303 133 cartes et cartographie extraits

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Cartes et cartographie


___ Dossier Cartes et cartographie ___

Invitée de ce numéro : Emmanuelle Chérel

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– L’espace (critique) de la carte

___Emmanuelle Chérel, historienne de l’art et enseignante à l’école des beaux-arts de Nantes 08

303_ n° 133_ 2014_

__ Sommaire

– Entre imaginaire et réalité : l’intention cartographique Philippe Rekacewicz, géographe, cartographe, information designer et journaliste,

co-animateur du site visionscarto.net ___ 16

– Du papyrus à Open Street Map Instrument, objet, média

___Patrick Poncet, géographe, créateur des agences de conseil Mapsdesigners et QualCity 22

– Qu’est-ce que la sémiologie graphique ?

___Jean-Paul Bord, géographe, cartographe et géomaticien 26

– Les Pays de la Loire et les cartes : quels besoins ?

___Christian Pihet, géographe, université d’Angers 30

– Nantes et la carte : histoire d’un long mensonge ?

___Alain Croix, historien 40

– Julien Gracq et la « chambre des Cartes »

___Anthony Poiraudeau, écrivain 44

– Existe-t-il une cartographie subjective ?

___Frédéric Barbe, géographe, auteur et éditeur 48

– Le tournant spatial de l’art : quand l’artiste se fait cartographe

Aline Caillet, maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Paris I ___ 56

– Refaire le monde

___Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art 65

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– Notices bibliographiques


___ Carte blanche ­ ___

67 – Artiste invité : Laurent Tixador ___ 72

– Man vs territoire

Mai Tran, auteure, chargée des éditions à l’école des beaux-arts de Nantes

___ Chroniques ­ ___

Architecture

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– Ici, ailleurs...

___Christophe Boucher, architecte Art contemporain

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– Espèces d’espace

___Éva Prouteau Bande dessinée

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– La chambre des héros

François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – médiathèque de Mazé ___ Littérature

85

– De l’Amérique et de Saint-Florent-le-Vieil

___Alain Girard-Daudon, libraire Patrimoine

88

– Mémoires de guerre

___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine Spectacle vivant

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– Roses Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions

> Composition à partir de La Chasse au Snark, Lewis Carroll, 1876. Illustrations d’Henry Holiday. Il avait, de la mer, acheté une carte
 Ne figurant le moindre vestige de terre ; Et les marins, ravis, trouvèrent que c’était
 Une carte qu’enfin ils pouvaient tous comprendre. De ce vieux Mercator à quoi bon Pôle Nord,
 Tropiques, Équateur, Zones et Méridiens ?
 Tonnait l’Homme à la Cloche ; et chacun de répondre :
 Ce sont conventions qui ne riment à rien ! Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps
 Et ces îles ! Remercions le Capitaine
 De nous avoir, à nous, acheté la meilleure –
 Qui est parfaitement et absolument vierge !

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Dossier Cartographie ___

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Dossier Cartographie / Éditorial / Emmanuelle Chérel / 303

