Photographie extraite de la série Champs de bataille - Verdun de Yan Morvan. © Yan Morvan / Hans Lucas.
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303 / Batailles et résistances / Éditorial / Guy-Pierre Chomette / 303
Éditorial __
Guy-Pierre Chomette En travaillant de pair avec des chercheurs universitaires sur l’agrégation et la digitalisation de leurs données, une société néerlandaise a mis au point une carte interactive qui permet de visualiser sur une mappemonde l’emplacement de l’ensemble des batailles connues depuis le IIIe millénaire avant Jésus-Christ1. Elle permet également de les faire apparaître progressivement au fil des siècles sur tous les continents. Si cette carte ne dit rien de l’importance des forces en présence, de l’intensité de l’engagement, de la durée de la confrontation ni du nombre des victimes, l’effet n’en est pas moins saisissant : l’Europe remporte de loin la palme des continents où les armes ont le plus parlé au cours de l’histoire. Dans quelque temps, nul doute que cette carte fera apparaître de nouveaux emplacements sur les villes de Kiev, Kharkiv ou Marioupol, pour marquer l’absurde et criminelle agression par le Kremlin d’un pays libre et non belliqueux. Un focus sur la France permet de situer les régions où les affrontements ont été les plus nombreux. Sans surprise, le Nord du pays est recouvert de points qui concernent majoritairement le xxe siècle et ses deux conflits mondiaux. Le Nord-Ouest présente pratiquement la même densité. Les Pays de la Loire notamment, et plus précisément encore la Loire-Atlantique, font apparaître une multitude de batailles s’étalant du Moyen Âge à la fin du xviiie siècle. C’est un fait : rares sont les paysages des Pays de la Loire qui n’ont pas été le témoin de la violence des hommes. Certains sites sont connus et répertoriés, d’autres nécessitent un travail de localisation minutieux et de plus en plus difficile à mesure que l’on remonte le temps. Dans les années 2000, le photographe Yan Morvan a sillonné le monde et immortalisé des centaines de sites, réels ou supposés, où les hommes se sont battus. Son livre, Champs de bataille2, est édifiant, empli de panoramas bucoliques, voire idylliques, qui posent en filigrane la question : ces lieux racontent-ils encore l’histoire ? Encore faut-il se méfier des batailles pour raconter l’histoire. Aboutissement d’un long processus, une bataille est un fait qui marque la fin d’une période et le début d’une autre sans pour autant en donner les clés de compréhension. Son effet cathartique perdure dans les mémoires et brouille l’analyse du temps long de l’histoire. Plus encore, le souvenir que l’on en garde est bien souvent peuplé de glorification, d’héroïsation, voire de mythes qui finissent par rendre poreuse la frontière entre réalité historique et roman national, narration fabriquée à grand renfort de fictions, d’amalgames et d’images d’Épinal. Ce hors-série Batailles & Résistances tente d’éviter cet écueil en restant fidèle à la ligne éditoriale de la revue 303 et à ses trois piliers : l’art, la recherche et la création. On l’a vu, l’histoire ne s’est pas montrée avare de batailles dans les Pays de la Loire. Des guerres de Bretagne aux maquis de la Résistance en passant par les guerres de Vendée, des dizaines, peut-être des centaines d’affrontements ont marqué ce territoire à travers les âges. Ce hors-série s’attarde sur certaines d’entre elles mais, loin de chercher à en dresser l’inventaire, s’attache à mettre en perspective ces éruptions de violence par des détours inattendus : la formation des élites militaires au Prytanée de La Flèche et à l’École de cavalerie de Saumur, la révolte citoyenne de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, la fabrique des soldats de plomb de CBG Mignot ou encore la production d’armes sur l’île d’Indret, dans l’estuaire de la Loire, depuis le xviiie siècle. Histoire, patrimoine, création contemporaine, représentations, imaginaire… Batailles & Résistances donne à voir et à penser les acmés de l’histoire, ces événements où s’engouffrent jusqu’à se perdre les hommes et leur folie.
___ 1. Fondée en 2011, LAB1100 développe des outils numériques avec des universités, des instituts de recherche et des musées pour créer des visualisations de données interactives. La carte de 4 000 ans de conflits est disponible à l’adresse suivante : https://lab1100.com/ update.s/33/visualising-4000-years-ofmilitary-conflict___ 2. Yan Morvan, Champs de bataille, Arles, Éditions Photosynthèses, 2015.
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___ Une histoire de batailles ___ 10
– Événements et batailles au cœur de la transmission de l’Histoire Laurence De Cock, enseignante agrégée et docteure en sciences
___de l’éducation – Former les militaires : le Prytanée de La Flèche ___Morgane Barey, docteur en histoire contemporaine 18
– Saumur : une ville, une école, une bataille ___Patrick de Gmeline, historien militaire 24
– La production d’armes à Indret du xviiie siècle à nos jours Guy-Pierre Chomette ___
303_ n° 170_ 2022_
__ Sommaire
34
44
– La musique en ordre de bataille Didier Francfort, professeur d’histoire contemporaine à l’université
___de Lorraine (Centre de Recherche sur les Cultures et les Littératures Européennes). 52
– Aperçus Musée du Génie, musée militaire à Angers ; Musée des Blindés et Festival international des musiques militaires ; Mémorial des déportés de Mayenne ; Musée de la Seconde Guerre mondiale Roger Bellon ; Musée Blockhaus hôpital ; Historial de la Vendée.
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Batailles en récit ___
___ Batailles et résistances
56
___ 62
___ 03
– Éditorial Guy-Pierre Chomette, rédacteur
– La Roche-aux-Moines : échec de la reconquête Plantagenêt Martin Aurell, Professeur d’histoire du Moyen Âge à l’Université de Poitiers, directeur du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale (UMR 7302).
– La bataille de Châteaubriant, un jugement de Dieu en faveur de Mauclerc
___
Laurent Hablot, directeur d’études à l’École pratique des hautes études Paris Sciences et Lettres
– Baugé, 1421 : des mémoires en bataille ___Florian Stalder, conservateur départemental des musées de Maine-et-Loire 66
– Le Pont-Barré, 18-19 septembre 1793. Attention, une bataille peut en cacher une autre ___Jean-Clément Martin, professeur émérite Université Paris 1, 74
80
– La charge d’Auvours Stéphane Tison, maître de conférences en Histoire contemporaine, Le Mans Université
___
___
– L’estuaire de la Loire : la Seconde Guerre mondiale ___ Guy-Pierre Chomette
156
86
92
– Aperçus
– Jack Vaché : de très rares concentrés de résistance absolue ___ Patrice Allain, maître de conférence à l’université de Nantes 164
La bataille de l’île de Rié ; La bataille de Craon ; La bataille de Cholet ; Les noyades de Nantes ; La bataille de Maisons-Rouges ; L’île Bikini.
