ACTES DU COLLOQUE
GOUVERNER L’EMPIRE PLANTAGENÊT (1152-1224) AUTORITÉ, SYMBOLES, IDÉOLOGIE 7-9 OCTOBRE 2021 ABBAYE ROYALE DE FONTEVRAUD SOUS LA DIRECTION DE MARTIN AURELL
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
ACTES DU COLLOQUE GOUVERNER L’EMPIRE PLANTAGENÊT (1152-1224) : autorité, symboles, idéologie 7-9 octobre 2021 Abbaye royale de Fontevraud
INTRODUCTION Gouverner l’Empire Plantagenêt : les idées et les personnes — 6 Martin Aurell
POUVOIR : LES HOMMES ET LES INSTITUTIONS Le gouvernement par chancellerie : le bureau d’écriture des rois Plantagenêts, principal département d’État — 22 Nicholas Vincent Traduction : Gauthier Herrmann Gouverneurs de l’Angleterre angevine : William Longchamp, Hubert Walter et l’écriture contemporaine — 44 Michael Staunton Traduction : Gauthier Herrmann Hubert Gautier, mediator à la cour Plantagenêt : un Wolsey du xiie siècle ? — 66 Amaury Chauou
IMAGINAIRE : GESTUELLE, POÉSIE, FICTION Humour et absence d’humour à la cour d’Henri II — 84 Peter J.A. Jones Traduction : Gauthier Herrmann Désirer servir, aimer combattre. Les troubadours face aux rois Plantagenêts (1152-1224) — 102 Sébastien-Abel Laurent Le roi combattant dans les chroniques de l’espace Plantagenêt (1152-1224) — 118 Pierre Courroux
ESPACE : CENTRALISATION OU SÉDITION ? La cour comme instrument de gouvernement impérial : mobilité des corps et territoires de l’empire — 136 Fanny Madeline Le roi Jean et la répression de la rébellion (1199-1216) — 156 Matthew Strickland Traduction : Caroline Abolivier Gérer des vassaux turbulents. Les Plantagenêts face aux Lusignan (1152-1224) — 176 Clément de Vasselot Le Quercy Plantagenêt a-t-il existé ? L’enquête sur la dot de Jeanne d’Angleterre (1196-1286) — 190 Amicie Pélissié du Rausas
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Sommaire
CHÂTEAUX : LIEUX DE POUVOIR Guillaume III de Briouze et sa nef au service de l’empire Plantagenêt (1177-1203) — 208 Amélie Rigollet Le développement du complexe palatial du château de Caen sous Henri II au travers des nouvelles données archéologiques — 224 Bénédicte Guillot Le palais d’Angers et les fortifications angevines sous les Plantagenêts — 238 Jean Brodeur, Emmanuel Litoux et Teddy Véron
MONACHISME : FONTEVRAUD ET L’ARCHITECTURE « ANGEVINE » « L’utilisation » de la sculpture dans le domaine Plantagenêt et la représentation des figures de pouvoir : mythe ou réalité ? — 258 Bénédicte Fillion-Braguet L’architecture gothique « angevine » constitue-t-elle un marqueur de souveraineté dans les terres orientales des Plantagenêts ? — 274 Claude Andrault-Schmitt Les cuisines du Grand-Moûtier de l’abbaye de Fontevraud : un mécénat Plantagenêt ? — 294 Jean-Yves Hunot
JEAN SANS TERRE : EFFONDREMENT D’UNE ENTITÉ POLITIQUE Jean sans Terre et le gouvernement par un étranger : l’exemple du Poitou — 312 Stephen Church Traduction : Julia Kerninon Jean sans Terre et Londres — 326 Frédérique Lachaud Un chaînon manquant ? Le sénéchal méridional dans l’ombre des Plantagenêts (1210-1229) — 354 Gregory Lippiat Traduction : Julia Kerninon
CONCLUSIONS Art de gouverner, gestes politiques et pratiques de l’espace dans l’Empire Plantagenêt — 370 Maïté Billoré
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INTRODUCTION
GOUVERNER L’EMPIRE PLANTAGENÊT : LES IDÉES ET LES PERSONNES —
MARTIN AURELL Professeur à l’université de Poitiers Directeur du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale UMR 7302
Portrait de Henry II. Peinture non datée, probablement du début du xviie siècle. © akg-images.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
Au xiie siècle, gouverner se conçoit comme appliquer la justice pour que règne la paix. Cette idée simple est issue de la philosophie stoïcienne et du droit romain, revus et christianisés par Ambroise de Milan et Augustin d’Hippone.
