c A rnets d’A njou
PATRIMOINES DE LA VIGNE ET DU VIN
c A rnets d’A njou
SOMMAIRE
INTRODUCTION : DEUX MILLE ANS D’HISTOIRE 14
PAYSAGES DE LA VIGNE 16 Les paysages des grands vignobles angevins Les aménagements viticoles Un paysage singulier : la vigne au jardin
CONSTRUIRE POUR LE VIN 46 Caves et celliers seigneuriaux Maisons de vignerons Modernité de l’architecture viticole Le développement des vins pétillants Un patrimoine en devenir
OUTILS ET OBJETS 76 Les outils de la vigne au fil des saisons Le matériel de vinification De l’amphore à la bouteille La promotion des vins pétillants Un verre et une bouteille pour les vins d’Anjou
PRATIQUES CULTURELLES 108 Les témoignages de l’Antiquité Le vin et le christianisme Culture immatérielle Littérature, chansons, rimiaux Les arts et l’ornementation
ÉPILOGUE 138
chrono
Patrimoines de la vigne et du vin
1685
Antiquité
Si la culture de la vigne en Anjou semble probable dès le ier ou le iie siècle, sa consommation est antérieure à la conquête romaine. Les vins étaient notamment importés d’Italie dans des amphores allongées dont certaines ont été retrouvées sur plusieurs sites angevins, comme Les Alleuds.
XIe-XIVe SIÈCLE
Au Moyen Âge, le développement de la viticulture est lié aux grandes seigneuries laïques et ecclésiastiques qui aménagent les lieux nécessaires à l’élaboration et au stockage du vin, telles les caves de l’hôpital SaintJean, à Angers, édifiées au début du xiie siècle.
Au cours de la seconde moitié du xviie siècle, certains négociants hollandais, installés sur les bords de Loire, vont jouer un rôle déterminant dans la diffusion des vins angevins. Plusieurs comptoirs commerciaux sont implantés dont celui d’André et Adrien van Voorn au Thoureil, agrandi en 1685 d’une tour en pavillon marquant l’entrée des caves troglodytiques.
ologie 1838
Prémices d’une industrie florissante, Jean-Baptiste Ackerman, négociant originaire de Bruxelles et installé près de Saumur, présente en 1838 à l’Exposition industrielle d’Angers ses premières productions de vins « champagnisés » qui vont bientôt être exportées dans toute l’Europe.
1883
1937
Le Phylloxera vastatrix, puceron venu des États-Unis, est signalé en Maine-et-Loire au printemps 1883. Pour traiter les ceps à la racine, on utilise d’abord des outils comme le pal injecteur ; l’arrachage des vignes et leur remplacement par des plants américains seront finalement adoptés pour reconstituer le vignoble.
En 1937, Angers accueille la « Fête des vins de France », manifestation folklorique sur fond d’intérêts économiques et politiques liés à la création des appellations d’origine : revêtue du costume angevin et de la coiffe traditionnelle, Berthe Sallé est alors élue « reine des vins de France ».
DEUX MILLE ANS D’HISTOIRE
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L’Anjou est de longue date un territoire du vin : sa consommation y est attestée depuis l’âge du fer, et la culture de la vigne dès l’époque gallo-romaine. Présente aux premiers siècles du Moyen Âge sur l’ensemble du territoire au sein d’une polyculture vivrière, la viticulture fait peu à peu l’objet d’une première spécialisation dans le cadre de domaines seigneuriaux, laïcs ou ecclésiastiques. L’économie du vin connaît d’importantes transformations du xie au xve siècle et, liée à un marché de consommateurs, devient un objet de spéculation pour les élites urbaines. De grands vignobles naissent donc en périphérie d’Angers et de Saumur, mais aussi le long des principaux axes de commerce que sont la Loire et certains de ses affluents navigables, comme le Thouet, le Layon, la Sarthe et le Loir. Aux siècles suivants, cette répartition est confortée, voire amplifiée, par l’accroissement de la consommation individuelle et l’action des négociants – notamment hollandais –, qui diffusent les vins de Loire sur de longues distances et suscitent la production d’un vin de qualité. Un maximum viticole est atteint au cours du xixe siècle, mais le phylloxéra qui frappe l’Anjou à partir de 1883 plonge la viticulture dans une crise profonde et accélère ses mutations. Les investissements que nécessitent l’arrachage des pieds malades et les nouvelles plantations sur porte-greffes américains ne sont pas à la portée de tous. La vigne disparaît alors de certains secteurs où sa présence était pourtant ancienne ; là où elle demeure, de grands domaines se constituent au détriment des exploitants plus petits, qui ne peuvent que se séparer de leurs parcelles. En quelques décennies, la carte de la viticulture se redessine pour prendre les traits qu’on lui connaît aujourd’hui, où elle représente moins d’un vingtième de la surface agricole du Maine-etLoire avec une implantation très différenciée, concentrée sur les vignobles historiques : le Saumurois et les vallées de la Loire, du Layon et de l’Aubance. Cette histoire plus que bimillénaire a vu se former et se renouveler les paysages, s’élaborer une grande diversité de vins et de pratiques vitivinicoles. Elle s’est accompagnée de la construction de bâtiments, de la création d’outils et d’objets, de la constitution de symboliques et des pratiques qui leur sont liées. L’Anjou propose donc aujourd’hui un patrimoine remarquable, matériel et immatériel, de la vigne et du vin, dont le présent ouvrage rassemble la richesse et la diversité, illustrant ainsi une histoire qui a façonné l’identité culturelle de ses territoires et de ses habitants.
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PA YÂ SAGES DE L A VIGNE
Marquée par la rythmique hachurée des rangées de ceps, la vigne est l’une des cultures les plus aisément identifiables, en toute saison. Mais le cadre naturel et les aménagements productifs ou ostentatoires confèrent bien d’autres singularités aux paysages viticoles.
Les paysages des grands vignobles angevins
Le Maine-et-Loire est un territoire au climat doux et au relief légèrement ondulé, où les accidents plus escarpés sont rares. Cette relative homogénéité est contrastée par la juxtaposition des roches dures du Massif armoricain à l’ouest et des roches tendres du Bassin parisien à l’est, et perturbée encore, au sud, par la faille du Layon et sa très complexe géologie. À ces données du sol, le paysage viticole associe les plantations et les investissements du vigneron pour exploiter un terroir, produire un vin, valoriser un domaine. Plusieurs grands paysages viticoles s’individualisent ainsi.
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Aux portes d’Angers, le vignoble de Savennières occupe les bords d’un plateau dominant la confluence de la Maine et de la Loire.
Vue depuis le belvédère viticole des Trottières, Thouarcé.
Coulée et château de la Roche-aux-Moines, Savennières.
