Refaire le mur

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Peintures murales dans l’espace public

Carte blanche

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Vagabondages Éric Rigollaud, directeur agitateur artistique

Pignons sur rues : quand la publicité fait le mur Laetitia Cavinato, rédactrice 26

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Éditorial

Plus de Couleurs dans la ville ! Sarah Guilbaud, autrice 44

Sauvegarder l’éphémère Nicolas Gzeley, chercheur indépendant 64

Chroniques 84

Le mur peint, entre contre-culture et propagande Stéphanie Lemoine, journaliste 14

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Anne-Sophie Bourdais, Alain Girard-Daudon, Philippe Ridou, Mai Tran 86

L’art et la vie Éva Prouteau, critique d’art 20

Dossier Refaire le mur

Pascaline Vallée, journaliste culturelle 06

Chroniques

Quand l’art urbain a droit de cité Pascaline Vallée 54

Petite histoire du trompe-l’œil Christian Davy, historien de l’art 32

Quand la colère s’affiche sur les murs Frédérique Letourneux, journaliste

La parade d’Ador Pascaline Vallée 38

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Échos / Refaire le mur

Effacement Éva Prouteau 60

Alain Girard-Daudon, Thierry Pelloquet, Mai Tran, Pascaline Vallée

Pentimento. Le repentir, nouveau paradigme pour les œuvres urbaines Mathieu Tremblin, artiste et enseignant-chercheur

Artistes invités Jiem & Mary, Wanderlust Social Club 82

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RefaireDossier le mur[…

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Réve(il)ler la ville

On « fait des pièces », on « pose un flopp » ou une fresque plus complexe, seul ou avec sa « crew ». Le caractère éphémère et illégal des créations invite à la surenchère : pour rester dans les esprits, il faut voir toujours plus haut, plus gros, plus spectaculaire.

L’art urbain pose d’autant plus de questions qu’il est de mieux en mieux accepté. Qui a le droit de montrer ses créations dans ce lieu partagé qu’est l’espace public ? Faut-il instaurer une régulation de ce musée à ciel ouvert ? L’institutionnalisation est-elle un danger pour ce microcosme aux contours fragiles ? Où se trouve la frontière entre acte de vandalisme et création ? Faut-il conserver ces peintures, et comment en garder trace ? Sans apporter de réponses tranchées, ce numéro relate différentes histoires. Celles de créateurs, bien sûr, mais aussi celles d’observateurs attentifs. Car, de la documentation photographique aux commandes en passant par l’organisation de parcours de visite, de nombreux adeptes participent à la pérennité de cet art singulier. Revendicatif ou esthétique, glorifié ou caché, l’art urbain est à la fois multiforme et en adaptation perpétuelle. Ainsi, malgré la présence plus marquée d’œuvres de commande, nos murs restent un espace alternatif au discours dominant. Comme l’analyse Jean Faucheur, artiste cofondateur de l’historique groupe des Frères Ripoulin et auteur en 2019 d’une étude nationale sur l’art urbain, cette culture a développé pendant ses années de clandestinité « une charge critique explosive » : « Allant du “producteur au consommateur”, sans intermédiaire, elle a trouvé ses moyens de subsistance hors des autoroutes culturelles : vendue le jour, vandale la nuit, mais vivante toujours. » Preuve encore fraîche de cette vitalité, racontée en fin de dossier par Frédérique Letourneux, c’est bien sur les murs qu’ont choisi d’officier les collectifs de colleuses, qui apposent en séries de lettres noires sur papier A4 leurs slogans féministes et anti-discriminations.

5Pascaline Vallée

Depuis le début des années 2000, un mode d’expression que l’on a toujours considéré comme vandale passe aussi les portes des institutions : beaucoup d’élus souhaitent rajeunir le visage de leur ville. Vecteur d’une image dynamique, l’art urbain accompagne les transformations architecturales, sociales et économiques. La recette semble facile, mais elle est aussi risquée. Que devient l’irrévérence quand elle est financée par le pouvoir ? La surprise quand elle est annoncée ? Il manque alors « ce qui fait tout le sel de la création non sollicitée : la prouesse, la prise de risques et l’adrénaline qu’elle suscite, les solidarités et amitiés qui en naissent, etc. », analyse Stéphanie Lemoine.

À l’heure où les villes font la part belle au végétal, où les voitures s’effacent pour des circulations dites « douces », l’occasion nous est donnée de ralentir le pas et de lever le nez pour observer notre paysage quotidien. Lieu mouvant par excellence, la rue est pour les artistes qu’elle inspire un support infini de créations. Par le détournement du mobilier ou des panneaux de signalisation, le prolongement des traces, hasards et irrégularités qui composent la cité, l’art urbain spontané en exploite la puissance poétique, chassant du même geste le filtre gris qu’y posent nos automatismes. Réputé facile d’accès, faisant preuve d’humour, il séduit le plus grand nombre. Même le message politique ou sociétal y passe souvent par l’ironie, la surprise.

La présence de dessins sur nos murs n’est pas nouvelle. Les traditions du trompe-l’œil ou du pignonisme ont longtemps donné des couleurs aux murs aveugles, comme en témoignent dans nos pages Christian Davy et Laetitia Cavinato. Mais c’est à la fin du xxe siècle que l’art urbain a réellement pris son essor en France. Depuis, il est une culture en soi, avec son langage propre.