Elle est abruptement résumée dans l’inscription de la plaque émaillée surplombant le tombeau de Geoffroi Plantagenêt (†1151) dans la cathédrale du Mans : « Par ton épée, prince, la multitude de déprédateurs est mise en fuite et une quiétude durable est accordée aux églises1. » Représenté le glaive répressif à la main, le comte d’Anjou impose l’ordre au détriment des fauteurs de troubles. Le serment que ses descendants prêtent lors du couronnement à Westminster reprend les mêmes obligations : protéger l’Église, exercer la justice et supprimer les mauvaises coutumes2. Au cours du sacre, ce sont les évêques anglais qui oignent le roi, qui lui remettent les regalia et qui reçoivent ses promesses. La tonalité théocratique de la cérémonie se retrouve dans le Policraticus (1159) de Jean de Salisbury. L’éminence grise de l’archevêque Thomas Becket préconise un roi à la morale irréprochable qui, soumis aux prêtres et à la loi supérieure de Dieu, applique la justice avec équité et miséricorde, punit les malfaiteurs, protège les ecclésiastiques et prend soin de la veuve et de l’orphelin3. Un tel programme vise à instaurer la paix dans la société chrétienne pour que le clergé veille, en toute tranquillité et liberté, au salut des âmes. Le gouvernement du roi heurte les intérêts de la vieille noblesse. Certaines de ses maisons ont obtenu des titres, notamment vicomtaux, depuis l’époque carolingienne. Elles ont toujours considéré que leur domination sur leur seigneurie était aussi légitime, si ce n’est plus, que celle des comtes ou ducs sur leur
POUVOIR LES HOM ET LES INSTITUT
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TIONS
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LE GOUVERNEMENT PAR CHANCELLERIE :
LE BUREAU D’ÉCRITURE DES ROIS PLANTAGENÊTS, PRINCIPAL DÉPARTEMENT D’ÉTAT —
NICHOLAS VINCENT Professeur à l’université d’East Anglia (Norwich) Traduction : GAUTHIER HERRMANN
Sceau d’Henri II Plantagenêt, revers. © akg-images / Erich Lessing.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
En février 1187, le roi Henri II concède des privilèges aux moines bénédictins du prieuré de la cathédrale de Cantorbéry, harcelés, depuis quelques années, par leur archevêque cistercien, Baldwin de Forde. Convoquant l’archevêque en sa présence dans son palais du Mans, le roi ordonne alors à Hubert Walter, doyen d’York, ainsi qu’à Roger, aumônier royal, d’écrire aux moines.
Hubert compose dûment (dictavit) une lettre au nom du roi, rédigée en présence du procureur des moines qui la fait ensuite sceller. Or, à son arrivée, l’archevêque demande à examiner la lettre et envoie Hubert Walter et Pierre de Blois à la chancellerie (ad cancellariam) afin de la récupérer. Là, Hubert et Pierre brisent le sceau du roi et, malgré les protestations du procureur des moines, l’archevêque se retire dans une chambre privée (thalamum) pour ajouter trois nouvelles clauses (capitula), ordonnant que deux versions identiques de la lettre révisée soient rédigées. L’une d’entre elles est remise au procureur des moines. L’autre est conservée par l’archevêque1. En quoi une telle histoire peut-elle influencer notre compréhension du gouvernement des Plantagenêts ? Je suggérerais pour ma part que cette anecdote recoupe en réalité plusieurs thèmes importants. D’abord, le principe sous-jacent de commandement royal, chaque partie ici requérant ou étant convoquée en
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Le gouvernement par chancellerie
la présence de la personne du roi, afin d’exposer ses griefs ou de demander réparation. Peut-être nous sommes-nous tellement accoutumés à considérer le roi comme un vagabond itinérant, presque en permanence en déplacement au sein de ses territoires, que nous oublions qu’une telle itinérance a été imposée à beaucoup de ceux qui cherchaient à obtenir justice ou à atteindre le commandement royal2. Que ce soit lorsqu’un pétitionnaire parvient jusqu’au roi, à l’instar des moines de Cantorbéry en 1187, ou lorsque le roi lui-même est incité à gouverner ou à commander, de telles instructions royales ne sont jamais que le début d’un processus dans lequel l’ordre se traduit en acte. D’abord, les lettres ou messages devaient être envoyés au nom du roi, ce qui impliquait que les officiels locaux appliquassent la volonté royale. Ces lettres, souvent expédiées sur de longues distances ou émises en double, en triple, voire en une douzaine de formes différentes, n’étaient évidemment ni écrites ni même dictées par le roi en personne3. Au lieu de quoi (ainsi qu’au Mans en 1187), la formulation et la rédaction en tant que telle de ces lettres étaient confiées à des officiels agissant au titre de porte-parole du roi, eux-mêmes assistés d’officiers de rang inférieur : scribes anonymes, gardiens et manipulateurs du sceau du roi, qui donnaient une substance matérielle à la volonté royale. Il y avait là un environnement dans lequel la parole et l’écrit restaient des phénomènes associés mais distincts, notamment quant à l’écart entre ce que nous ne pouvons que supposer avoir été des mots pensés et prononcés en français, mais composés et recopiés en latin. Non seulement cela, mais les différents espaces que nous observons en 1187, y compris la chambre d’audience du roi (par opposition aux autres lieux où les lettres étaient dictées, réécrites ou en temps voulu scellées), suggèrent à la fois une complexité fonctionnelle et une chorégraphie spatiale bien rodée, en l’occurrence interrompue, mais en rien fondamentalement remise en cause, par l’intrusion ici de l’autorité alternative de l’archevêque de Cantorbéry.
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GOUVERNEURS DE L’ANGLETERRE ANGEVINE :
WILLIAM LONGCHAMP, HUBERT WALTER ET L’ÉCRITURE CONTEMPORAINE —
MICHAEL STAUNTON Professeur à l’université de Dublin Traduction : GAUTHIER HERRMANN
Portrait équestre de Richard Cœur de Lion devant le Palais de Westminster à Londres (Angleterre). © akgimages / Dieter E. Hoppe.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
INTRODUCTION
À en croire certains de ceux qui les ont fréquentés et qui ont écrit à leur sujet, William Longchamp et Hubert Walter faisaient sans doute partie des individus les moins recommandables à qui l’on n’ait jamais confié la tâche d’administrer l’Angleterre1. D’après Hugh de Nonant, William était un étranger de basse extraction qui, par son ambition personnelle et par sa ruse, était rapidement parvenu à s’élever au rang d’évêque d’Ely, de chancelier royal, de principal justicier et de légat du pape.
Une fois ce pouvoir absolu obtenu, il se présenta comme un dieu vivant et dévasta le royaume par sa tyrannie. Gérald de Galles est allé plus loin encore dans sa représentation, dépeignant William en monstre grotesque, notoirement connu pour sa pédérastie et sa haine des Anglais. Gérald est également l’une de nos principales sources s’agissant d’Hubert Walter. Il prétend que ce dernier était quasiment analphabète, mais qu’il parvint à atteindre le rang d’archevêque de Cantorbéry, de légat du pape, justicier en chef et, bientôt, de chancelier royal grâce à son dévouement dans les affaires mondaines. Usant à plein des deux épées, celle spirituelle et l’autre temporelle, il accumula les profits pour son propre compte et causa du tort tant à l’église qu’au royaume dont il avait la charge. Bien entendu, peu de gens croient
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Gouverneurs de l’Angleterre angevine
ce que Hugh de Nonant et Gérald de Galles dirent de William Longchamp et Hubert Walter, ou tout du moins ont-ils tendance à accueillir ces dires avec un certain scepticisme. Hugh, évêque de Coventry, était en effet l’un des principaux opposants de William, et ses récriminations figurent dans une longue lettre publique sur l’ascension et la chute de Longchamp qu’il présenta comme une leçon sur les dangers de l’orgueil2. Gérald écrivit sur Longchamp dans sa Vita Galfridi, un ouvrage en l’honneur de Geoffrey, archevêque d’York, dont l’emprisonnement scandaleux sur ordre de William précipita la chute de ce dernier3. Quant aux commentaires de Gérald sur Hubert Walter, ils apparaissent dans son Liber de Invectionibus, livre qu’il a fondé sur les arguments présentés à la curie papale dans le cadre de son élection au siège de St David et afin de promouvoir les droits archiépiscopaux de ce siège4. Dans ce conflit, son principal adversaire était Hubert, et bien que ce fussent les lettres de ses adversaires qu’il qualifia d’« invectives », ses récriminations à l’égard d’Hubert étaient la plupart du temps si féroces et si personnelles qu’il lui faudrait plus tard reconnaître son exagération dans son portrait d’Hubert en analphabète cupide5. Il paraît raisonnable, pour un chercheur, d’interroger l’exactitude de ces témoignages hostiles et d’accorder un poids plus grand à d’autres preuves conservées ou à des témoignages d’auteurs contemporains différents. Toutefois, s’il faut aborder les jugements de Hugh et Gérald avec prudence s’agissant du caractère et de la carrière de ces hommes, ils n’en demeurent pas moins précieux à d’autres égards pour ce qu’ils nous apprennent des attitudes adoptées envers les administrateurs royaux de haut rang en Angleterre à la fin du xiie et au début du xiiie siècle. Car y compris dans leurs plus ardentes invectives, on comprend ce que les contemporains attendaient d’un administrateur royal, ce qu’ils en craignaient et la manière dont ils envisageaient la combinaison des pouvoirs séculiers et ecclésiastiques entre les mains d’un seul homme. L’examen des commentaires de Hugh et de Gérald combinés à ceux d’autres auteurs nous permet d’observer les préoccupations quant aux moyens de l’ascension des