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LA COULÉE-DE-SERRANT Située au cœur du vignoble de Savennières, au lieu-dit la Roche-aux-Moines, la Couléede-Serrant a une histoire aussi prestigieuse que sa réputation. Vraisemblablement plantée par les moines de l’abbaye bénédictine Saint-Nicolas à Angers dans le courant du xie siècle, la terre passa un temps dans le giron des comtes puis ducs d’Anjou, détenteurs du puissant château de la Rocheaux-Ducs, bâti au pied du coteau. À la fin du xve siècle, le lieu devient la propriété de la famille de Brie et des seigneurs de Serrant,
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qui lui donnent son nom. On doit sans doute à Ponthus de Brie, chambellan du roi Louis XI, ou à Péan, son fils, la construction d’un petit manoir au creux du vallon, avec grange, cellier et pressoir. Dans le courant du xviie siècle, la Couléede-Serrant appartient au diplomate et poète Guillaume II Bautru puis à son fils, Guillaume III, chancelier du duc d’Orléans. Des contrats passés à cette époque entre l’intendant du comte et Jean Stalpaert, un négociant d’Ostende installé à Nantes, attestent que le vin blanc « doux » de la Coulée-de-Serrant était exporté jusque dans les Pays-Bas espagnols. Mais selon
la tradition, c’est Louise Rigaud de Vaudreuil, comtesse de Serrant et dame de compagnie de Joséphine de Beauharnais qui, en introduisant le vin de la Coulée sur la table de l’Empereur, en assit la notoriété. Le domaine, qui forme une appellation d’origine contrôlée de 7 hectares, se compose actuellement de trois parcelles de chenin situées sur les pentes d’un vallon. Dominant la Loire, il bénéficie d’une exposition et d’une situation exceptionnelles, avec des sols de formation schisteuse et schisto-gréseuse où alternent des bancs de quartz et d’argile. Le fleuve tout proche joue un rôle prépondérant en tant que régulateur
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thermique : ses brumes matinales favorisent notamment, en période de vendanges, le développement de la pourriture noble (Botrytis cinerea), propice à la concentration des arômes. Exploitée en biodynamie depuis les années 1980, la Coulée-de-Serrant jouit aujourd’hui d’une renommée internationale. Ronan Durandière
Manoir et Grand Clos de la Coulée-de-Serrant, Savennières.
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Résiduel, un ancien vignoble stimulé lui aussi par le commerce de Loire subsiste à l’ouest du Layon, autour de La Pommeraye et de Montjean ; son vis-à-vis sur la rive nord a quasiment disparu. Accroché sur les doux versants de la vallée ou sur les petits reliefs formés par l’encaissement de courts affluents du fleuve, le paysage, où les cabanes de vigne sont assez nombreuses, compte quelques domaines et petits hameaux viticoles. Enfin, dans l’ouest du département, autrefois en aval du péage d’Ingrandes qui sous l’Ancien Régime taxait les vins au sortir du val de Loire, se situent la bande viticole qui va de La Varenne à Bouzillé, en pente douce entre fleuve et prairies, et, plus au sud, les vignes de Tillières et Saint-Crespinsur-Moine. Ce sont les excroissances d’un vignoble historiquement tourné vers Nantes et la mer, sûr de ses débouchés et où les investissements furent donc moindres qu’ailleurs en Anjou. Les châteaux viticoles y sont rares et le paysage est ponctué de modestes chais qui évoquent déjà ceux des villages du vignoble nantais.
Les aménagements viticoles
Le mur de clôture n’est pas l’apanage de la vigne et peut ceindre d’autres cultures (potagers, vergers, etc.), des cours ou des parcs. Par ailleurs, l’enclos viticole peut être léger, végétal ou simple fossé. L’une des plus anciennes représentations d’un enclos viticole en Anjou date du xve siècle : il s’agit du système de haies vives qui enserre les vignes figurées au pied du château de Saumur dans l’enluminure du mois de septembre des Très Riches Heures du duc de Berry. Le clos de vigne à murs maçonnés est cependant typique du paysage viticole. Mentionné dès le Moyen Âge, il sert à protéger une vigne contre les animaux et les grappilleurs ou à échapper à la contrainte d’usages collectifs. Il peut aussi être bâti dans un désir d’ostentation, lorsqu’un propriétaire veut affirmer sa propriété, son rang et sa fortune. Quelques périodes semblent avoir été propices à l’édification de clos de ce type. Aux xviie et xviiie siècles, l’essor qualitatif de certains vignobles voit les investisseurs
Vignoble en pente douce vers la Loire, La Varenne.
Calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, mois de septembre : les vendanges, xve siècle, Musée Condé, Chantilly.
Mur du clos du château de Chaintre, Dampierresur-Loire.
Cabanes de vigne dans le Saumurois.
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LE DR MAISONNEUVE ET LA STATION VITICOLE DE SAUMUR, 1919-1927 Paul Maisonneuve (1849-1927), docteur en médecine et en sciences naturelles, professeur à l’université d’Angers, vient à la vigne par les insectes parasites comme le cochylis. Il devient en 1919 directeur de la Station viticole de Saumur. La collection de vignes ayant été délaissée durant la Première Guerre mondiale, il remet en route son entretien et procède à sa mise à jour. La composition de chaque carré est revue, avec un étiquetage systématique des variétés. Déplorant l’absence d’instruments scientifiques, il installe un laboratoire pour analyser le raisin, puis un poste météorologique. Il institutionnalise l’enseignement au sein de la station, et dès 1920 lance des séries de conférences sur la vigne et le vin d’Anjou ainsi que des cours pratiques de greffage et de taille. Il rédige L’Anjou, ses vignes et ses vins et sa suite, Le Vigneron angevin, parus respectivement en 1925 et en 1926, qui forment une extraordinaire synthèse, unique à ce jour, sur l’histoire du vignoble angevin et de ses techniques viticoles et vinicoles. Il y reproduit le magnifique plan commandé en 1921 par la municipalité à l’architecte Victor-Pierre Brunel. Celui-ci réalise un dessin aquarellé de dimensions exceptionnelles : 2,70 mètres de hauteur sur 1,50 mètre de largeur ! On y distingue nettement les deux grandes parties du jardin des plantes. La partie basse comprend l’entrée principale du jardin, la maison
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du jardinier, la serre et l’ancien logis du prieur des Récollets, occupé par le bureau du directeur et la bibliothèque. On peut facilement imaginer les visiteurs parcourant les allées en terrasses : ils s’arrêtent pour admirer la fameuse Treille de Saumur – 38 variétés de raisin de table plantées contre la muraille soutenant la grande terrasse sur une longueur de 130 mètres – avant d’atteindre la partie haute du jardin, intégralement consacrée au clos de vigne, les seize carrés réguliers matérialisant le classement scientifique des cépages. Véronique Flandrin-Bellier
Paul Maisonneuve, vers 1920, AM Saumur.
