ISBN : 979-10-93572-18-5 Prix : 9,50 €
Jean Lurçat. L'Éclat du monde
Musées et artothèque d’Angers
Sommaire
Introduction — 4 — Jean Lurçat et L’Apocalypse d’Angers : la rencontre d’une vie — 8 Gérard Denizeau, universitaire, spécialiste de Jean Lurçat Traditions apocalyptiques du Moyen Âge — 22 Marc-Édouard Gautier, conservateur en chef des bibliothèques, Bibliothèque municipale d’Angers Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France Marc-Édouard Gautier Beatus de Liébana, Commentarius in Apocalypsim, dit Beatus de Navarre — 28 Apocalypse glosée — 30 Apocalypsis cum figuris — 32 Bérangaud, Expositio in septem visiones Apocalypsis — 34 L’Apocalypse du château d’Angers La Tapisserie de l’Apocalypse — 36 Delphine Galloy, conservateur du patrimoine, musées d’Angers — Assy – l’Apocalypse selon Lurçat — 38 Gérard Denizeau Jean Lurçat : « le veilleur du Point-duJour » — 52 Ariane James-Sarazin, conservateur en chef du patrimoine Rossane Timotheeff Lurçat : géode de la révélation de Lurçat à lui-même — 60 Isabelle Rooryck, conservateur en chef honoraire du patrimoine
— Le Chant du Monde, table des matières d’une existence — 64 Gérard Denizeau La tapisserie vecteur de modernité architecturale : Le Chant du Monde comme manifeste — 80 Béatrice Bouvier, universitaire, historienne de l’architecture Lecture et réécritures de l’Apocalypse par Jean Lurçat — 88 Marc-Édouard Gautier — Claire Morgan, Plenty More Fish in the Sea — 96 Entretien d’Élodie Derval, responsable de l’artothèque d’Angers, avec l’artiste Claire Morgan L’année Jean Lurçat ailleurs — 102
Sommaire
Introduction — 4 — Jean Lurçat et L’Apocalypse d’Angers : la rencontre d’une vie — 8 Gérard Denizeau, universitaire, spécialiste de Jean Lurçat Traditions apocalyptiques du Moyen Âge — 22 Marc-Édouard Gautier, conservateur en chef des bibliothèques, Bibliothèque municipale d’Angers Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France Marc-Édouard Gautier Beatus de Liébana, Commentarius in Apocalypsim, dit Beatus de Navarre — 28 Apocalypse glosée — 30 Apocalypsis cum figuris — 32 Bérangaud, Expositio in septem visiones Apocalypsis — 34 L’Apocalypse du château d’Angers La Tapisserie de l’Apocalypse — 36 Delphine Galloy, conservateur du patrimoine, musées d’Angers — Assy – l’Apocalypse selon Lurçat — 38 Gérard Denizeau Jean Lurçat : « le veilleur du Point-duJour » — 52 Ariane James-Sarazin, conservateur en chef du patrimoine Rossane Timotheeff Lurçat : géode de la révélation de Lurçat à lui-même — 60 Isabelle Rooryck, conservateur en chef honoraire du patrimoine
— Le Chant du Monde, table des matières d’une existence — 64 Gérard Denizeau La tapisserie vecteur de modernité architecturale : Le Chant du Monde comme manifeste — 80 Béatrice Bouvier, universitaire, historienne de l’architecture Lecture et réécritures de l’Apocalypse par Jean Lurçat — 88 Marc-Édouard Gautier — Claire Morgan, Plenty More Fish in the Sea — 96 Entretien d’Élodie Derval, responsable de l’artothèque d’Angers, avec l’artiste Claire Morgan L’année Jean Lurçat ailleurs — 102
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Introduction
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« Chaque siècle a compté des poètes et des artistes dont les “visions” ont renouvelé l’image de la nature et de l’homme même. Mais isolés et méconnus au cours des âges classiques, ils prennent, dans le déclin d’un temps et dans la désorganisation qui précède ou accompagne les grandes expériences de renouvellement, plus d’autorité, plus de virulence. Servis par les circonstances historiques, ils peuvent donner à leur génération et à celles qui la suivent la tonalité de leur inquiétude personnelle. » Henri Focillon, « L’art visionnaire à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance », Esthétique et histoire de l’art – Extrait de l’annuaire du Collège de France, Paris, 1939
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Jean Lurçat (1892-1966) est bouleversé par la Tapisserie de l’Apocalypse, extraordinaire ensemble tissé du xive siècle, qu’il admire dans le palais épiscopal d’Angers avant son transfert au château. De cette découverte, qui fut pour l’artiste un choc à la fois esthétique, poétique et technique, est né Le Chant du Monde, exposé aujourd’hui dans l’ancien hôpital Saint-Jean. À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat, inscrit au titre des commémorations nationales pour l’année 2016, l’exposition « Jean Lurçat. L’Éclat du monde » revient sur les liens profonds, enracinés dans cette rencontre, entre le chef-d’œuvre médiéval et Le Chant du Monde. Participant d’une considération enthousiaste du Moyen Âge, qui n’était plus perçu comme une époque de ténèbres, l’œuvre ultime de Jean Lurçat offre en effet au spectateur une magistrale relecture de la tapisserie médiévale, ainsi que
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
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Introduction