IMAGINA GESTUEL POÉSIE,
AIRE : LLE, FICTION
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HUMOUR ET ABSENCE D’HUMOUR À LA COUR D’HENRI II —
PETER J.A. JONES
Professeur à la School of Advanced Studies, université de Tyumen (Russie) Traduction : GAUTHIER HERRMANN
Thomas Becket face à Henri II. © akg-images / British Library.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
Quand et comment un roi doit-il rire ? Et quand ne doit-il pas rire ? Pour les écrivains de la cour d’Henri II (qui régna de 1154 à 1189), il existait deux modèles populaires issus de la littérature classique. Il y avait d’un côté les bons empereurs, Auguste et Vespasien. Ces dirigeants ont ri avec bonhomie des plaisanteries faites à leurs dépens1, usant de l’humour en stratèges pour désamorcer les tensions et détourner les critiques2. Gérald de Galles vénérait l’empereur Hadrien, par exemple, pour son « esprit » (facetus) et son « tranchant » (acer) face à l’injure3. De l’autre côté, il y avait les méchants, Néron et Caligula.
Tout en atténuant le ton du débat public grâce à la comédie vulgaire et grâce au burlesque, ces empereurs s’étaient piqués d’un humour cruel, moquant les prisonniers torturés4. Même s’il y avait là d’évidentes questions de goût et de tempérament personnels, c’est le manque d’à-propos des plaisanteries de ces méchants empereurs qui frappait plus particulièrement les observateurs. Parmi les annotations d’un manuscrit du De Inventione de Cicéron, à un passage où ce dernier conseille aux bons orateurs
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Humour et absence d’humour à la cour d’Henri II
de ne plaisanter que lorsque la situation l’exige, un lecteur anglais du xiie siècle avait pu écrire en marge « Contra… Caligula »5. Les descriptions de la vie à la cour d’Henri II montrent des préoccupations similaires s’agissant de la nature et de l’à-propos de l’humour du roi. Pour des observateurs favorables, comme Daniel de Beccles ou le poète Bernard de Ventadour, Henri se caractérisait par son esprit (facetia)6 et présidait à des fêtes nocturnes pleines de « chants et de rires »7. Dans ces tableaux, il apparaît doté d’un humour tranchant, maîtrisé par le sens des convenances. Comme le fit remarquer Gautier Map, Henri était par « trop spirituel » (facetia) pour pouvoir rire d’une chose aussi vulgaire qu’un moine qui se serait exhibé dans la rue8. Pour les observateurs hostiles, en revanche, l’humour du roi était précisément devenu un problème lorsqu’il avait touché des domaines de la vie qui, d’après eux, auraient dû demeurer sérieux. Pour Pierre de Blois, la cour d’Henri opérait comme un « théâtre de dérision » (derisionis theatrum)9, dominé par « toutes sortes de plaisantins » (balatrones, hoc genus omne) qui réduisaient le discours politique à une farce10. Notre article examinera les aspects du déploiement et de la rétention de l’humour à la cour d’Henri II, ainsi que les tensions inhérentes au choix de rire ou à celui de ne pas rire. Nous nous concentrerons sur la personne du roi Henri lui-même et nous verrons comment les courtisans (une élite intellectuelle de courtisans auto-déclarés, il est vrai) ont pu choisir de se comporter lorsqu’ils furent confrontés à son humour. D’abord, nous examinerons la manière dont Henri s’est servi de l’humour (sciemment ou non) comme d’un outil dans les affaires gouvernementales. Comme nous le montrerons, son rire évoquait souvent des choses assez imaginaires : une ombrageuse politique de menaces, de possibilités et de contournements des codes et règles. Mais comme nous le ferons également remarquer, ces techniques furent parfois contrecarrées par des stratégies délibérées d’absence d’humour. Des personnages tels que Jean de Salisbury et Arnoul de Lisieux estimaient que la réponse optimale à un rire curial probléma-
ESPACE : CENTRAL OU SÉDIT
: LISATION TION ?
