travail continu de l’écriture, le poèteromancier chemine à tâtons dans les méandres d’une mémoire collective qu’il débusque et défriche. Arpenteur obstiné de temps révolus, il exprime un refus d’abdiquer devant l’Histoire officielle, et sa rébellion culmine dans la transfiguration du présent. Elle est une traversée prométhéenne, un voyage express dans le passé : « La petite ville de mon enfance bruissait d’une activité artisanale intense. Il y avait les hommes du cuir et les hommes du drap, les hommes de la laine et les hommes du fer. Tous travaillaient à moitié dehors, un pied à couvert et un pied dans la rue 12. » Dans ses fresques vendéennes, Michel Ragon scrute avec minutie chaque détail de l’ordinaire. Ainsi, les matériaux et les outils du travailleur manuel sont soigneusement répertoriés et les tâches du quotidien font l’objet de désignations étonnamment diversifiées.
Thierry Maricourt
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Michel Ragon, libre et libertaire Michel Ragon s’est toujours méfié de l’engagement politique lorsque celui-ci se résumait à une adhésion formelle à un camp ou à un parti. « Je n’aime pas beaucoup les associations. J’ai toujours peur des associations d’anciens combattants. Je préfère les nouveaux combattants 1. » Ce qui ne l’a jamais empêché d’affirmer haut et fort les idées qui lui tenaient à cœur, que l’on peut facilement qualifier de libertaires. Mais de soutien direct à une organisation, de blanc-seing accordé à ses meneurs, nenni ! Plutôt être le président de la Société protectrice de l’humour (en 1967), ce qui n’est pas neutre mais ne restreint pas la liberté d’expression, que membre de telle ou telle coterie politique, forcément de gauche quand on est un acteur culturel, à laquelle il convient de rendre des comptes. Des adhésions symboliques, parce que l’engagement est souvent nécessaire, moins convenues que l’achat d’une carte à un organe politique. Michel Ragon n’a pourtant jamais joué son effarouché lorsqu’il s’est retrouvé confronté à une idéologie. « Montant » à Paris au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il rejoint tout naturellement les anarchistes, sympathisant avec eux au point de vite appartenir à leur grande petite famille. Le premier anarchiste avec lequel il correspond et qu’il rencontre dans la capitale est Henry Poulaille. Autodidacte, devenu écrivain (Le Pain quotidien, Pain de soldat, etc.) et à présent chef du service de presse des éditions Grasset, Poulaille met son entregent au service de la littérature prolétarienne, parvenant à faire publier divers noms qui aujourd’hui encore font référence dans le domaine. La littérature prolétarienne 2 ? Quand des prolétaires, autrement dit des salariés de divers statuts, parlent de leur vie et en particulier de leurs conditions de travail. Foncièrement libertaire dès lors qu’elle n’est pas associée à un parti politique, qui ne peut que la détourner de son objectif. Écrire, selon la conception de Poulaille et du Groupe prolétarien dont il est le principal animateur, est un acte politique, et ce, au-delà du message véhiculé. Écrire, pour un ouvrier ou un paysan, ou encore pour un enseignant du primaire comme Ludovic Massé ou pour une femme forte tête comme la Néerlandaise francophone Neel Doff, c’est prendre sur son temps libre, si rare, afin de témoigner d’une réalité, les conditions de vie des humbles. C’est se mettre debout, s’exprimer, dire j’existe et ma parole n’a pas moins de valeur que celle des oisifs qui envahissent les librairies. Littérature de témoignage, position de classe, autour de laquelle s’articulent les écrits de ces réprouvés de la culture officielle. C’est cette définition que retient Henry Poulaille, et que Michel Ragon fera sienne. Elle s’oppose à la littérature « réaliste soviétique » mise en place par le Parti communiste et ses satellites au sein notamment de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR, 1932), avec une représentation magnifiée et donc erronée du prolétariat. Pour Poulaille, le fait de s’exprimer quand on se situe au bas de l’échelle sociale est un acte libertaire en soi. Le contenu importe, bien entendu, mais de façon presque secondaire. Poulaille est né en 1896, Ragon en 1924. La différence d’âge entre les deux hommes est importante et implique que le premier fasse quelque peu office de père pour le second : « un très réel père adoptif 3 ». Mais à cette époque (début 1946) Ragon fait également la connaissance de l’historien du mouvement ouvrier Édouard Dolléans (1877-1954), qui n’est pas libertaire et l’encourage à reprendre des études pour dégoter un poste de bibliothécaire ou d’enseignant à l’Université – le quotidien serait ainsi assuré. Chaleureuse attention, presque
← Michel Ragon avec les dessinateurs humoristes Jean-Pierre Desclozeaux et Topor, Avignon, 1976. Coll. part. DR.