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Résistances et révoltes ___
– Les Pays de la Loire en révolte (1900-2020) ___ Gérard Vindt, agrégé et docteur en histoire 96
– Insurrection de La Marianne de Trélazé : un coup monté ? David Prochasson, journaliste ___ 104
– La bataille sacrificielle des maquisards de Saffré ___ Dominique Bloyet, journaliste 110
– Contestations paysannes dans les Pays de la Loire autour de 1968 ___ Jean-Philippe Martin, agrégé et docteur en histoire 116
– Du Larzac à Notre-Dame-des-Landes : la ZAD ou habiter le monde autrement ___ Philippe Artières, historien 124
134
– Aperçus Razzle dazzle ; Les ruines des bombardements alliés ; Le peuple des cabanes ; Chantiers de Saint-Nazaire : le timide souvenir des grèves de 1955 et 1967 ; Les arbres de la guerre
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Héros et anonymes de guerre ___
– Le général Pierre Cambronne ___ Jean-Paul Huet, auteur, historien et conférencier 138
– Céleste Bulkeley, une amazone et quatre maris ___ Agnès Mathieu-Daudé, historienne et écrivaine 144
150
– Clemenceau, chef de guerre : pour une paix d’humanité ! Sylvie Brodziak, professeure des Universités
– Combattre par les arts : Maurice de La Pintière dans les camps de Dora et Bergen-Belsen
___
Julien Boureau, chef du service Patrimoine à la Région des Pays de la Loire et Yves-Jean Riou, conservateur général honoraire du patrimoine
– En mémoire des combats d’Ursule ___ Éva Prouteau, critique d’art et conférencière 174
– D’autres moyens que la violence : portrait de Jacques de Bollardière ___ Yamina Benahmed Daho, écrivaine 178
– Corps en guerre ___ Éva Prouteau 186
– Retenir encore le nom des morts ___ Yannick Le Marec, historien et écrivain 196
– La Bataille du rail ___ Laetitia Cavinato, chargée de communication pour la Ville de Mazé-Milon 202
– L’écran (mal) déchiré ___ Thierry Froger, plasticien et écrivain 210
– Le Mans 1871-2021 : rejouer l’Histoire pour la comprendre ___ Antoine Bourguilleau, historien-chercheur 216
– Batailles de plomb : les petits soldats CBG Mignot ___ Florian Stalder 222
– (Re)jouer l’Histoire ___ Frédérique Letourneux, journaliste 232
238
– Aperçus La satire graphique ; Les mouchoirs de Cholet, La sculpture de Bonchamps de David d’Angers ; Paul-Émile Pajot
BATAILLES ET RÉSISTANCES EN PAYS DE LA LOIRE – Carte-index des sites mentionnés – p. 18
1
Lycée militaire national Le Prytanée
p. 24
2
École de cavalerie et combat des Cadets
p. 34
3
Fonderie
p. 52
4
Mémorial des déportés de Mayenne
p. 52
5
Musée du Génie
p. 52
6
Festival international des musiques militaires
p. 52
7
Musée des Blindés
p. 53
8
Historial de Vendée
Laval
Rennes
Craon
p. 53
9
Musée de la Seconde Guerre mondiale Roger Bellon
p. 53
10
Musée Blockhaus hôpital
p. 56
11
Siège de la Roche-aux-Moines
20
12
Segré
Châteaubriant
Vannes
Saffré 25
Les Touches Notre-Dame-des-Landes 26 35
Cordemais
Saint-Florent-le-Vieil
16
Saint-Nazaire
Saint-Étienne-de-Montluc Saint-Lambert-du-Lattay
17 18 22
Saint-Jean-de-Boiseau
3
14
Nantes
Indret 19
34
Cholet 32
O
Tiffauges
C
Touvois 29
É 8
A
Les Lucs-sur-Boulogne
N
Notre-Dame-de-Riez 21
A
Mouilleron-Saint-Germain
Saint-Hilaire-de-Riez
T
27
L
La Roche-sur-Yon
A
p. 6
N
T
Les Sables-d’Olonne
I
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10
U
Fontenay-le-Comte Saint-Vincent-sur-Jard
E
28
N N-O
N-E
Mamers 4
O
Mayenne
E
S-O
Conlie
S-E
9
S Champagné
Chaufour-Notre-Dame
Le Breil-sur-Mérize
15
23
33
Le Mans
Château-Gontier
La Flèche
Château-du-Loir
1
30
13
Baugé
Angers 5
p. 62
12
Bataille de Châteaubriant
p. 66
13
Bataille de Baugé
p. 74
14
Bataille de Pont-Barré
p. 80
15
Bataille d'Auvours
p. 86
16
Poche de Saint-Nazaire
p. 86
17
Centre de destruction des explosifs
p. 92
18
Noyades de Nantes
p. 92
19
Bataille de Cholet
p. 92
20
Bataille de Craon
p. 92
21
Bataille de l'île de Rié
p. 93
22
Île Bikini
p. 93
23
Bataille de Maisons-Rouges
Trélazé 24
Tours 11
La Breille-les-Pins
Savennières
31 7
Saumur
6
2
Beaulieu-sur-Layon
Bressuire
p. 104
24
Insurrection de la Marianne
p. 110
25
Maquis de La Maison Rouge et de Saffré
p. 124
26
ZAD de Notre-Dame-des-Landes
p. 150
27
Musée national Clemenceau-De Lattre
p. 150
28
Maison et jardin de Georges Clemenceau
p. 196
29
Forêt de Touvois
p. 202
30
Tournage de La Bataille du rail
p. 222
31
CBG Mignot, fabrique de soldats de plomb
p. 232
32
Château de Tiffauges
p. 232
33
Château de Pescheray
p. 238
34
Mouchoirs de Cholet
p. 238
35
Sculpture de Bonchamps, David d'Angers
20 km p. 7
p. 10
Événements et batailles au cœur de la transmission de l’Histoire
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Laurence De Cock ___ Ils ont longtemps été placés au cœur de l’enseignement de l’histoire à l’école : quelle place ont aujourd’hui les batailles et les événements marquants dans la transmission scolaire ? ___ Dans une enquête collective récente sur les connaissances historiques des élèves, sept mille élèves entre 11 et 17 ans, principalement français, ont répondu à la question suivante : « Raconte comme tu le veux l’histoire de ton pays1 ». Dans la plupart des récits ont été repérées des récurrences manifestes : une trame commune d’abord, celle du récit national très conventionnel ; mais aussi une attention particulière portée aux guerres et aux « grands personnages » de l’Histoire. Chargée d’étudier l’importance de la place de la guerre dans les récits d’élèves, Églantine Wuillot constate que le mot « guerre » est l’un des plus utilisés dans le corpus, présent dans 60 % des textes. Dans l’esprit des élèves, la guerre est l’un des moteurs les plus puissants de l’Histoire. Ce sont les « guerres mondiales » qui reviennent le plus souvent, à la manière d’une formule un peu fétiche, sans besoin forcément de préciser ni leurs dates, ni leur déroulé. Ces guerres sont vues selon une grille assez binaire – les vainqueurs contre les vaincus – et ne sont souvent que l’affaire des grands hommes ou d’entités étatiques : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, etc. Le récit d’un collégien illustre assez bien cela : « Avant d’être la France, elle s’appelait la Gaule, là où nos ancêtres gaulois ont été envahis par les Romains. Clovis fut sacré roi des Francs et participa à de nombreuses guerres contre les barbares (les Huns, Wisigoths, Ostrogoths...). La France a failli être envahie par les Sarrasins mais Charles Martel les a repoussés vers la ville de Poitiers […] Napoléon fait un coup d’État. […] La France est très souvent en guerre contre l’Autriche, la Prusse ou l’Angleterre. Napoléon dirige bien son armée et en sort tout le temps victorieux, sauf à Moscou où la plupart de ses hommes meurent de froid et par la traversée de la Bérézina. [...] Première Guerre mondiale 1914-1918, la France entre en guerre contre l’Allemagne avec le général Pétain, bataille de Verdun... Après de nombreux morts et “gueules cassées” dans tous les camps, la France sort vainqueur avec, comme alliés, les Anglais, les Américains et les colonies. Adolf Hitler devient chancelier en janvier 1933, début de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands occupent la France. […] Grâce à de nombreux révolutionnaires (Jean
