La manufacture d'allumettes de Trélazé

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Langage des allumettes, carte postale, 1er quart du xxe siècle (coll. part.).

Travée centrale du bâtiment J, plan bleu, avril 1929 (ADML).

Ancien bâtiment des produits finis (H) reconverti en parking.

Atelier d’emboîtage et empaquetage, vers 1950 (ADML).

Travaux de reconversion des bâtiments B et C, dessin Alexis Gauchet.

Passage intérieur du magasin C reconverti.

Vestiges de l’ancien château d’eau.

Projet pour La Doublure par Raphaël Zarka.

Ci-dessus Allumettes, photographie, Jean Biaugeaud, vers 1960.

c A rnets d’ A njou

SOMMAIRE INTRODUCTION :

L’INDUSTRIE ALLUMETTIÈRE EN ANJOU 14

Paul Smith PATRIMOINE  16

Paul Smith

Un premier atelier allumettier à Trélazé

La fabrique des frères Lebatteux Une main-d’œuvre féminine Une manufacture d’État L’engagement ouvrier La seconde manufacture de Trélazé Une composition urbaine et rationnelle

Au fil des ateliers, un process industriel performant

LA MANUFACTURE EN PHOTOGRAPHIES  52

Thierry Pelloquet

RECONVERSION  72

Pascal Reysset et Bruno Letellier (†)

Une mobilisation citoyenne De la destruction à la sauvegarde Vers la reconversion des « Allumettes »

Une métamorphose architecturale respectueuse de la mémoire du lieu Un programme mixte d’activité et d’habitat social

Un programme neuf et des maisons d’artistes

CRÉATION  102

Éva Prouteau

Agent double

1864

Construction par les frères Lebatteux de la première usine de fabrication d’allumettes, à proximité de la mine d’ardoise des Grands Carreaux. Le site se développe déjà sur plus de onze mille mètres carrés et compte rapidement près de deux cents ouvriers. Équipé de deux machines à vapeur, l’établissement est agrandi et modernisé dans les années 1890 au moment où il devient une manufacture nationale.

1922

Les premiers bâtiments de la nouvelle manufacture sont édifiés à partir de 1922 sur le site des Tellières dont les terrains, situés à proximité de la ligne de chemin de fer Angers-Poitiers, ont été acquis par l’État quelques années plus tôt. L’ensemble industriel définit une vaste composition urbaine dans laquelle s’inscrivent les différents ateliers, à l’écriture architecturale homogène, reliés pour certains par des passages couverts inspirés des ponts dits en bow-string.

1947

chronologie

Une seconde phase de travaux est achevée entre cette date et 1953, mais sur la base du plan général établi en 1920. On compte toutefois la réalisation d’une nouvelle chaufferie à l’extrémité sud du site, à proximité du chantier à bois. Le bâtiment sera détruit en 2009, comme la haute cheminée de béton qui lui était associée.

La Manufacture d’allumettes de Trélazé

1981

La Manufacture de Trélazé ferme définitivement ses portes le 1er juillet 1981. Commence alors une période, qui va durer plus de trente ans, d’usages précaires et d’incertitude quant à son devenir. La mobilisation citoyenne et celle de certains acteurs institutionnels aboutissent cependant à une reconnaissance patrimoniale, puis à un projet de reconversion d’une partie du site afin d’aménager un nouveau quartier mixte d’habitat et d’activités économiques.

2018

Livraison des premières halles sauvegardées, reconverties en logements. Engagé par la maîtrise d’ouvrage Immobilière Podeliha, le projet architectural est réalisé par l’agence Latitude (Rennes), associée à Bouygues Bâtiment Grand Ouest. Il reçoit en 2020 le Grand Prix départemental d’architecture pour l’habitat social.

2022

chronologie

Pose de la première pierre de La Doublure, une œuvre de l’artiste plasticien Raphaël Zarka. Deux cheminées de brique, l’une ancienne – unique témoignage de ce type conservé –, l’autre nouvelle, conçue à l’intérieur comme une sculpture spiralée, sont reliées par deux dalles de béton en guise de sol et de toiture. L’ensemble compose un espace mémoriel à usage de rencontres.