— 1. Michel Ragon, Ma Vendée (entretiens avec Maurice Chavardès), Christian de Bartillat, 1994. 2. Voir la revue Fragments, née en 2020, au lendemain immédiat du décès de Michel Ragon, qui se consacre à la littérature prolétarienne. 3. Michel Ragon, D’une berge à l’autre, Albin Michel, 1997.
La Petite Bibliothèque CoBrA avec au premier plan la monographie sur Atlan par Michel Ragon, 1950. © Photo Bernard Renoux.
Benoît Decron
Ragon, prolo autodidacte et ami des peintres : Chaissac, CoBrA et les hérétiques
Le peintre Pierre Soulages célébrait en 1997 son amitié avec Michel Ragon : « En 1948 dans un grand hebdomadaire artistique ont paru quelques articles surprenants et drôles sur des artistes généralement ignorés de ce journal. C’était l’arrivée de Michel Ragon. » Il évoquait ses rencontres avec ces artistes marginaux : tous deux se voyaient comme des provinciaux, « des sortes d’émigrés de l’intérieur 1 ».
43 Portrait de Michel Ragon, années 1950. Coll. part. DR. — 1. Pierre Soulages, « Hors des lieux communs », dans Michel Ragon parmi les siens, Bassac, Plein Chant, 1998, p. 33. 2. Michel Ragon, Journal d’un critique d’art désabusé, Paris, Albin Michel, 2013, p. 75. 3. Cet ouvrage creuse l’écart du métier de critique entre l’après-guerre et maintenant : « Je ne suis pas ébahi, mais je ne cours plus assez vite pour être à l’avant-garde. » (P. 85.) En 1956, Ragon publiait le roman à clefs Trompe-l’œil (Albin Michel) traitant sur le vif des jeunes artistes, de la fin du monde montparno, du marché. Il était le critique Fontenoy. 4. Michel Ragon, D’une berge à l’autre, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 132. 5. M. Ragon, op. cit. note 2, p. 71. 6. Michel Ragon, Le Regard et la Mémoire. Portraitssouvenirs de Atlan, Poliakoff, Dubuffet, Chaissac, Fautrier, Hartung, Paris, Albin Michel, 1998, p. 125. 7. Michel Ragon, Expression et non-figuration, problèmes et tendances de l’art d’aujourd’hui, Paris, éditions de la revue Neuf, 1951. 8. M. Ragon, op. cit. note 4, p. 135. 9. M. Ragon, op. cit. note 6, p. 105. Jean Rougerie, éditeur de la revue Centres, a sans doute joué lui aussi un rôle dans ce rapprochement. Joseph Bonnenfant, journaliste à Ouest-France, serait le premier à avoir consacré un article à Chaissac, en 1946.