L’espace (critique) de la carte __

Emmanuelle Chérel ____ Il n’existe pas de vérité cartographique, mais de multiples manières de rendre compte du monde. ____ La carte est un objet complexe et familier, difficile à définir tant il se rattache à des savoirs et des disciplines multiples et hétérogènes. Si les cartes n’ont cessé d’exercer toutes sortes de fascinations, de faire rêver et voyager, d’ouvrir nos fantasmes au désir d’inconnu, d’aventures, d’ailleurs, elles ont avant tout été des outils pour déchiffrer, ordonner le monde, et par là même le définir. Elles permettent de signaler, de repérer, de déterminer la position des choses et des êtres dans l’espace, de classer, de fixer, de conserver les informations, de retranscrire et de cerner les composants d’un territoire, de le produire 1, de le narrer avec ses parcours et itinéraires, ou de le séparer. S’il existe des traditions et des langages différents dans l’histoire de la cartographie 2, cette dernière s’est affirmée en Occident comme une entreprise scientifique basée sur les notions d’objectivité et d’observation. La cartographie moderne a été un outil géopolitique et stratégique, révélant notamment les règles de production de l’espace (contrôle du sol, quadrillage, balisage, logique d’aménagement) et faisant reconnaître l’autorité et la loi de l’ordre 3. Elle convoque les questions de l’espace et de l’identité, du lieu et de l’appartenance. Au xixe siècle, elle fut un instrument au service de la délimitation des États-nations, des conquêtes territoriales et militaires, et de la matrice idéologique et spatiale du monde contemporain. La carte est une « représentation symbolique fondée sur un langage, caractérisée par la construction d’une image analogique de l’espace représenté 4 ». Une image qui résume l’espace en une surface généralement bidimensionnelle aisément maîtrisable par l’œil et par la mémoire pour rendre le monde visible, lisible et intelligible. Plus encore, la carte est « un objet – en plan, en relief, naturel, artificiel, mobile, immobile, monumental, éphémère – utilisant un ou plusieurs matériaux, une ou plusieurs techniques », qui entretient des rapports complexes avec son référent. Résultat d’un processus d’abstraction, elle révèle notre relation à l’espace, le processus de sa construction à travers nos conceptions spatiales, et « véhicule des savoirs sur le monde 5 » qu’elle constitue, analyse et synthétise au moyen de méthodes et de codes. La carte est donc un discours 6 qui a souvent tendance à dissimuler son auteur, à le faire disparaître. Elle naturalise ce qu’elle représente, sacrifie une partie de l’information, et fait comme si les choses s’exprimaient directement à travers elle. Le monde est mis en images à travers un « alphabet cartographique » de formes et de concepts, une sorte de « grammaire visuelle » qui nous semble aller de soi – globe terrestre, continents, frontières nationales, équateur et méridiens, faisceaux

___ 1. Cauquelin, Anne, Le site et le paysage, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 185. ___ 2. Castro, Teresa, La pensée cartographique des images, cinéma et culture visuelle, Lyon, Arléa, 2011. ___ 3. Certeau, Michel de, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 173. Depuis le XVIe siècle, la carte a collationné sur le même plan des lieux hétérogènes, générant « l’effacement des itinéraires qui [...] assurent les passages ». ___ 4. Levy, Jacques et Lussault, Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. ___ 5. Jacob, Christian, L’empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992, p. 136. ___ 6. Wood, Denis, The Power of Maps, New York, Guilford Press, 1992.

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303 / Dossier Cartographie / Éditorial / Emmanuelle Chérel

___ 7. Monsaingeon, Guillaume, Mappamundi, art et cartographie, Parenthèses, 2013, p. 49. ___ 8. Rekacewiz, Philippe, Introduction GNS: global navigation system, Paris, palais de Tokyo, Cercle de l’art, 2003, p. 10. ___ 9. Tiberghien, Gilles, Finis terrae – imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p. 10. ___ 10. Brayer, Marie-Ange, « La carte lacunaire ou l’impossible taxinomie du lieu », Exposé, no 1, 1993, et « Mesures d’une fiction picturale : la carte de géographie », Exposé, no 2, 1994. ___ 11. Rogoff, Iritt, Terra Infirma, Geography’s visual culture, Londres, New York, Routledge, 2000. ___ 12. Sur le concept de borderlands, voir Soja, Edward, Thirdspace: Journeys to Los Angeles and other real or imagined places, Oxford, Basil Blackwell, 1996. ___ 13. Voir l’exposition Atlas critique, conçue par Le Peuple qui manque, Pougues-les-Eaux, 2012. ___ 14. Voir les théoriciens postmodernes ou postcoloniaux et les géographes critiques : J. Pickles, D. Harvey, G. Derek. ___ 15. Westphal, Bertrand, La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007. ___ 16. Soja, Edward, Postmodern Geographies – The Reassertion of Space in Critical Social Theory, Los Angeles, Haymarket series, 1989. ___ 17. Harley, Brian, The New Nature of Maps: Essay on the History of Cartography, Baltimore, J. Hopkins, University Press, 2001, p. 385. ___ 18. Certeau, op. cit. note 3 : « Là où la carte découpe les récits traversent. » ___ 19. Quiros, Kantuta et Imhoff, Aliocha (dir.), Géo-esthétique, Paris, B42, 2014.