L’industrie allumettière en Anjou

L’allumette, un bâtonnet de bois sec trempé dans du soufre fondu et servant à transférer le feu à partir d’un corps déjà en combustion, est connue depuis l’Antiquité. Mais l’allumette qui produit du feu, dite « à friction » ou « chimique », est une nouveauté qui apparaît en Europe au début des années 1830. Prométhée démocratique, mettant le feu instantané entre toutes les mains, l’invention est celle d’une pâte composée essentiellement d’un agent comburant, le chlorate de potassium, et d’un agent combustible, le phosphore blanc. Par trempage, cette pâte forme le bouton de l’allumette qui s’enflamme par frottement. L’invention est adoptée par toutes les couches de la population, par les fumeurs bien sûr, mais surtout par les paysans et les ouvriers, sans domestiques pour entretenir le feu au foyer. D’abord artisanale, la production prend rapidement le chemin de la grande usine. Vers la fin du Second Empire, le pays compte plus de mille fabriques d’allumettes ; dix-huit sont attestées en Loire-Inférieure, huit en Maine-et-Loire. L’une d’elles, construite en 1864 à Trélazé, est conçue pour exploiter la main-d’œuvre des veuves, épouses, compagnes et filles des ouvriers des carrières d’ardoise ; elle connaîtra une histoire de presque cent vingt ans. En 1890, l’usine est modernisée, devenant l’une des six manufactures d’État du pays. Afin de répondre à l’augmentation de la consommation, un nouvel établissement est construit à partir de 1921 sur un terrain de plus de six hectares en bordure de la route d’Angers à Saumur. Par sa composition urbaine, l’organisation rationnelle des parcours entre les différents espaces, ateliers et magasins, l’usage du béton armé pour tous les bâtiments et l’importance de son parc de machines, c’est une usine « modèle », la seule manufacture allumettière de l’Ouest, alimentant vingt et un départements. Battue en brèche par les briquets jetables et les allumages intégrés des cuisinières, la vente d’allumettes périclite cependant à partir des années 1960, entraînant la disparition progressive des manufactures : la dernière en activité en France, celle de Saintines, dans l’Oise, cessera toute production en 2007. La fermeture de Trélazé intervient quant à elle en 1981. Au lendemain du départ de l’industrie et de la disparition de toutes ses machines, l’ex-manufacture, comme bon nombre de friches, connaît un intermède d’incertitude et d’usages précaires. Suite à une forte mobilisation citoyenne, son intérêt patrimonial est en partie reconnu et un projet de reconversion en quartier mixte d’habitat social et d’activités s’engage en 2009. Alors que la livraison des premiers logements est intervenue en 2018, une œuvre d’art, commandée au plasticien Raphaël Zarka, devrait bientôt voir le jour. Intitulée La Doublure, cette proposition de sculpture-architecture, en référence à une ancienne cheminée du site, offrira un signal mémoriel de cette longue histoire industrielle. Paul Smith

15 CARNETS D’ANJOU

PATRI

MOINE

-

Depuis le milieu du xixe siècle, la production d’allumettes se développe à Trélazé en parallèle de l’extraction ardoisière. À la première usine des frères Lebatteux, fondée en 1864, succède au début des années 1920 une imposante manufacture d’État qui va associer à une architecture de qualité un process industriel performant.

Un premier atelier allumettier à Trélazé

Le 8 novembre 1848, le maire de Trélazé, Olivier Thuau, écrit au citoyen-préfet à Angers, Grégoire Bordillon. Quelques jours auparavant, accompagné par le brigadier de la gendarmerie, il avait visité la demeure d’un individu dénommé Jean Labbé, âgé de 28 ans, né à Iffendic en Ille-et-Vilaine. Celuici s’était établi au village des Favereaux, à Trélazé, en qualité de fabricant d’allumettes chimiques. « Nous avons en effet trouvé l’individu logé dans une chambre sans plancher, un peu isolée des bâtiments. Il avait avec lui sa femme et un fils. Il fabrique seul les allumettes, mais par son procédé il en peut faire prodigieusement en un jour. Nous n’avons pas aperçu qu’il y ait lieu de craindre directement d’incendie. Cependant, cela pourrait arriver si on négligeait des précautions. Ce Labbé paraît dans une misère comme il s’en voit peu, pourtant par ce petit commerce il a du pain. » Voilà les prémices rudimentaires de l’industrie, ne demandant d’autre investissement que les tiges de bois et quelques produits chimiques – un kilogramme de phosphore blanc, coûtant cinq francs, suffit pour 250 000 allumettes –et guère d’autre matériel qu’un fourneau pour chauffer la pâte phosphorée au bain-marie. Les archives ne conservent pas d’autres traces de cette misérable famille Labbé et des débuts chétifs