Un prolétaire dans les galeries
Mais qui était ce Michel Ragon, débarqué à Paris en septembre 1945 et dont Soulages affirmait qu’il voyait la peinture avec ses yeux et non avec son intellect ? Un jeune homme assurément qui aimait l’art et la littérature, ignorant tout du métier de critique d’art, ce qu’il devint par passion. Un métier en succédant à un autre : manœuvre, peintre en bâtiment, commis libraire, bouquiniste… En 1947, à 23 ans, Michel Ragon avait publié le remarqué Écrivains du peuple et gravitait dans le milieu prolétarien, entre feu sacré et fibre protestataire. C’était un prisme, grossissant comme réducteur, pour cet autodidacte ancien prolo 2 qui, malgré le succès de ses romans, se vit comme un mouton à cinq pattes. Publié en 2011, son Journal d’un critique d’art désabusé se fit l’écho de son aventure, sur le mode distant et lucide 3. « En ce temps-là les critiques d’art ne sortaient pas de l’École du Louvre ni de l’École normale supérieure. Ils n’étaient ni universitaires ni muséographes. Mes humanités, je les ai faites essentiellement, de 1945 à 1949, dans quatre galeries d’art : Drouin, DeniseRené, Colette-Allendy, Lydia-Conti 4. » Ragon s’était intéressé à Élie Faure (Histoire de l’art), Henri Focillon (La Vie des formes), André Malraux (Les Voix du silence), des sources classiques 5. Il poursuivait son apprentissage là où nul ne l’attendait. Le monde de l’art disposait de peu de revues spécialisées telles ARTS (les Wildenstein, André Parinaud) ou L’Art d’Aujourd’hui et ART D’AUJOURD’HUI (André Bloc)…
Michel Ragon participa dès 1953 à la rédaction de la revue Cimaise, ouverte à la jeune génération. Le milieu de l’art, conservateurs, critiques, gens de lettres, certains artistes, un entre-soi pétri de certitudes avant-gardistes, n’a pas à notre sens bien évalué Ragon. Fils d’une ravaudeuse de Fontenayle-Comte, il n’était pas né coiffé, avec une cuillère en argent dans la bouche. Sa discrétion n’avait d’égale que son travail acharné : combien d’expositions montées en galeries sans être crédité ? Nous le suivrons avec Gaston Chaissac, les CoBrA et quelques hérétiques. Gaston Chaissac, « paysan perverti »
Aimanté par le monde de l’art et gardant ses distances, Gaston Chaissac pouvait écrire à Michel Ragon en décembre 1950 : « La critique d’art, cela ne vous conduira qu’à une réputation de parfait imbécile 6. » Sans doute avait-il lu la citation de Blaise Cendrars, « La critique d’art est aussi imbécile que l’espéranto », en tête de son premier essai sur l’art, Expression et non-figuration 7. Chaissac raillait les avant-gardes, qu’il avait approchées à Paris en 1936 chez le sculpteur Otto Freundlich, puis à Saint-Rémyde-Provence en 1942 chez le peintre Albert Gleizes, nourrissant un projet de phalanstère d’artistes. Plus tard, c’était Dubuffet et son art brut : l’enrôlement flirtait avec l’ambiguïté, ouvrait un fossé. Pour Chaissac écrivant à la France entière qui lui répondait, Paris restait le phare, avec ses correspondants, un miroir gratifiant. Pour Ragon, Paris était la ville des nouveautés, avec ses proches, Jean-Michel Atlan, Hans Hartung, Pierre Soulages – « un des plus grands chocs de ma vie rétinienne 8 »... Pour Chaissac, la critique se résumait à la lecture de revues de poésie, à L’Architecture d’Aujourd’hui et à ce qu’il recueillait d’échos chaleureux de ses correspondants. Elle surgissait prosaïquement, littéralement dans le village dans lequel il se sentait incompris. Gaston Chaissac aurait été recommandé à Michel Ragon en 1946 par le très prolétarien Tristan Rémy : « Puisque tu es vendéen comme lui 9 ». Connu depuis 1944 par ses lettres envoyées à des écrivains de La Nouvelle Revue Française (Jean Paulhan, Raymond Queneau...), il piqua l’intérêt d’un Ragon sur orbite d’un monde social supposé semblable au sien. Il y avait là deux mondes différents : une maison d’édition prestigieuse, la société plébéienne. Les échanges entre les deux hommes étaient riches et incarnés, versant pourtant dans l’aigre-doux sur certains sujets : le musée de l’Abbaye Sainte-Croix possède quarante-sept lettres de Gaston Chaissac données par Michel Ragon en 1983. En 1946, Michel Ragon publiait dans la revue d’Henry Poulaille Maintenant, sous-titrée Cahiers d’Art et de Littérature, « Gaston Chaissac. Esthète