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LA COUR COMME INSTRUMENT DE GOUVERNEMENT IMPÉRIAL
MOBILITÉ DES CORPS ET TERRITOIRES DE L’EMPIRE —
FANNY MADELINE Maîtresse de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne
Carte des lieux de séjour et lieux de gouvernement de la cour d’Henri II Plantagenêt. © F. Madeline.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
La cour est sans doute l’un des aspects les plus étudiés de la royauté des premiers Plantagenêts. Particulièrement bien documentée, elle apparaît, par son fonctionnement administratif, son organisation sociale et son envergure culturelle, comme un lieu atypique dans cette Europe occidentale du xiie siècle, où le phénomène curial ne prend véritablement son essor qu’à partir du xiiie siècle. Norbert Elias avait tenté d’analyser, il y a déjà plus d’un demi-siècle, ce qui lui apparaissait comme le phénomène majeur « dans la dynamique de l’Occident », entre une Europe féodale décentralisée et la naissance des États modernes : l’émergence et le renforcement de l’institution curiale1.
La cour est, de fait, l’un des principaux sujets (avec la question impériale) par lequel l’histoire des Plantagenêts va être renouvelée à la fin des années quatre-vingt-dix. Les travaux réalisés au CESCM ouvrent l’étude de la cour Plantagenêt qui était principalement abordée du point de vue de son fonctionnement
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La cour comme instrument de gouvernement impérial
administratif et littéraire2, à des enjeux plus sociologiques et idéologiques (curialitas), intégrant en partie les travaux anglophones sur les trajectoires individuelles, collectives, et les approches prosopographiques3. Dix ans plus tard, à partir des apports de la diplomatique et de la scripturalité curiale, Nicholas Vincent propose une description érudite de la cour d’Henri II, de sa composition, de son fonctionnement administratif et logistique, ainsi que des expériences sociales qui s’y déroulent4. Tout récemment, Amaury Chauou a également proposé une nouvelle synthèse sur les Plantagenêts en faisant de la cour un prisme de lecture pour comprendre plus largement l’Empire Plantagenêt5. Le fonctionnement institutionnel et administratif de la cour, son envergure culturelle et littéraire, la production de normes morales, le déploiement d’une idéologie courtoise et d’une éthique du pouvoir, sa composition sociologique, la logistique de ses approvisionnements, son itinérance et ses résidences sont donc désormais bien connues, même s’ils continuent de faire l’objet de discussions et de débats d’interprétation6. Il convient tout d’abord de faire remarquer que lorsqu’on parle de « la cour Plantagenêt », c’est en général de la cour d’Henri II dont il est implicitement question alors que le fonctionnement curial évolue beaucoup d’un règne à l’autre. L’expression « cour Plantagenêt » a donc ce défaut de gommer les ruptures et les discontinuités pour faire ressortir un phénomène global. Pour restituer les transformations curiales de la seconde moitié du xiie siècle, il est nécessaire d’aborder la cour comme un instrument dynamique de la construction des pouvoirs, et non comme le simple cadre de leur exercice. La cour Plantagenêt prend forme dans un monde encore largement féodalisé, où l’exercice du pouvoir royal est conçu à travers sa dimension ministérielle au service de l’Église, mais aussi à travers le principe aristocratique du primus inter pares. Ce qui change au xiie siècle, c’est la formation d’une nouvelle échelle du pouvoir qui nécessite de construire une monarchie plus administrative, institutionnalisée et centralisée ainsi que la diffusion du modèle du princeps7. Le prince est celui
MONACH FONTEVR L’ARCHIT « ANGEVI
HISME : RAUD ET TECTURE INE »
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« L’UTILISATION » DE LA SCULPTURE
DANS LE DOMAINE PLANTAGENÊT ET LA REPRÉSENTATION DES FIGURES DE POUVOIR : MYTHE OU RÉALITÉ ? —
BÉNÉDICTE FILLION-BRAGUET Chercheure associée au CESCM (UMR 7302) université de Poitiers-CNRS
Fragments d’un Jugement dernier sculpté, abbaye royale de Fontevraud (Maine-et-Loire). © B. Rousseau / Région Pays de la Loire, Inventaire général.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