de cette industrie à Trélazé, mais le maire n’a pas tort d’avertir le préfet de ses craintes d’incendie. Depuis une ordonnance de 1823, les « fabriques de poudres ou matières détonantes et fulminantes, de quelque nature qu’elles soient, et les fabriques d’allumettes, d’étoupilles ou autres objets du même genre » sont rangées dans la première classe des établissements insalubres ou incommodes. En principe, conformément au décret du 10 octobre 1810, elles ne peuvent s’installer qu’éloignées des habitations et après enquête et autorisation de l’autorité administrative.

La fabrique des frères Lebatteux

Cette fabrique est fondée en 1864 – l’autorisation préfectorale date du 19 mars – par les frères Jacques et Charles Lebatteux, négociants à Angers. Sur un terrain acquis dès juillet 1863, comportant des terres labourables et la butte de l’ancienne carrière d’ardoise dite de l’Union, et que des acquisitions foncières ultérieures porteront à une superficie de plus 11 500 mètres carrés, leur usine est projetée d’emblée sur une échelle ambitieuse. Deux groupes d’ateliers, tous en rez-de-chaussée,

La première manufacture d’allumettes de Trélazé, ses ateliers de la fin du xixe siècle reconvertis en médiathèque.

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Vue générale du magasin B avec sa toiture « à la Mansart » et ses verrières en lanterneau dans les versants inférieurs (état en 2008).

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des produits finis aux magasins de stockage, le réseau de ce monorail, parcouru par un transporteur électrique muni d’une cabine et d’un plateau, irrigue l’ensemble des bâtiments, désencombrant les surfaces de travail au sol. Il traverse l’avenue principale par deux passages couverts dont la structure s’inspire de celle des ponts dits en bow-string. Facilité par les relations axiales entre les bâtiments individuels, ce réseau les unit, témoignant de l’importance de la mécanisation des flux de transport dans une usine où le bâti lui-même tend à devenir une machine. Vers la pointe sud du site, la manufacture comprend un important chantier bois à l’air libre, équipé de deux portiques à grue et de tronçonneuses qui circulent sur des chemins de roulement. Livrées par chemin de fer, les grumes de peuplier ou de tremble – il en arrive environ trois cent cinquante chaque mois – sont débitées en billes de longueur déterminée puis écorcées avant de passer dans l’atelier de fabrication des tiges, c’est-à-dire les allumettes « blanches », sans bouton chimique. Avant la Seconde Guerre mondiale, Trélazé et Saintines sont les seules manufactures qui fabriquent des tiges, approvisionnant leurs propres ateliers de fabrication et ceux des autres établissements du monopole. Un nouveau centre de fabrication de tiges est créé à Mâcon pendant la guerre ; il deviendra plus tard une manufacture à part entière.

Système de monorail aérien installé par l’entreprise Tourtellier de Mulhouse et l’un des aiguillages rotatifs à l’intérieur d’un atelier, photographies, 2e quart du xxe siècle (ADML).

Vue de l’avenue principale de la manufacture, montrant les deux passages abrités du monorail, inspirés des ponts dits en bow-string.

Le chantier à bois et la nouvelle chaufferie, construite vers 1950.

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— Le chantier à bois, avec son pont roulant, et le découpage des billes.

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— Atelier de fabrication des tiges, où les billes sont déroulées et découpées.

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— Atelier de fabrication avec trois machines continues type Saturne.

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— Atelier d’emboîtage et empaquetage.