horaires, projections géométriques déformantes, échelles trompeuses et conventions graphiques bizarres 7 – et qui, pourtant, depuis son apparition, se renouvelle en permanence. Loin de n’être que des réductions littérales, des relevés inertes et objectifs, les cartes « scientifiques » sont donc des formes de savoir socialement et historiquement construites, déclinant l’espace et défendant des visions. Elles constituent de redoutables instruments de propagande pour les instances qui les produisent, les utilisent et en contrôlent la diffusion. Elles peuvent manipuler « des constructions intellectuelles plus ou moins défendables dont s’emparent les protagonistes producteurs de cartes que sont les États, les multinationales, les grands lobbies, les organisations internationales 8 ». Elles nous obligent à interroger sans cesse nos systèmes de références et ce qu’ils véhiculent. Actuellement, la fabrique cartographique (tel le Système d’Information Géographique) s’adapte aux nouvelles technologies et invente avec force de nouveaux modèles (projection, échelle, cadrage, signes, légendes). Cependant, la pratique cartographique ne se limite incontestablement pas à une accumulation de connaissances géographiques ou à l’exercice d’un pouvoir sur un territoire. La perception et la représentation de l’espace ne participent pas de l’évidence. Dans l’irréductible écart entre les cartes et le monde s’exerce l’imagination. Elle a toujours travaillé l’activité cartographique 9, qui peut de fait être une forme d’expression, un lieu de création visuelle et esthétique aux dimensions subjectives, abstraites et poétiques, une parenthèse spatiotemporelle à la réflexion et à la méditation sur le monde. La cartographie vit de cette sorte d’ambiguïté qui la situe à la confluence de la science et de l’art. Si la carte a souvent été considérée comme objectivant notre lien à l’espace, elle est, elle aussi, un récit où la part fictionnelle se mêle étroitement à la part factuelle et référentielle. La fabrique cartographique laisse une place importante au libre arbitre, qui suit des protocoles techniques et obéit à des conventions mais bénéficie aussi d’une liberté considérable dans l’agencement de son dessin, dans le choix des mots et des signes, des formes et des concepts hérités et réinventés. Les artistes se sont d’ailleurs largement approprié les formes cartographiques 10. Aujourd’hui, de nombreux concepts géographiques 11 tels que l’échelle, la frontière 12, la distance et le territoire 13 prolifèrent dans le champ de l’art 14, et une approche « géocritique 15 » des représentations de l’espace s’exerce dans certaines pratiques artistiques. Cette approche n’est pas sans lien avec les observations du géographe Edward Soja

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qui énonçait, dans un essai intitulé Postmodern Geographies 16, l’idée d’un « tournant spatial » comme phénomène interdisciplinaire signifiant une plus grande attention portée à l’espace dans les sciences sociales. Aujourd’hui, donc, des artistes (Hackitectura, Pedro Lasch, Horacio Zabala...) tentent de construire une nouvelle éthique de la carte, comme l’a proposé le géographe John Brian Harley 17 en mettant au jour ses impensés, ses angles morts, ses silences, et en extirpant son caractère idéologique, statique et normalisant. Leurs œuvres proposent une pensée de l’hétérogène, de la pluralité, de la polycentrie. Pour ce faire, elles détournent l’acte cartographique et ses codes, font surgir des cartes paradoxales d’où émergent des narrations, des « espaces de liberté, des perturbations frontalières, des récits imprévus 18 ». Il s’agit souvent de (re)donner aux cartes leur faculté de mettre en relation et de connecter, de repartir de la singularité du territoire ou encore de s’intéresser aux sujets déterritorialisés et aux géopolitiques nomades. La cartographie, en tant que discipline profondément imbriquée dans la production des récits de la modernité, de la rationalité et du positivisme, mais aussi de l’histoire du colonialisme et des récits nationaux, se trouve dès lors re-signifiée par l’invention de contre-cartographies 19. Et surgissent des formes inattendues de la connaissance qui invitent à penser des espaces communs et la différence. Ainsi donc, toute carte est une représentation historique, culturelle, symbolique, scientifique et esthétique, orientée et déformée du territoire. Un artefact pris dans un espace paradoxal entre objectivité et subjectivité, entre référentialité et fiction, qui met en tension des éléments divers et contradictoires. C’est la raison pour laquelle la cartographie ouvre l’espace de la critique et constitue un véritable objet pour la réflexion et la prospective. Chacune à sa manière, les contributions de ce numéro, au confluent de la géographie, de l’histoire, de l’art et des sciences politiques, entreprennent ce travail. ___ Emmanuelle Chérel est docteure en histoire de l’art contemporain, habilitée à diriger des recherches, membre du laboratoire de recherche Langages, actions urbaines et altérités de l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes. Elle travaille plus particulièrement sur les dimensions politiques de l’art. Après des études en géographie, en sociologie /  anthropologie et en histoire de l’art, elle privilégie des approches et des outils théoriques interdisciplinaires afin de restituer une proposition artistique au sein de son contexte d’apparition pour observer son caractère d’acte accompli dans le contexte d’une réalité historique. Enseignante titulaire en histoire de l’art à l’école supérieure des beaux-arts de Nantes Métropole, elle y mène le projet de recherche Pensées archipéliques.