___ 1. Françoise Lantheaume et Jocelyn Letourneau (dir.), Les récits du commun, PUL, 2016.
< Clovis à la bataille de Tolbiac (496), lithographie en couleurs de E. Crété d’après une illustration d’Henri Grobet, Histoire de France, Paris, Émile Guérin, 1902. Domaine public - Wikicommons.
p. 11
Dessins d’aménagement des caves, extrait d’un document de la Défense Passive présentant des conseils de protection à destination de la population. © Archives municipales de Saumur, inv. 5H76.
p. 24
Saumur : une ville, une école, une bataille
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Patrick de Gmeline ___ Saumur, ville tranquille. Pourtant, en ce mois de juin 1940, alors que l’armée française recule devant l’attaque allemande, Saumur, grâce aux élèves officiers de l’École de cavalerie, va devenir le théâtre d’une des rares batailles gagnées par des soldats français. ___ Ils sont environ six cents venus de toute la France pour passer les examens qui leur donneront le brevet de sous-lieutenant ou d’aspirant, suivant leur rang de sortie. Ils portent officiellement le titre d’EAR (élève aspirant de réserve) et tous rêvent du jour où ils pourront porter la flatteuse tenue : culotte de cheval, bottes cirées, vareuse cintrée et képi bleu ciel à galon d’argent. Ils sont les meilleurs. Le commandement, assuré par le colonel Michon, grand blessé de la Première Guerre mondiale, les répartit en vingt-sept brigades d’une trentaine d’élèves commandés par un sous-lieutenant. Durant tout le mois de mai, ils se sont entraînés dans la campagne saumuroise traversée par la Loire. Il fait beau. Paysage de rêve. Mais eux espèrent tous se battre bien que, pour l’instant, ils ne soient considérés que comme une réserve. Les uns sont montés, c’est-à-dire officiellement à cheval, les autres motorisés, disposant de motos : les « crottins » et les « cambouis » dans leur jargon. Mais le haut commandement donne l’ordre à Michon de faire descendre son École à Montauban. C’est la révolte chez les EAR et parmi tout le personnel de l’École. Michon envoie deux officiers plaider leur cause alors que le maire de la ville songe très sérieusement déclarer Saumur ville ouverte. La Direction de la cavalerie finit par se laisser convaincre et un ordre tombe : l’École se défendra, en d’autres termes, se battra.
Préparation à la défense Dès lors, on se prépare dans la joie et l’action. En sachant très bien que l’armement est quasiment nul : fusils mitrailleurs et mitrailleuses, canons, mousquetons, mille fois utilisés, dont un bon nombre risque l’enrayement. Qu’importe, on se battra. Les chefs de brigade se sont tous battus dans les mois précédents et n’ont rejoint l’École, sur ordre, que contraints et forcés. Voici les lieutenants instructeurs de Saint-Germain, Trastour, de La Lance, de Buffévent, Gand, de Saint-Pol, Fraisse, de Marolles, de Favitzky, Garnier, Doucet, Brun, Bonnin, de Parcevaux, Pasquet, de Galbert. Tous ont gagné la croix de guerre en combattant quelques semaines plus tôt. De vrais soldats. Aux cavaliers s’ajoutent des brigades du Train, avec les lieutenants Choma, Riedingern, Dutant, Mauré, Noirtin et Coadic. On les regarde un peu de haut chez les cavaliers si
p. 25
p. 34
La production d’armes à Indret du xviiie siècle à nos jours
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Guy-Pierre Chomette ___ En dépit de nombreux changements d’appartenance depuis les années 1950, l’usine d’Indret est restée fidèle à son cœur de métier : la propulsion des bâtiments de la Marine nationale. Plongée dans l’histoire de la première implantation industrielle de l’estuaire de la Loire. ___ Avant que les grands travaux d’aménagement des xixe et xxe siècles ne parviennent à canaliser le fleuve dans un seul chenal entre Nantes et Saint-Nazaire, la Loire comptait près d’une trentaine d’îles disséminées dans son estuaire. Le nom de trois d’entre elles, situées à une dizaine de kilomètres en aval de la cité des Ducs de Bretagne, possède la même étymologie : Haute-Indre, Basse-Indre et Indret. Si les deux premières sont désormais rattachées à la rive nord et tout entières dédiées à l’habitation, il n’en est pas de même pour Indret, leur consœur annexée par la rive sud et vouée à travailler pour la Marine depuis plus de quatre siècles. Indret entre dans l’Histoire au viie siècle après J.-C. À l’appel de l’évêque de Nantes saint Pasquier, le moine Hermeland fonde un monastère sur une île de Loire qu’il appelle Antrum – qui deviendra Aindre, puis Indre – et établit son ermitage en face, sur une île qu’il nomme Antricinium – elle deviendra Aindrette, puis Indret. Selon la tradition, l’étrange édifice que l’on peut encore voir à l’extrémité ouest d’Indret ne serait autre que le lieu des retraites d’Hermeland, rénové au xixe siècle. Quoi qu’il en soit, la prière ne sera pas la vocation d’Indret, dont on sait peu de choses de l’histoire dans les siècles suivants si ce n’est qu’un premier château y aurait été construit aux alentours du xie siècle. Il faut attendre 1639 pour voir Louis XIII, sous l’impulsion de Richelieu qui souhaite doter le royaume d’une véritable force de guerre maritime, s’intéresser de près à cette île perdue sur la Loire mais non dénuée d’intérêt stratégique : à la charnière du fleuve et de la mer, la situation d’Indret est sans nul doute à l’origine du dépôt de bois de marine dont elle fait l’objet depuis plus longtemps encore et qui permet d’alimenter les chantiers navals de la façade atlantique. En 1642, le propriétaire de l’île, Louis Du Plessis de Genonville, sous pression, cède enfin son bien à la Couronne qui y installe un chantier naval. C’est le début d’une longue saga entièrement dédiée à la Marine française. < Sous-marin Le Redoutable. Montage sur cale : vue d’ensemble aérienne des tronçons XII à XXI inclus, de l’arrière vers l’avant. Ensemble de l’outillage de lignage et de montage des 16 TELM le 16 avril 1966. © SHD Châtellerault – SHDAA 661 5I 370.