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À Trélazé, c’est dans l’atelier E que les billes sont transformées en tiges, après avoir été découpées en minces feuilles par des dérouleuses. Ces feuilles sont empilées pour avancer à travers un hachoir. Les petits bâtonnets qui en sortent sont séchés à l’air chaud, lissés avec un peu de talc dans un cylindre de blutage et rangés dans des classeurs. Les machines continues, qui effectuent le soufrage (ou paraffinage) et le chimicage, sont dans l’atelier voisin D, et, plus tard, les nouveaux ateliers B et C. Aux quatre machines SC d’origine sont ajoutées seize machines Saturne, plus perfectionnées, dont le rideau comporte 725 plaquettes trouées pour les tiges et crachant jusqu’à 500 allumettes à la seconde. Chaque machine est mise en mouvement par un moteur électrique particulier : dans l’usine des temps modernes à Trélazé, ni arbres ni courroies de transmission… À partir des copeaux de bois produits par déroulage, la manufacture fabrique également les tiroirs et les coulisses des boîtes d’allumettes, renforcées par l’étiquette collée sur la coulisse, fournie par l’atelier d’impression d’Aubervilliers. Pour les allumettes au phosphore amorphe, les côtés de la boîte sont munis par badigeonnage de leur frottoir dans des machines à gratiner. Le gratin vient du laboratoire (G), équipé de broyeurs et de mélangeurs. Des machines-paqueteuses confectionnent ensuite de petits colis

contenant un nombre déterminé de boîtes. Ces colis sont rassemblés dans des cartons pour être expédiés aux grossistes. L’ancienne manufacture du site de l’Union est définitivement abandonnée en novembre 1930. La seconde manufacture de Trélazé est le principal chantier du service central de l’administration de l’entre-deux-guerres, la plus grande manufacture d’allumettes du pays, certains disaient d’Europe. On peut avoir l’impression que ses concepteurs au sein de l’administration cherchent à faire une démonstration éclatante de leurs capacités industrielles à un moment, justement, où la légitimité de l’État en tant qu’exploitant du monopole fiscal sur les allumettes est fortement contestée. La loi du 22 mars 1924 supprime même ce monopole, le remplaçant par un régime de liberté avec perception d’une taxe chez les fabricants, mais cette loi ne reçoit pas d’application et le monopole est officiellement rétabli le 1er août de la même année, après l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches. Cependant, le monopole ne peut rien contre le déclin des ventes qui intervient après un maximum de 83 milliards par an vers 1968. Au début des années 1980, on a pu calculer que sur 164 milliards d’« allumages » au cours de l’année, 22 % sont dus à des allumettes, 78 % à des briquets. La manufacture de Trélazé ferme définitivement ses portes le 1er juillet 1981. Paul Smith

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LA FABRICATION ET LES COLLECTIONS DE BOÎTES

D’ALLUMETTES

Jusque dans les années 1970, les boîtes d’allumettes étaient en bois de peuplier, formées d’un « tiroir » – le conteneur –et d’une « coulisse » – l’extérieur de la boîte supportant le frottoir. Après leur pliage et leur étiquetage, les boîtes étaient remplies d’allumettes lors de l’emboîtage. Elles étaient alors agrémentées d’images plus ou moins élaborées qui en font aujourd’hui des pièces recherchées par les « philuménistes », les collectionneurs de boîtes d’allumettes. Au sein de la manufacture de Trélazé furent fabriqués cinq types principaux de boîtes d’allumettes. Les boîtes dites « de ménage » contenant 240 allumettes, dont le couvercle était agrémenté le plus souvent de publicités. Les boîtes pour fumeur de 40 allumettes, dites de sûreté, Détail du travail d’emboîtage des boîtes « de ménage ».

faisant parfois l’objet de thématiques collectionnables (les costumes des régions, les footballeurs, les bandes dessinées…).

Les boîtes nommées « cartes à jouer », avec des allumettes plus longues, revêtues d’illustrations thématiques particulièrement soignées, ou bien réalisées sur commande comme les boîtes plaquées or réalisées dans les années 1970 pour l’Élysée. On signalera enfin certaines boîtes originales pour sac à main, ou encore les pochettes pour allumepile à mazout.

Guy Thareau, qui a travaillé dans l’usine de la rue Jean-Jaurès, a collectionné près de deux cents boîtes d’allumettes différentes produites à la « Manu » et exposées par l’association des Amis du Patrimoine trélazéen. Il anime par ailleurs l’association des anciens ouvriers et ouvrières de la manufacture d’allumettes, dont on peut retrouver les témoignages émouvants sur le site du musée numérique de la Ville de Trélazé (musee-numerique.com/trelaze/).

