303-181-Climats de l'ouest

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Climats de l’Ouest

Dossier

05 Éditorial

Anouchka Vasak, maîtresse de conférences en littérature française, université de Poitiers

06

La vigne et le glacier. Sonder les profondeurs historiques du climat

Fabien Locher, historien des sciences, des techniques et de l’environnement

12

Brève histoire du temps qu’il fait

Anouchka Vasak

20

Autonomie disciplinaire et inaction climatique

Philippe Rahm, architecte

26

Une architecture climatique encore à inventer

Jean-Philippe Defawe, journaliste

32

Climat : quels enjeux dans les Pays de la Loire ?

Virginie Raisson-Victor, présidente du GIEC des Pays de la Loire

38

Douceur angevine. L’observatoire météorologique d’Albert Cheux au couvent de la Baumette

Sévak Sarkissian, architecte-urbaniste

46

Vimers de mer. Les tempêtes anciennes sur la côte atlantique française

Jean-Luc Sarrazin, professeur émérite d’histoire médiévale, université de Nantes

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Coup de tabac

Guillaume Jan, journaliste et écrivain

60

Les sentinelles de Loire

Frédérique Letourneux, journaliste

66

Fabrice Hyber, la fabrique du climat

Entretien de Philippe Piguet, critique d’art, avec Fabrice Hyber, artiste

Carte blanche

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Artiste invitée

Aude Robert

80

Cartographies imaginaires

Marie Frampier, commissaire d’exposition et critique d'art

Chroniques

81

Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Daniel Morvan, Thierry Pelloquet, Anthony Poiraudeau, Éva Prouteau, Bernard Renoux, Pascaline Vallée

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Climats de l’Ouest »

Climats de l’Ouest

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Dossier
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Éditorial

Climat, lieu commun

Le mot « climat » a longtemps défini un lieu : une portion de terre entre deux parallèles. Aujourd’hui, s’il désigne la moyenne des états de l’atmosphère d’un espace donné, on parle le plus souvent de climat global, de climat de la planète, convoquant aussitôt l’image de la Terre vue du ciel. Pourtant, contemporains de la question posée par Bruno Latour, « Où atterrir ? », nous renouons dans le même temps avec l’échelle locale. Climat(s) renvoie d’ailleurs aux différents terroirs viticoles, certes bourguignons. L’occasion nous est donnée dans ce numéro de 303 de réfléchir le climat à l’échelle d’une région où la viticulture a aussi une place de choix. Les Pays de la Loire : voici notre lieu, un lieu commun, un pays aux identités multiples et fortes. C’est ainsi que nous voulons entendre ici le climat, « lieu commun » : passage obligé en raison de sa brûlante actualité, mais aussi territoire de partage où les enjeux locaux permettent de poser la question climatique en général. En procédant à un état des lieux même partiel, en considérant également le passé, pour envisager ensemble un avenir viable pour tous. Une des images de ce lieu commun est la Loire, « communauté vivante » : rencontrés par Frédérique Letourneux, Julien et Barbara, qui ont descendu le fleuve en canoë de sa source à l’estuaire, sont à l’origine du projet « Loire sentinelle ». Suivons-les dans leur interrogation sur notre responsabilité. Le diagnostic actuel est clairement posé par Virginie Raisson-Victor, chercheuse en géopolitique : records de température, épisodes de vagues-submersion et de gel précoce… Le territoire ligérien est le cinquième le plus touché par les « dérèglements climatiques ». L’avenir du moins est entre nos mains : d’abord celles des collectivités, mais pas seulement. Ce diagnostic rencontre le constat fait par plusieurs architectes. Philippe Rahm, auteur d’une Histoire naturelle de l’architecture, montre comment l’architecture, enfermée dans le principe de l’« autonomie disciplinaire » des années structuralistes, a manqué le climate turn. Jean-Philippe Defawe évoque l’échec relatif du projet du prix Architecture résiliente innovante, malgré quelques réalisations réussies comme l’isolation en paille du lycée d’Aizenay, en Vendée. En réalité, l’« agir humain sur le climat » (Fabien Locher) n’est pas une inquiétude nouvelle ; la crainte d’un refroidissement de la planète, provoqué par exemple par la déforestation, hante les réponses à l’enquête gouvernementale de 1821. La question climatique a toujours préoccupé les habitants, modestes ou savants. L’architecte-urbaniste Sévak Sarkissian nous raconte ainsi l’histoire du merveilleux observatoire météorologique du couvent de la Baumette, dominant la vallée du Maine, où Albert Cheux a réalisé quotidiennement des mesures et des relevés jusqu’à sa mort en 1914. Et l’histoire du climat nous apprend, sous la plume de Jean-Luc Sarrazin, l’existence du mot « vimer » (du latin vis major, « force majeure »), qui qualifie les tempêtes de la façade atlantique : celle de l’hiver 1351-1352 a été l’une des plus importantes du dernier millénaire sur cette côte.