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« Chaque siècle a compté des poètes et des artistes dont les “visions” ont renouvelé l’image de la nature et de l’homme même. Mais isolés et méconnus au cours des âges classiques, ils prennent, dans le déclin d’un temps et dans la désorganisation qui précède ou accompagne les grandes expériences de renouvellement, plus d’autorité, plus de virulence. Servis par les circonstances historiques, ils peuvent donner à leur génération et à celles qui la suivent la tonalité de leur inquiétude personnelle. » Henri Focillon, « L’art visionnaire à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance », Esthétique et histoire de l’art – Extrait de l’annuaire du Collège de France, Paris, 1939
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Jean Lurçat (1892-1966) est bouleversé par la Tapisserie de l’Apocalypse, extraordinaire ensemble tissé du xive siècle, qu’il admire dans le palais épiscopal d’Angers avant son transfert au château. De cette découverte, qui fut pour l’artiste un choc à la fois esthétique, poétique et technique, est né Le Chant du Monde, exposé aujourd’hui dans l’ancien hôpital Saint-Jean. À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat, inscrit au titre des commémorations nationales pour l’année 2016, l’exposition « Jean Lurçat. L’Éclat du monde » revient sur les liens profonds, enracinés dans cette rencontre, entre le chef-d’œuvre médiéval et Le Chant du Monde. Participant d’une considération enthousiaste du Moyen Âge, qui n’était plus perçu comme une époque de ténèbres, l’œuvre ultime de Jean Lurçat offre en effet au spectateur une magistrale relecture de la tapisserie médiévale, ainsi que
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
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Gérard Denizeau
« Vint juillet 38. Nous parcourions, un ami et moi, ces salles de ce musée d’Angers , peuplées de pénombre et de gardiens sommeillants traînant la savate, mortels gabelous de l’immortalité. Les araignées filaient leurs pièges dans les coins. La nappe sacrée pendait, de gros clous plantés dans ses paumes. Les visiteurs étaient rares . » 1
Jean Lurçat et L’Apocalypse d’Angers : la rencontre d’une vie
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
2
C’est en compagnie de Catesby Jones et de sa femme que Jean Lurçat a découvert L’Apocalypse d’Angers, tenture médiévale aussi impressionnante par son gigantisme que par l’économie de sa palette, d’une grande austérité, d’une prodigieuse efficacité3. Commandée vers 1375 au lissier Nicolas Bataille pour le duc d’Anjou, Louis Ier (1339-1384), réalisée d’après les cartons de Hennequin (ou Jean) de Bruges, peintre attitré du roi Charles V, elle a probablement été terminée aux environs de 1382, puis offerte par le roi René à la cathédrale d’Angers, au xve siècle. Longue de 141 mètres (il en reste 104 de nos jours) pour une hauteur de 6 mètres, soit une surface initiale de quelque 830 mètres carrés pour un total de six grands tableaux4, la formidable tenture offre un ensemble sans rival d’illustrations de l’Apocalypse de saint Jean, dernier livre du Nouveau Testament et sommet poétique de l’univers biblique.
L’ami américain
Il n’est pas inutile de s’attarder sur la personnalité exceptionnelle de Catesby Jones, l’ami américain aux côtés duquel Jean Lurçat a connu cette révélation qui devait infléchir son destin personnel et celui d’une partie de l’art contemporain5. Ainsi que l’a noté Matthew Affron6, ce grand collectionneur fut parmi les premiers à marquer de l’intérêt pour l’œuvre de Lurçat ; une étroite amitié devait lier les deux hommes depuis leur première rencontre chez Jeanne Bucher, en 1927, jusqu’à la mort de Jones en 1946. Au cours de ces deux décennies, ce dernier avait constitué la plus riche collection américaine d’œuvres de l’artiste français. Aussi Lurçat témoigna-t-il, à l’occasion d’un hommage posthume à Jones, sa gratitude dans une lettre envoyée le 24 décembre 1947 à Richard Tucker7 : « J’étais bien sûr un ami très proche de M. Catesby Jones. Il avait déjà acheté deux ou trois de mes œuvres au moment où il a exprimé le désir de faire ma connaissance. J’en suis
1 — Il faut noter qu’à l’époque la galerie en équerre du château d’Angers n’avait pas encore été aménagée (elle le sera en 1954 par Bernard Vitry, architecte en chef des Monuments historiques) pour assurer à l’œuvre de meilleures conditions de conservation et de présentation. Mais la nouvelle exposition de la tenture face à de grandes baies vitrées provoquera, hélas, une altération sérieuse, voire catastrophique, des couleurs. 2 — Jean Lurçat, Les tapisseries du Chant du Monde, Annecy, Gardet, 1963, p. 14. 3 — Voir p. 36 la notice sur La Tapisserie de l'Apocalypse. 4 — Dimensions à comparer à celles du Chant du Monde : une longueur de 80 mètres pour une hauteur de 4,40 mètres, soit une surface approximative de 348 mètres carrés. 5 — « Lurçat ! c’est la tapisserie ; la renaissance de la tapisserie, c’est, depuis dix ans, le principal événement de l’art contemporain… Les tapisseries de Lurçat sont là, à mûrir paisiblement l’art moderne comme des pampres qui se chauffent au soleil, à des soleils familiers tombés du zodiaque pour rouler sous des tables. » René Huyghe, « Lurçat et les problèmes de l’art contemporain », Tous les arts, juin 1952. 6 — Matthew Affron, Matisse, Picasso, and modern art in Paris, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond, 2009, p. 66. 7 — The T. Catesby Jones Collection, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond.