Pascal

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PORTFOLIO

La Manufacture en photographies

Depuis les années 1930, et surtout à partir des années 1950, la Manufacture nouvellement reconstruite fait l’objet de couvertures photographiques issues le plus souvent de commandes passées auprès d’agences et de photographes professionnels. Si ces clichés sont des supports d’information et de communication qui retracent le développement économique et social de l’entreprise, ils sont aussi, pour certains, autant de propositions esthétiques qui portent un regard singulier sur la modernité architecturale et technique de l’industrie allumettière.

La mise en valeur des ateliers, du process de fabrication et des machines nouvellement installées est privilégiée par le studio photographique Bruel, à Angers, laissant apparaître par la même occasion la qualité des bâtiments qui les abritent. Au début des années 1960, l’entreprise fait également appel à Jean Biaugeaud, un photographe d’architecture confirmé qui travaille aux côtés des architectes Bernard Zehrfuss et Michel Bezançon, mais aussi dans le cadre de reportages commandés par la Caisse des Dépôts pour la promotion des nouveaux « grands ensembles ». Au-delà de leur intérêt documentaire, les clichés des « Allumettes », pour lesquels Biaugeaud utilise souvent le moyen format, affichent une forme artistique évidente, jouant du graphisme des installations et, à travers des cadrages serrés, de l’esthétisme des machines, des matières et des produits fabriqués. L’activité arrêtée, la photographie s’est emparée de la friche industrielle en contribuant à raconter la patrimonialisation du site. Jouant sur le très grand format, la couleur et la superposition d’images, le photographe Stéphane Couturier a posé en 2020 son regard sur les stigmates de l’ancienne manufacture dans le cadre d’une commande de la Ville d’Angers réalisée avec le soutien de la Fondation Mécènes et Loire. Thierry Pelloquet

Photographes

Anonyme (p. 54-55)

Alexandre ou Paul Bruel (p. 56 à 61)

Jean Biaugeaud (p. 62 à 69) Stéphane Couturier (p. 70-71)

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CARNETS

RECONVERSION

Depuis l’arrêt de l’activité industrielle, et jusqu’à sa reconversion en un quartier mixte d’habitat et d’activité économique, le site de la Manufacture a engagé sa mutation grâce à une forte mobilisation citoyenne, qui est à l’origine de sa reconnaissance patrimoniale.

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Une mobilisation citoyenne

La fin de la production, en 1981, est un vrai traumatisme pour Trélazé, déjà touchée par la baisse de l’activité ardoisière. Pour le site commence alors une période d’incertitudes et d’usages précaires qui va durer plus d’une trentaine d’années. La Manufacture fait cependant l’objet d’une mobilisation citoyenne soucieuse de son devenir et de sa mémoire. C’est là sans doute une originalité sociale et culturelle puisque l’on ne trouve pas trace, durant la seconde moitié du xxe siècle, d’une telle implication dans les autres opérations d’effacement du patrimoine industriel de l’agglomération angevine (la filature Bessonneau, l’usine de parapluies Lafarge, l’ancienne tour à plomb ou encore les abattoirs municipaux). Délaissés, les lieux sont rachetés en 1985 par les Villes de Trélazé et des Ponts-de-Cé avant d’être revendus, dès l’année suivante, à un entrepreneur qui loue les locaux à de petites structures réutilisant les espaces pour du stockage. Mais surtout, les ateliers d’une vingtaine d’artistes trouvent en ces lieux bruts une opportunité d’installation et d’expression. Constitués dès 2004 en un collectif nommé La Rêverie des allumettes, ces artistes, dont la sculptrice Corinne Forget, vont être les principaux moteurs d’une prise de conscience patrimoniale qui sera ensuite partagée et portée par des associations (dont celle des Anciens des Allumettes), les habitants du quartier

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Travaux sur les halles B et C, dessin Alexis Gauchet (2018). Le chantier de reconversion des halles D et E (juin 2021).