La météo est-elle devenue une science exacte ? Non, répond Guillaume Jan, qui en évoque joliment l’histoire. Les artistes d’ailleurs s’emparent de la question, comme Fabrice Hyber interrogé par Philippe Piguet, le commissaire de l’exposition Climats qui se tiendra cet été aux Sables-d’Olonne. Le monde qui, dit-il, n’existe pas en soi car « nous l’avons inventé », il nous appartient désormais de le réinventer.

5 Anouchka Vasak

Autonomie disciplinaire et inaction climatique

Si l’abondance donnée par les énergies fossiles légitimait l’analyse superstructurelle de l’architecture, l’urgence climatique aujourd’hui implique de reprendre en compte sa part infrastructurelle.

L’enseignement de l’architecture mais aussi sa pratique se sont largement fondés depuis les années 1980 sur le principe d’autonomie de la discipline. L’architecture serait une discipline en tant que telle, indépendante des autres disciplines universitaires, scientifiques ou techniques, détachée autant de l’influence des sciences humaines telles que l’économie, la sociologie ou la psychologie, que de celle des sciences naturelles : physique du bâtiment, climatologie ou écologie. Ce principe d’autonomie de la discipline, que l’on a cru constant, indéboulonnable jusqu’à récemment dans les écoles et chez les architectes qui en sont sortis, n’est entré en réalité dans le champ de l’architecture qu’au début des années 1980. Et paradoxalement, l’autonomie n’est pas un terme inventé par notre discipline, comme le principe d’autonomie l’exigerait ironiquement, mais emprunté aux sciences humaines, à l’anthropologie structuraliste de Claude Lévi-Strauss, par les architectes postmodernes – Aldo Rossi en tête –, et correspondait banalement au linguistic turn qui touchait absolument toutes les disciplines au même moment.

Avant de revenir sur l’origine épistémologique du principe d’autonomie, avant d’expliquer pourquoi le principe d’autonomie a pu s’imposer dans le débat architectural pendant près de cinquante ans et comment il porte une responsabilité dans l’inaction climatique à laquelle notre système éducatif et notre profession ont pris part, expliquons simplement de quoi il s’agit, comment la revendication d’autonomie disciplinaire se manifeste. Qu’affirment les architectes et l’enseignement de l’architecture prônant l’autonomie de la discipline ? Qu’ont-ils fait concrètement ces cinquante dernières années ?

Durant les années 1980, ils ont prôné l’autonomie disciplinaire des formes architecturales, c’est-à-dire qu’un oculus creusé dans un fronton, ou un portique au-devant de la maison, comme ceux de la villa Maggi de Mario Campi, Francesco Pessina et Niki Piazzoli, n’avaient aucune fonction autre que d’être des signes, des formes inscrites dans une histoire sémantique et autonome de la discipline. Exit les raisons fonctionnelles climatiques : si aux siècles d’Auguste et de César autant qu’à la Renaissance un oculus est fonctionnel, comme celui du Panthéon de Rome, c’est-à-dire qu’il sert à évacuer l’air chaud en hauteur des salles pour permettre de garder les intérieurs au frais dans les régions méditerranéennes, ou qu’un portique permet d’empêcher les rayons du soleil de pénétrer dans la maison pour la protéger de la chaleur en été, à la villa Maggi l’oculus n’évacue plus rien du tout, et le portique ne crée pas d’ombre. Ces éléments architecturaux ne servent ainsi à plus rien de climatique, ne sont que des éléments de langage, servant seulement à signifier un rattachement disciplinaire à une forme culturelle et symbolique de la domesticité architecturale occidentale.

Durant les années 1990 et 2000, alors que l’on aurait dû passer à autre chose avec les premiers rapports du GIEC qui révélaient le problème du réchauffement climatique et la responsabilité du secteur du bâtiment à hauteur de 39 % des émissions globales de CO2, la profession a manqué ce qui aurait pu être un premier climate turn. Les tenants de l’autonomie disciplinaire,

Le parc central de Taichung, à Taïwan, Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates, 2011-2020.