Parce que du vivant des princes Plantagenêts, les églises de l’ouest ont été bâties selon des partis pris architecturaux très identifiables, on a pu penser que ces puissants avaient utilisé l’art monumental pour servir leur cause1. D’autant que dans ces églises bâties entre 1150 et 1250, les sculpteurs ont donné une place importante à la figure des rois et des reines. La présence de ces têtes couronnées est réelle, et plusieurs d’entre nous ont cherché à les identifier avec des personnes historiques2.
Nous appuyant sur l’effigie funéraire de Geoffroy à la cathédrale du Mans ou sur les donateurs au vitrail de la crucifixion de la cathédrale de Poitiers, nous pouvons admettre que, dans ces deux cas, l’image des Plantagenêts a été utilisée pour les inscrire dans l’histoire des bâtiments et célébrer leur souvenir. La volonté d’identification ici ne fait aucun doute puisqu’elle est relayée par une inscription mémorielle. Mais, lorsque l’image est anépigraphe, qu’en est-il ? Comment devons-nous considérer ces effigies royales qui habitent les églises d’Anjou ou de Touraine ? Le sujet est complexe, et l’image, cet artifice mensonger, se laisse interpréter qu’elle soit chargée d’une intention ou pas. En 2018, la maison Binoche et Giquellon a proposé à la vente un modillon sculpté de tête de reine3. Bien que datant d’un xiiie siècle bien
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« L’utilisation » de la sculpture dans le domaine Plantagenêt
entamé et que le touret soit ceint de fleurs de lys, la tête fut présentée comme celle d’Aliénor, parce qu’elle était couronnée et que le modillon venait du Poitou. Cet exemple en dit long sur notre désir de mystification et sur l’emprise qu’exerce encore Aliénor sur nos esprits ! POLITIQUE, ESPACES ET CHRONOLOGIQUE Depuis les années 1990, les études dendrochronologiques ont permis de dater la coupe de bois de nombreuses charpentes anciennes4. Ces dates providentielles doivent toujours être mises en perspective et accompagnées d’un examen des combles, car tout chantier est unique et si dans certains cas, la mise en œuvre des voûtes est antérieure à la pose des charpentes, dans d’autres cas, c’est précisément l’inverse et il peut s’écouler des décennies avant que les voûtes ne trouvent place sous les toits. Enfin, l’étude de la modénature et de la sculpture qui agrémentent ces voûtes est indispensable pour compléter l’approche matérielle des couvrements. En croisant ces différentes données, on peut séquencer le déroulement d’un chantier et ainsi établir une chronologie relative des églises d’un territoire. La multiplication des études conduites depuis trente ans confirme que l’art monumental dans les églises de l’ouest du continent entre 1150 et 1250 a un développement indépendant de l’espace et la chronologie de l’Empire Plantagenêt, même si les deux mondes se rencontrent et se soutiennent mutuellement. Déjà en 1984, André Mussat avait évoqué que l’architecture de l’ouest était celle d’un territoire plus que celle d’un pouvoir, et soulignait les limites de l’expression « architecture Plantagenêt » lui préférant celle de la vallée de la Loire5. C’est essentiellement entre 1200 et 1250, en Anjou, Touraine, Vendômois, Blésois et nord du Poitou, que la parure sculptée des églises développe le motif des têtes sculptées de rois et de reines. Dans le reste de l’Empire Plantagenêt, ce décor reste rare, signe d’une transposition égarée. Plus que la politique, ce qui impacte le chantier, ce sont les ressources du sous-sol, car
JEAN SAN TERRE : EFFONDR D’UNE EN POLITIQU
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REMENT NTITÉ UE
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
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JEAN SANS TERRE ET LE GOUVERNEMENT PAR UN ÉTRANGER : L’EXEMPLE DU POITOU —
STEPHEN CHURCH Professeur à l’université d’East Anglia (Norwich) Traduction : JULIA KERNINON
Gisant d’Aliénor d’Aquitaine dans l’abbaye royale de Fontevraud (Maine-etLoire). © Y. Guillotin / Région Pays de la Loire, Inventaire général.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
L’étranger dont il est question dans cet article est Jean sans Terre en personne. Né en 1166, il grandit tout d’abord dans la maison de son frère, Henri le Jeune, avant d’être envoyé à Fontevraud pour y être éduqué avec sa sœur, Jeanne. À partir de l’âge de douze ans, il fut élevé dans le foyer du Justiciar of England nommé par son père, Ranulf de Glanville.