LA FERMETURE DE LA MANUFACTURE

ADIEU MANU…

Elle était grande, superbe, immense, bourdonnante toujours d’activité C’était encore hier son souvenir me hante Tout semblait beau quand je l’ai visitée. Des centaines de femmes, d’hommes consciencieux en tenue de travail S’affairaient sur les machines, l’esprit tout l’être occupé C’était vous, oui c’était vous, toutes et tous les Allumettiers Que de belles images restent gravées dans votre mémoire L’esprit d’équipe, la fraternité, la solidarité, Et pour tous ceux qui jusqu’à la fin sont restés Une dernière fois la sirène a longuement vibré sur TRÉLAZÉ Telle une bête chassée, blessée, à l’agonie C’était son ultime sursaut de vie Elle est fermée cette belle MANU DE TRÉLAZÉ. Accompagnée comme un chant de départ D’un orchestre de marteaux, de chalumeaux, de ferraille Un vide à vous donner le cafard. Adieu Manu ! Adieu à tout le travail qui a été fait, Tu resteras malgré tout et toujours dans la mémoire Des anciens, et des jeunes qui unis dans l’amitié Se rendaient chaque jour dans les ateliers pour travailler Et vous toutes et tous retraités ici présents Quelles que soient vos opinions, vous souhaitez ardemment Au-delà de votre Manu de TRÉLAZÉ envoyer un message en toute simplicité au SEITA, et à vos Angevins éloignés que scintille l’éclat de la lumière de toutes leurs allumettes. Qu’elles puissent éclairer l’esprit des grands de notre planète afin que la PAIX et le travail partout renaissent.

Adieu ! Adieu ! Chère Manu de TRÉLAZÉ

Tous garderont fidèlement la reconnaissance et le souvenir Du travail que tu leur as donné et ce que fut ta beauté.

Les vestiges de la cheminée en brique, en partie détruite en 2009.

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Poème de Mme Massiquot, femme d’ouvrier, juin 1981

De la destruction à la sauvegarde

À l’automne 2008, le début de la démolition de ces forts symboles industriels, les hautes cheminées, considérées comme a priori dangereuses par l’opérateur, marque cependant la rupture du dialogue entre les associations et Le Toit Angevin. Malgré la reconnaissance patrimoniale du lieu par le label « Patrimoine du xxe siècle », délivré en mai 2009 par le ministère de la Culture (mais jamais accepté par le propriétaire), près de la moitié des constructions est livrée aux engins de démolition au début

de l’année suivante : les grandes halles F, G et J sont détruites ainsi que le bâtiment de la chaufferie, élevé dans les années 1950 ; de même que les cheminées de béton, la plus ancienne cheminée, en brique, est sectionnée au tiers. Dans ce processus de table rase global, non affiché mais bien réel, l’action des associations vire à « l’affrontement » et une opposition physique aux engins de démolition est même organisée sur place. Une inspection du ministère de la Culture (mars 2010) et les demandes répétées de l’association Sauvegarde de l’Anjou mettront un coup d’arrêt définitif à ces

actions destructrices. En mai 2010, le préfet de Maine-et-Loire réunit autour de lui les services de l’État (Inspection générale des monuments historiques et Direction régionale des affaires culturelles) et les partenaires intéressés au devenir du site : Le Toit Angevin, la mairie de Trélazé, le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de Maine-et-Loire et les associations de défense du patrimoine. Cette concertation aboutit le 31 août 2010 à la signature d’un protocole d’accord prévoyant que « le maître d’ouvrage engagera les futurs aménagements en respectant un certain nombre de principes liés à la grande qualité de l’architecture industrielle de cette manufacture, et à la forte valeur symbolique mémorielle des lieux ». Une deuxième période s’engage alors, celle d’une concertation partagée associant progressivement l’ensemble des acteurs et partenaires dans le cadre d’une réflexion préalable et globale confiée à des agences d’architecture, d’urbanisme et de paysage. Outre la forme du projet, le nombre et la mixité des logements envisagés, la question de la sauvegarde du patrimoine industriel et les conditions d’une reconversion pertinente sont débattus dans un climat où, peu à peu, s’installe une confiance réciproque.

Destruction des halles F (centrale électrique) et G (laboratoire et fabrication des pâtes) en 2009.

Vers la reconversion des « Allumettes »

En 2012, Le Toit Angevin rejoint le groupe Immobilière Podeliha, qui mandate la Fabrique Urbaine afin de mettre en place la réflexion autour de la reconversion. Les associations deviennent alors les interlocuteurs incontournables de l’aménageur et de la Ville, contribuant à la définition des grands principes qui seront arrêtés en 2015 autour du projet de Phytolab qui reprend les principes d’aménagement de la Fabrique Urbaine.