© Photo Philippe Rahm architectes.

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Le pavillon d’accueil d’une scierie à Corzé dans le Maine-et-Loire, réalisé en 2017 par l’agence Ramdam.

Jean-Philippe Defawe

Une architecture climatique encore à inventer

Encore limités à quelques Zac modèles et une poignée de projets emblématiques portés principalement par les acteurs publics, de plus en plus de projets architecturaux intègrent la prise en compte du dérèglement climatique.

© Photo Émilie Gravoueille.

1. Une édition envisagée en 2022 n’a finalement pas vu le jour.

2. Ce label est centré sur la performance énergétique (E) et carbone (C).

3. Avec 42 kilos de matériaux biosourcés par mètre carré.

Qu’est-ce qui, aujourd’hui, fait rêver les étudiants en architecture à Nantes ou ailleurs ? Il semblerait que ce ne soit plus le travail de leurs illustres aînés, tels Jean Nouvel, Frank O. Gehry, Zaha Hadid, Norman Foster où même Le Corbusier, qui a pourtant marqué l’histoire architecturale nantaise avec sa Maison Radieuse à Rezé. Des modèles, cette génération très concernée par le changement climatique s’en cherche encore, tout comme des références inspirantes qui sont encore trop rares.

En 2020, la Maison de l’architecture des Pays de la Loire a tenté de les mettre en lumière en lançant le prix Architecture résiliente innovante (Pari). « Notre ambition est de valoriser les architectures qui suscitent une mise en mouvement des mentalités, à travers les qualités de résilience comme la résistance au temps long, la capacité à fabriquer du bien collectif et à tisser du lien social, le rapport avec la nature, la sobriété, etc. », déclarait à l’époque Pascal Fourrier, vice-président de la Maison régionale de l’architecture et un des initiateurs de ce prix.

Faute de production suffisante, les organisateurs ont dû remonter plusieurs années en arrière pour qu’une quarantaine de dossiers soient en lice. Pour cette première et unique édition 1 , le grand prix a été décerné au pavillon d’accueil d’une scierie à Corzé, près d’Angers (Maine-et-Loire), réalisé en 2017 par l’agence Ramdam. Construit à partir de surplus de matériaux sans débouché commercial, ce bâtiment multi-usages repose ainsi sur une charpente à chevrons portée par des poteaux en grumes de cyprès criblées de nœuds. La frugalité voulue par les architectes Franck Dibon et Olivier Misischi donne un caractère singulier à cette construction devenue symbole d’une nouvelle façon de construire.

Des réalisations pionnières soutenues par la commande publique

L’échec relatif de ce prix, qui voulait mettre sous les projecteurs une « architecture résiliente en lien avec la vie et la Terre », ne doit pas occulter quelques belles réalisations dans la région souvent portées par les acteurs publics. Livré en 2013, le Centre Beautour, centre de découverte de la biodiversité de La Roche-surYon (Vendée), compte parmi ces rares bâtiments. C’est en partie grâce aux indemnités de l’Erika que la Région des Pays de la Loire a pu financer cet équipement. L’agence Guinée-Potin (Nantes) a opté pour une forme organique, qui épouse la demeure du xixe siècle du naturaliste Georges Durand et s’étire dans le site sans le brusquer. Décollé du sol par des pilotis en troncs massifs, le bâtiment est recouvert de 35 000 bottes de chaume en toiture et bardage. Dix ans après, l’équipement est complété par un parc, « le Potager extraordinaire » (Guillaume Sevin Paysages), et une ferme d’exploitation forcément bio.