Là, il acquit le cercle d’amis qui l’accompagnerait durant la première phase de sa vie. À seize ans, il intégra la cour paternelle lorsque, à la mort de son frère aîné, Henri, leur père proposa que Jean prenne la place de Richard en tant que duc d’Aquitaine. Richard, cependant, était peu enclin à accepter cette redistribution de l’héritage. Ainsi, bien que Jean ait été autorisé à faire guerre à Richard, l’Aquitaine ne quitta jamais les mains de ce dernier. Le futur de Jean se trouvait donc au Nord. Il avait été fait roi d’Irlande en 1177, et il était fiancé à Isabelle de Gloucester qui apportait le comté de Gloucester. Il était également destiné à devenir comte de Cornouailles, et le comté de Mortain en Normandie lui était promis. Il s’agissait là des propriétés traditionnellement attribuées aux membres cadets des familles royales-ducales, ce qui confirme que Jean était destiné à être un prince du Nord. En 1185, il se rendit en Irlande pour prendre possession de son royaume récemment fondé, et après la mort d’Henri en 1189, l’axe nordiste des terres de John se trouva encore accentué. Ses fiançailles avec Isabelle donnèrent lieu à un mariage ; il fut autorisé à prendre possession de ses terres de Cornouailles et de Mortain ; et il devint souverain d’Irlande. Son frère Richard contribua à asseoir le pouvoir de Jean
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Jean sans Terre et le gouvernement par un étranger : l’exemple du Poitou
en Angleterre en le faisant roi en tout sauf en nom (Guillaume de Newburgh qualifie Jean de « tétrarque ») dans les comtés de Cornouailles, Lancaster, Devonshire, Nottinghamshire, Dorset et Somerset, et suzerain de Marlborough, Ludgershall, Wallingford, Eye, Peverel, Tickhill, the Peak et Bolsover1. Jean demeura dans le Nord durant toute la croisade puis la captivité de Richard, et ses acquis du nord furent encore renforcés après son retour de faveur auprès de son frère en mai 1195 lorsque Jean fit campagne avec et pour le compte de Richard en Normandie. En 1197, Jean s’était imposé comme le successeur favori de Richard, pourtant, même à l’époque, dans les documents attestant de son nouveau statut, les hommes se portant témoins de sa position étaient tous originaires du nord de la Loire. Jamais Jean – ni d’ailleurs Richard – n’essaya d’établir des liens dans les terres au sud de la Loire2. Son entourage ne comptait pas d’hommes originaires du sud, sa maison étant composée entièrement d’hommes d’Angleterre et de Normandie3. Avant 1199, il n’accorda aucun octroi ni à des hommes ni à des institutions au sud de la Loire ; il semble n’avoir eu aucun lien avec le comté du Poitou et le duché plus vaste d’Aquitaine. Jusqu’à cette date, il ne fit même pas de don à la communauté de Fontevraud, où il avait pourtant passé une partie conséquente de sa prépuberté. Son parcours, une fois sorti de l’enfance, et à l’exception de la campagne menée avec son frère en 1184, ne l’emmena pas plus au sud que Le Mans4. En somme, lorsque la mort de Richard le catapulta à la position de grand favori pour mener la dynastie des Plantagenêts dans la phase suivante de son existence, Jean n’avait d’autres liens avec ses terres du sud que ceux venant de sa mère, Aliénor d’Aquitaine. C’était la première fois qu’un étranger aux terres du sud de la Loire tentait de gouverner le duché depuis la fin des années 1160. Dans un article essentiel publié dans les actes du colloque tenu à Thouars du 30 avril au 2 mai 1999, Nicolas Vincent a examiné ce que les listes de témoins des chartes d’Henri II nous apprenaient de la relation du roi avec le Poitou5. Il a montré que lorsqu’ Henri séjournait dans le Poitou, sa cour pouvait compter
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CONCLUSIONS
ART DE GOUVERNER, GESTES POLITIQUES ET PRATIQUES DE L’ESPACE DANS L’EMPIRE PLANTAGENÊT —
MAÏTÉ BILLORÉ Maîtresse de conférences à l’université Lyon 3 – UMR 5648-CIHAM
Façade occidentale de l’abbaye royale de Fontevraud (Maine-etLoire). © P. Giraud / Région Pays de la Loire, Inventaire général.