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Gérard Denizeau
« Vint juillet 38. Nous parcourions, un ami et moi, ces salles de ce musée d’Angers , peuplées de pénombre et de gardiens sommeillants traînant la savate, mortels gabelous de l’immortalité. Les araignées filaient leurs pièges dans les coins. La nappe sacrée pendait, de gros clous plantés dans ses paumes. Les visiteurs étaient rares . » 1
Jean Lurçat et L’Apocalypse d’Angers : la rencontre d’une vie
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C’est en compagnie de Catesby Jones et de sa femme que Jean Lurçat a découvert L’Apocalypse d’Angers, tenture médiévale aussi impressionnante par son gigantisme que par l’économie de sa palette, d’une grande austérité, d’une prodigieuse efficacité3. Commandée vers 1375 au lissier Nicolas Bataille pour le duc d’Anjou, Louis Ier (1339-1384), réalisée d’après les cartons de Hennequin (ou Jean) de Bruges, peintre attitré du roi Charles V, elle a probablement été terminée aux environs de 1382, puis offerte par le roi René à la cathédrale d’Angers, au xve siècle. Longue de 141 mètres (il en reste 104 de nos jours) pour une hauteur de 6 mètres, soit une surface initiale de quelque 830 mètres carrés pour un total de six grands tableaux4, la formidable tenture offre un ensemble sans rival d’illustrations de l’Apocalypse de saint Jean, dernier livre du Nouveau Testament et sommet poétique de l’univers biblique.
L’ami américain
Il n’est pas inutile de s’attarder sur la personnalité exceptionnelle de Catesby Jones, l’ami américain aux côtés duquel Jean Lurçat a connu cette révélation qui devait infléchir son destin personnel et celui d’une partie de l’art contemporain5. Ainsi que l’a noté Matthew Affron6, ce grand collectionneur fut parmi les premiers à marquer de l’intérêt pour l’œuvre de Lurçat ; une étroite amitié devait lier les deux hommes depuis leur première rencontre chez Jeanne Bucher, en 1927, jusqu’à la mort de Jones en 1946. Au cours de ces deux décennies, ce dernier avait constitué la plus riche collection américaine d’œuvres de l’artiste français. Aussi Lurçat témoigna-t-il, à l’occasion d’un hommage posthume à Jones, sa gratitude dans une lettre envoyée le 24 décembre 1947 à Richard Tucker7 : « J’étais bien sûr un ami très proche de M. Catesby Jones. Il avait déjà acheté deux ou trois de mes œuvres au moment où il a exprimé le désir de faire ma connaissance. J’en suis
1 — Il faut noter qu’à l’époque la galerie en équerre du château d’Angers n’avait pas encore été aménagée (elle le sera en 1954 par Bernard Vitry, architecte en chef des Monuments historiques) pour assurer à l’œuvre de meilleures conditions de conservation et de présentation. Mais la nouvelle exposition de la tenture face à de grandes baies vitrées provoquera, hélas, une altération sérieuse, voire catastrophique, des couleurs. 2 — Jean Lurçat, Les tapisseries du Chant du Monde, Annecy, Gardet, 1963, p. 14. 3 — Voir p. 36 la notice sur La Tapisserie de l'Apocalypse. 4 — Dimensions à comparer à celles du Chant du Monde : une longueur de 80 mètres pour une hauteur de 4,40 mètres, soit une surface approximative de 348 mètres carrés. 5 — « Lurçat ! c’est la tapisserie ; la renaissance de la tapisserie, c’est, depuis dix ans, le principal événement de l’art contemporain… Les tapisseries de Lurçat sont là, à mûrir paisiblement l’art moderne comme des pampres qui se chauffent au soleil, à des soleils familiers tombés du zodiaque pour rouler sous des tables. » René Huyghe, « Lurçat et les problèmes de l’art contemporain », Tous les arts, juin 1952. 6 — Matthew Affron, Matisse, Picasso, and modern art in Paris, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond, 2009, p. 66. 7 — The T. Catesby Jones Collection, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond.
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Beatus de Liébana, Commentarius in Apocalypsim
— La Femme et le Dragon dans le Beatus de Navarre. Navarre, fin du xiie siècle. Paris, BnF, ms. n. a. l. 1366, fol. 102v-103. © Paris, Bibliothèque nationale de France.