Concrétisation de l’un des engagements de la campagne municipale de Jean-Marc Ayrault en 2008, « Le Grand Carcouët » sera fin 2013 un des rares ensembles de logements sociaux à énergie positive de France et le tout premier à Nantes. Conçu pour l’office HLM Nantes Habitat par l’agence In Situ (désormais liquidée après la disparition de son fondateur, Pierrick Beillevaire), ce projet habillé de murs à ossature bois a été récompensé du prix bas-carbone d’EDF en 2012. La résidence, dont le chantier a été une des étapes du parcours de « Nantes, capitale verte de l’Europe » en 2013, est équipée de pompes à chaleur, d’un système de récupération de calories sur les eaux usées et de panneaux photovoltaïques en toiture. Devenu Nantes Métropole Habitat, l’office HLM poursuit les expérimentations. En septembre 2022, le bailleur a installé sur la toiture d’un immeuble des années 1970 rénové, une serre maraîchère dont l’énergie permet de couvrir 70 à 90 % des besoins en eau chaude des vingt-quatre appartements. Baptisé Symbiose, ce projet porté par un consortium composé de Claas Architectes, SCE, Ecotropy, Legendre et CMF a été récompensé lors de l’édition 2022 des Trophées de l’innovation HLM. En mettant à profit du foncier inutilisé en toiture, il illustre bien un des préceptes fondamentaux d’une architecture soucieuse de ménager les ressources de la planète en s’efforçant avant toute chose de transformer l’existant.

Comme très souvent, la commande publique est le moteur d’une architecture innovante et, depuis près d’une dizaine d’années, environnementale. C’est le cas dans la région Pays de la Loire avec les lycées. En 2016, celui de Beaupréau (Maine-et-Loire) a été une des vedettes de la conférence mondiale sur le climat de Marrakech (COP 22) et a reçu le grand prix international Construction durable des GBCS Awards, organisé par le réseau Construction 21. Entre autres particularités, ce lycée à énergie positive de 11 000 mètres carrés conçu par le cabinet d’architectes Epicuria possède un puits canadien de 28 000 mètres cubes permettant de réchauffer l’air en hiver et de le rafraîchir en été.

Plus récemment, le lycée de Nort-sur-Erdre (Loire-Atlantique), livré en 2020, a été réalisé par AIA Life Designers dans une démarche d’économie circulaire (démarche « zéro déchet »). Il fut le premier lycée de la région labellisé E+C- BBC Effinergie 2017, niveau E2C1 2 et le premier biosourcé de niveau 3 en France 3

Un des symboles de cette politique environnementale ambitieuse est le lycée d’Aizenay (Vendée), qui a ouvert ses portes en septembre 2022. La particularité de ce projet conçu par CRR Architecture réside dans son mode constructif avec un usage massif du bois (structure poteaux-poutres, planchers et certains bardages) et une isolation en paille. C’est l’un des plus gros projets en Europe utilisant ce type de

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Climat : quels enjeux dans les Pays de la Loire ?

Tout comme l’environnement naturel des Pays de la Loire y a organisé l’implantation de la population et des activités économiques, son altération par les changements climatiques menace de fortement les impacter, voire de les compromettre, appelant ainsi à se saisir sans délai des enjeux d’atténuation et d’adaptation.

Records de températures et de jours secs, vagues de chaleur, sécheresses, incendies, modification du trait de côte, submersions marines, inondations, gel « précoce », retrait-gonflement des argiles, toxicité de l’eau, recul de la biodiversité, chute du débit de la Loire, remontée du bouchon vaseux mais aussi retrait des assurances, stress thermique, mortalité anticipée, progression du moustique tigre… Cette longue liste ne laisse plus de place au doute : alors qu’ils étaient réputés durablement hospitaliers, prospères et fertiles, les Pays de la Loire sont, eux aussi, fortement affectés par les conséquences des dérèglements climatiques sur les températures, les précipitations, le niveau de l’océan, les sols et la biodiversité. Une exposition marquée, donc, qui classe le territoire ligérien au cinquième rang des régions françaises les plus touchées par les dérèglements climatiques, faisant ainsi écho à la nature de ses paysages, la densité de son réseau hydrographique, son patrimoine écologique, ses caractéristiques géologiques et l’importance de sa façade maritime.

À son tour, l’importance dans l’économie ligérienne de secteurs d’activité particulièrement sensibles aux niveaux de température, d’ensoleillement et de précipitations vient accentuer la vulnérabilité ligérienne aux aléas climatiques : maraîchage, élevage, viticulture, horticulture, pêche, aquaculture et saliculture dans le secteur primaire ; construction navale, nautisme et transport maritime dans le secteur secondaire ; tourisme dans le secteur tertiaire. Intrinsèquement lié aux paysages ligériens, le développement de ces activités est donc bien logiquement très sensible aussi aux modifications de l’environnement et du climat.

Enfin, on retient que le nombre élevé des personnes âgées dans certaines zones, l’attractivité démographique et immobilière du littoral atlantique ou la précarité énergétique de nombreux foyers viennent prolonger l’exposition climatique des populations ligériennes dans les champs social et sanitaire.