Plan de la Station viticole par V. P. Brunel, 1921, AM Saumur.
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CONS T R U IR E POUR LE VIN
Caves, celliers, maisons de vignerons, « châteaux » viticoles, magasins industriels : les constructions en lien avec la production, le stockage et le commerce du vin proposent des formes multiples. Les techniques de construction et les choix stylistiques qu’elles adoptent suivent les grandes étapes de l’histoire de l’architecture.
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Caves et celliers seigneuriaux
À partir du Moyen Âge et jusqu’à la fin de l’époque moderne, les seigneuries laïques et ecclésiastiques contribuent activement au développement du vignoble angevin. Elles aménagent les lieux nécessaires à l’élaboration et au stockage du vin : les pressoirs, caves et celliers des châteaux et des abbayes sont à cet égard les éléments les plus significatifs de l’usage viticole des espaces de service ou des communs liés traditionnellement à tout grand ensemble architectural. Certains ont été détruits, d’autres remaniés ou affectés à de nouveaux usages ; leur histoire reste mal connue même si quelques témoignages peuvent encore être observés in situ. À Angers, l’hôpital Saint-Jean conserve parmi les plus anciennes et les plus imposantes caves de l’Anjou : aménagées au début du xiie siècle, elles ont été creusées dans le schiste et prennent la forme de deux vaisseaux séparés par d’imposants piliers sur lesquels reposent de belles voûtes d’arêtes. À Montreuil-Bellay, le château médiéval, en partie reconstruit par la famille d’Harcourt dans la seconde moitié du xve siècle, abrite lui aussi un ensemble de grandes caves dont les deux premières composent trois vaisseaux couverts en voûtes d’ogives bombées. Au fil des siècles, le savoir-faire et la maîtrise technique des maîtres maçons ont permis des réalisations remarquables, à l’instar des caves du château de la
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Fessardière, à Turquant. Aménagées pour une part en soubassement de l’édifice, probablement vers la fin du xviiie siècle, elles présentent un plan en croix ; chaque bras est doté d’un pressoir, et le centre est marqué par une magnifique coupole sur pendentifs à oculus zénithal. Ces différents espaces n’avaient pas forcément vocation à recevoir l’ensemble de la production issue des domaines des différentes seigneuries, mais plutôt à entreposer la part réservée aux maîtres des lieux. Leurs nombreuses possessions foncières étaient en effet ponctuées de prieurés, de manoirs et de métairies qui, au plus près des vignes, devaient en partie traiter la vendange.
Caves de l’hôpital SaintJean, Angers.
Caves du château de Montreuil-Bellay.
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LE COMPTOIR HOLLANDAIS DU THOUREIL À partir de la seconde moitié du xviie siècle, certains commissionnaires hollandais, installés sur les bords de la Loire, jouent un rôle déterminant dans la diffusion des vins angevins. Ils introduisent la barrique comme unité de mesure et développent des techniques d’enrichissement et surtout de conservation qui permettent de suspendre la fermentation des vins lors du transport. Plusieurs comptoirs commerciaux sont créés aux Ponts-de-Cé, à Chalonnes et au Thoureil. Ce dernier, fondé dans les années 1670 par André et Adrien van Voorn – deux négociants anversois qui sont à l’origine d’une dynastie de marchands catholiques –, va perdurer jusqu’au xixe siècle à travers les descendants d’André. L’établissement comporte plusieurs bâtiments d’époques différentes, associant des éléments de prestige à d’autres purement fonctionnels. Si le logis primitif s’apparente aux autres riches demeures de l’époque, l’ensemble situé de l’autre côté d’une ruelle descendant du coteau est dominé par une superbe tour, datée 1685, timbrée d’un tonneau et d’un tire-bouchon sculptés, véritables « armes » du vigneron-négociant André II,
La tour, coiffée d’un pavillon, du comptoir commercial.
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qui est sans doute à l’origine de la construction. Appuyée au coteau, la tour marque l’entrée des caves troglodytiques situées au rez-de-chaussée. Un cabinet occupe le pavillon supérieur et offre une vue magnifique sur la Loire tout en ouvrant sur un jardin en terrasses. Il conserve une cheminée ornée de carreaux de Delft et surtout d’étonnantes peintures murales à l’imitation des « ténières », ces tapisseries inspirées des tableaux du peintre David Téniers II. L’image d’un port avec des navires hollandais et des tonneaux rappelle ici la source de la fortune des Van Voorn. Thierry Pelloquet
Cartouche orné d’un tonneau, portant la date 1685.
Détail des carreaux de Delft de la cheminée.
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de l’Abbaye, développent ce système. Dans ce dernier exemple, construit vers 1920, le bâtiment principal conserve à l’étage un étonnant ensemble de rails pour portoirs et pressoirs mobiles. D’autres projets expérimentaux sont par ailleurs engagés. Louis Brochard, l’investisseur de Martigné-Briand, achète en 1895 pour son fils, Louis-Ange, le domaine des Trottières à Thouarcé. Agronome et chimiste, ce dernier entame une reconstitution exemplaire du vignoble. Son successeur, Jules Gourdon, également agronome, édifie de nouveaux bâtiments d’exploitation mis en scène afin que le visiteur les découvre dans la perspective d’une longue route d’accès traversant les parcelles de vigne réorganisées. Outre des écuries, un atelier de tonnellerie et des logements pour les ouvriers vignerons, il fait construire en 1920 un chai performant équipé d’une imposante batterie de cuves en ciment verré et d’un système de transport de la vendange par un élévateur mû par un moteur à gaz. Le tout est couronné par un exceptionnel belvédère, édifice signal dans le paysage, depuis lequel on porte un regard panoramique sur l’ensemble du domaine.
Le développement des vins pétillants
Au cours de la même période, le Saumurois se distingue par l’expérimentation et le développement des vins pétillants.
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Les anciennes galeries d’extraction du tuffeau, qui présentent une température constante (12°C à 15°C) tout au long de l’année et des capacités de stockage exceptionnelles, offrent des conditions idéales pour l’élaboration des vins mousseux. Installé vers 1811 à Saint-Florent, près de Saumur, Jean-Baptiste Ackerman présente dès 1838 ses premières productions de vins « champagnisés ». Quarante ans plus tard, on compte une quinzaine d’établissements répartis dans tout le Saumurois, dont les Maisons Bouvet-Ladubay, de Neuville et Veuve Amiot à Saint-Hilaire-Saint-Florent, ou les caves de Grenelle et la Maison Gratien-Meyer à Saumur.
Document publicitaire pour les vins Lecluse, ADML.
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Le système gravitaire aux Caves de l’Abbaye, Le Thoureil.