—
(dit Beatus de Navarre) Navarre, fin du xiie siècle Parchemin 157 feuillets,350 × 230 mm Paris, BnF, ms. n. a. l. 1366
Marc-Édouard Gautier
BEATUS († 798), MOINE DE SAN MARTIN DE LIÉBANA (ASTURIES) COMPOSE aux lendemains de l’invasion musulmane de la péninsule ibérique et à la veille d’un an 800 que certains comptent alors comme l’aube du septième millénaire de la Création un commentaire de l’Apocalypse adapté à la spiritualité bénédictine, conçu pour l’étude ou la lecture au réfectoire plus que pour les offices liturgiques. Il se présente comme une catena, une anthologie de commentaires anciens rassemblés par passages bibliques qu’ils expliquent. VINGT-SIX DES VINGT-HUIT MANUSCRITS CONSERVÉS SONT ENLUMINÉS, LE PLUS souvent somptueusement, parfois de plus d’une centaine de scènes. On compte parmi eux les plus riches et spectaculaires manuscrits romans occidentaux tels le Beatus de Saint-Sever ou celui copié en 1047 par Facundus sur une commande du roi et de la reine de León. Ces livres sont classés en deux grandes familles en fonction de l’état du texte, des cycles iconographiques et de l’ajout ou non dans le livre de prolégomènes historiques et d’un commentaire de saint Jérôme sur le livre de Daniel, l’un des derniers livres de l’Ancien Testament, également de
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
genre apocalyptique. Une première famille regroupe deux versions primitives faiblement remaniées du texte qui pourraient dater de 776 (Ia) et de 784-785 (Ib). La seconde famille, rapidement subdivisée en deux branches nommées IIa et IIb, repose sur une amplification du livre, datée de 786 selon Henry Sanders, après 940 selon Peter Klein et John Williams1. LE BEATUS DE NAVARRE RELÈVE DE LA DERNIÈRE VAGUE DE COPIES de ce commentaire, autour de 1200. C’est l’exemplaire illustré le plus tardif du groupe Ib. D’origine et de provenance première inconnues, ce manuscrit est attesté en Navarre à partir de 1389 : sur une des gardes est copié un acte de cette année du roi Charles III de Navarre relatif à un certain Garcia Lopez, peut-être trésorier de Navarre. Il s’agit probablement du Beatus qu’en 1665 le père jésuite José de Moret signale en la cathédrale de Pampelune2. Si certains auteurs ont trouvé dans ce livre des parentés stylistiques avec de rares productions contemporaines des environs de Pampelune, la mention inhabituelle d’Astorga en León sur la mappemonde peinte au début du commentaire (fol. 24v-25) a incité
François Avril à proposer qu’une église de cette ville ou de ce diocèse ait été le premier destinataire du manuscrit. SES 59 ENLUMINURES (DONT 11 PLEINES PAGES ET 3 PLEINES DOUBLES PAGES) se distinguent par leurs encadrements et par leurs scènes disposées en panneaux ou registres sur fond mauve ou rouge. Plusieurs peintres sont à l’œuvre, certains n’intervenant qu’une fois, comme dans les scènes de remise des lettres aux églises de Sardes (fol. 48) et de Laodicée (fol. 55v), d’autres collaborant jusque sur une même scène, comme celle du Jugement dernier (fol. 146)3. LES PEINTRES SUIVENT ASSEZ LARGEMENT L’ICONOGRAPHIE DU Beatus de l’Escorial (Escorial, Biblioteca del Monasterio, &.II.5), peint vers l’an mil, tout en faisant preuve de capacités d’adaptation. Ainsi, pour illustrer l’ouverture du septième sceau et le long silence qui se fit dans le ciel (Ap., 8, 1), l’enlumineur ajoute sur le fond céleste traditionnel quatre saints du Ciel posant les doigts sur leurs lèvres closes (fol. 85v). Le manuscrit emprunte à d’autres traditions iconographiques, notamment à des Beatus des groupes IIa et IIb, dans la première théophanie traitée
comme un Jugement dernier (fol. 10v) et dans la deuxième scène du septénaire des coupes (fol. 120). Quelques détails, comme les chandeliers sur pieds de la scène où Jean reçoit l’ordre d’écrire ses visions (fol. 12v), révèlent l’influence d’Apocalypses carolingiennes ou ottoniennes4. COMME DANS LA PLUPART DES BEATUS, L’ILLUSTRATION DU CHAPITRE XII de l’Apocalypse s’étend sur une spectaculaire double page. Elle relate les épreuves de la Femme face aux assauts du Dragon que terrasse finalement l’archange saint Michel. Au lieu de présenter les événements de ce chapitre en un seul panneau diachronique, le peintre scinde chaque page en quatre espaces inégaux. L’histoire de la Femme est rassemblée sur la première, celle du combat de saint Michel sur la seconde. Paraît d’abord la Femme enceinte, vêtue du soleil, couronnée d’étoiles, la lune sous les pieds. Le Dragon aux sept têtes couronnées et à la queue enroulée lui fait face, prêt à dévorer son fils lorsqu’elle enfantera. Au registre inférieur, la Femme trouve refuge au désert, protégée par des ailes, tandis qu’elle confie son fils à Dieu. Ces deux dernières scènes sont inversées par rapport au récit : c’est la Femme au
désert et non son fils remis à Dieu qui échappe au fleuve que crache le Dragon en vis-à-vis. À droite se succèdent les différentes phases du combat de saint Michel et des anges contre le Dragon jusqu’à son rejet littéralement au-dehors. SANS JAMAIS AVOIR EXCLU TOTALEMENT LA POSSIBILITÉ DE RECONNAÎTRE DANS la Femme de l’Apocalypse la Vierge Marie et l’Enfant Jésus, les commentateurs du premier millénaire y voyaient plus volontiers l’image de l’Église donnant naissance à un nouveau peuple pour Dieu, le corps mystique du Christ. Le fait que dans le Beatus de Navarre l’Enfant soit présenté avec un nimbe crucifère est révélateur de l’évolution du xiie siècle, qui tend plus généralement à reconnaître la Vierge et le Christ dans cette vision.