Le mur peint, entre contre-culture et Omniprésentpropagandedepuisunegrosse

« Les inscriptions des enseignes et des murailles

dizaine d’années sur les murs pignons, le street art réalisé dans le cadre de commandes tend à occulter un art mural réalisé de manière libre et gratuite, au mépris des lois qui encadrent strictement la production de signes dans l’espace urbain.

Fresque réalisée par Banksy pour la Saint-Valentin le 13 janvier 2020 dans le quartier de Barton Hill, à Bristol. Elle représente une petite fille tirant un bouquet de fleurs au lance-pierre.

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© Banksy. © Photo Adam Gasson / Alamy banque d’images.

Du pignonisme au néo-muralisme contemporain

Stéphanie Lemoine

Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent. »

Il faut dire que depuis une dizaine d’années le pignonisme tend à être éclipsé par une autre forme de peinture murale, le street art. Héritier tout à la fois du muralisme, du graffiti et du trompe-l’œil, celui-ci tend à s’imposer partout sous la forme de grandes fresques comme une forme dominante de création visuelle dans l’espace public. Selon les lieux où elles surgissent, ces œuvres monumentales servent divers enjeux. Elles viennent parfois appuyer la politique de la ville et sa tendance à fonder les transformations sociales et économiques des quartiers populaires sur la rénovation du bâti. Ailleurs, elles soutiennent l’attractivité des métropoles et des centres urbains, auxquels elles confèrent une touche « pauvre mais sexy », pour reprendre les termes de Klaus Wowereit, ancien maire de Berlin. Ailleurs encore, elles accompagnent les projets de requalification urbaine, tantôt pour célébrer l’histoire des lieux, tantôt pour préfigu rer leur devenir. Plus rarement, elles sont l’ingrédient de politiques culturelles soucieuses de

Dans Zone, long poème écrit à la veille de la Première Guerre mondiale, Guillaume Apollinaire décrit un Paris en partie délesté du « monde ancien » et qui s’éveille à la modernité. De celle-ci, les « affiches qui chantent tout haut », mais aussi les enseignes publicitaires, les prospectus et les journaux sont les éléments manifestes. À l’aube du xxe siècle, la rue est « jeune » et offre un visage nouveau : les révolutions politiques et industrielles en ont fait un lieu prolixe, sinon bavard, où textes et images rivalisent sur les murs pour accrocher le regard des citadins. Dans cette conversation, le mur peint tient un rôle essentiel. Il offre à la vue des passants sa propagande colorée, vantant tour à tour boissons alcoolisées et marques de peinture, et charrie bientôt un véritable savoir-faire dont les artisans prennent le nom de pignonistes, en référence aux murs pignons où se déclinent leurs réalisations. Parfois signées, le plus souvent anonymes, celles-ci offrent une forme singulière d’expression murale. On peine pourtant à les désigner comme des œuvres d’art tant elles sont subordonnées aux impératifs de la propagande. Leur vocation publicitaire a d’ailleurs en partie scellé leur destin : à quelques exceptions près, elles sont aujourd’hui un patrimoine en voie d’effacement.

Si le format a existé à peu près partout dans le monde, les produits vantés par ces murs réclames sont, eux, fortement français. En effet, datant d’avant la mondialisation de la production et de la consommation, ces publicités font la part belle aux produits nationaux, même si on peut bel et bien croiser des marques internationales comme Dunlop ou Shell. Chocolats Menier, Poulain, Suchard, Solex, Suze, Cadum, etc. sont autant de murs réclames que l’on ne verra qu’en France. Ces spécificités nationales confèrent un caractère quasiment vernaculaire à ces

Pignons sur rues : quand la publicité fait le mur

Leur histoire commence, sans surprise, avec la naissance de la notion de marque et de la consom mation de masse. L’essor parallèle des transports a obligé les marques à trouver des supports qui soient à la fois visibles des axes de circulation, suffisamment grands et épurés pour être vus et lus à grande vitesse, et plus résistants et durables que l’affichage papier. Ces murs réclames ont fleuri partout dans le monde, et sont d’ailleurs encore en usage dans certains pays du Sud. En France, les premières publicités murales peintes apparaissent dès les années 1840. Si elles ont perduré jusque dans les années 1950, le durcissement de la loi encadrant la publicité en 1943 les a largement précipitées dans la désuétude. Quant à leur âge d’or, il se situe durant les Années folles et l’entre-deux-guerres. Ce n’est donc pas un hasard si leur esthétique lorgne vers l’Art déco ! C’était encore plus vrai dans les rues des grands centresvilles, où on s’autorisait davantage de texte et parfois même une image.

Il existe deux types de publicités murales peintes : celles qui signalent la présence d’une entreprise ou d’un commerce, et celles qui font la promotion d’une marque ou d’un produit. C’est à ces dernières que nous allons particulièrement nous intéresser. D’une part, c’est parmi elles que l’on trouve l’essentiel des vestiges encore visibles et, d’autre part, elles présentent davantage d’intérêt esthétique.

La fresque des Toqué Frères, à l’angle des rues De-Lesseps et Mendès-France à SaintNazaire. © Photo Christian Robert, Ville de Saint-Nazaire.

De la révolution industrielle aux Trente Glorieuses

Les publicités murales peintes, aussi appelées murs réclames, peuplent les souvenirs de balades familiales et dominicales de nombre d’entre nous. En bord de route ou en cœur de ville, quelques-unes sont toujours là, quasiment effacées ou au contraire étonnamment bien conservées. Jadis emblématiques du paysage urbain, ces publicités survivent désormais le plus souvent en milieu rural, royaume des anciennes routes nationales et des bourgs conservant encore beaucoup de bâtiments « dans leur jus ».