En résumé : si le développement et l’attractivité des Pays de la Loire ont jusqu’à présent largement reposé sur l’environnement naturel de la région et la richesse de ses écosystèmes, leur avenir dépendra de la capacité des acteurs du territoire à s’emparer de ses vulnérabilités systémiques pour élaborer des politiques d’atténuation et d’adaptation ambitieuses et ajustées aux spécificités locales.

Blé asséché par la chaleur avant la récolte dans un champ à Segré-en-Anjou, dans le Maine-et-Loire, 2023.

© Photo Thomas Louapre / Divergence.

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Douceur angevine

L’observatoire météorologique d’Albert Cheux au couvent de la Baumette

Entre

1870 et 1914, l’ancien couvent des Cordeliers, situé

en

aval d’Angers, a été le cadre des observations et relevés météorologiques quotidiens d’Albert Cheux. Une adaptation étonnante d’un lieu conçu pour le clergé régulier.

Un belvédère naturel sur la vallée de la Maine

Certains sites incarnent admirablement le génie du lieu. À l’extrémité du roc de Chanzé, l’ancien couvent de la Baumette 1 forme une vigie, en surplomb de la Maine. La configuration du rocher, plongeant dans la rivière, des jardins et des bâtiments conventuels révèle des similitudes frappantes avec le site d’implantation historique d’Angers, notamment la disposition de la Cité et des principaux monuments, tournés vers la Maine. À une échelle réduite, la Baumette apparaît comme un condensé du territoire angevin.

Fondé en 1452 par le roi René, le couvent aurait été dénommé Baumette 2, « petite Baume », en référence au massif provençal de la Sainte-Baume et au sanctuaire consacré à sainte Marie Madeleine, aménagé dans une grotte 3 à flanc de montagne. À quelques kilomètres au sud-ouest du centre-ville d’Angers, le relief est beaucoup moins abrupt qu’en Provence mais l’ensemble conventuel – composé de bâtiments étagés dans la pente et plusieurs fois modifiés –est accroché au promontoire naturel qui infléchit à cet emplacement le cours de la rivière.

Cette rupture avec l’horizontalité des prairies inondables accentue le caractère pittoresque du site. Chroniqueurs et historiens relèvent la venue de visiteurs illustres, notamment Anne de Bretagne, Rabelais, Henri IV… Le couvent est d’abord occupé par les Cordeliers, puis par les Récollets à partir de 1596. Sa fonction religieuse perdure jusqu’à la Révolution. Il est ensuite vendu à plusieurs reprises. La famille Cheux, dont les héritiers en sont toujours propriétaires, l’acquiert en 1841.

« Toutes les délicatesses de la vie moderne, toutes les séductions de la solitude 4 . »

Relativement proche de la ville, l’ancien couvent s’apparente à une retraite paisible et privilégiée. Comme la découverte du château d’Angers – une fois les murailles franchies –, celle de la Baumette offre de nombreuses surprises, dont un panorama étendu. En arrivant par le haut, seules sont perceptibles les frondaisons dépassant la clôture. L’ensemble est ceint de hauts murs de schiste qui protègent un vaste jardin, lui-même composé de plus d’une dizaine d’espaces différents 5. Abondamment boisée, la partie supérieure comporte notamment une allée de cèdres dessinant une belle perspective vers Angers. De nombreuses terrasses plantées descendent progressivement vers la rivière, formant autant de jardins suspendus. La vue embrasse largement le ciel et le paysage fluvial : la ville et le lac d’un côté, le pont et le coteau de Pruniers de l’autre et, plus loin, la confluence avec la Loire. Accompagnant le parapet, la silhouette élancée des pins et des cyprès, ainsi que la présence de jarres confèrent une allure italianisante au promontoire. Une éolienne, dont plusieurs versions se sont succédé

← Halo solaire observé le 18 décembre 1867 à 3h10 du matin à la Baumette, dessin d’Albert Cheux.

© Photo Arch. dép. Maine-et-Loire, Fonds du Comité météorologique départemental de Maine-et-Loire, inv. 128 J 94.

1. Monument historique privé ouvert occasionnellement au public.

2. Célestin Port, Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-etLoire, édition révisée, 1965, p. 261-263.

3. En Provence, une baume désigne une caverne.

4. Citation de Célestin Port reproduite par Georges Esnault dans « Note historique et biographique relative à l’Observatoire de la Baumette et aux travaux de son fondateur Albert Cheux », La Province d’Anjou, no 41, mai-juin 1933, p. 157.