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ACKERMAN, PIONNIER DES VINS À BULLES Négociant en vins né à Bruxelles en 1790, Jean-Baptiste Ackerman est, vers 1811, le premier à s’installer à proximité de Saumur, au pied d’un coteau calcaire où se trouvent d’anciennes galeries d’extraction de tuffeau. En 1838, il présente à l’Exposition industrielle d’Angers ses vins « champagnisés », qui lui valent une médaille d’or. Le verdict unanime de la commission reconnaît tout le potentiel de cette nouvelle branche de l’industrie vinicole. À cette date, la Maison, qui n’emploie que six ouvriers, assure déjà une production annuelle de trente mille bouteilles, vendues en France mais également exportées en Angleterre et en Amérique du Nord. Jean-Baptiste Ackerman est marié à une Saumuroise, Émilie Laurance, fille de son associé d’alors ; la Maison AckermanLaurance va se développer tout au long du xixe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale. Jean-Baptiste, puis son fils Louis, acquièrent de nombreuses galeries de caves, qui couvrent au début du xxe siècle près de 14 000 mètres carrés. Elles sont composées de larges vaisseaux et leur hauteur imposante (jusqu’à 5 mètres) témoigne de l’ancienne activité d’extraction, qui se pratiquait parfois à partir de galeries superposées.
Portrait de Jean-Baptiste Ackerman, ADML.
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Pour qu’il soit possible de travailler en toute sécurité dans les différents espaces, le « ciel » des excavations fut le plus souvent renforcé par des voûtes et des arcs en plein cintre. En 1914, de nouveaux bâtiments sont néanmoins construits par l’architecte angevin Henri Jamard. Leur écriture architecturale classique se fond dans le style employé précédemment par les autres entreprises florentines et conforte la vocation commerciale de l’entreprise. Une partie importante des archives de l’entreprise qui s’y trouvaient (livres de comptes, affiches publicitaires, diplômes reçus dans les expositions internationales) a été déposée aux Archives départementales de Maine-etLoire. Thierry Pelloquet
Stand d’exposition, photographie vers 1900, coll. part.
Diplôme reçu par la Maison Ackerman à l’Exposition universelle de 1889, ADML.
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OUTILS ET O BJ E T S
De la grappe à la bouteille, les outils et le matériel viticole, comme les objets liés à la consommation ou à la promotion du vin, sont très diversifiés. Si les témoins anciens sont rares, le renouvellement des pratiques à partir de la fin du xixe siècle a contribué à la création d’un riche patrimoine.
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Pioche bicorne, tonnelet (quartaut) cerclé de bois, soufflet à soufrer, colorimètre, serpe, Musée de la vigne et du vin d'Anjou.
Affiche de la coutellerie Fleurance, AP Angers.
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LE CHENIN, CÉPAGE EMBLÉMATIQUE DE L’ANJOU Un climat océanique, une relative sécheresse estivale, une longue arrière-saison et un réseau de vallées : cet ensemble de caractéristiques a permis au chenin, cépage de raisin blanc, de s’acclimater en Anjou et tout particulièrement sur les sols schisteux majoritaires à l’ouest. Récolté précocement, il permet l’élaboration de vins blancs secs tels les savennières, des anjous et des saumurs blancs, des anjou-coteaux-de-la-loire et des crémants-de-loire. Il se prête aussi à l’élaboration de vins moelleux et liquoreux comme les coteaux-du-layon, coteaux-del’aubance ou quarts-de-chaume. Les brumes matinales, accentuées à l’automne par la présence de la Loire et de ses affluents (le Layon et l’Aubance), favorisent en effet le développement sur les grains de raisin d’une moisissure, Botrytis cinerea : également appelée « pourriture noble », celle-ci rend leur pulpe plus sucrée. Le raisin est vendangé en surmaturité, et ces appellations font l’objet
Grappes de chenin en surmaturité dans le Layon.
Le chenin blanc, extrait de l’Ampélographie de P. Viala et V. Vermorel, t. II, 1901, BNF.
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de « tries de vendanges », récoltes manuelles où l’on ne cueille, à chaque passage, que les grains dorés et flétris par la moisissure. L’origine du chenin reste incertaine et fait toujours l’objet d’études. Certains auteurs font remonter sa présence dans le val de Loire au xe voire au vie siècle. Pour les ampélographes il aurait plutôt été mis au point à partir du savagnin, un cépage de l’est de la France, et acclimaté à partir de 1445 au manoir du Montchenin, sur les rives de l’Indre. Autre raison de sa méconnaissance, ce cépage est présenté sous des appellations variées (il en a été recensé une soixantaine !) dont les plus courantes sont « plant d’Anjou », « pinet d’Anjou » et « pineau blanc » : il n’a pris définitivement le nom de chenin qu’au xixe siècle. Dès lors, il apparaît comme « le » cépage blanc dominant en Anjou : en 1804, on mentionne qu’il constitue « la masse » des vignobles du Maine-et-Loire, alors plantés aux quatre cinquièmes en blanc. Confronté à l’essor du cabernet et d’autres cépages, il a fortement reculé depuis et occupe actuellement moins d’un tiers des vignes. Karine Chevalier
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Le matériel de vinification
La diversité de ses sols et ses conditions climatiques permettent à l’Anjou viticole de produire une grande variété de vins, des rouges aux rosés ou des blancs secs aux moelleux en passant par les effervescents. La phase de vinification est donc marquée par des pratiques différentes. Le raisin destiné à l’élaboration de rouges ou de rosés est en général égrappé et foulé – une opération longtemps faite aux pieds – avant d’être mis à macérer en cuve quelques heures à quelques jours, puis pressuré. Le raisin destiné à donner des vins blancs, très sensibles à l’oxydation, est envoyé directement au pressoir. Étape essentielle et symbolique de la transformation du raisin en vin, le pressurage fait l’objet de toutes les attentions et le pressoir est la pièce maîtresse de l’équipement du vigneron. Le pressoir à levier – une poutre est abaissée entre des poteaux pour écraser le raisin – s’inscrit dans la lignée des modèles antiques. Des traces d’un tel équipement datables du viie siècle ont été retrouvées à Juigné-sur-Loire lors de fouilles archéologiques, mais les exemplaires entiers qui nous sont parvenus ne remontent qu’au xviiie ou au xixe siècle. Les plus monumentaux, à longs fûts, pouvaient presser une importante quantité de raisin en une seule fois, mais leur maniement était difficile et nécessitait de nombreuses personnes. D’autres types de pressoirs
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conservés pour les mêmes époques témoignent des perfectionnements apportés afin de réduire la main-d’œuvre et la durée du pressurage ou améliorer le résultat. On trouve ainsi des pressoirs à vis centrale ou à roue, puis on note l’apparition de la cage, pratique pour disposer le raisin et recouper le marc. Le pressoir casse-cou, à cabestan et plus petit, est privilégié dans les exploitations modestes : il en reste peu, mais il fut très répandu et l’on en discerne les traces dans d’innombrables cavités troglodytiques du Saumurois. Au xixe siècle, avec la production en série de pièces métalliques, le pressoir à lanterne s’impose, développé notamment par la fabrique Mabille d’Amboise, fondée en 1835. Dans les années 1840 apparaît le pressoir à coffre et à pressée horizontale ; Joseph Vaslin, un forgeron de MartignéBriand, adapte ce modèle et fait breveter en 1857 une version à ouverture latérale. De nouveaux perfectionnements suivent : le pressoir horizontal cylindrique, la motorisation électrique, l’utilisation de nouveaux matériaux, jusqu’au pressurage pneumatique développé dans la seconde moitié du xxe siècle.