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Gouverner l’Empire Plantagenêt
En mars 1165, dans une longue lettre adressée à Thomas Becket, Arnoul de Lisieux souligne les difficultés auxquelles se trouve confronté le roi Henri II Plantagenêt : « Bien qu’il ne le laisse pas paraître, d’amères difficultés, qui présagent de réalités à venir, troublent son esprit, puisqu’il comprend qu’en de nombreux endroits, des étincelles sont prêtes à provoquer des incendies. Il s’émeut, en effet de la haine des Français, des calomnies des Flamands, de la perversité des Gallois, des pièges tendus par les Écossais, de l’audace des Bretons, des alliances des Poitevins, des dépenses de l’Aquitaine intérieure, de l’inconstance des Gascons et, ce qui est plus grave, de l’inimitié de presque tous ceux qui sont ses sujets1. » Gouverner l’Empire Plantagenêt n’est pas une sinécure !
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Conclusions
Il faut s’adapter aux impératifs qui s’imposent à différentes échelles, développer des stratégies de gouvernement in absentia, orienter les priorités en fonction de la conjoncture, du poids politique et économique de chaque entité territoriale et s’adapter aux spécificités identitaires de chacune. Comment les Angevins ont-ils pu relever ce défi ? Bien des années après le colloque de Thouars sur « la cour Plantagenêt2 » qui relançait les recherches autour de cette dynastie dite « angevine3 » et donnait naissance à une collaboration franco-britannique des plus fructueuses, Martin Aurell avait projeté de réunir à nouveau dans le cadre exceptionnel de l’abbaye de Fontevraud, des chercheurs d’horizons variés, dans une perspective résolument pluridisciplinaire pour une investigation dédiée à l’étude du gouvernement Plantagenêt. Mais les conditions sanitaires particulières de ces derniers mois ont rendu impossible la tenue de ce colloque et privé les contributeurs du débat d’idées et des échanges conviviaux qui caractérisent habituellement ce type de rencontre. Qu’à cela ne tienne ! Le temps des discussions viendra autour des contributions présentées ici : la recherche étant loin d’être close tant la matière est vaste4. Les contributions de ce volume s’inscrivent dans un contexte historiographique déjà bien balisé que nous ne saurions énumérer en totalité ; qu’il nous soit donc permis de n’évoquer ici que quelques publications. Outre l’incontournable synthèse de Martin Aurell5, plusieurs biographies récentes ont permis d’approfondir non seulement la connaissance des personnalités, mais plus généralement celle du contexte politique ayant orienté leurs actions (W. Warren, J. Gillingham, R. Turner, S. Church)6. Les champs d’investigation ont suivi des thématiques variées ; tandis que plusieurs monographies mettaient plus particulièrement en exergue un territoire régional pour y étudier les relations de pouvoir et les enjeux politico-stratégiques (M.-Th. Flanagan, J. Everard, D. Power, M. Billoré)7, des travaux s’orientaient vers les aspects administratifs (J. Jolliffe) ou le rôle des officiers et l’éthique du pouvoir (F. Lachaud)8. La cour a représenté un centre