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Laetitia Cavinato

Petite histoire du trompe-l’œil

© Photo Ville d’Évron.

Le peintre joue sur l’illusion et le réel pour tromper l’œil et le cerveau. Les plus anciens trompe-l’œil conservés remontent à l’Antiquité. Aujourd’hui, ils investissent l’espace public pour y renouveler la perception de notre environnement.

Le plein accord avec la boutique donnant sur rue a disparu depuis son remplacement par une agence d’assurances, mais le mur aveugle continue d’attirer et de déstabiliser le passant avec ses feintes en forme de fenêtres, de devanture de boutique et de porche. Évron, Mayenne, route de Sainte-Gemmes.

Christian Davy

Le Moyen Âge s’est éloigné de la pratique picturale réaliste et du trompe-l’œil sous l’influence des idées chrétiennes : la peinture médiévale, notamment romane, rend compte de l’indicible de la divinité de Dieu et de son royaume. Elle l’a fait dans un style qui synthétise la forme en rejetant les détails non signifiants et par un travail de la couleur basé sur l’aplat et le rehaut cerné de noir ou de marron foncé.

Rembrandt, parmi d’autres artistes, pratiqua le trompe-l’œil en peignant un tissu tiré sur une tringle par-devant la représentation.

L’histoire, ou plutôt la légende, fait de Zeuxis l’inventeur de la peinture en trompe-l’œil. Pline l’Ancien le rapporte dans son Histoire naturelle. Après avoir cité plusieurs peintres de bon métier, il affirme qu’Apollodore d’Athènes fut le premier à y introduire la perspective au cours de la 93e olympiade, soit entre 408 et 404 avant J.-C. À sa suite, Zeuxis d’Héraclée atteignit une dizaine d’années plus tard une renommée supérieure grâce à une pratique d’excellence : l’un de ses tableaux, représentant des grappes de raisin, a trompé des oiseaux qui avaient cherché à les picorer ! Peu après, Parrhasios d’Éphèse égara Zeuxis avec un sujet en partie caché par un rideau simulé. Zeuxis reconnut sa défaite en énonçant que lui « avait vaincu les oiseaux et que Parrhasios a trompé le peintre ». Pline rapporte aussi que Parrhasios fut le premier à donner les proportions justes des éléments constitutifs d’une composition et à maîtriser la restitution des contours des corps et des chevelures.

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Au ier siècle après J.-C., le peintre de la villa des Mystères ou celui de la maison des Vettii, à Pompéi, avait appliqué ces simples règles en créant des colonnades, des plinthes, des tableaux et des ouvertures savamment répartis sur quatre plans successifs en profondeur. Ainsi, il donnait

La fin de la période médiévale voit un retour au réalisme avec la pratique de la peinture à l’huile sur bois, puis sur toile, tandis que les valeurs de l’humanisme de la Renaissance montent en puissance. La distinction entre réalité et sujet représenté ne semble pas totalement acquise si l’on accorde de l’attention aux jeux de trompe-l’œil, parmi lesquels la mouche et le rideau constituent les deux éléments les plus réputés. La manière de peindre cet insecte donne une bonne indication sur cette différence. Carlo Crivelli ou un membre de son atelier a reproduit vers 1475 une mouche de telle manière qu’elle semble s’être posée sur un tableau figurant sainte Catherine d’Alexandrie, alors que ce maître lui a donné une signification autre lorsqu’il l’a placée dans l’espace même de la représentation de la Madone à l’œillet, vers 1480. Le rideau avait dans les siècles suivants l’utilité de protéger le tableau de la lumière – peut-être aussi des mouches. Rembrandt, parmi d’autres artistes, pratiqua le trompe-l’œil en peignant un tissu tiré sur une tringle par-devant la représentation. Avec ces jeux d’optique, les peintres rappelaient que le sujet était une représentation et non une réalité, ce qu’André Chastel énonça ainsi : « L’ouvrage peint n’a jamais été purement et simplement un morceau de nature… il est un artificium » Par artifice, le trompe-l’œil, notamment monumen tal, est un jeu de contradictions entre l’espace réel et l’inventé ou le copié, entre la réalité qui est vue et l’illusion de ce qui est suggéré. Au-delà de l’œil, c’est le cerveau qui est dupé le temps que l’intel ligence analytique combatte l’illusion et remette de l’ordre dans la chose perçue. Parmi les distor sions qui affectent la perception de la réalité par le cerveau, deux peuvent être ici retenues. La complexité de l’environnement et du monde visuel est source de troubles à cause de la difficulté à saisir la forme exacte des objets lorsqu’ils se chevauchent, s’enchevêtrent, se cachent partiellement ou lorsque les couleurs et les textures sont suffisamment proches les unes des autres pour émousser tout ou partie des contours, voire les abolir. De plus, les capacités physiques limitées des capteurs oculaires dont fait partie la rétine rendent imparfaite la vision de l’environnement. L’expérience, la culture, le contenu de l’image et du milieu dans lequel elle se trouve sont alors nécessaires pour l’identification des données du champ visuel, puis leur interprétation. La peinture en trompe-l’œil doit donc peser sur ces éléments pour devenir trompe-cerveau. L’emploi de la perspective et la touche réaliste sont des leviers essentiels pour parvenir à l’illusion faisant basculer l’observateur dans le doute ou l’incompréhension momentanée. Le peintre monumental va distordre la réalité notamment à l’aide de la perspec tive et de ses ruptures. Il change les plans, il efface les repères de l’environnement « normal » pour en créer d’autres, évocateurs d’un nouvel environnement radicalement différent. Il se doit de travailler avec une touche réaliste, voire hyperréaliste, sous peine que le cerveau de l’obser vateur identifie dans l’instant la supercherie.