Les échanges tendent principalement à ce que le projet puise son devenir dans l’histoire et l’originalité du site à travers les marqueurs de son identité visuelle, urbaine et architecturale.

Il s’agit tout d’abord de respecter l’ordonnancement des lieux avec son plan-masse au tracé viaire orthogonal rythmé par un alignement de pignons. Il faut ensuite s’assurer d’une restauration des halles selon l’esprit originel (modénature des façades, charpentes en béton, lanternons) tout en imaginant une densification ponctuelle dotée d’une écriture contemporaine. Il faut aussi veiller à la conservation des deux bow-strings qui ponctuent la voie principale, ainsi que de l’aiguillage du monorail, symbole de l’ingéniosité industrielle. Il convient également de préserver et de mettre en valeur la structure de l’ancien château d’eau et les vestiges de la dernière cheminée,

81 CARNETS D’ANJOU

Passages intérieurs aménagés entre les halles (C à gauche et B à droite) afin de distribuer les différents logements.

Double page suivante Le mail central, lieu de vie commun pratiqué entre les halles B et C.

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entre les résidents. Il conçoit le projet comme participant du « projet dans le projet » formant « un tout dans un tout », les quatre grandes halles s’intégrant parfaitement dans leur nouvelle composition comme îlot d’un nouveau quartier de ville homogène et cohérent. C’est précisément l’esprit des premières études de programmation urbaine et du permis d’aménagement présidant à l’organisation générale du nouvel espace urbain. À la différence des halles B et C, la topographie favorise un astucieux

dispositif architectural assurant une aire de stationnement automobile dans une partie du volume de la halle D, libérant d’autant les autres espaces en les affectant au seul usage de la circulation piétonne, des espaces d’agrément et des vingt et un logements en accession conçus en duplex et prolongés d’un jardin privatif attenant. Les deux halles E marquant la limite méridionale du nouveau quartier sont dédiées au programme de trente-six logements locatifs donnant sur une rue piétonne intérieure. « Dans cette ruelle

Des projets de reconversion « en résonance ». En haut, le chantier des halles D et E (juin 2021) et, à droite, le chantier de la halle C, dessin Alexis Gauchet.

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la vie s’organise : on accède à son logement, aux espaces communs (local vélos), on y rencontre ses voisins et l’on peut même y organiser des événements ponctuels de type vide-grenier ou bourse aux vêtements. La toiture y étant réduite à la simple expression graphique de ses structures de charpente de béton, l’espace est planté mais lumineux, convivial mais pas sonore, long mais pas monotone », argumente la notice architecturale du projet qui reste cousin de celui attaché aux halles B et C mais parfaitement identifiable et singulier.

Une autre étape importante de l’aménagement global et de la recomposition raisonnée du site de l’ancienne manufacture est associée à l’implantation de la régie immobilière de l’aménageur, Immobilière Podeliha, dans la halle I occupant la limite sud-ouest du site. L’architecte Jean-François Thellier intègre la rénovation totale de la halle avec le souci d’une conservation maximale des éléments identitaires du site (rails de guidage, chariots, échangeurs rotatifs, etc.), conservés et restaurés.

Reconversion de l’ancien magasin de stockage (en haut) conservant le monorail intérieur (à droite).

Double page suivante L’un des échangeurs rotatifs du monorail.

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LA MANU DANS L’IMAGINAIRE TRÉLAZÉEN :

LA MINE D’OR

La Manufacture occupait une place particulière dans l’imaginaire trélazéen : il est vrai que cette usine transformait une matière végétale, tandis qu’à Trélazé dominaient l’activité extractive et le travail d’un minerai. De surcroît, tandis que l’industrie ardoisière était partout présente et marquait le paysage de profondes empreintes, « la Manu » était un territoire discret, une enclave propriété de l’État. Mais surtout, il s’agissait d’un lieu à part du fait de la structure féminine de son salariat, et jusque dans les revenus qui étaient beaucoup plus élevés qu’aux ardoisières. Ce contraste avec la pauvreté des ouvriers ardoisiers a suscité d’importantes jalousies : ceux de la Manufacture étaient considérés comme des privilégiés, car leurs conditions de travail