1 — En dernier lieu John Williams, The illustrated Beatus: a corpus of the illustrations of the Commentary on the Apocalypse, t. I, Introduction, Londres, Harvey Miller, 1994 et t. V, The twelfth and thirteenth centuries, Londres, Harvey Miller, 2003, p. 35-37, ill. 259-323. 2 — Au xixe siècle, un libraire lyonnais l’acheta en Espagne avant de le céder au libraire de Milan Vergani, à qui Léopold Delisle l’acheta pour la Bibliothèque nationale. 3 — François Avril et Mireille Mintré (dir.), Manuscrits enluminés de la péninsule Ibérique, Paris, BnF, 1982, p. 66-67 ; Williams, op. cit. note 1, t. V, p. 36 ; Geneviève Mariéthoz, « Les fragments retrouvés de la Bible de Séville », Cahiers archéologiques, t. XLVII, 1999, p. 176, notes 113, 115.
4 — Soledad de Silva y Verastegui, « Le Beatus navarrais de Paris (Bibl. nat., nouv. acq. lat. 1366) », Cahiers de civilisation médiévale, t. XL, 1997, p. 215-232.
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Beatus de Liébana, Commentarius in Apocalypsim
— La Femme et le Dragon dans le Beatus de Navarre. Navarre, fin du xiie siècle. Paris, BnF, ms. n. a. l. 1366, fol. 102v-103. © Paris, Bibliothèque nationale de France.
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(dit Beatus de Navarre) Navarre, fin du xiie siècle Parchemin 157 feuillets,350 × 230 mm Paris, BnF, ms. n. a. l. 1366
Marc-Édouard Gautier
BEATUS († 798), MOINE DE SAN MARTIN DE LIÉBANA (ASTURIES) COMPOSE aux lendemains de l’invasion musulmane de la péninsule ibérique et à la veille d’un an 800 que certains comptent alors comme l’aube du septième millénaire de la Création un commentaire de l’Apocalypse adapté à la spiritualité bénédictine, conçu pour l’étude ou la lecture au réfectoire plus que pour les offices liturgiques. Il se présente comme une catena, une anthologie de commentaires anciens rassemblés par passages bibliques qu’ils expliquent. VINGT-SIX DES VINGT-HUIT MANUSCRITS CONSERVÉS SONT ENLUMINÉS, LE PLUS souvent somptueusement, parfois de plus d’une centaine de scènes. On compte parmi eux les plus riches et spectaculaires manuscrits romans occidentaux tels le Beatus de Saint-Sever ou celui copié en 1047 par Facundus sur une commande du roi et de la reine de León. Ces livres sont classés en deux grandes familles en fonction de l’état du texte, des cycles iconographiques et de l’ajout ou non dans le livre de prolégomènes historiques et d’un commentaire de saint Jérôme sur le livre de Daniel, l’un des derniers livres de l’Ancien Testament, également de
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
genre apocalyptique. Une première famille regroupe deux versions primitives faiblement remaniées du texte qui pourraient dater de 776 (Ia) et de 784-785 (Ib). La seconde famille, rapidement subdivisée en deux branches nommées IIa et IIb, repose sur une amplification du livre, datée de 786 selon Henry Sanders, après 940 selon Peter Klein et John Williams1. LE BEATUS DE NAVARRE RELÈVE DE LA DERNIÈRE VAGUE DE COPIES de ce commentaire, autour de 1200. C’est l’exemplaire illustré le plus tardif du groupe Ib. D’origine et de provenance première inconnues, ce manuscrit est attesté en Navarre à partir de 1389 : sur une des gardes est copié un acte de cette année du roi Charles III de Navarre relatif à un certain Garcia Lopez, peut-être trésorier de Navarre. Il s’agit probablement du Beatus qu’en 1665 le père jésuite José de Moret signale en la cathédrale de Pampelune2. Si certains auteurs ont trouvé dans ce livre des parentés stylistiques avec de rares productions contemporaines des environs de Pampelune, la mention inhabituelle d’Astorga en León sur la mappemonde peinte au début du commentaire (fol. 24v-25) a incité