Affaires et rôles, Nantes, 2015. © Ador.

La parade d’Ador

Enfance

Tribu

1. Réunis dans une monographie, Olibrius, parue aux éditions In fine en mars 2022.

Depuis dix-huit ans, Ador sème ses étranges personnages dans l’agglomération nantaise et ailleurs. Des créatures aux aventures drôles et grinçantes qui font désormais souvent l’objet de commandes de collectivités.

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Tout commence quelque part à proximité de Nantes. Un garçon dessine, énormément. Il découvre quantité de personnages, sur papier ou à l’écran, écoute du rap, s’intéresse à beaucoup de choses. « Plus c’était caricatural, grotesque, absurde et quelquefois un peu moqueur, raconte-t-il, plus je cherchais à m’en approcher, à me constituer cette espèce de vocabulaire, de famille. » L’adolescent grandit. Alors qu’il ne voulait pas faire du dessin son métier, par « peur que l’argent dénature l’envie de départ », il passe finalement par une école d’art, où il développe un tout autre travail artistique. Mais l’institution ne soutient pas l’art urbain, vu comme « une sous-culture ou un délire d’ado », constate Ador, qui revient bien vite à son art de départ, pratiqué pendant les temps libres que lui laisse son métier d’enseignant. Depuis quelques années, il dessine à plein temps, alternant expositions en galeries et fresques murales. Et ce nom alors, « Ador » ? Un pseudonyme choisi très tôt, qu’il continue de prononcer avec gourmandise : « Je voulais que ça sonne dans toutes les langues, autant français qu’anglais, mais pas américain car ce n’est pas ma culture. Et que ce soit un peu rond, coloré… Je voulais que ça fasse un peu partie du vocabulaire de l’enfance et en même temps que ça ressemble à un prénom, au même titre que Trésor, Désiré, Modeste… » S’il en fait quelquefois un dessin, utilisant un personnage ou objet pour chaque lettre, ce pseudonyme est le plus souvent une signature légère, à la manière d’un peintre. « Le graffiti pur et dur, aller peindre son nom un peu partout, n’était pas mon école, rappelle-t-il. C’est parce que je dessinais que j’ai commencé à acheter des bombes et à peindre sur les murs. » Et même s’il connaît et apprécie beaucoup de tagueurs, son moteur à lui reste le sujet, le besoin viscéral de « faire un personnage pour amuser la galerie ou raconter une histoire ».

Pascaline Vallée

Il est assez jeune pour avoir toujours connu un certain engouement pour les arts urbains, mais assez expérimenté pour afficher dix-huit ans de pratique 1. Assez installé pour répondre à d’imposantes commandes, mais assez espiègle pour se voir au travail comme « un enfant qui dessine et qui joue ». Il est assez discret pour préférer mettre en avant son œuvre plutôt que sa personne, et pourtant assez bavard pour glisser quelques indices sur son identité… Fidèle au paradoxe de l’art urbain qui consiste à être le plus visible possible sans (trop) dévoiler son visage, Ador cultive autant son pseudonyme que son anonymat. Pour certaines photos, il porte masque de déguisement ou capuche. Pour nous, il sera une voix au téléphone – il préfère. Une voix au rire facile et à l’enthousiasme palpable.

Pas de visage donc, quand on parle d’Ador, ou plutôt de multiples portraits : deux (ou trois) yeux ronds, des bras courts se dressant d’un abdomen arrondi, un long nez pointu dépassant parfois d’un déguisement de banane ou d’abeille… Ses personnages, visibles aux quatre coins de l’agglomération nantaise et ailleurs, semblent vivre toutes les situations possibles, jusqu’à l’absurde. Ils sont humains, souris, oiseaux ou créatures indéterminées. Ceux que leur auteur appelle sa « tribu » sont une sorte de famille. « De temps en temps, j’ajoute des membres,

Sarah Guilbaud

Plus de Couleurs dans la ville ! Plus de Couleurs est un collectif d’artistes créé en 2007. Il démocratise l’art urbain et ses pratiques, en soutenant la production des œuvres dans l’espace public et en transmettant cette culture au plus grand nombre. L’équipe de Plus de Couleurs est passée par le festival des Vieilles Charrues en 2019 et 2022. © Photo Plus de Couleurs.

1. En 2000, des graffeurs de la première génération (Web’s, Come, Sine, Shok, Just…) créent Dixstyles, la première association nantaise de graffiti, aujourd’hui dissoute. En 2007, 100 Pression voit le jour, aujourd’hui composée de The Blind, Kazy, Persu, Pedro, Wide et Smoka.

La direction artistique change elle aussi. Même si « l’énergie a toujours été de surprendre avec des découvertes picturales qui viennent donner une dimension affective à l’espace public », il s’agit désormais de « faire découvrir des peintures in situ et de produire d’autres artistes de la rue ». Pour l’équipe, l’ambition est de « permettre aux artistes d’avoir de bonnes conditions de production. Nous avons également à cœur de valoriser la scène locale. »

C’est lui qui est à l’origine de l’association, née en 2007 1 : « J’ai rassemblé des gens qui peignaient, comme Fréon, Raizin, Wizer, Moner, Moko, Arnem… L’idée, c’était de représenter une culture très vivante, qui n’était pas valorisée à l’époque, de structurer un milieu, de donner pignon sur rue à une culture.