étaient meilleures que dans les mines, et ils bénéficiaient d’excellents salaires. On doit cependant nuancer l’expression des « deux mines » qui ne signifiait pas seulement un clivage en termes de revenus des ouvriers. L’image de la mine traduisait probablement la reconnaissance d’une identité ouvrière incluse dans l’ensemble trélazéen. Cette image était ainsi étonnamment commune aux deux industries, bien que « la Manu » n’exerçât pas une activité extractive. Et cette identité reposait en partie sur la notion d’exploitation : l’exploitation du sous-sol et des mineurs par les industriels privés ardoisiers, et l’exploitation du bois (entre autres ressources) et d’une maind’œuvre locale par un État voulant tirer un maximum de profits de la vente de boîtes d’allumettes. L’image de la « mine d’or » révélait ainsi l’apparent paradoxe d’un lieu à part, singulier, très différent, mais aussi totalement intégré dans le paysage industriel trélazéen. Ville de Trélazé

Ouvrières dans un atelier d’emboîtage des allumettes, 1er quart du xxe siècle (ADML).

Mineurs ardoisiers dans les galeries d’extraction, vers 1960.

Chevalement du puits ardoisier de La Fresnais (état en 1994).

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CARNETS D’ANJOU

CRÉATION

Avec La Doublure, une création du plasticien Raphaël Zarka, s’est récemment engagé le dernier acte de la revitalisation du site. En regard des vestiges de l’unique cheminée de l’usine conservée, l’œuvre témoigne du rôle social de l’art, associant expérience artistique et mémoire des lieux.

Agent double

L’œuvre de Raphaël Zarka à la Manufacture des Allumettes de Tr é lazé aspire à affirmer le rôle social de l’art, l’expérience artistique et esthétique dans l’espace public, et le processus créatif partagé avec les communautés, quelles qu’elles soient. L’étude de l’artiste projette l’érection d’une sculpture-architecture, hommage au savoirfaire technique, qui protège les vestiges d’une cheminée en brique existante tout en déployant à partir d’elle un espace sculpté à vivre et à contempler, seul ou en collectif. À la genèse du projet, l’intérêt de Raphaël Zarka pour la Manufacture se focalisa rapidement sur les lignes verticales des cheminées historiques, visibles de très loin, points de repère qui façonnaient le paysage de Trélazé et sculptaient la « skyline » de l’ensemble du site, caractérisé par ailleurs par son profil horizontal et bas, dense et étendu. Dans une approche fondamentale, l’artiste considéra également ce que produisit cette manufacture : objet utilitaire, l’allumette est avant tout un petit module pourvu d’arêtes, une figure géométrique qui renvoie à de multiples références, des maquettes de Buckminster Fuller, inventeur des dômes géodésiques, aux jeux pédagogiques pour enfants conçus par Friedrich Froebel, éducateur allemand qui influença non seulement Fuller mais aussi Braque, Mondrian, Klee, Kandinsky, Frank Lloyd Wright et Le Corbusier, sans oublier toutes les constructions issues

du maquettisme avec des allumettes. La stratégie de Raphaël Zarka fut alors celle du réemploi : comment travailler à partir d’un vestige du site, une cheminée tronquée, tout en l’augmentant et en l’inscrivant dans une nouvelle structure ? Comment reconsidérer son potentiel d’usage, quelle fonction inédite lui conférer ?

Son mode opératoire opta pour une composition de volumes simples, un empilement qui est aussi un jeu d’équilibre. Il développa l’idée d’une sculpture qui soit également un espace à pratiquer, une sculpture pour usagers autant que pour spectateurs, et il revint à ses intuitions premières sur le site trélazéen, avec l’idée de construire une seconde cheminée pour rendre au paysage l’une de ses verticales perdues. Ce n’est nullement un hasard si la nouvelle cheminée imaginée par Raphaël Zarka mesure 24 mètres de haut, ce qui correspond à peu de chose près à la hauteur initiale de la cheminée tronquée (25 mètres).

Cette nouvelle cheminée s’ouvre en quatre points, des accès qui ménagent la surprise de l’ouvrage intérieur virtuose, ciselé en relief spiralé s’élevant vers le ciel. Deux dalles de béton, l’une au sol, la seconde dessinant un toit plat qui enserre les deux ouvrages, offrent un abri à investir librement par le public tout en réinjectant une esthétique minimale dans l’ensemble du projet. Deux dalles et deux cheminées pour cette sculpture trait d’union

105 CARNETS D’ANJOU

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