A Continuing Survey of Syntactic Parsing, Emma Wolukau-Wanambwa, vol. XCVIII, 257, 630, no 298, 673 (432), détail, 2010. Courtesy de l’artiste. « Les classes moyennes anglaises continuent d'insister sur la normalité de leurs valeurs et pratiques, mais comme elles se sentent de plus en plus menacées, que leurs frontières sont redessinées, les débats sur ce qui est considéré comme normal sont de plus en plus intenses et acrimonieux. » Extrait de « My Artist’s Statement » dans Mapping It Out: An Alternative Atlas of Contemporary Cartographies, Hans Ulrich Obrist (éd.), Thames & Hudson, Londres, 2014.

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DES DENSITÉS

UNE NÉBULEUSE

La géographie du peuplement est la signature spatiale d’une société. Elle donne à voir à la fois le résultat d’une histoire pluriséculaire de l’occupation de l’espace, de ses découpages ancestraux, et le goût actuel pour l’urbanité, la vie citadine, ou au contraire sa mise à distance. Mesurant le nombre d’habitants par kilomètre carré dans chaque commune, la densité de population permet de saisir ces logiques. Mais au-delà des chiffres communaux qui peuplent en désordre la carte ci-dessus, il nous faut une image claire et lisible.

Une image telle que celle-ci est une forme de carte, au sens où elle représente sans effet de perspective visuelle – simplement vu du dessus – l’espace mesuré par ces chiffres de densité. Elle donne une certaine idée des Pays de la Loire, sorte de nébuleuse au sein de laquelle se détachent de brillants amas urbains, qui irradient de leur lumière les périphéries. Les confins ruraux du territoire sont quant à eux baignés d’une froide lumière bleutée. Cette carte de la densité de population incite à construire d’autres images du peuplement…

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© Patrick Poncet · mapsdesigners.com · 2014