2. Du 15 juin au 19 août 2012, Pick Up Production et Plus de Couleurs ont eu carte blanche pour proposer un parcours graffiti dans la ville avec vingtneuf graffeurs. De l’Île de Nantes au Bouffay, en passant par le lieu unique, quinze sites ont été choisis.

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Au fil du temps, les objectifs de Plus de Couleurs évoluent, notamment vers une démocratisation de l’art urbain. L’idée est alors d’inviter des gens, de monter des projets pour d’autres artistes, de faire peindre des murs, de soutenir des créations… « Le but, c’était d’améliorer

« Faire peindre la scène locale »

C’est bien ce qu’a fait le collectif en 2012, pour l’événement proposé par Le Voyage à Nantes, baptisé « Over the Wall 2 ». À cette occasion, de grands muraux et des stores sont confiés à des graffeurs. Plus de Couleurs a son mot à dire. « Nous avions déjà envisagé un projet de parcours de fresques dans l’espace public. Over the Wall nous a permis d’inviter des graffeurs. Notre discipline est spécifique, il y a une incompréhension du grand public. On essaye d’infor mer les gens par de la médiation, de la communica tion, par la visibilité des fresques, des artistes, du mouvement. Nous travaillons avec les institutions pour faire accepter cette pratique comme un art à part entière. Nous cherchons à faire changer le regard du grand public sur une pratique artistique pas comme les autres », poursuit Guillaume.

Over the Wall

Il se passe des choses quai Wilson, sur l’Île de Nantes, plus précisément à la Maison du Port. C’est là que vit, depuis janvier 2020, le collectif Plus de Couleurs. Après travaux, le lieu est devenu un atelier d’artistes. « Quand on a déniché ce lieu, on a souhaité en faire un espace d’expérimentation pour que les artistes de notre milieu ne soient pas cantonnés à une pratique extérieure. Nous avons envie d’en faire un espace ressource et de le partager le plus possible », explique Antoine Sirizzotti, graffeur depuis 1998.

la médiation sur nos projets culturels et la communi cation. » Pas facile ! « Ce n’est pas notre métier, et nous n’avions ni le temps, ni l’énergie », souligne Guillaume Frémond, chargé de la direction artistique. En 2019, Sarah Marouani, responsable de la production et de la communication, rejoint l’équipe et contribue ainsi à faire évoluer la structure.

À l’occasion de la biennale d’art urbain Teenage Kicks, le navire-musée Le MailléBrézé a été revisité par les artistes Zoer et Velvet en 2015. © Photo Plus de Couleurs.

La vocation, c’était à la fois un côté professionnel et un côté artistique. Nous avions aussi la volonté de répondre aux clients via une professionnalisation.

Selon les projets, le collectif, qui comprend cinq membres et un apprenti, fait appel à différents artistes comme Arnem, Bulea, Meyer, Velvet, Les Gens, Aise, Moner, Mites, Jone…, bien connus à Nantes et au-delà !

À ce moment-là, les acteurs du mouvement étaient peu à répondre à la demande. Nous, nous souhai tions y répondre correctement. »

Éva Prouteau

EnEffacement2016,MauriceFréchuret publie Effacer, Paradoxe d’un geste artistique. Dans ce brillant essai, il analyse la façon dont le geste de l’effacement et ce qui le motive ne sauraient se réduire à une lecture unique. Les artistes qui y eurent recours aboutissent à des résultats d’une grande diversité. Construisons, dans le sillage de cet historien d’art, une typologie du geste, en l’étudiant sous la catégorie du mode ablatif, et par le biais du recouvrement, qu’il se fasse par neutralisation, saturation ou caviardage.

Extrait de la vidéo Nolens Volens, Saeio. DR.

2. Jérôme Denis et David Pontille, L’art d’effacer les graffitis, Rose Béton, Skira, 3.2019.Christophe Turgis, Nantes : l’équivalent de 12 stades de la Beaujoire à nettoyer chaque année, le coût faramineux du nettoyage des graffs clandestins et des tags, 29 avril 2022 sur “culturelles”d’art4.francetvinfo.frfrance3-regions.JulieVaslin,«Lespolitiquesurbain,despolitiques» ?,

« Cela disparaît, cela s’en va. Oui, mais à l’instant où tout s’en va, on peut dire aussi que tout est là. » John Cage 1

Le contrôle des espaces urbains, de la propreté et de leur esthétique est un emblème politique fort. « Située au sommet de la hiérarchie symbolique de la beauté de la ville aux yeux des acteurs de la propreté, l’image d’un espace dit propre est en réalité celle d’un espace peu dense, patrimonial et bourgeois de centre-ville, dans lequel le graffiti apparaît particuliè rement comme une souillure, c’est-à-dire un désordre dans l’harmonie visuelle promue par les politiques de propreté 4 » Concrètement, l’effacement des graffitis passe par des techniques précisément décrites : la première est l’hydrogommage, qui consiste à pulvériser à faible pression, avec un mouvement tourbillonnant, une poudre plus tendre que le support. Idéal pour des supports minéraux comme la pierre, le béton et la brique, et parfois directement sur la peinture ou sur le bois, l’hydrogommage est écologique et plutôt efficace. Le recouvrement est aussi largement utilisé : il consiste à estomper le graffiti avec un solvant ou un décolorant puis à recouvrir le pan de mur, préalable ment délimité, à l’aide d’une peinture à fort pouvoir couvrant et à séchage rapide, qui permet d’éviter les

1. Pour les oiseaux, entretien avec Daniel Charles, Paris, L’Herne, 2002, p. 44.

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Found composition, Northside Subburbs, Stephen Burke et Fiachra Corcoran, photographie de la série Buff, 2018. © Photo Stephen Burke et Fiachra Corcoran.