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Le Vielleur, dit aussi Le Vielleur au chapeau ou Le Vielleur à la mouche, Georges de La Tour, huile sur toile, vers 1630. Coll. musée d’Arts de Nantes. © Photo RMN-Grand Palais / Gérard Blot.
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La musique en ordre de bataille __
Didier Francfort
___ Loin d’adoucir les mœurs, la musique est souvent instrumentalisée pour mobiliser les sociétés. Le paysage sonore se fait l’écho des batailles et la production musicale devient un terrain d’affrontements presque guerriers. ___ Les « représentations musicales des batailles » ont pris, selon Martin Kaltenecker, une importance centrale au tournant des xviiie et xixe siècles1. Dans ce « style 1790 », l’évocation sonore des guerres n’est plus anecdotique mais significative des émotions que la musique suscite. Certes, il y avait eu d’illustres précédents : toute une tradition de batailles musicales date de la Renaissance. Quelques œuvres demeurent dans le répertoire. Clément Janequin (1485-1558) s’est ainsi illustré dans la musique vocale descriptive avec une chanson intitulée La Guerre décrivant les cris et les combats de Marignan en 1515. La mode se maintient et prend une dimension européenne, touchant aussi bien le compositeur britannique William Byrd (1539/1540-1623) qu’Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), né à Wartenberg am Rollberg (aujourd’hui Stráž pod Ralskem, en République tchèque). Ce dernier a composé, en 1673, une Battalia qui fait du violon un instrument de percussion et ne craint pas les dissonances expressives ! Si dès avant la Révolution française les batailles sont bien présentes en musique, la vie musicale elle-même est déjà le terrain de conflits de sensibilités et de personnalités. Georges de La Tour a peint, dans les années 1620, une Rixe de musiciens, exposée à Los Angeles. Un vielleur – le même que celui qui joue sur le tableau de La Tour exposé au musée d’Arts de Nantes, dit Le Vielleur à la mouche ou au chapeau – affronte dans un singulier duel un autre instrumentiste. La musique est en bataille, à la fois parce qu’elle décrit les combats mais aussi parce qu’elle est un terrain autonome de conflits. Les musiciens rassemblés dans la corporation de la Ménestrandise s’en prennent violemment à leurs ennemis, les musiciens de cour et d’Église. La corporation disparaît en France en 1776. La société française élégante est alors profondément divisée par la « querelle des Bouffons2 ». La Révolution française place la bataille au cœur du processus de production et de réception de la musique. Après la victoire de Valmy, en 1792, François-Joseph Gossec (1734-1829) compose Le Triomphe de la République ou le camp de Grand Pré. L’œuvre est créée comme « divertissement lyrique » en janvier 1793 et commence
___ 1. Martin Kaltenecker, La rumeur des batailles. La musique au tournant des xviiie et xixe siècles, Paris, Fayard, 2000. ___ 2. Andrea Fabiano (dir.), La « querelle des Bouffons » dans la vie culturelle française du xviiie siècle, Paris, CNRS Éditions, coll. « Sciences de la musique », 2005.
p. 45
BATAILLES
p. 54
EN
RÉCIT p. 55
Pierre de Dreux, dit Mauclerc, duc de Bretagne. Relevé d’un vitrail de Notre-Dame de Chartres. © BnF, Paris.
p. 62
La bataille de Châteaubriant, un jugement de Dieu en faveur de Mauclerc
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Laurent Hablot ___ Le 3 mars 12231, les vignes du coteau de Béré, face au bourg castral de Châteaubriant, sont le théâtre d’une bataille qui aurait pu changer le destin de la Bretagne et dont, contre toute attente, le duc Pierre de Dreux (1187-1250) sort considérablement renforcé2. ___ Le combat qui s’y déroule, rapporté par plusieurs sources3, marque en réalité une étape essentielle dans le processus de construction du duché de Bretagne et se conclut par la victoire éclatante de Pierre Mauclerc et de ses fidèles sur les forces rebelles. Depuis 1213, en effet, Pierre de Dreux est placé à la tête du duché de Bretagne grâce à son mariage avec l’héritière du duché, Alix de Thouars (†1221), imposé par son cousin Philippe Auguste pour y défendre les intérêts de la Couronne. Le nouveau baillistre y engage dès 1214 une politique offensive à l’égard de la noblesse et du clergé pour rétablir ou imposer l’autorité ducale et les principes d’administration imités des Capétiens. La spoliation des droits des princes de la maison de Penthièvre4 et un long conflit avec l’évêque de Nantes lui valent bientôt le surnom de Mauclerc – le mauvais clerc – et lui aliènent le soutien d’une partie des élites du duché. Le jeune duc doit notamment affronter, entre 1214 et les années 1220, une importante révolte des seigneurs du Léon, du Penthièvre et de Rohan. Ces actions, qui mobilisent les troupes ducales dans le nord du duché, laissent apparemment le champ libre aux alliés des rebelles pour une opération militaire sur la frontière sud-est : l’attaque de Châteaubriant. Le principal protagoniste de cette affaire, Amaury de Craon (1170-1226), est l’archétype du grand seigneur de ce siècle, dont les domaines et les intérêts ignorent les frontières et les nations en genèse. Seigneur du carrefour des marches de Bretagne, d’Anjou et de Poitou, il hérite du fief familial de Craon à la mort de son frère aîné en 1207, des terres anglaises de la famille en 1221 et des terres angevines de son beau-père Guillaume des Roches en 1222. Fidèle du roi de France Philippe Auguste, il sert son fils Louis – le futur Louis VIII – à la Roche-aux-Moines en 1214, victoire qui consolide celle, éclatante, de Bouvines (27 juillet 1214). Deux ans plus tard, il s’engage aux côtés du roi dans la croisade contre les Albigeois. Sa fidélité est récompensée par la remise des villes royales d’Angers et de Baugé et le titre de sénéchal d’Anjou, hérité de son beau-père.