Livre d’heures à l’usage de Lyon, dit du Roi René, mois de septembre : le foulage, vers 1490, BM Angers.
Cuve à vins rouges, château de la Fessardière, Turquant.
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L’ÉLABORATION DES VINS À BULLES Basée sur le principe de la seconde fermentation en bouteille, au cours de laquelle le sucre se transforme en alcool puis en gaz carbonique, l’élaboration du vin pétillant suit différentes étapes qui s’effectuaient dans les galeries. Chacune de ces manipulations (assemblage, tirage, remuage, dégorgement, dosage, habillage), illustrées avec pittoresque par les cartes postales anciennes, nécessitait un matériel diversifié qui est aujourd’hui à considérer comme un patrimoine mobilier à conserver et présenter au public. Étape cruciale, l’assemblage des vins, achetés aux producteurs locaux après la première fermentation, requérait d’imposants foudres de bois, remplacés plus tard par des cuves en ciment verré. La cuvée reposait ensuite en tonnes avant d’être mise en bouteilles ; s’engageait alors le processus de la seconde fermentation. Une fois le vin à maturité, les bouteilles étaient déplacées et engagées dans des pupitres en bois percés de trous afin de faciliter le remuage, opération délicate qui permettait de faire glisser le dépôt vers le col. Des machines spécifiques, les rinceuses, étaient utilisées pour le lavage des bouteilles, d’autres pour retirer et agrafer les bouchons puis pour les imprimer et les paraffiner, pour doser la liqueur, poser les capsules et les muselets, coller les étiquettes. Préfigurant les chaînes de fabrication contemporaines, des machines automatiques actionnées par un moteur électrique furent installées dès le début du xxe siècle dans les
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ateliers. L’énergie était produite sur place, la plupart des grandes Maisons saumuroises ayant intégré dès que possible une centrale électrique à leur équipement. Si les fournisseurs les plus importants étaient au départ établis en Champagne, le succès des vins pétillants entraîne leur installation dans le Saumurois, à l’exemple de la société Valentin qui s’implante à Saint-Florent, à proximité des principaux établissements. Thierry Pelloquet
Bouteilles sur pupitres.
Caves Ackerman, Saumur, chantier de tirage, photo J. Decker, vers 1930, coll. part.
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Publicité pour le verre à vin d’Anjou, vers 1920, AP Angers.
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Un verre et une bouteille pour les vins d’Anjou
Les vins dits « tranquilles » vont eux aussi faire l’objet d’une promotion globale avec l’Anjou, province historique, comme faire-valoir du territoire de production. La première foire aux vins d’Anjou est organisée en 1900 par la Société industrielle et agricole de Maine-et-Loire. Créée en 1902, l’Union des viticulteurs de Maineet-Loire organise des banquets destinés à faire découvrir les vins angevins aux restaurateurs. C’est au cours de l’un d’eux, en juillet 1913, que l’idée de créer un verre spécifique pour les vins d’Anjou est lancée. Au printemps suivant, un concours est ouvert et plus de trois cents projets sont soumis à un jury composé de personnalités angevines. Ce n’est qu’en 1920, après la Première Guerre mondiale, qu’est révélé le lauréat : c’est un verre assez haut, monté sur une jambe droite portant une coupe à fond plat et large, aux parois légèrement inclinées, conçu par Louis Mignot, propriétaire du vignoble de Belle-Rive à Rochefort-sur-Loire. L’objet sera décliné en deux modèles, pour le service de table et les restaurants et débits de vins. Cinq ans plus tard, c’est une bouteille spécifique qui est proposée. Les Verreries Mécaniques de l’Anjou, fondées en 1913, mettent en effet au point une bouteille en verre « solidex », réputé résistant, d’une contenance de 75 centilitres, à haut fût avec un épaulement allongé portant
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un écusson en relief à trois fleurs de lys, encadré de deux branches de laurier, surmonté d’une couronne et d’un lys, le tout sommé du nom « Anjou ». Le modèle est adopté en 1925 par un jury constitué des présidents des syndicats viticoles, de responsables de syndicats d’initiative mais aussi de conservateurs de musées ! Les établissements Paul Rozé à Angers, déjà concessionnaires du verre à vin d’Anjou, assurent la commercialisation de cette bouteille qui, avec le temps, évoluera en ne conservant que la fleur de lys comme signe distinctif. Karine Chevalier, Florian Stalder, avec la participation de Thierry Pelloquet et Ludovic Fricot
Bouteille pour le vin d’Anjou, Musée de la vigne et du vin d'Anjou.
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PRA TIQUES C U LT U RELLES
Spiritualité, symbolique et socialité : la vigne et le vin jouent un rôle important dans la culture immatérielle et irriguent la création littéraire et artistique jusqu’à l’époque contemporaine.
Les témoignages de l’Antiquité
La fonction symbolique du vin est des plus anciennes, tout autant sans doute en raison de l’ivresse qu’il procure que de sa couleur rouge, qui évoque le sang. Il joue à ces deux titres un rôle majeur dans la religion romaine et les festivités qui l’accompagnent : il est utilisé notamment lors de liturgies sacrificielles, de cérémonies bachiques et de cultes funéraires. Rites et fêtes liés au cycle de la vigne et à la vinification, accompagnés de libations et de banquets, sont fréquents dans l’Antiquité. À Angers, des fouilles archéologiques ont ainsi révélé en 2010
l’existence d’un exceptionnel mithraeum, temple consacré au dieu d’origine indopersane Mithra et daté du iiie siècle de notre ère. Associé à un banquet, le culte de Mithra était articulé autour de la mise à mort d’un taureau et du sang de la bête qui engendre la vie, rappelant le sacrifice (effectué sur l’ordre d’Hélios, le dieu grec du Soleil) d’un taureau par Mithra et le repas festif qui suivit. Les rites rattachés à ce culte étaient évidemment propices à la consommation de vin, symbole d’éternité, d’où la découverte d’un important mobilier et de vaisselle de prestige (cruches, pichets, gobelets, amphorettes) ayant pu avoir cet usage.