Dégraffitage et pragmatisme

Rose Béton, Biennale 2019, Paris, Skira, 2019.

En France, « si la lutte officielle contre les graffitis remonte à la Troisième République, avec l’essor de ce que Philippe Artières a appelé une police de l’écriture, c’est avec la prolifération du writing, dans les années 1980 et 1990, que les politiques de grande ampleur se sont déployées à l’échelle internationale 2 » Dans les Pays de la Loire, les mesures politiques des municipalités sont strictes : à Nantes, une entreprise d’une dizaine de salariés travaille sur les communes de la métropole à l’excep tion du centre-ville, où opère une régie dotée d’une quinzaine d’agents spécialement formés. « Le budget : entre 1,5 million et 2 millions d’euros par an. Dans les années 2010-2015 les techniciens effaçaient 120 000 à 130 000 m² par an. Depuis les surfaces sont à la baisse. “Là on est en 2016 à 119 000 m², en 2017 à 111 000 m², 105 000 m² en 2018, les années de Covid ont fait baisser les chiffres, 91 000 m² en 2020 et 87 000 m² en 2021”, détaille Éric Bouchet, chef du service de la propreté urbaine au pôle NantesLoire de Nantes métropole 3 »

L’artl’éphémèreSauvegarderurbainsedéfinit,entreautres, par la disparition programmée de l’œuvre, en raison de l’érosion, de la destruction de son support, des politiques de nettoyage ou des pratiques de recouvrement : le processus est inéluctable. Archiver les œuvres est donc essentiel afin de transmettre l’histoire de ce mouvement.

© Photo Nicolas Gzeley.

Nicolas Gzeley

Legz, Marseille, 2018. Le large cadrage de cette photographie permet de restituer le contexte de l’œuvre mais au détriment de ses qualités esthétiques.

Avec le développement de la photographie d’art urbain, un cliché n’est plus seulement une trace, il devient le vecteur de diffusion d’une œuvre potentiellement disparue ou destinée à disparaître. Dans le milieu très fermé du graffiti-writing, où chaque pratique est immédiatement codifiée, les books recueillent les photographies de toutes les œuvres réalisées, organisées selon l’esthétique, le contexte ou le support. On y indique la date et le lieu, on y accole le cas échéant l’esquisse préparatoire et, parfois, on y recueille la signature de ses pairs, comme dans un livre d’or. Véritable fétiche de la culture du graffitiwriting, le book, que chaque graffeur se doit de tenir à jour, ne se dévoile qu’à un cercle restreint de proches et d’initiés. Il ne doit son déclin qu’à l’apparition de la photographie numérique, dématérialisée. Outre la mémoire d’une œuvre, la photographie participe d’un modèle économique et permet à certains artistes de vivre de leur art sans avoir à le transposer en atelier. Ainsi, Ernest Pignon-Ernest, JR ou Jean Moderne exposent et proposent à la vente les clichés de leurs œuvres réalisées dans l’espace public. Autre vecteur de diffusion, les photographies d’art urbain publiées dans la presse afin d’illustrer divers articles, faisant la plupart du temps une distinction entre une expression artistique (le street art) et un acte de vandalisme (le graffiti-writing). Dans le premier cas on parle d’un art émergent dont la pratique in situ est bien souvent présentée comme une étape vers un travail d’atelier, autrement plus respectable car conforme aux pratiques institutionnelles. Dans le

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Avec l’explosion du street art au début des années 2000, période concomitante avec la démocratisation de la photographie numérique, photographier l’art urbain devient un passe-temps accessible à tous. Dès lors, la moindre intervention artistique dans l’espace public est immédiatement capturée, potentielle ment sauvegardée. Le processus de création reste pourtant, le plus souvent, invisible aux yeux du public.

les rares exceptions, notons un article du New York Times, « Taki 183’ spawns pen pals », publié le 21 juillet 1971.

La photographie constitue la principale source de documentation de l’art urbain, qu’il s’agisse des bien nommées « éphémères » de Gérard Zlotykamien, bombées dans les rues de Paris dès les années 1960, des corps blancs de Jérôme Mesnager qui courent depuis 1983 sur les murs des villes aux quatre coins du monde, des signatures pré-adolescentes nées dans les quartiers populaires de New York avant de migrer à l’orée des années 1970 sur les flancs du métro, ou des innombrables fresques réalisées à partir du milieu des années 1980 à l’abri des regards dans les terrains vagues des métropoles européennes. De cette mémoire collective, seuls subsistent les souvenirs et les récits de ses acteurs, de quelques témoins et, dans le meilleur des cas, un témoignage Lesphotographique.premièresphotographies d’art urbain furent le plus souvent réalisées par des observateurs extérieurs – journalistes, chercheurs, photographes profession nels ou amateurs. Jon Naar est l’un d’eux. Lorsque, au début des années 1970, il entreprend de photogra phier l’émergence du graffiti-writing 1 dans certains quartiers de New York, il choisit de larges cadrages illustrant la profusion de signatures et leur impact esthétique sur la ville. Et lorsqu’il saisit une signature en particulier, la méconnaissance de cet univers le conduit à faire des choix hasardeux, mêlant graffeurs confirmés et inexpérimentés. Il en va de même pour les photographies qui illustrent les articles de presse de l’époque, où les auteurs des graffitis publiés restent la plupart du temps anonymes 2 C’est peut-être ce regard biaisé, voire condescen dant, associé à une farouche autonomie volontaire, qui a poussé les premiers graffeurs à documenter eux-mêmes leurs productions. Avec les vagues de nettoyage successives et le recouvrement d’un graffiti par un autre imposé par le nombre exponen tiel de pratiquants, photographier son œuvre devient rapidement un réflexe, un prolongement logique de la pratique elle-même. Il convient alors de cadrer systématiquement au plus près chaque graffiti, afin de souligner sa valeur esthétique au détriment de son Sculpteurcontexte.etphotographe amateur, le New-Yorkais Henry Chalfant commence à photographier les graffitis en 1976. Il serre le cadrage sur les graffitis qu’il restitue en collant ses photos les unes aux autres de façon à obtenir le format panoramique des rames de métro. De nombreux photographes d’art urbain adopteront cette technique par la suite. À ses côtés, la photoreporter Martha Cooper élargit le cadre et contextualise ainsi les graffitis qu’elle photographie. Acceptée dans la communauté fermée du graffitiwriting, elle documente également tout le proces sus de création jusqu’à saisir des moments parfois