Hélène Jannière
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De la critique d’art à la critique de la ville Michel Ragon au-delà du GIAP
Le nom de Michel Ragon critique d’architecture demeure associé au GIAP (Groupe international d’architecture prospective), qu’il avait fondé en 1965. Ses engagements pour l’architecture et l’urbanisme sont néanmoins plus larges, révélant la complexité et la richesse de sa pensée sur l’architecture et la ville. Michel Ragon publia son premier ouvrage sur l’architecture, Le Livre de l’architecture moderne, en 1958. De cette date à la fin des années soixante-dix, il se consacra inlassablement à la critique d’architecture. Au-delà de la défense, à partir de 1962, des architectes « prospectifs 1 », son regard se porta dès les années soixante sur les problèmes d’urbanisme de l’agglomération parisienne, puis sur les relations entre architecture, ville et questions sociales. Ses préoccupations de critique d’art, activité qu’il continua d’exercer, s’exprimaient également dans son combat pour l’intégration des arts à l’architecture et à la ville. Dans plusieurs ouvrages et entretiens, Michel Ragon a raconté sa découverte en 1956 de l’Unité d’habitation de Marseille (1947-1952) comme une véritable révélation par et pour l’architecture : la préparation de l’exposition d’arts plastiques que, critique d’art déjà reconnu, il y organisa, le conduisit à y séjourner. Bâtiment à la fois emblématique et contesté de la Reconstruction, le grand vaisseau édifié par Le Corbusier associe la puissance de la construction qu’expriment les piliers du rez-de-chaussée et la stricte rationalité traduite dans la rigueur géométrique de la façade, à la liberté des objets sculpturaux de béton brut, sculptures fonctionnelles qui peuplent son toit. Une forme de synthèse que Michel Ragon ne cessa de défendre, lorsqu’à partir de 1957 il se consacra progressivement à la critique d’architecture, puis à son histoire. Ragon prêtait à l’architecture un pouvoir singulier : « L’architecture moderne fait comprendre l’art moderne. Le décalage entre le public et les arts actuels provient en partie de ce que le public voit des œuvres du xxe siècle alors qu’il vit toujours comme au Moyen Âge (ou presque). Ainsi, lorsque nous avons présenté une exposition d’art abstrait à Marseille, l’été 1956, sur la terrasse de l’Unité d’habitation Le Corbusier, les habitants ont été beaucoup moins choqués que les visiteurs par les tableaux exposés. Ils étaient déjà habitués à vivre dans leur siècle 2. » Il faudrait sans doute tempérer la soudaineté de la « révélation » advenue grâce au bâtiment corbuséen : malgré l’admiration que Ragon éprouvait pour l’architecte franco-suisse, son intérêt pour l’architecture avait également d’autres ancrages. Certains de ses récits sur les origines de son passage à la critique d’architecture mentionnent son amitié, depuis son adolescence nantaise, avec le peintre Martin Barré (1924-1993), fils d’architecte, qui aurait éveillé son intérêt pour l’art d’édifier 3. Mais, plus encore, Ragon se passionnait pour les utopies architecturales et urbaines du xixe siècle, qui croisaient l’intérêt forgé dans sa jeunesse pour la littérature prolétarienne. Cela transparaît dans le premier tome de l’Histoire mondiale de l’architecture moderne comme dans son œuvre littéraire : Un si bel espoir (1998) met en scène sous les traits du personnage principal l’architecte Hector Horeau (1801-1872), précurseur malheureux de l’architecture de
← Affiche du premier festival de l’Art d’avant-garde, Marseille, 1956. Coll. part. © Photo Bernard Renoux.
— 1. Les rapports de Ragon avec le GEAM (Groupe d’étude d’architecture mobile) et le GIAP ont été documentés par des travaux fondés sur l’archive : voir les essais de Cornelia Escher et de Roula Matar-Perret dans Richard Leeman et Hélène Jannière, Michel Ragon critique d’art et d’architecture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 2. Michel Ragon, Le livre de l’architecture moderne, Paris, Robert Laffont, 1958, p. 59. 3. Voir Michel Ragon, D’une berge à l’autre. Pour mémoire, 1943-1953, Paris, Albin Michel, 1997 et Id., J’en ai connu des équipages, entretien avec Claude Glayman, Paris, Jean-Claude Lattès, 1991.