5. André Sarazin, « Quatorze jardins étagés à la fantaisie du rocher », Le Courrier de l’Ouest, 5 août 1966.

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Vimers de mer

Les tempêtes

anciennes sur la côte atlantique française

Avec une prise de conscience plus aiguë des risques côtiers, l’histoire du climat accorde désormais une vive attention aux phénomènes météorologiques extrêmes, au premier rang desquels les fortes tempêtes dont l’impact sur la vie des populations est significatif.

Moins exposée que les rivages nordiques de l’Europe, la côte atlantique française, notamment dans l’actuelle région des Pays de la Loire, subit néanmoins de temps à autre les violents assauts du vent, de la pluie et de l’océan. Les scientifiques disposent aujourd’hui d’une masse considérable de données statistiques permettant d’étudier ces phénomènes météorologiques. Une telle approche n’est possible que depuis peu. À partir du xive siècle et jusqu’au xviiie siècle, avant les mesures instrumentales, les tempêtes ne font l’objet que de mentions descriptives. Au sud de la Loire, les populations les qualifient alors de vimers ou vimaires.

Le mot « vimer » appliqué aux tempêtes

Les mots latin tempestas et de moyen français tempeste sont utilisés au Moyen Âge pour désigner une forte perturbation atmosphérique mais ils ne s’imposent pas sur la façade atlantique, où les habitants ont recours à un autre terme, vimer ou vimaire. Dérivé de l’expression latine vis major, « force majeure », vimer signifie un grand dérangement accompagné de dégâts notables et parfois de victimes. Dans l’espace littoral, le terme est employé pour qualifier ce que certains textes appellent des volemens de sable, autrement dit des déplacements calamiteux de dunes sous l’effet du vent. Avec ou non l’indication « de mer », il définit une forte tempête et, associé à desbordement, une tempête à submersion. En 1627, dans une supplique au roi, les insulaires de Bouin estiment à plus de quinze les « desbordemens et vimers généraux » dont leur île a été accablée depuis 1500. L’usage du mot demeure courant jusqu’au xixe siècle.

Étudier les tempêtes anciennes : les bienfaits de l’interdisciplinarité

L’approche historique est fondamentale 1 : il lui appartient d’effectuer un recensement critique aussi précis que possible des vimers mentionnés dans les sources écrites, mémoires rédigés par tel clerc ou tel notaire, pièces et comptes de seigneuries laïques ou ecclésiastiques, actes royaux, etc. Il existe malheureusement un écart abyssal entre les documents dont on sait qu’ils ont été produits et ceux qui nous sont parvenus. Des pertes irrémédiables nous privent d’informations clés sur des secteurs particulièrement exposés aux submersions, le bassin de Batz-Guérande, la baie de Bourgneuf, l’Olonnais, la baie de L’Aiguillon. Les vimers repérés entre le xive et le xviiie siècle ne représentent qu’une partie de ceux qui se sont effectivement produits 2 Il existe aussi des archives sédimentaires. Le fait remarquable de ces dernières années est la mise en œuvre d’une interdisciplinarité effective entre l’histoire, la sédimentologie et l’archéologie. Dans les années 2010, deux thèses, l’une à dominante historique 3, l’autre en géographie physique 4, ont été préparées de manière coordonnée. Le résultat est probant. En sédimentologie, la démarche repose sur l’extraction et l’analyse de carottes de sédiments prélevées en

Vue aérienne de La Fautesur-Mer en Vendée suite au passage de la tempête Xynthia dans la nuit du 27 au 28 février 2010. © Photo Abaca Press / Alamy banque d’images.

1. Jean-Luc Sarrazin et Emmanuelle Athimon, « Étudier les plus anciennes tempêtes à submersion identifiées sur la côte atlantique française (xive-xvie siècle) : l’approche historique », Norois, no 251, 2019/2, p. 27-42.

2. Emmanuelle Athimon, Tempêtes et submersions marines dans les territoires de la côte atlantique, xive -xviiie siècle, Paris, Les Indes savantes, 2021.

3. Ibid

4. Pierre Pouzet, Étude des paléoévénements extrêmes le long de la côte atlantique française. Approches sédimentologiques, dendrochronologiques et historiques, thèse université de Nantes, LETG, 2018.