1. Le terme graffiti-writing désigne un type de graffiti né à New York et Philadelphie à la fin des années 1960, basé sur la stylisation de l’écriture et du lettrage, pratiqué dans l’espace public, notamment sur les parois du métro. Il se distingue du terme graffiti, qui désigne plus généralement tout type d’inscription dans l’espace 2.public.Parmi

Saisir l’acte

Diffuser l’image

intimes de la vie des graffeurs. Avec elle s’ouvre un nouveau regard sur l’art urbain : il ne s’agit plus seulement d’observer un art plastique, mais aussi de l’aborder sous un angle performatif où le contexte de réalisation et les techniques employées sont tout aussi importants que le résultat esthétique. Dans son sillage, quelques photographes comme Silvio Magaglio à Paris ou Rudiger Glatz à Hambourg s’emploient durant les années 1990 à mettre en lumière cette partie immergée de l’iceberg, indispen sable à l’étude de ce mouvement. Les photographes d’art urbain restent cependant peu nombreux à documenter cet univers, à l’exception des services de police pour qui chaque photographie constitue une pièce à conviction.

Pentimento. Le urbainespourparadigmenouveaurepentir,lesœuvres Windows Open, Marlene

Mathieu Tremblin 2010.SteirischerperformanceHausegger,vidéo,Herbst,Graz,©PhotoLisaTruttmann.

65 À l’hiver 2006, Jiem de l’équipe Happy Family est de passage à Rennes pour quelques jours. Un, deux, trois terrains vagues : nous graffons « au culot », reprenant le mode opératoire éprouvé par l’équipe les Visitors que nous avions observée en 2001 recouvrir en plein jour la façade des Papeteries de Bretagne abandonnées. Nous sommes boulevard de la Tour d’Auvergne avec Cyril Marchal et Émilie Traverse. Jiem nous lance un défi au sortir du terrain vague, immense. Sur les murs de cinq mètres de haut de l’ancien site d’EDF-GDF, il verrait bien « un message peint au rouleau et à la perche ». Quelques semaines plus tard, nous voici reconvertis en Poetic Roller pour réaliser au clair de lune une série d’aphorismes sur l’esprit des lieux en transition dans la ville. Nous écrivons en lettres géantes un « 100 % PUBLIC », fragment du slogan syndica liste « EDF-GDF 100 % PUBLIC » que l’on retrouve essaimé un peu partout en France contre la privatisa tion du service public. Réduit à son essence, le slogan interroge sur la production de la ville : la forme du paysage urbain ne devrait-elle pas être cent pour cent

public, c’est-à-dire le résultat d’un exercice commun et partagé du droit à la ville ? Effaçages, recouvrements et destructions : gestes d’inscription séculaires, graffitis « sauvages » issus de communautés d’intérêts, muralisme publici taire survivant de la « Ripolinisation », commandes de trompe-l’œil des années 1960-1980, fresques collectives de graffeurs négociées dans les années 1990-2000, néo-muralisme des années 2010 conséquence d’un art urbain devenu objet culturel légitime. Peints et repeints : une beauté proces suelle se niche dans les plis de la transformation du paysage urbain. De quelles dynamiques le redessin du paysage urbain témoigne-t-il, en regard de la diversité des pratiques picturales urbaines et des multiples tentatives de régulation visuelle de celles-ci ? Principe de surenchère esthétique, une certaine interprétation du jeu urbain du name writing graffiti induit un principe de repassage progressif et légitime pour la communauté des graffeurs. L’institution informelle et pirate d’un hall of fame sera le point de

Des fresques de graffiti aux peintures murales géantes, le paysage urbain est façonné par de multiples couches de peinture, artistiques ou non. La beauté processuelle qui en résulte dessine le cadre d’un nouveau paradigme créatif.

Mathieu Tremblin après Yeah, Vorace, Steak, Nocif, mauvaise restauration kintsugi, 2020, Strasbourg.

© Photo Mathieu Tremblin.

Quand la colère s’affiche sur les Unmurssloganparmi

Frédérique Letourneux

Collage sur un mur à Nantes.

© Photo Marianne Thion.

d’autres. La forme est devenue iconique : des lettres peintes en noir, des feuilles A4. Depuis quelques années, des collectifs de collage féministes se forment un peu partout en France pour dénoncer les violences faites aux femmes et plus généralement toute forme de discrimination. Avec un objectif : utiliser le mur comme un moyen d’expression politique.