PEUPLEMENT DES PAYS DE LA LOIRE


Du papyrus à Open Street Map Instrument, objet, média

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Patrick Poncet ____ Toute carte est un hybride, à la fois instrument pour   se repérer dans un monde inconnu, objet incarnant une idée spatiale et média permettant de parler d’un espace. Comment cela fonctionne-t-il ? ____ Il y a dans la carte quelque chose qui tient du spectaculaire. Peu nombreux sont ceux pour qui les cartes relèvent de l’anodin. Objets opaques pour ceux qui disent ne pas savoir les lire, elles ne sont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, de ces « transparences » du quotidien que l’on utilise sans y penser, parfois même sans s’en apercevoir. La carte est un écran paradoxal, qui révèle la réalité géographique tout en la masquant. S’en remettre à la carte, c’est faire confiance au système qui l’a produite, à sa pertinence, à sa capacité à rendre intelligible le monde sensible. Lire une carte est une aventure, une prise de risques. J’ai bien conscience de bousculer quelque peu l’idée reçue selon laquelle la carte serait un objet scientifique dont la qualité serait simplement affaire de performance technologique. Ce n’est pas le cas. Pas plus d’ailleurs que n’est vraie l’idée inverse selon laquelle la carte serait par nature un puissant moyen de manipulation des esprits, même si cela peut être un de ses usages. La réalité cartographique est plus subtile que cela. La carte est un objet hybride ; la cartographie est un art, mais un art qui sert à quelque chose. Elle tient en cela pour beaucoup du design, combinant l’impératif fonctionnel et celui d’une recherche esthétique, formelle et identitaire. S’il y a de la science et du progrès dans la cartographie, s’il y a de l’exactitude dans la carte, c’est donc surtout au regard des enjeux cartographiques, et donc des usages de la carte. Il est bien entendu facile de dénoncer l’inexactitude d’une carte routière, qui conduit à se tromper de chemin. Mais les cartes routières ne sont qu’une fraction de l’univers cartographique. Et il est bien plus difficile d’évaluer la qualité d’autres types de cartes dont la fonction n’est pas directement éprouvée dans une pratique aussi élémentaire que celle du déplacement. Mis à part les cartes routières, qui ressemblent d’assez près à des photographies aériennes sur lesquelles on aurait surligné les routes, à peu près toutes les autres cartes relèvent de types dont la fonction et le fonctionnement mettent en branle une mécanique subtile. Nombre de cartes vont même beaucoup plus loin, puisque non seulement elles ne cherchent pas à donner une image de la réalité, mais fabriquent cette réalité. C’est le cas par exemple d’un simple planisphère des États du monde, dont les tracés de frontières définissent ces dernières beaucoup plus qu’ils ne les constatent ou en enregistrent la trace dans le paysage – trace le plus souvent inexistante, la frontière étant seulement matérialisée aux points où on la franchit, sauf dans certains cas très particuliers.

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Erdapfel [Globe terrestre], Martin Behaim, détail, 1492 (Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg). D’origine tchèque, le cartographe travaille au Portugal et participe à au moins une expédition sur les côtes africaines. Ce pittoresque fac-similé est publié à Londres en 1908 dans l’ouvrage d’Ernst Ravenstein, Martin Behaim: his life and his globe. © Albert-Ludwigs – Universitätsbibliothek Freiburg.

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Nantes et la carte : histoire d’un long mensonge ? __

Alain Croix ___ Nantes est cartographiée depuis presque 2000 ans, mais cette très longue histoire est surtout celle de deux subjectivités : celle du cartographe et celle du lecteur. Un décryptage passionnant ! ___ Nous avons tous en mémoire les cartes fixées aux murs de nos salles de classe, et nous avons tous utilisé, jusqu’à l’invasion du GPS, une carte Michelin ou IGN. Voilà bien des cartes perçues comme précises, « objectives ». Or, même à des échelles proches, la carte touristique de l’IGN et la carte routière Michelin ne mettent pas en relief les mêmes informations ; en outre, sans que nous le percevions toujours, elles témoignent d’un moment historique : la banale apparition de l’autoroute, la construction d’un pont – Cheviré, Saint-Nazaire... – ou même, dans quelques cas exceptionnels, l’événement qui bouleverse la vie. L’édition 1945 de la carte routière Michelin no 63 indique ainsi les ponts détruits, les zones « en cours de déminage » de la ceinture nord de Nantes, et dessine la poche de Saint-Nazaire et ses lignes de défense. L’exemple est exceptionnel, certes, mais il faut bien comprendre que toute carte, toute représentation cartographique est un document daté, subjectif, et bien plus subtilement que nous ne l’imaginons, tout simplement parce que nous manquons de culture cartographique. Catherine Jourdan l’a joliment montré, comme le révèle l’article de Frédéric Barbe dans ce même numéro de 303, mais il peut être tentant de renvoyer cette subjectivité dans le registre de la création artistique. Regardons comment Nantes apparaît si nous sortons de notre vision européocentrique. Dès 1875, Victor-Adolphe Malte-Brun publie ainsi un Planisphère indiquant l’état des connaissances géographiques dont l’axe central n’est pas le méridien de Greenwich mais son opposé, au cœur de l’océan Pacifique, exactement comme dans certains atlas chinois contemporains. Le résultat, tout aussi « objectif » que les cartes des atlas français, fait de Nantes un bout du monde, au-delà duquel il n’y a plus que le Groenland... Cas particulier ? Certes pas. Nantes et plus largement la Bretagne sont aussi, sinon des bouts du monde, du moins des fins de terre quand on observe la représentation classique de la France, tellement figée dans l’« hexagone » que cette figure géométrique symbolise le pays sur les pièces d’un et deux euros. Pourtant, l’hexagone n’est aucunement une évidence : Élisée Reclus préférait l’octogone, Emmanuel de Martonne le pentagone. Et surtout, le succès de cet outil pédagogique inventé dans les années 1860 doit tout à la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871 : inculquer aux écoliers la forme de l’hexagone permet de montrer l’insupportable « illogisme » de l’absence des provinces de l’Est, le caractère antinaturel