François Avril à proposer qu’une église de cette ville ou de ce diocèse ait été le premier destinataire du manuscrit. SES 59 ENLUMINURES (DONT 11 PLEINES PAGES ET 3 PLEINES DOUBLES PAGES) se distinguent par leurs encadrements et par leurs scènes disposées en panneaux ou registres sur fond mauve ou rouge. Plusieurs peintres sont à l’œuvre, certains n’intervenant qu’une fois, comme dans les scènes de remise des lettres aux églises de Sardes (fol. 48) et de Laodicée (fol. 55v), d’autres collaborant jusque sur une même scène, comme celle du Jugement dernier (fol. 146)3. LES PEINTRES SUIVENT ASSEZ LARGEMENT L’ICONOGRAPHIE DU Beatus de l’Escorial (Escorial, Biblioteca del Monasterio, &.II.5), peint vers l’an mil, tout en faisant preuve de capacités d’adaptation. Ainsi, pour illustrer l’ouverture du septième sceau et le long silence qui se fit dans le ciel (Ap., 8, 1), l’enlumineur ajoute sur le fond céleste traditionnel quatre saints du Ciel posant les doigts sur leurs lèvres closes (fol. 85v). Le manuscrit emprunte à d’autres traditions iconographiques, notamment à des Beatus des groupes IIa et IIb, dans la première théophanie traitée
comme un Jugement dernier (fol. 10v) et dans la deuxième scène du septénaire des coupes (fol. 120). Quelques détails, comme les chandeliers sur pieds de la scène où Jean reçoit l’ordre d’écrire ses visions (fol. 12v), révèlent l’influence d’Apocalypses carolingiennes ou ottoniennes4. COMME DANS LA PLUPART DES BEATUS, L’ILLUSTRATION DU CHAPITRE XII de l’Apocalypse s’étend sur une spectaculaire double page. Elle relate les épreuves de la Femme face aux assauts du Dragon que terrasse finalement l’archange saint Michel. Au lieu de présenter les événements de ce chapitre en un seul panneau diachronique, le peintre scinde chaque page en quatre espaces inégaux. L’histoire de la Femme est rassemblée sur la première, celle du combat de saint Michel sur la seconde. Paraît d’abord la Femme enceinte, vêtue du soleil, couronnée d’étoiles, la lune sous les pieds. Le Dragon aux sept têtes couronnées et à la queue enroulée lui fait face, prêt à dévorer son fils lorsqu’elle enfantera. Au registre inférieur, la Femme trouve refuge au désert, protégée par des ailes, tandis qu’elle confie son fils à Dieu. Ces deux dernières scènes sont inversées par rapport au récit : c’est la Femme au
désert et non son fils remis à Dieu qui échappe au fleuve que crache le Dragon en vis-à-vis. À droite se succèdent les différentes phases du combat de saint Michel et des anges contre le Dragon jusqu’à son rejet littéralement au-dehors. SANS JAMAIS AVOIR EXCLU TOTALEMENT LA POSSIBILITÉ DE RECONNAÎTRE DANS la Femme de l’Apocalypse la Vierge Marie et l’Enfant Jésus, les commentateurs du premier millénaire y voyaient plus volontiers l’image de l’Église donnant naissance à un nouveau peuple pour Dieu, le corps mystique du Christ. Le fait que dans le Beatus de Navarre l’Enfant soit présenté avec un nimbe crucifère est révélateur de l’évolution du xiie siècle, qui tend plus généralement à reconnaître la Vierge et le Christ dans cette vision.
1 — En dernier lieu John Williams, The illustrated Beatus: a corpus of the illustrations of the Commentary on the Apocalypse, t. I, Introduction, Londres, Harvey Miller, 1994 et t. V, The twelfth and thirteenth centuries, Londres, Harvey Miller, 2003, p. 35-37, ill. 259-323. 2 — Au xixe siècle, un libraire lyonnais l’acheta en Espagne avant de le céder au libraire de Milan Vergani, à qui Léopold Delisle l’acheta pour la Bibliothèque nationale. 3 — François Avril et Mireille Mintré (dir.), Manuscrits enluminés de la péninsule Ibérique, Paris, BnF, 1982, p. 66-67 ; Williams, op. cit. note 1, t. V, p. 36 ; Geneviève Mariéthoz, « Les fragments retrouvés de la Bible de Séville », Cahiers archéologiques, t. XLVII, 1999, p. 176, notes 113, 115.
4 — Soledad de Silva y Verastegui, « Le Beatus navarrais de Paris (Bibl. nat., nouv. acq. lat. 1366) », Cahiers de civilisation médiévale, t. XL, 1997, p. 215-232.
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6 — Tapisserie, 1941, 1,60 x 3,30 m, collection particulière. 7 — Tapisserie, 1943, 2,83 x 3,65 m, Paris, musée national d’Art moderne. 8 — Tapisserie, 1954, 3,68 x 11,40 m, Paris, Mobilier national. 9 — Tapisserie, 1947, 4,55 x 12,10 m, atelier Tabard, Aubusson. 10 — Construite de 1938 à 1946, consacrée le 4 août 1950, achevée en 1957. 11 — « Ce que je voulais, ce que je souhaitais, c’était une église honnête, sincère, fonctionnelle, de bons matériaux, cadrant bien dans le paysage. » Chanoine Jean Devémy, dans Le chanoine Devémy et ses amis parlent de l’église d’Assy, Lyon, Imprimerie Lescuyer, avril 1985, p. 6.