Jacques Boislève
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L’étrange et impossible Vendée Vendéen, Michel Ragon ? Oui, vraiment. Mais un drôle de Vendéen, pour qui les guerres de Vendée et la Commune de Paris pourraient bien s’être construites sur un même schéma : celui du soulèvement de la terre, côté champs, et des prolétaires, côté ville. Tout à la fois rebelle et fidèle, Michel Ragon nous offre avec ce tardif mais providentiel retour aux sources une véritable épopée où tout est dit de la Vendée. Les Mouchoirs rouges de Cholet, La Louve de Mervent, Le Cocher des Boiroux, L’Accent de ma mère, Ma sœur aux yeux d’Asie : comment extraire en quelques feuillets la quintessence des cinq volumes de cette vaste saga familiale, grande fresque qui se déploie sur deux siècles ? Récits plus que romans historiques, reclassés ici non selon leur date de parution (c’est en toute logique L’Accent de ma mère qui ouvre la série, en 1980) mais dans la chronologie des événements. Cinq ouvrages majeurs auxquels on peut en ajouter un sixième : 1793, l’insurrection vendéenne ou les malentendus de la liberté. Ce dernier livre, plus didactique, apporte, à l’approche du Bicentenaire de 1793, un précieux éclairage sur cette « impossible Vendée ». Vinrent ensuite un septième ouvrage avec Les Coquelicots sont revenus, puis un huitième avec Un rossignol chantait, et enfin un neuvième, La Ferme d’en haut. Neuf qui font dix, car il faut impérativement ajouter à cette suite vendéenne Le Marin des Sables, roman qui s’inspire de la vie aventureuse de l’Olonnois, paisible saunier des marais côtiers fuyant les persécutions religieuses, devenu à son tour impitoyable flibustier. Cette échappée outre-Atlantique du Marin des Sables a pour pendant l’Extrême-Orient où l’on retrouve, dans Ma sœur aux yeux d’Asie, le propre père de Michel Ragon, marsouin au pays des dragons, sous son avatar romanesque, Aristide. Valet de ferme intégrant les troupes coloniales pour échapper à sa condition, ce fils de chouan se retrouve plongé dans l’enfer délétère de la jungle cochinchinoise, se battant là bien malgré lui à front renversé, le corps expéditionnaire incendiant des villages et massacrant, tout comme Turreau le fit en Vendée : « Étrange […] qu’il n’apparut dans aucune de ses lettres le moindre trouble moral à propos des villages canonnés, des paillotes brûlées et des cadavres d’indigènes retournés face au ciel d’un large coup de godillot. » La Vendée Puy du Fou rechaussant ses gros sabots et celle du Vendée Globe on ne peut plus ouverte sur le grand large (Extrême-Orient dans Ma sœur aux yeux d’Asie, Amériques avec Le Marin des Sables, Afrique dans La Ferme d’en haut) : ce sont là les deux faces d’une même Vendée, tout aussi opposables qu’inséparables, dont Michel Ragon offre une passionnante rétrospective, pleine d’imagination et nourrie de bout en bout de souvenirs de famille. Les Vendéens, comme lui-même nous le dit dans L’Accent de ma mère, « on les dirait imperméables à l’aventure et pourtant, régulièrement, ils se lancent collectivement dans les aventures les plus folles », saisis comme son père (et lui-même) par « la maladie de la bougeotte ». La résurrection
« Après la mort vient la résurrection », écrit Michel Ragon dans Les Mouchoirs rouges de Cholet. Ce livre, récit emblématique de sa Vendée, raconte l’histoire d’une renaissance doublée d’une utopie. Une renaissance, cette formidable revanche des berceaux, « surtout en ces temps où la
← Le massacre des Lucs-sur-Boulogne pendant la guerre de Vendée le 28 février et le 1er mars 1794. Vitraux de Luc Fournier dans l'église des Lucs-sur-Boulogne. © Photo Bernard Renoux.