___ 1. L’historiographie, se fondant sur les versions contradictoires des chroniqueurs, a retenu l’année 1222. Ce choix ne tient pas compte du fait qu’Amaury est déjà dit sénéchal d’Anjou dans les récits de la bataille, titre qu’il tient de son beau-père mort en juillet 1222. ___ 2. Sur les sources et l’impact de la bataille de Châteaubriant, voir en dernier lieu Yves Coativy, « La bataille de Châteaubriant (3 mars 1223) : un Bouvines breton ? », dans Le prince, l’argent, les hommes au Moyen Âge - Mélanges offerts à Jean Kerhervé [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 7 décembre 2021). ___ 3. Y. Coativy, op. cit. note 2, relève les mentions de l’événement dans Guillaume Le Breton (La Philippide), La Chronique de Tours, La Chronique brève de l’abbaye de Paimpont, Pierre le Baud (Histoire de Bretagne et Chronique de Vitré), Bernard d’Argentré (Histoire de Bretagne), Albert Le Grand, Dom Lobineau, Dom Morice et Ogée. ___ 4. Cette branche cadette des comtes de Rennes, possessionnée en Penthièvre et Trégor, pouvait prétendre à la succession ducale. Pierre Mauclerc profite de la minorité des princes Henri – qui avait d’ailleurs été fiancé à Alix de Thouars – et Geoffroy pour les spolier de leurs biens et les réduire à la seigneurie d’Avaugour dont ils porteront désormais le nom.
p. 63
p. 80
La charge d’Auvours __
Stéphane Tison
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La charge d’Auvours, menée par le général Gougeard et ses hommes le 11 janvier 1871, fut l’un des assauts les plus violents de la bataille du Mans, bataille capitale dans la guerre entre la France et la Prusse. ___
En 1870, l’Ouest est l’un des champs de bataille de la première guerre franco-prussienne. Après l’effondrement de l’armée impériale, avec la défaite et la capitulation de Napoléon III à Sedan le 2 septembre puis la reddition du maréchal Bazaine à Metz, le 27 octobre, le gouvernement républicain tout juste installé mise sur les armées de province pour dégager Paris assiégé depuis le 19 septembre. Parmi ces formations improvisées organisées à partir des vestiges des unités professionnelles et des unités de gardes nationaux (mobiles, mobilisés), composées de soldats militairement peu instruits, l’armée de la Loire va résister pendant plusieurs mois, de novembre 1870 à janvier 1871. D’abord centrée sur Orléans, elle retraite à partir de la prise de cette ville le 5 décembre vers Vendôme puis vers son nouveau pôle de résistance, Le Mans.
La bataille du Mans, épisode d’une guerre à outrance Chanzy profite d’un répit à partir de la mi-décembre pour réorganiser ses troupes. La 2e armée de la Loire compte alors dans ses rangs 115 000 à 130 000 hommes. Les Prussiens (environ 80 000 à 90 000 hommes) font mouvement dans la Sarthe début janvier 1871, après une courte incursion en novembre 1870. La bataille du Mans est, avec celle de Saint-Quentin, le 19 janvier, l’une des deux dernières batailles d’envergure de ce conflit. Du point de vue militaire, elle préfigure les opérations des conflits modernes. Alors que la guerre de 1870 est principalement une guerre de sièges, cette bataille a la particularité de ne pas concerner une place forte ou fortifiée. Si la lutte se concentre à l’est et au sud de la ville les 10 et 11 janvier, les mouvements sont plus vastes et commencent dès le 9 janvier dans le Perche sarthois, et de nombreuses escarmouches se succèdent au-delà de la perte du Mans du 12 au 18 janvier, avant qu’un nouveau pôle de résistance soit constitué par Chanzy à Laval. Il y recompose son armée toujours en vue de reprendre l’offensive en direction de Paris, avec l’appui de Léon Gambetta, ministre de la Guerre et de l’Intérieur, quand une partie du gouvernement de la Défense nationale, derrière Jules Favre, entame les négociations d’un armistice fin janvier. La violence et la durée du choc sont assez inédites puisque les combats se poursuivent plusieurs jours durant, ne s’interrompent pas complètement la nuit, en particulier du 11 au 12, quand les positions sont enfoncées au sud du Mans. Ce n’est pas alors l’usage, d’autant que Français et Allemands luttent dans des conditions
___ 1. BRGM : Bureau de Recherche Géologique et Minière.
< La Bataille d’Yvré-L’Évêque, Lucien Henri Gabriel Marchet, détail, huile sur toile, 1891. Coll. Musées du Mans, don 1977, inv. 10.821. © Photo Musées du Mans.
p. 81
Aperçus
Représentation allégorique de la victoire de Rié, gravure de Jan Valdor, 1649. © Photo BnF, Paris.
La bataille de l’île de Rié Une bataille décisive des guerres de Religion éleva l’ancienne île de Rié (qui fait partie depuis 1967 de la commune de Saint-Gilles-sur-Vie), dans le Bas-Poitou, au rang de haut lieu de l’Histoire. Une stratégie audacieuse au cours de deux jours de combat, qui permit à Louis XIII de se couvrir de gloire.
no 149
Patrick Avrillas, « L’île de Rié et Louis XIII », 303, arts, recherches, créations, hors-série Une île des îles, no 149, 2017, p. 162-165.
p. 92
Portrait d’Henri de Bourbon, duc de Montpensier. Domaine public - Wikicommons.
La bataille de Craon La bataille de Craon a eu lieu entre le 21 et le 24 mai 1592, au cours de la huitième et dernière guerre de Religion française. Le futur roi Henri IV (il ne sera sacré qu’en 1594) perd une bataille face à la Ligue catholique qui refuse de se soumettre à un ex-protestant. Les troupes d’Henri IV, commandées par le duc de Montpensier, sont vaincues par le duc de Mercœur, venu briser leur siège devant Craon.
La bataille de Cholet Le 17 octobre 1793, au lendemain de l’exécution de Marie-Antoinette, le camp royaliste subit un nouveau revers. Les Vendéens de l’armée catholique et royale sont défaits dans le Maine-et-Loire, vaincus par les républicains, les Bleus. Dans la région des Mauges, à Cholet, les premières émeutes paysannes ont dégénéré en guerre civile.
La Déroute de Cholet, Jules Girardet, huile sur toile, 1886. Coll. musée d’Art et d’Histoire de Cholet. Domaine public - Wikicommons.
Le général Patton, août 1944. Domaine public - Wikicommons.
Plaque commémorative des noyades de Nantes située sur le quai de la Fosse. CC BY-SA 4.0 - Wikicommons.
La proue du chalutier Le Zeph abandonné depuis les années soixante sur l’île Bikini. © Photo Bernard Renoux.