Cet optimisme prémédité conditionne pour une part conséquente le fond et la forme de l’entreprise nouvelle : rénovateur de la tapisserie, art français, Lurçat dresse toute sa production textile sous le signe ascendant de l’espérance, tout comme l’œuvre peint s’était présenté sous le sceau du refus, de l’angoisse et du pressentiment. Au temps de l’Occupation, l’un des signes les plus marquants en est, parallèle à la grande effusion lyrique, à l’hymne multiplié à la nature, l’omniprésence du soleil. Un soleil altéré de sinistres conflits dans Ô temps martyrisés6, illuminant les mots brûlants d’Éluard pour Liberté 7, faisant renaître le jour dans cet adieu presque rituel que constituera l’Hommage aux morts de la Résistance et de la Déportation8, tissé à une époque où toutes les victimes suscitaient une grande et équitable compassion. La Tapisserie de l’Apocalypse9, qui domine et couronne cette production textile, est une très grande pièce destinée au chœur de l’église Notre-Dame-deToute-Grâce sur le plateau d’Assy10, qui vient d’être achevée à l’initiative du chanoine Jean Devémy11 et sous l’impulsion du révérend père Alain Couturier, éminent spécialiste de l’art sacré contemporain. Contre un usage vieux de deux siècles, les plus célèbres artistes du temps ont été sollicités, avec une tolérance et une libéralité rares. L’architecte Maurice Novarina a intégré l’édifice à son environnement montagnard, estival aussi bien qu’hivernal, et Fernand Léger a donné la mosaïque monumentale de la façade. À l’intérieur, si la grande pièce de Lurçat attire aussitôt le regard, bien d’autres réussites sont à saluer : les panneaux de céramique d’Henri Matisse (Saint Dominique) et Marc Chagall (Le Passage de la mer Rouge), les vitraux de Georges Rouault (Véronique, Christ de la Flagellation, Christ de pitié), de Jean Bazaine (David), du père Couturier lui-même (Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus), le crucifix en bronze de Germaine Richier. Pierre Bonnard a fourni une grande toile (Saint François de Sales), Georges Braque a dessiné la porte du tabernacle, Jacques Lipchitz a modelé une Vierge de bronze ; parmi la bonne douzaine d’autres artistes ayant œuvré à Assy, on relève, pour ses mosaïques de la crypte, le nom de Théodore Stravinsky, fils du grand compositeur. L’Apocalypse est la première grande tenture réalisée en France au xxe siècle, selon les techniques et méthodes proposées par Jean Lurçat, notamment celle du carton numéroté qui consiste à dessiner la composition et à en indiquer les couleurs au moyen de chiffres renvoyant à des teintes de laine inaltérables. Les Dominicains ont fait appel à l’artiste sans rien ignorer de son athéisme et de son engagement dans les rangs du Parti communiste français. Avec cette œuvre placée sous le signe
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
— 2. Jean Lurçat, Liberté, 1952, carton de 1943, coton, laine, 2,85 x 3,60 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, F. Baglin.
3. Jean Lurçat, Es la Verdad, 1942, coton et laine, 2,90 x 6,50 m. Aubusson, Cité internationale de la tapisserie. © Photo Cité internationale de la tapisserie, Aubusson.
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6 — Tapisserie, 1941, 1,60 x 3,30 m, collection particulière. 7 — Tapisserie, 1943, 2,83 x 3,65 m, Paris, musée national d’Art moderne. 8 — Tapisserie, 1954, 3,68 x 11,40 m, Paris, Mobilier national. 9 — Tapisserie, 1947, 4,55 x 12,10 m, atelier Tabard, Aubusson. 10 — Construite de 1938 à 1946, consacrée le 4 août 1950, achevée en 1957. 11 — « Ce que je voulais, ce que je souhaitais, c’était une église honnête, sincère, fonctionnelle, de bons matériaux, cadrant bien dans le paysage. » Chanoine Jean Devémy, dans Le chanoine Devémy et ses amis parlent de l’église d’Assy, Lyon, Imprimerie Lescuyer, avril 1985, p. 6.
Cet optimisme prémédité conditionne pour une part conséquente le fond et la forme de l’entreprise nouvelle : rénovateur de la tapisserie, art français, Lurçat dresse toute sa production textile sous le signe ascendant de l’espérance, tout comme l’œuvre peint s’était présenté sous le sceau du refus, de l’angoisse et du pressentiment. Au temps de l’Occupation, l’un des signes les plus marquants en est, parallèle à la grande effusion lyrique, à l’hymne multiplié à la nature, l’omniprésence du soleil. Un soleil altéré de sinistres conflits dans Ô temps martyrisés6, illuminant les mots brûlants d’Éluard pour Liberté 7, faisant renaître le jour dans cet adieu presque rituel que constituera l’Hommage aux morts de la Résistance et de la Déportation8, tissé à une époque où toutes les victimes suscitaient une grande et équitable compassion. La Tapisserie de l’Apocalypse9, qui domine et couronne cette production textile, est une très grande pièce destinée au chœur de l’église Notre-Dame-deToute-Grâce sur le plateau d’Assy10, qui vient d’être achevée à l’initiative du chanoine Jean Devémy11 et sous l’impulsion du révérend père Alain Couturier, éminent spécialiste de l’art sacré contemporain. Contre un usage vieux de deux siècles, les plus célèbres artistes du temps ont été sollicités, avec une tolérance et une libéralité rares. L’architecte Maurice Novarina a intégré l’édifice à son environnement montagnard, estival aussi bien qu’hivernal, et Fernand Léger a donné la mosaïque monumentale de la façade. À l’intérieur, si la grande pièce de Lurçat attire aussitôt le regard, bien d’autres réussites sont à saluer : les panneaux de céramique d’Henri Matisse (Saint Dominique) et Marc Chagall (Le Passage de la mer Rouge), les vitraux de Georges Rouault (Véronique, Christ de la Flagellation, Christ de pitié), de Jean Bazaine (David), du père Couturier lui-même (Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus), le crucifix en bronze de Germaine Richier. Pierre Bonnard a fourni une grande toile (Saint François de Sales), Georges Braque a dessiné la porte du tabernacle, Jacques Lipchitz a modelé une Vierge de bronze ; parmi la bonne douzaine d’autres artistes ayant œuvré à Assy, on relève, pour ses mosaïques de la crypte, le nom de Théodore Stravinsky, fils du grand compositeur. L’Apocalypse est la première grande tenture réalisée en France au xxe siècle, selon les techniques et méthodes proposées par Jean Lurçat, notamment celle du carton numéroté qui consiste à dessiner la composition et à en indiquer les couleurs au moyen de chiffres renvoyant à des teintes de laine inaltérables. Les Dominicains ont fait appel à l’artiste sans rien ignorer de son athéisme et de son engagement dans les rangs du Parti communiste français. Avec cette œuvre placée sous le signe
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— 2. Jean Lurçat, Liberté, 1952, carton de 1943, coton, laine, 2,85 x 3,60 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, F. Baglin.