Autel de l’église de Saint-PierreMontlimart.
Fragment d’entablement provenant d’un édifice gallo-romain d’Angers, CDP, Angers.
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LES VASES GRECS DU MUSÉE PINCÉ Le musée Pincé à Angers possède une collection remarquable de céramiques grecques, léguée par le peintre angevin Lancelot-Théodore Turpin de Crissé en 1859 et à l’origine du musée. Certains de ces vases, produits à Athènes ou dans les colonies grecques d’Italie du Sud entre le vie et le ive siècle avant notre ère, servaient à stocker, servir et consommer le vin lors des symposions, étymologiquement « réunions pour boire ensemble ». Grâce au vin, la parole se délie, les inhibitions et les craintes s’effacent. Afin d’éviter une ivresse incontrôlable, il est mélangé à de l’eau dans un grand vase, le cratère (du grec kratein, « mélanger »). Celui de la collection Turpin de Crissé est décoré, en figures rouges, d’une scène de banquet. Cette mise en abyme nous aide à nous représenter le cadre dans lequel ce vase était utilisé. Ici, héros et divinités donnent un caractère mythologique à la scène : Héraclès à gauche, Ploutos, dieu de l’abondance au centre, buvant du vin dans un rhyton, gobelet ayant la forme d’une corne à boire, et Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse à droite. Le musée Pincé conserve des rhytons datant du ive siècle avant notre ère, réalisés en Apulie. Afin de rendre cette vaisselle aussi intrigante qu’attirante, les potiers ont pu lui donner la forme de têtes d’animaux, comme ici celle d’un lévrier ou d’un taureau. Cette particularité stimulait sans doute les imaginations, les banquets étant l’occasion de joutes verbales, poétiques et musicales.
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Œnochoé à décor d’Héraclès dérobant le vin des centaures, Athènes, fin du vie siècle av. J.-C., Musées d’Angers.
L’œnochoé est une cruche à vin dont les formes variées, plus ou moins élancées, évoquent parfois celles de la vaisselle de bronze et d’argent qui côtoyait les récipients en céramique sur les tables de banquet. Une œnochoé du musée Pincé porte un décor en figures noires en lien, ici encore, avec le monde du vin : Héraclès puise dans un large cratère le vin des centaures. Ce sera l’origine d’un conflit sanglant entre le héros et ces créatures sauvages, mi-homme, mi-cheval. Rythmant la vie sociale des Grecs et peuplant leur imaginaire et leur culture visuelle, le vin avait une place prépondérante dans leur civilisation, où son commerce jouait un rôle central. « Le vin est le miroir de l’âme » : cette phrase d’Eschyle témoigne de l’importance de cette boisson dans la Grèce antique. Fabrice Rubiella
Cratère au banquet des dieux, Athènes, ive siècle av. J.-C., Musées d'Angers.
Rhytons, Apulie (Italie du Sud), ive siècle av. J.-C., Musées d’Angers.
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Décor de pampres et de raisin d’un bas-relief dédié à saint Vincent, vers 1900, église de Brézé.
L’iconographie chrétienne de la vigne et du vin s’enrichit également des récits liés au culte des saints. En lien avec des épisodes de leur vie, certains, tels saint Urbain, saint Bach, saint Donat ou saint Tychon, à Chypre, sont invoqués pour la protection de la vigne et des vignerons mais aucun n’est, en Anjou comme dans le reste de la France, aussi populaire que saint Vincent. Diacre martyr du iiie siècle, saint Vincent d’Espagne ou de Saragosse n’a pourtant, à l’origine, aucun rapport avec le vin. Au début de l’époque moderne, c’est certainement le jeu des consonances et le calembour qui font en français associer Vincent avec « vin-sang » ou « vin-sent » ; à ses attributs anciens (palme du martyre, vêtements de diacre, lit de fer à pointes, fouet, chaîne, meule) s’ajoutent ou se substituent une serpette ou du raisin. Il est, depuis, surtout figuré
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dans les paroisses viticoles. Il apparaît sur un vitrail de l'église de Chacé. Il est surtout présent dans la statuaire : l'église d'Épiré à Savennières conserve ainsi une statue d’art populaire datant du xviiie siècle, mais la plupart sont du xixe siècle, en plâtre polychrome ou non. Un paradigme du genre, édité par le statuaire angevin Pierre Rouillard, montre le saint vêtu d’une riche dalmatique ouvragée, tenant une grappe dans une main, la palme du martyre dans l’autre. Achevée en 1903, l’église Saint-Vincent de Brézé offre l’un des plus beaux ensembles dédiés au saint : on le trouve sculpté en relief au revers du tympan, où il répond au Christ bénissant de la façade, et sous forme de statue dans une abside du transept. À Rablay-sur-Layon, une statue de pierre de saint Vincent marque la rue éponyme depuis 1951.
Georges Merklen, Saint Vincent, vitrail, vers 1920, église de Chacé.
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Littérature, chansons, rimiaux Les plus grands écrivains ont célébré le vin d’Anjou. « Je veux qu’on me défonce une pippe angevine », implore Pierre de Ronsard, pour noyer son « doux soucy » dans mille gobelets « de ce bon vin d’Anjou », quand l’adresse D’un vigneron à Bacchus composée par Joachim du Bellay traduit l’attente que son « Anjou foisonne / Partout en vigne aussi bonne ». À côté de ces textes lyriques, le patrimoine littéraire compte un ensemble d’éloges de la vigne et du vin qui ont en commun d’être rédigés sur le mode humoristique. Les plus anciens sont deux courtes chansons à boire du haut Moyen Âge. La première, peut-être d’époque mérovingienne, figure dans un manuscrit du ixe siècle conservé à la cathédrale de Vérone, en Italie : en une vingtaine de vers, elle raille pour son ivrognerie un abbé d’Angers qui, comme buveur de vin, « surpasse tous les Angevins » ! La seconde chanson, peut-être du milieu du viiie siècle, n’est pas localisée mais l’un des deux manuscrits qui nous l’ont transmise, daté du ixe siècle, est conservé à la Bibliothèque municipale d’Angers : il s’agit, en quarante vers, d’un hymne parodique qui mêle prières et invitations à boire. Des siècles plus tard, dans un genre tout aussi bachique quoique teinté d’humour noir, Philippe Pistel, écrivain né à Champtoceaux, fait paraître en 1611 un Tombeau des Yvrongnes contenant les fatalles
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L’Anthologie du Sacavin, classique des œnophiles angevins publié en 1925, ADML.