Les noyades de Nantes Au niveau du ponton Belem, deux panneaux commémoratifs de vingt ou trente centimètres de côté ont sommairement été mis en place, l’un planté sur le quai, l’autre vissé à une bitte d’amarrage du voilier. Protégé par un film plastique, le texte alpague le promeneur… en latin, forcément : Hic ceciderunt (« Ici ils tombèrent »), suivi de quelques lignes rappelant en toute subjectivité que les noyades firent entre sept mille et huit mille victimes parmi les vingt mille dont se rendit coupable la Terreur à Nantes entre 1793 et 1794..
La bataille de Maisons-Rouges Le 8 août 1944, la 3e armée américaine, commandée par le général Patton, arrêtait une importante colonne allemande au niveau de Maisons-Rouges, à Chaufour. Cet épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale est mis en lumière dans le livre de Fabrice Avoie : Sarthe, août 1944. Histoire d’une libération. Le récit sort de l’anonymat trois GI’s qui ont sacrifié leur vie pour que la commune sarthoise retrouve la liberté..
L’île Bikini À hauteur de Saint-Jean-de-Boiseau, à l’ouest de Nantes, un amoncellement de navires coulés par l’armée allemande puis renfloués à la fin de la Seconde Guerre mondiale a fini par former une île artificielle des plus singulières : l’île Bikini. Cette île ne figure sur aucune carte.
Éric Pessan, « L’île Bikini et le vélo de mon grand-père », 303, arts, recherches, créations, hors-série Une île des îles, no 149, 2017, p. 76-81.
no 149
Des Rives
Guy-Pierre Chomette, « Descente aux enfers sur le quai de la Fosse », Des rives, Éditions 303, 2019, p. 37-40.
p. 93
RÉSISTANCES
p. 94
ET
RÉVOLTES p. 95
Bernard Lambert publie un « livre choc » : Les Paysans dans la lutte des classe, Paris, Editions du Seuil, 1970. © Photo CHT.
p. 116
Contestations paysannes dans les Pays de la Loire autour de 1968
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Jean-Philippe Martin ___ Des paysans des Pays de la Loire actifs dans les contestations post-68 ? ___ De rudes combats professionnels (années 1960) Vers 1960, dans les Pays de la Loire le poids économique, social et politique des agriculteurs est important. En 1968, ils représentent ainsi plus du tiers de la population active en Vendée1. Dans cette région où l’influence de l’Église et de l’aristocratie est sensible, nombre de jeunes paysans, souvent des exploitants moyens, formés par la JAC (Jeunesse agricole catholique), ne veulent pas vivre comme leurs parents. Ils prennent, peu à peu, les rênes du syndicalisme agricole (FDSEA [Fédérations départementales des syndicats d’exploitants agricoles], CDJA [Centres départementaux des jeunes agriculteurs]). Ils transforment l’agriculture mais revendiquent aussi. Pour eux, en effet, la modernisation technique et économique doit profiter aux paysans. Ces jeunes gens dynamisent le syndicalisme et le transforment. À partir de la fin des années 1950, ils chassent les propriétaires d’origine nobiliaire qui le dominaient parfois. Ils impulsent une coordination régionale des syndicats départementaux afin de faire entendre la voix de l’Ouest. Au milieu des années 1960, les syndicats des Pays de la Loire et de Bretagne donnent naissance au CRJAO (Centre régional des jeunes agriculteurs de l’Ouest) puis à la FRSEAO (Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Ouest). L’objectif est de se faire entendre des pouvoirs publics mais aussi des directions nationales du syndicalisme agricole, jugées plus favorables aux céréaliers et aux betteraviers qu’aux éleveurs. La FRSEAO s’adresse aux pouvoirs publics, à la CEE (Communauté économique européenne) et au gouvernement français. Elle demande des prix plus rémunérateurs, des aides pour les agriculteurs et un plan d’action pour l’Ouest. Une partie de ces syndicalistes a le sentiment que la politique agricole favorise les plus grands exploitants et que la FNSEA ne les soutient pas assez2. L’action revendicative est jugée nécessaire. Dans les années 1960, les Pays de la Loire sont le théâtre, avec la Bretagne et le Midi, de manifestations paysannes massives. Les défilés les plus importants et les plus spectaculaires ont lieu en 1967. Ils regroupent des agriculteurs de Bretagne et des Pays de la Loire, en juin à Redon, pour faciliter la venue d’agriculteurs des deux régions, puis à Quimper, Redon et Le Mans (en octobre). Des milliers de producteurs protestent contre la chute des cours du porc et
___ 1. Jean-Marc Herreng, Vingt ans de luttes paysannes en Vendée. 1968-1988 : du CDJA à la Conf’, Nantes, Éditions du Centre d’histoire du travail, 2015, p. 21. ___ 2. Jean-Philippe Martin, « Le syndicalisme paysan de l’Ouest dans les années 1968. Quelle région ? Quelles alliances ? Quel projet ? », dans Christian Bougeard, Jacqueline Sainclivier, Vincent Porhel et Richard Gilles (dir.), L’Ouest dans les années 68, Rennes, PUR, p. 37-49.
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Illustration extraite d’un ensemble de vingt reproductions de gravures intitulé « Hauts lieux et hauts faits des guerres de Vendée ». Au centre, Madame Bulkeley tirant sur des soldats républicains à La Roche-sur-Yon le 26 août 1793. © Archives départementales de la Vendée.
p. 144
Céleste Bulkeley, une amazone et quatre maris
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Agnès Mathieu-Daudé ___ Cruelle et tentatrice selon les uns, pieuse et courageuse pour les autres, la Vendéenne a traversé l’Histoire sabre à la main et bagues au doigt. ___ Prends ton fusil Grégoire Prends ta gourde pour boire Prends ta vierge d’ivoire Nos messieurs sont partis Pour chasser la perdrix.