3. On parle de cis-identité quand le sexe de naissance correspond à l’identité de genre de la personne. Un homme cis-genre est un homme qui se reconnaît et se vit comme homme.

5. Sarah Mazouz et Éléonore Lépinard, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, 2021.

Investir un espace militant

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2. Les Femen sont un mouvement féministe créé en 2008 en Ukraine. Les militantes de cette organisation défendent les droits des femmes et sont connues pour la provocation de leurs actions, souvent seins nus.

« De notre point de vue, le féminisme ne peut se penser sans la lutte pour les droits LGBT, contre le racisme, et intégrant un combat anticapitaliste. On décide les messages au cours de petites réunions entre nous, en mixité choisie, c’est-à-dire sans homme-cis. La prise de parole est très libre. Personne ne naît militant, alors on s’éduque entre nous », explique Charline, étudiante, qui se présente comme « une femme cis, de 18 ans avec les cheveux bleus » et qui milite depuis quelques mois dans le collectif de collages féministes du Mans. Ce choix de militer en « non-mixité choisie » est revendiqué comme une manière de « garder le contrôle » : « C’est quelque chose qu’on ne connaît pas dans la vie normale. C’est un vrai confort de ne pas être avec des hommes cis-genre. C’est un espace complètement safe, un lieu d’écoute et de compréhension », soutient Eugénia, du collectif nantais.

4. Pour l’écriture de ce papier, il a été décidé de n’employer cette forme d’écriture que quand il est question des membres du collectif nantais.

Les sessions de collage se font généralement la nuit ou au petit matin. Il faut tout prévoir, les feuilles, classées dans l’ordre et qui, disposées les unes après les autres, formeront le message ; la colle – mélange de sucre et de farine ou de maïzena – dans un Tupperware ; les pinceaux. Le geste doit être rapide et sûr : « Généralement, je repère à l’avance les bons spots pour coller rapidement et puis on fait tout à vélo pour pouvoir sillonner la ville et vite dégager si la police débarque. On colle surtout dans les zones piétonnes ou cyclistes car le message a plus de chances de rester longtemps », explique Anne 1, étudiante qui a fondé il y a un an le collectif « Collages engagés Nantes », qui colle des messages contre les violences faites aux femmes et les discriminations, ou pour défendre la cause animale… Le paysage nantais est ainsi structuré autour de plusieurs collectifs utilisant le collage comme moyen d’expression. Chacun a sa manière réinterprète le motif de base : une lettre peinte par feuille. La genèse du protocole est attribuée à Marguerite Stern, militante féministe et ancienne membre des Femen 2. C’est en mars 2019 qu’elle colle pour la première fois à Marseille un slogan pour témoigner d’un féminicide, avant d’intégrer le collectif parisien baptisé « Collages_féminicides_ Paris ». Dans la foulée, un groupe se crée aussi à Nantes en août 2019, quelques semaines avant le lancement du Grenelle contre les violences conjugales, un ensemble de tables rondes organisées sous l’égide du gouvernement. Dès le départ, le contraste est revendiqué : le vrai combat se joue dans la rue et non dans les arcanes du pouvoir. Pourtant, si la technique du collage se diffuse rapidement un peu partout en France, la rupture avec Marguerite Stern est quasi concomitante – elle quitte d’ailleurs elle-même rapidement le collectif parisien. En cause, ses prises de position sur les réseaux sociaux, qualifiées par beaucoup de militants de « transphobes » et d’« islamophobes ». À Nantes comme ailleurs, beaucoup de collectifs se renomment alors « collages_féministes » : « Au sein des divers collectifs en France, on fonctionne comme une franchise, on partage des valeurs communes, mais chaque collectif est indépen dant dans son fonctionnement. On a des liens via les réseaux : on peut se soutenir, échanger… » explique Eugénia, du collectif nantais.

De sa vie, on n’en saura pas beaucoup plus : un prénom d’emprunt et quelques indices biogra phiques – « la nuit, je colle ; mais le jour, quand je travaille, je suis assistante vétérinaire ». Dans les relations avec l’extérieur, et notamment avec les journalistes, la règle est énoncée clairement en préambule de la rencontre : l’horizontalité des positions au sein du collectif, qui suppose qu’il n’y ait ni chef, ni spécialisation des rôles, encourage les prises de parole à deux ou trois dans le respect de l’anonymat. « Le fait de rester anonyme quand on prend la parole au nom du collectif ou quand on colle, ça permet d’être protégé, de rester invisible. N’importe qui peut être derrière le collage, votre voisine comme votre boulangère », explique Eugénia. L’autre règle, c’est le respect de l’écriture inclusive : « Ce qu’on déteste le plus c’est quand dans les médias, on nous désigne comme “les filles” parce que ce n’est pas représentatif de la diversité des identi tés de genre présentes au sein du collectif », poursuit Eugénia. Dans l’écriture inclusive neutre défendue par le collectif, il s’agit de sortir de la catégorisation binaire de la langue et d’utiliser le « x » pour désigner les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la cis-identité 3 ou se définissent comme « non binaires » – ni masculin, ni féminin. D’où ce terme revendiqué de colleux•ses pour s’autodésigner 4 Intégrer le collectif, c’est donc non seulement faire partie d’un groupe, mais aussi s’autoformer et intégrer un logiciel militant structuré d’un point de vue théorique autour de la notion d’intersec tionnalité qui invite à penser les formes de domination comme cumulables et imbriquables 5

1. Prénom d’emprunt.

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