Extrait de Charles Antoine, Eine douzaine de conteries d’Anjou, vers 1937-1939, p. 20, ADML.
traverses et divers accidens des nez escarlattez, dont on ne connaît plus qu’un seul exemplaire. Dédié à un « gentil-homme angevin », le texte, comme l’indique son titre, se compose de pastiches d’épitaphes d’ivrognes. De manière plus anecdotique, cette verve se retrouve régulièrement au fil des siècles, portée tant par divers auteurs que par la culture populaire. Au xxe siècle, le genre prend une nouvelle vigueur autour des figures de Marc Leclerc (1874-1946), d’Émile Joulain (1900-1989) et d’un petit groupe d’auteurs angevins qui remettent au goût du jour le parler local et le régionalisme. Ils compilent, rédigent et publient des « rimiaux », poèmes ou contes rimés en patois d’Anjou, composant des ouvrages au tirage parfois confidentiel, souvent illustrés. L’écriture est enjouée, les thèmes cocasses, voire gaillards. La Loire et le monde rural traditionnel constituent leurs sujets favoris et ils célèbrent régulièrement le vin. André Bruel (1894-1978) édite aussi en 1925 les textes que réunit son ami Marc Leclerc dans son Anthologie du Sacavin, ou petit recueil des plus excellents propos et discours (vers et prose) qu’inspira le glorieux, subtil et généreux vin d’Anjou à nos auteurs angevins de tous les temps et à quelques autres. Ce vaste florilège convoque une petite centaine d’auteurs pour la plupart ligériens, des plus récents, comme Curnonsky ou Raoul Ponchon, aux plus anciens, dont bien sûr Rabelais et
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jusqu’à Grégoire de Tours. Leclerc et Bruel s’associent encore pour rééditer en 1936 le texte redécouvert de Philippe Pistel. Dans ce sillage, André Allory, dit Charles Antoine (1889-1962), évoque aussi le vin quand il écrit et illustre vers 1937-1939 Eine douzaine de conteries d’Anjou, resté à l’état d’un beau manuscrit relié par Bruel et aujourd’hui conservé aux Archives départementales de Maine-et-Loire. Félix Landreau (1903-1966) fait quant à lui paraître en 1945 un petit ouvrage, illustré par Maurice Pouzet (19211997), dont le titre, En compagnie d’nout’vin d’Anjou, est sans équivoque. Certains auteurs tempèrent néanmoins ce discours et montrent le vin sous un jour plus sombre. Ronsard, on l’a vu, en demande pour noyer sa peine, ce qu’évoque aussi Félix Landreau dans son vin bu « Tout seul » : « J’sé las d’ma pein’, j’en sé à bout ! / Ej’ me console à ma magnière… » Entre littérature et art graphique, la bande dessinée que publie en 2011 le dessinateur angevin Étienne Davodeau, Les Ignorants, patient apprentissage d’un bédéiste, l’auteur, et d’un vigneron du Layon, Richard Leroy, où chacun découvre l’univers professionnel de l’autre au fil d’une année de travail et de plaisirs partagés, renouvelle encore, et de façon admirable, le livre dédié au vin d’Anjou et d’ailleurs.
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Étienne Davodeau, Les Ignorants, Futuropolis, 2011, p. 25.
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Hendrick van Balen et Jan Brueghel de Velours, Le Banquet des dieux, vers 1606-1610, huile sur cuivre, Musées d’Angers.
Les arts et l’ornementation
Outre les figurations mythologiques ou bibliques qui le placent au cœur du sujet, maintes œuvres d’art des collections rassemblées en Maine-et-Loire mettent le vin en scène. Quelques tableaux du musée des Beaux-Arts d’Angers en montrent la diversité. Il remplit verres et flacons, sans être le sujet principal, dans Le Banquet des dieux (vers 1606-1610) d’Hendrick van Balen et Jan Brueghel de Velours ou Un festin de noces de village (vers 1735) de Nicolas Lancret. Allégorie, vanité ou simple motif, on le retrouve dans les natures mortes où
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il est aussi l’occasion de montrer l’art du peintre par les jeux de reflets du liquide et du récipient qui le contient, comme dans la Nature morte aux pêches et au verre de Venise (seconde moitié du xviie siècle) d’Isaac Denies, où l’on voit également une belle grappe de raisin. D’une manière générale, le raisin entre presque toujours dans l’iconographie de l’abondance, avec d’autres produits de la terre comme le blé et les fruits. En sculpture, la galerie David d’Angers abrite le plâtre de L’Enfant à la grappe, où l’artiste figure, en 1837, un bambin tendu vers une grappe de raisin qu’il mange à même la vigne ;
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Épilogue
Lorsqu’en 1925 paraît L’Anjou, ses vignes et ses vins, le Dr Paul Maisonneuve est le premier à offrir une synthèse de l’histoire vitivinicole du département de Maine-et-Loire. Il est aussi le premier à en patrimonialiser les témoignages anciens, documentés et illustrés dans son ouvrage. C’est sans doute dans ce sillage qu’est née l’idée de créer un musée, dont un prélude remonte à la reconstitution d’anciens celliers pour la IIIe foire-exposition d’Angers en 1926, à l’issue de laquelle les anciens pressoirs non réclamés furent offerts au musée des Antiquités Saint-Jean. Installé dans les anciennes caves de l’hôpital Saint-Jean, le musée du vin, dont le fondateur et premier conservateur est le chanoine Urseau (18601940), ouvre ainsi ses portes en 1932 : aux pressoirs sont ajoutés hottes, soufflets à soufre, serpes et même un canon anti-grêle, des bouteilles fabriquées localement, depuis les premiers modèles d’Ingrandes jusqu’à celle, écussonnée, du vin d’Anjou, différentes sortes de verres ou encore des documents anciens encadrés. Le musée s’étiole doucement, puis ferme lors de la restauration des caves en 1992, seuls les pressoirs, une cuve et quelques barriques restant visibles sur place. En 1978, alors que les Trente Glorieuses ont changé en profondeur la vie des campagnes, une association d’habitants du Layon souhaite conserver les objets témoignant d’une viticulture en pleine
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mutation. En 1983, leur collection est installée dans le cellier de la Coudraye, au cœur du village viticole de Saint-Lambertdu-Lattay, et devient le Musée de la vigne et du vin d’Anjou. Il donne à voir outils et documents liés à la vitiviniculture, la tonnellerie, l’œnologie, la consommation des vins et la promotion du vignoble. Devenu intercommunal, ce musée de France conserve et enrichit ce patrimoine matériel et immatériel, contribue à l’étude et à la valorisation du vignoble angevin et interroge les pratiques, entre traditions et modernité, par une médiation qui s’appuie aussi sur la collection de dix-sept cépages de sa vigne pédagogique. À l’échelle du département, le patrimoine et l’actualité des vignobles se découvrent désormais au musée comme à travers les nouvelles boucles de la route des vins, au sein de domaines qui, telles les grandes Maisons de Saumur, ont pris la mesure de leur histoire, ou encore à l’occasion des nombreuses manifestations, comme « Festivini » et « Terres à vins, Terres à livres », qui participent à une culture qui continue de se créer. Florian Stalder, avec la collaboration d’Anna Leicher, Karine Chevalier et la participation de Ludovic Fricot et François Comte
Tracteur vigneron, Musée de la vigne et du vin d’Anjou.