ww Planisphère indiquant l’état des connaissances géographiques, Victor-Adolphe Malte-Brun, 1875. © Bibliothèque nationale de France.

Nantes fin de terre, Nantes bout du monde…

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Manger son quartier, Jepoy, une carte coproduite, éphémère et comestible du quartier du Breil à Nantes, 2010. Photo Marine Chereau.

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Existe-t-il une cartographie subjective ?

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Frédéric Barbe

Parler aujourd’hui de cartographie « subjective », c’est laisser penser que la cartographie dominante est d’abord « objective ». Le plus souvent, les usagers, qu’ils soient professionnels ou « ordinaires », considèrent la carte comme un outil scientifique : une carte, c’est l’objectivité, c’est vrai, c’est une description fonctionnelle de la réalité. Cette rationalité cartographique a cependant montré ses limites : diversité des projections, des échelles, des techniques et des registres d’information, mais aussi biais statistiques, politiques et idéologiques. Si la cartographie, lorsqu’elle montre ses choix et ses procédés, peut prétendre à une démarche d’objectivation, jamais elle n’est réellement « objective ». Outil de connaissance, de pouvoir et de contrôle, elle s’inscrit dans la subjectivité de ses auteurs, y compris dans le champ scientifique. C’est pourquoi parler de « cartographie subjective » n’est pas si facile.

La prolifération des objets cartographiques Paradoxalement, la cartographie subjective c’est peut-être d’abord la prolifération cartographique : il y a de plus en plus de cartes, de plus en plus diversifiées, comme le site Strange Maps 1 en rend compte, mais aussi des expositions, des atlas, des sites, un usage communicationnel de plus en plus dense. La data-visualisation, cette sorte de cartographie « automatique » qui serait, faussement, l’objectivité issue de l’Internet, vient encore la bousculer. Chacun de nous peut à son tour se cartographier : la géolocalisation, c’est aussi de la cartographie subjective. Nous avons aujourd’hui un grand bazar cartographique à notre disposition, du plus sérieux au plus farfelu, du plus émancipateur au plus totalitaire, du plus sensible au plus mathématique. Les limites entre la cartographie experte et les autres cartographies sont souvent poreuses. En renouvelant des objets bien connus comme la carte du Tendre ou les utopies, Charles Perron, qui est pourtant le créateur de la cartographie thématique, montre ici dès la fin du XIXe siècle l’existence d’objets cartographiques fort curieux.

Une place offerte à la cartographie des subjectivités La cartographie subjective, c’est aussi clairement l’extension des centres d’intérêt des cartographes, souvent dans une critique du monde de l’ingénieur et de l’aménageur. Témoignant d’approches sensibles, (géo)poétiques, alternatives, vernaculaires, fictionnelles, in situ, ces nouveaux objets cartographiques évoquent la psychogéographie, mais aussi l’observation participante, ou encore le dépassement du dualisme homme / nature si puissamment ancré dans la culture occidentale et toutes formes de créativité mobilisable au-delà de la carte en deux dimensions. Les cartographies subjectives ouvertes par Catherine Jourdan 2 auprès d’habitants adultes et enfants sont d’abord des processus : cette artiste et psychologue valorise les traces, l’empreinte

___ 1. Le site de Frank Jacobs collecte depuis 2006 des cartes « intrigantes » : réelles, fictionnelles et utopiques. http://bigthink.com/users/frankjacobs ___ 2. Catherine Jourdan anime le projet « Géographies subjectives » qui propose de cartographier son propre territoire. http://geographiesubjective.org

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Géographie subjective de Saint-Avé, Catherine Jourdan. Morbihan, brouillon étape 1, 2011.

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