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Guillaume Jan / Illustrations Ariane Hugues

Coup de tabac

Née au xixe siècle, développée au xxe, la météo marine est l’alliée vitale des navigateurs. Encore faut-il prendre le temps de la consulter.

Tout à coup, la mer s’est mise à frissonner, chaque clapot venant se briser un peu plus fort contre les flancs du zodiac. Pas de quoi s’inquiéter pour autant, la journée est belle, la température clémente, l’eau vert émeraude, le ciel blanc – loin au-dessus de nos têtes, la couche nuageuse laisse filer un soleil généreux. Et puis nous restons proches d’Hoëdic, un ou deux milles, la côte sud de l’île se découpe nettement devant nous avec ses plages de sable clair, sa végétation jaune, ses arbustes courbés par les vents de l’Atlantique. Hier, mon ami Alan m’a proposé cette confortable sortie de pêche : je barrerais son canot pneumatique pendant que lui plongerait avec son masque, sa ceinture de plomb et son arbalète sous-marine. Le beau temps est avec nous depuis le début de la semaine, nous n’avons pas jugé utile de prendre la météo, comme on dit. Nous n’avons pas même regardé le baromètre, préférant décapsuler une autre bière à la place. Nous avons vingt-deux ans.

Le tuba d’Alan se promène autour de l’embarcation, plonge une minute, remonte à la surface en expulsant un jet d’eau de mer. Recommence. Mon ami voudrait harponner un ou deux bars, il n’a pour le moment attrapé qu’une dorade. Les clapots ne faiblissent pas, quelques mouettes se rapprochent vaguement du rivage, s’installe une brise légère. Quand une vague fait nettement balancer la coque, je me retourne et constate que l’horizon s’est assombri, franchement assombri. Pas de quoi s’inquiéter, mais je cherche quand même des yeux le tuba d’Alan au milieu de la houle. Il est loin, je redémarre pour me rapprocher et lui signaler cette drôle de ligne foncée qui grossit à vue d’œil, au cas où il ne l’aurait pas remarquée. Alan, qui passe tous ses étés sur l’île depuis sa naissance, qui est têtu comme un mulet et veut ramener un bar quoi qu’il en coûte, tente de me rassurer en affirmant que le grain passe loin et que nous avons le temps. Oui, l’île reste plus proche que ce sombre horizon, mais notre avenir promet tout de même d’être un peu plus noir chaque seconde. À ce moment, je me dis qu’il n’aurait pas été superflu de consulter la météo marine. Jusqu’au xixe siècle, l’anticipation des phénomènes atmosphériques s’effectuait essentiellement à vue de nez, au doigt mouillé. Ce qui ne veut pas dire que l’on faisait n’importe quoi. Il s’agissait d’intuition, d’expérience et d’observation. On était attentif aux changements de vent, au halo du soleil, à l’éclat des étoiles, à la couleur de la lune. À la forme que prenaient les oyats, ces plantes qui couvrent les dunes et s’ouvrent davantage les veilles d’orages, afin qu’elles puissent mieux accueillir l’eau de pluie puisque la nature est bien faite. Pour les pêcheurs côtiers qui arpentaient les mêmes eaux de génération en génération, la couleur de l’aube pouvait suffire à donner une idée précise du temps qu’il ferait. Au large, les hauturiers, les capitaines des frégates marchandes ou des corvettes royales tenaient un journal de bord qui récapitulait quotidiennement l’état du ciel à travers les longitudes et les latitudes parcourues – humidité de l’air, intensité des précipitations, roulis et tangage, puissance des bourrasques, passage des dauphins, caprices des dieux, aspect des nuages. Longtemps, ces derniers n’ont été que des « essences vaporeuses » qui ondoyaient dans l’atmosphère et s’épanchaient de temps en temps. Ils n’étaient pas nommés, on parlait de nuées ou de ciel couvert, on ne connaissait pas vraiment leur origine. En 1802, le naturaliste français Jean-Baptiste Lamarck 1 est l’un des premiers savants à dégrossir l’étonnante variété de leurs formes et de leurs comportements dans son Annuaire météorologique de la République française, qui réunit articles scientifiques, chroniques historiques et un audacieux calendrier des prévisions météo pour l’année à venir. Il y présente un « classement des formes et figures que les nuages

1. Lamarck (1744-1829) est surtout connu pour ses recherches sur la classification des espèces animales. Au début du xixe siècle, il estime que les êtres vivants s’adaptent à leur environnement (par exemple, le cou des girafes s’est allongé au fil des siècles pour qu’elles puissent attraper les feuilles les plus hautes). Ces considérations sont invalidées par Charles Darwin quand il définit sa théorie de l’évolution en 1859 : les espèces changent au hasard, sur de très longues périodes, et ce sont celles qui sont les mieux adaptées à leur environnement qui survivent. C’est le mécanisme de la sélection naturelle.