Publicité pour les vins Ackerman, fin du xixe siècle, coll. part.
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Bibliographie — Archives d’Anjou, Mélanges d’histoire et d’archéologie angevines, « Histoire du végétal en Anjou », nº 14, 2010. Archives d’Anjou, Mélanges d’histoire et d’archéologie angevines, « L’Anjou à table », nº 16, 2013. Bertoldi, Sylvain, Chroniques historiques, Archives municipales d’Angers, archives.angers.fr/chroniques-historiques Brouard, Janine (dir.), Les Vignerons en Anjou, Paris, L’Harmattan, 1989. Cussonneau, Christian et Manase, Viviane, « Architectures du vin en Anjou », 303, arts, recherches, créations, nº 38, 1993, p. 110-123.
Crédits photos — D. Drouet, p. 6, 22-23, 82 / P. Giraud – F. Lasa, Région Pays de la Loire – Inventaire général, p. 6, 118-119 / H. Neveu-Dérotrie, Musée Dobrée – Grand Patrimoine de LoireAtlantique, p. 12 / Archives patrimoniales d’Angers, p. 13, 60, 81, 126, 135 / Château de Brézé, p. 28 / Réunion des musées nationaux, p. 31 / Domaine du château de Parnay, p. 35 / Bibliothèque nationale de France, p. 40, 83 / Archives municipales de Saumur, p. 44, 88-89 / Marc Domage, p. 84, 138 / Bibliothèque municipale d’Angers, p. 86, 90 / É. Jabol – Archives départementales de Maine-et-Loire, p. 87 / Musée de la vigne et du vin d’Anjou, p. 94-95 / P. David – Musées d’Angers, p. 96, 100, 112, 113, 131, 137 / F. Baglin – Musées d’Angers, p. 113, 133 / Musées d’Angers, p. 127 / Éditions Futuropolis, p. 130.
Dion, Roger, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au xixe siècle, Paris, Clavreuil, 1959 ; rééd. Paris, Éditions du CNRS, 2010. Leturcq, Samuel et Musset, Benoît, « La viticulture en Anjou et en Touraine, de l’Antiquité au xixe siècle. Une histoire de vignerons », dans Asselin, Christian et Girault, Pascal, Le Val de Loire. Terres de chenin, Les Caves se rebiffent, 2017.
Ingrandes
Liré
Carte des appellations viticoles Anjou et Saumur Rosé d'Anjou, Cabernet d'Anjou, Rosé de Loire, Crémant de Loire Saumur brut
Maisonneuve, Paul (Dr), L’Anjou, ses vignes et ses vins, Angers, 1925 ; suivi de Le Vigneron angevin, Angers, 1926.
Anjou Gamay, Anjou rouge, Anjou blanc, Anjou fines bulles
Manase, Viviane, « Des Hollandais en Anjou », 303, arts, recherches, créations, nº 79, 2003, p. 262-267.
Saumur Puy-Notre-Dame
Pelloquet, Thierry, Les Maisons de Saumur. Architecture et savoir-faire, coll. « Itinéraires du patrimoine », nº 189, Nantes, ADIG, 1999.
Coteaux du Layon « Villages »
Pelloquet, Thierry (dir.), « De la vigne au vin », 303, arts, recherches, créations, hors-série nº 139, 2015.
Bonnezeaux
Travaux et outils du vigneron après le phylloxéra, Musée de la vigne et du vin d’Anjou, 2003.
Savennières « Coulée-de-Serrant »
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Saumur rouge, Saumur blanc, Saumur rosé, Coteaux de Saumur Saumur Champigny
Coteaux du Layon Anjou Villages
Coteaux du Layon Premier Cru Chaume Quarts de Chaume Grand Cru
Coteaux de l'Aubance, Anjou Villages + Brissac Savennières
Savennières « Roche-aux-Moines » Anjou Coteaux de la Loire
L A S A R T HE
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Source : fédération viticole de l'Anjou Saumur
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Thouars
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Proposée par le Département de Maineet-Loire, la collection Carnets d’Anjou est une invitation à découvrir la richesse du patrimoine à travers la diversité des lieux, des œuvres et des mémoires de notre territoire. Patrimoines de la vigne et du vin a été réalisé par la Conservation départementale du patrimoine.
Remerciements — Notre reconnaissance va aux nombreux propriétaires, vignerons, entreprises et maisons de vins, qui nous ont aimablement accueilli et fait découvrir leurs archives. Et aux institutions et personnes suivantes : Archives départementales de Maine-etLoire, Élisabeth Verry, directrice, Lydia Dosso, attachée principale de conservation, Archives municipales de Saumur, Archives patrimoniales d’Angers, Sylvain Bertoldi, Gilles Neau, Bibliothèque municipale d’Angers, MarcÉdouard Gautier, directeur adjoint, Château-Musée de Saumur, Estelle Géraud, conservatrice INRAP Grand Ouest, Maxime Mortreau, archéologue Musées d’Angers, Anne Esnault, directrice
— L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.
Carnets d’Anjou — Direction éditoriale Thierry Pelloquet conservateur en chef du patrimoine Textes Florian Stalder conservateur départemental des musées (CDP) et Thierry Pelloquet avec la collaboration de Karine Chevalier directrice du Musée de la vigne et du vin d’Anjou (Val-du-Layon) et avec la participation de François Comte conservateur en chef aux Musées d’Angers Ronan Durandière chargé de l’Inventaire du patrimoine (CDP) Véronique Flandrin-Bellier chargée des fonds documentaires (CDP) Ludovic Fricot archéologue (CDP) Anna Leicher conservatrice des Antiquités et Objets d’art (CDP) Fabrice Rubiella conservateur aux Musées d’Angers Photographies Armelle Maugin, Bruno Rousseau Suivi du projet éditorial Anne Lespargot directrice de la communication Frédéric Couturier directeur de la culture et du patrimoine
Éditions 303 — contact@editions303.com www.editions303.com Direction Aurélie Guitton Coordination éditoriale Alexandra Spahn Édition Carine Sellin Diffusion Élise Gruselle Conception graphique BURO-GDS Correction Philippe Rollet Photogravure Pascal Jollivet Impression Edicolor, Bain-de-Bretagne Papier Arcoprint ExtraWhite Typographies Alegreya Sans & Mina light — Les Éditions 303 bénéficient du soutien de la Région Pays de la Loire. Dépôt légal : février 2021 ISBN : 979-10-93572-56-7 © Département de Maine-et-Loire et les Éditions 303, 2021. Tous droits réservés.