Que racontait donc cette chanson entonnée si souvent par ma grand-mère et que je tenais, enfant, pour sublime ? Amoureuse du mystérieux Grégoire, j’étais sensible à la vierge « d’ivoire », alors qu’elle était jusque-là pour moi telle qu’elle avait dû apparaître à Bernadette Soubirous, les joues roses dans un camaïeu de bleu. Mais qui étaient les chasseurs, l’amusant « Monsieur d’Charette », « d’Ancenis » et autres « d’Montfort » ? Sonorités étranges dont j’ignorais qu’il pût s’agir de localités, bien éloignées de chez nous. Selon le dernier couplet, ces hommes étaient partis « pour délivrer Paris » : hélas, une éventuelle prise de Paris me restait aussi inconnue que les « vieux Chouans » dont la chanson promettait pourtant qu’on parlerait longtemps. Et c’est vrai qu’on en parlait encore dans ces années 1980. Le fait même que mon aïeule marseillaise, fille d’institutrice, entonnât une rengaine composée en 1853 par le prolifique auteur royaliste Paul Féval témoigne de la popularité de la chanson, comme des Chouans eux-mêmes, figures littéraires éponymes du roman étudié dans les collèges – et ce alors même que Balzac avait qualifié de « croûte » cette œuvre de jeunesse dans laquelle l’Histoire de France se retrouve « walter-scottée », c’est lui qui le disait. En tout cas, hormis sous forme de vierge et en ivoire, il n’y avait pas là-dedans la moindre femme. Du moins le croyais-je jusqu’à ce que je rencontre Céleste Bulkeley, connue pourtant des habitants des deux rives de la Loire – aux Chouans, il faut ajouter les Vendéens – et des spectateurs du Puy du Fou. Céleste Bulkeley, c’est l’alliage intriguant d’un prénom français prédestinant peutêtre à la défense du sang bleu et d’un patronyme irlandais. C’est aussi un nom passé à la postérité sans que celle qui le portait ne soit reine, princesse, maîtresse de roi, assassine de Marat ou épistolière, soit quasiment la totalité des activités permettant à une femme du xviiie siècle de survivre à son temps. Mais si Céleste Bulkeley traverse l’Histoire aux côtés de quelques autres amazones – terme pratique pour désigner celles qui s’illustrent dans une activité physique autre que le labeur des champs ou la maternité – c’est parce qu’elle a combattu aux côtés de FrançoisAthanase Charette de La Contrie, le Charette de la chanson, et on sait combien est restée vivace la figure du chef de guerre – malgré lui, mais jusqu’au bout –, que
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Jack Vaché : de très rares concentrés de résistance absolue
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Patrice Allain
___ André Breton fait la rencontre de Jack Vaché à Nantes, fin 1915. Du front, le « dandy des tranchées » envoie une salve de missives incendiaires, au ton sans pareil. Publiées dès 1919, par Breton, ses Lettres de guerre en feront une figure totem du surréalisme. ___ « La question des maîtres de la jeune génération, il me semble qu’elle ne se pose pas. Si vous y tenez, cependant, je vous dirai que mes amis et moi, avons lu Sade dès l’enfance et que nous n’avons subi que l’influence d’un seul homme : Jacques Vaché. » Louis Aragon, La Revue hebdomadaire, 1922
De Saigon à Hanoï, Jacques Vaché a pu éprouver durant sa petite enfance l’atmosphère empoisonnée de la domination coloniale. Derrière l’emprise civilisatrice et sanitaire de la France, derrière les réceptions qui marquent son hégémonie culturelle sur le territoire tonkinois, derrière les paravents bigarrés, peuplés d’oiseaux exotiques et agrémentés de motifs floraux, la force militaire pacifie. L’officier d’artillerie James Vaché – le père de Jacques – est l’un de ces hommes qui opèrent au sein des divers corps expéditionnaires français. De 1883 à 1886, il manœuvre dans ce que l’on appelle alors le Soudan français (l’actuel Mali, notamment). Après des combats particulièrement violents, dont l’écrasement de l’insurrection anti-impérialiste menée par Mamadou Lamine Dramé dans le Haut-Sénégal, après l’immanquable épisode de fièvre paludéenne, sa carrière connaît une période d’accalmie. Entre septembre 1890 et novembre 1893, il est affecté à Diego Suarez, la grande ville portuaire de Madagascar. Puis il regagne la France métropolitaine, à Lorient. Dans cette ville – le 7 septembre 1895 – naît Jacques Vaché. Un an plus tard, son père retourne faire la guerre en Afrique. Lorsqu’en février 1898 James Vaché revient au pays, il porte la médaille coloniale et l’agrafe de campagne « Sénégal-Soudan ». Il est alors muté en Indochine où il séjourne avec sa famille, avant le retour à Lorient, puis l’installation à Nantes. Fils de ce colonel mûri sous les écrasants soleils coloniaux, Jacques Vaché lancera plus tard, dans ses Lettres de guerre, cette formule connue entre toutes parmi ses sentences incisives : « Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays. » Entré au Grand Lycée de Nantes en 1911, Jacques Vaché y fait la connaissance de Pierre Bisserié puis de Jean Sarment et d’Eugène Hublet. Ils forment le Groupe des Sârs, une cohorte de jeunes poètes en révolte contre l’ordre établi et en quête de modernité littéraire. En février 1913, ils éditent En route, mauvaise troupe… < Le Rire, dessin de Jacques Vaché, signé J[ames]. T[ristan]. H[ylar], 24 juin 1917. Coll. part.
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Corps en guerre __
Éva Prouteau ___ Dans la représentation des corps au combat, l’artiste oscille entre le réel et la fiction. Quelle dimension contestataire l’art endosse-t-il lorsqu’il traite ce sujet ? Et quelle place le xxe siècle accorde-t-il aux femmes dans cette problématique largement masculine ? ___ Petits arrangements Étudier la représentation du corps en guerre permet d’aborder un questionnement très spécifique sur le réel. De près ou de loin, la construction de l’image de guerre a toujours à voir avec la théâtralisation du conflit, mais cette mise en scène, apparue dès les débuts de la photographie, est demeurée un tabou. Peut-être parce que les premiers photographes étaient des scientifiques ? On a donc rattaché l’idée de science et de vérité à la photographie, un medium assimilé à une preuve du réel. Tout au long du xixe siècle, les photos de guerre ne sont pas prises sur le vif, la technique ne le permettant pas : on rééquilibre alors la posture d’un cadavre, on dispose plus harmonieusement les accessoires militaires dans le cadre, on recompose pour obtenir un résultat quasi pictural. Très tôt, et sans les condamner, Delacroix pointe ces petits arrangements avec le réel : l’exactitude ne fait pas la vérité.
Remaniement Jusqu’à la guerre franco-prussienne de 1870, la représentation de la guerre passait beaucoup par l’affrontement des lignes, écriture de la stratégie victorieuse où le général, l’empereur, le roi et leurs panaches figuraient en très bonne place. En 1870, la défaite est si cuisante pour la France qu’elle entraîne un profond remaniement iconographique : comment représenter la débâcle ? L’époque voit fleurir les scènes de genre inspirées du naturalisme, qui mettent en lumière tout au plus une dizaine de soldats, anonymes pour la plupart, pour des évocations qui oscillent entre l’absurdité de la guerre et l’héroïsme du combattant. Les peintres sont désormais sur le champ de bataille et vivent la guerre au quotidien, se délestant de certaines visions fantasmées, de celles que Gros ou David avaient pu nourrir.
Se coucher, se cacher À partir du xxe siècle, le corps belligérant suit une trajectoire horizontalisante. La silhouette dressée du combattant, dont la posture était corrélée au chargement du fusil à poudre, fut longtemps indissociable du prestige chromatique de l’uniforme, le plus visible possible pour faciliter la reconnaissance des alliés dans une atmosphère saturée de fumée, et pour magnifier la beauté et le raffinement de l’homme sur < Coupure au couteau de cuisine dans la dernière mode de porter la bedaine, Hannah Höch, collage, 1919.