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À 1410 mètres d’altitude, dans un pré à proximité de la ferme du Sagnas, en Ardèche, l’eau sort de terre. C'est dans cette source of ficielle de la Loire que Julien et Barbara collectent leur premier échantillon. Un appareil amène l’eau dans un filtre qui conserve les traces d'ADN présentes au point de prélèvement.

Frédérique Letourneux

Les sentinelles de Loire

Julien Chapuis et Barbara Réthoré ont descendu la Loire, des sources à l’estuaire, à bord de leur canoë.

Une expédition poétique et scientifique qui dresse un portrait sensible du fleuve et souligne les effets du changement climatique sur son écosystème.

Barbara mesure les différents paramètres de l’eau (température, salinité, acidité…) tandis que Julien échantillonne l’eau de la Loire. Tracté par un kayakiste, il fait dériver un filet en forme de chaussette pour capturer de fines particules qui seront analysées ultérieurement en laboratoire afin de détecter la présence de microplastiques.

1. Michel Jullien, Intervalles de Loire, Verdier, 2020.

« Il existe une forme fluviale d’anthropomorphisme ; on humanise un fleuve à s’y trouver peu ou prou. Le fleuve aussi vous fluidifie à certains moments, il badine, il a ses petits combats de débit, rien de méchant, des taquineries, sans qu’il ne soit question de noyade. À rebours, descendre un fleuve de la source à l’estuaire ressemble un peu à ce que nous apprîmes de l’enfance lorsque, les mains en bénitier, nous retenions dans la paume une parcelle de la rivière, nous mesurions son passage entre les doigts 1 . »

Depuis quelques mois déjà, Julien et Barbara sont à quai. Mais le fleuve n’est pas loin. Depuis leur appartement situé au centre de Chalonnes-surLoire (Maine-et-Loire), il faut marcher une centaine de mètres pour rejoindre la Loire. Pas un jour ne se passe sans qu’ils ne sortent pour prendre le pouls du fleuve, comme en ce début de mois de février étrangement printanier. Sur les berges, on croise un voisin qui s’étonne des températures anormalement élevées. On discute aussi de la dernière grande crue, qui a atteint le panneau Stop à l’intersection de la rue du Quai, devenu pour les habitants un repère sensible partagé. Déjà les grives et les mésanges – oiseaux de

printemps – partagent le fleuve avec les cormorans. Les pluies des dernières semaines ont ranimé le décor : « Avec les trombes de pluie, les nappes sont remontées, on a ressenti ça comme une libération, on s’est dit “ouf, la Loire revit”. On ne se sent pas bien quand elle est trop basse », assure Barbara. Née il y a une quarantaine d’années à quelques kilomètres de là, elle a passé quasiment toute sa vie près de la Loire, accompagnant son père pratiquer la planche à voile sur le fleuve : « On a travaillé sur la Loire parce qu’on se sent étroitement lié à elle. Son état de santé reflète l’état de notre propre corps : quand on parle d’elle, on parle un peu de nous. On se sent appartenir à cette communauté vivante. »

Les stations d’observation

L’idée de descendre le fleuve, des sources à l’estuaire, est née pendant le confinement. Avec le rétrécissement de l’espace vécu, les liens avec le fleuve se sont naturellement resserrés et est née l’envie de monter une expédition pour mieux en étudier l’écosystème. Tous deux éthologues et biologistes de formation, Julien et Barbara sont depuis plusieurs années spécialisés dans la médiation scientifique, proposant conférences et ateliers autour de la préservation de la biodiversité. Le projet « Loire sentinelle » est né de ce désir de contribuer à une meilleure connaissance scientifique du milieu : « On s’est rendu compte que même si on habitait à deux pas, on ne connaissait pas vraiment le fleuve. Or, ce n’est que lorsqu’on connaît vraiment son environnement qu’on prend conscience des choses qu’il faut changer pour le préserver. On avait envie de transmettre ces savoirs », assure Julien.

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