Coll. Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin, Allemagne. © Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders. © Adagp, Paris, 2022.
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La Bataille du rail, film de René Clément, 1946. © Photo Cgcf / Everett / Aurimages.
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La Bataille du rail __
Laetitia Cavinato ___ Tourné en partie dans la Sarthe, La Bataille du rail est le premier long métrage de René Clément, primé deux fois lors du premier festival de Cannes en 1946. C’est surtout une œuvre singulière et hybride, entre docu-fiction de propagande, néoréalisme et grand spectacle. ___ Une hydre à quatre têtes Triomphalement accueilli à sa sortie en 1946, La Bataille du rail a perdu en popularité depuis, taxé tantôt de propagande communiste, tantôt de tentative de réécrire l’histoire des chemins de fer français sous l’Occupation. Le film est, certes, une initiative du Comité de Libération du Cinéma français1, de Résistance-Fer2 – dont La Bataille du rail retrace les actions –, du Conseil national de la Résistance, et une production de la très rouge Coopérative générale du Cinéma français, qui souhaitaient rendre hommage à leurs héros. C’est explicite dès le générique, de même que la participation active de la SNCF. Cette dernière, arrivée plus tard dans le projet, va jusqu’à imposer le personnage d’un ingénieur en chef, allégorie de la Direction, afin de suggérer que l’ensemble de l’entreprise avait activement résisté, dans un effort général venu d’en haut. On peut aisément imaginer la difficulté pour les commanditaires initiaux de refuser ce compromis à la SNCF, pourvoyeuse de l’essentiel des moyens techniques, figurants et acteurs, dont elle assura à la fois la mise à disposition et la rémunération. Il n’en demeure pas moins que, dans La Bataille du rail, le projecteur est surtout braqué sur les cheminots et les plus modestes, respectant en cela l’origine populaire de la Résistance dans les chemins de fer qui, n’en déplaise à certains, a bel et bien existé dans les rangs des employés. La disparité due aux différents partenaires et au message que chacun souhaite faire passer est très visible dans le film, et peut se résumer ainsi : « Court métrage documentaire devenu long métrage de fiction, initiative communiste réinvestie par la SNCF, La Bataille du rail ménage, dans la brèche d’une construction chaotique, l’espace de plusieurs films parallèles dont chaque protagoniste peut se prévaloir3. » Pour comprendre cette forte ambivalence politique qui tire le film dans des directions difficilement conciliables, il faut remonter à la genèse même du projet, qui débute en 1944. Première chose, La Bataille du rail n’était pas destiné à être un long métrage de fiction, mais un court métrage documentaire intitulé La Résistance de fer, référence à Résistance-Fer, impulsé par ce réseau et le Comité national de la Résistance, avec la bénédiction du CLCF. Ce dernier appuie dès 1944 plus d’une vingtaine de films consacrés aux héros de la Résistance. À ce stade, le projet est relativement clair : c’est le cheminot résistant – idéalement communiste – que l’on veut honorer.
___ 1. De 1944 à 1946, le CLCF (Comité de Libération du Cinéma Français), composé essentiellement de résistants et de membres du Parti communiste français, chapeaute presque toute la production française. ___ 2. Réseau de cheminots résistants, créé en 1943, actif entre autres dans le sabotage et le renseignement. ___ 3. Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre - La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français, Éditions du CNRS, 1997.
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Batailles de plomb : les petits soldats CBG Mignot
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Florian Stalder ___ Le catalogue de soldats de plomb du fabricant CBG Mignot, installé à La Breille-les-Pins (Maine-et-Loire), témoigne de la manière dont, depuis le xixe siècle, ces jouets représentent la bataille, à hauteur de figurines. ___ Objets votifs, effigies funéraires ou jouets, il est difficile d’attribuer un usage clair aux plus anciennes figurines de guerriers connues. Si l’on trouve très tôt et partout de tels personnages, isolés ou en quelques exemplaires, la production en grande quantité de ces petits soldats pour en faire un vrai jeu de bataille ne semble prendre son essor qu’autour du xviie siècle. On en connaît depuis longtemps1 quelques célèbres jalons, tels les petits hommes de plomb dont Louis XIII, de 8 à 12 ans, s’amuse à faire des bataillons. Il s’agit là d’une production encore exceptionnelle, comme l’armée de figurines d’argent commandée pour Louis XIV en 1650. Toutefois, dès la seconde moitié du xviie siècle, ces petits personnages de métal deviennent des jouets destinés à une clientèle élargie. Nuremberg, qui est depuis la fin du Moyen Âge un important centre pour la métallurgie, l’armurerie et l’imprimerie, s’en fait en premier lieu une spécialité ; de nombreux fabricants germaniques suivent. L’étain, dont la température de fusion est très basse, devient le matériau par excellence de cette première production sérielle de figurines qui, aplaties et peintes, dérivent de l’image imprimée. D’autres, moins coûteuses, en carton ou en papier à découper, circulent parallèlement. Cette mode se diffuse en Europe au cours de la première moitié du xixe siècle. Apparaît ainsi l’entreprise CBG Mignot2, qui devient la plus importante manufacture française de ce type de jouet.
De Blondel à Mignot En 1825, Englebert Blondel crée une fonderie d’étain à Paris : parmi bien d’autres petits objets, il commence à créer quelques figurines dès les années 18303. Caractéristiques des tendances observées en France, elles sont d’abord en étain puis en plomb, et adoptent un volume un peu plus marqué. En 1847, Blondel associe à l’affaire son gendre, Augustin Cuperly. Mais c’est le gendre de ce dernier, Sosthène Gerbeau qui, ayant en 1858 rejoint l’entreprise familiale, en fait une manufacture véritablement spécialisée dans le jouet. Il dépose ses premiers modèles de soldats en 1873. En ronde bosse et réalisés dans un alliage de plomb, d’étain et d’antimoine, ils ont un volume plus réaliste, sont plus solides et plus lourds, avec une meilleure prise en main. Gerbeau les propose à partir de 1875 en plusieurs grandeurs, développant surtout le modèle de 55 millimètres de haut. Des récompenses glanées aux grandes
___ 1. Henry-René d’Allemagne, Histoire du jouet, Hachette, s.d. [1902]. Voir p. 161-194. ___ 2. Nom formé des initiales, dans le désordre, des trois premiers dirigeants et du patronyme du quatrième. ___ 3. Voir Christian Blondieau, Soldats de plomb et figurines civiles, collection CBG Mignot, Le Képi rouge, 1999, ouvrage de référence sur cette entreprise.
< Les manœuvres du service santé, diorama de 1908, détai). Les photos sont de Bernard Renoux.
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