3. Jean Lurçat, Es la Verdad, 1942, coton et laine, 2,90 x 6,50 m. Aubusson, Cité internationale de la tapisserie. © Photo Cité internationale de la tapisserie, Aubusson.
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Jean Lurçat : « le veilleur du Point-du-Jour » Ariane James-Sarazin
« Je n’ai pas peint des scènes de guerre pour empêcher la guerre ; jamais je n’aurais eu cette prétention. Je les ai peintes pour conjurer la guerre. Tout art est conjuration. » Otto Dix, 1946
Au seuil de la monographie de référence qu’il a consacrée tout récemment à l’artiste, Gérard Denizeau nous prévient : « À l’auditeur attentif, l’art de Lurçat ne raconte pas autre chose que l’histoire de son siècle1. » Un siècle de cauchemars, sinistres et glacés, mais où l’espérance, à l’aile enhardie par la solidarité des combats, finit par déjouer la prédiction de Baudelaire et perce le couvercle d’un ciel bas et lourd. Dans ses confessions, Jean Lurçat égrène la litanie des malheurs du temps : « Il y a eu les guerres et toutes ces angoisses qu’elles ont provoquées… Les avant-guerres, les pendant-guerres, les après-guerres, toutes ces périodes où l’homme n’a
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
été mis en œuvre que sous sa forme monstrueuse. Dans la vie, dans mes tableaux, dans les tableaux de presque tous mes contemporains… Nous vivons une époque déchirée, il ne faut pas l’oublier2… » Loin d’être isolée, son histoire est celle, rappelle-t-il, de toute une génération : « Le temps, la période historique, le contemporain, cela aura été, pour certains d’entre nous nés vers 18901895, un bel amas d’événements ; et d’événements où le dramatique l’emporte sur l’agrément pur. Je ne veux même pas en tenter l’inventaire : les guerres, les angoisses des défaites et les déconvenues ou les impasses des présumées victoires, une belle pile de bourrasques ou de révolutions économiques et politiques ; les sciences faisant des pas de géants […]. Voilà devant quoi se trouve le peintre né vers 1890-1895, et il aurait pu quelquefois
1 — Gérard Denizeau, Jean Lurçat (18921966), Montreuil-sousBois, Lienart, 2013, p. 9. Cet article est largement redevable à l’ensemble des écrits de Gérard Denizeau, à qui nous souhaitons rendre un
hommage aussi appuyé qu’amical, formant le vœu pressant que sa monographie puisse à nouveau être accessible comme elle le mérite. 2 — Claude Faux, Lurçat à haute voix, Paris, Julliard, 1962, p. 44.
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Jean Lurçat : « le veilleur du Point-du-Jour » Ariane James-Sarazin
« Je n’ai pas peint des scènes de guerre pour empêcher la guerre ; jamais je n’aurais eu cette prétention. Je les ai peintes pour conjurer la guerre. Tout art est conjuration. » Otto Dix, 1946
Au seuil de la monographie de référence qu’il a consacrée tout récemment à l’artiste, Gérard Denizeau nous prévient : « À l’auditeur attentif, l’art de Lurçat ne raconte pas autre chose que l’histoire de son siècle1. » Un siècle de cauchemars, sinistres et glacés, mais où l’espérance, à l’aile enhardie par la solidarité des combats, finit par déjouer la prédiction de Baudelaire et perce le couvercle d’un ciel bas et lourd. Dans ses confessions, Jean Lurçat égrène la litanie des malheurs du temps : « Il y a eu les guerres et toutes ces angoisses qu’elles ont provoquées… Les avant-guerres, les pendant-guerres, les après-guerres, toutes ces périodes où l’homme n’a
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été mis en œuvre que sous sa forme monstrueuse. Dans la vie, dans mes tableaux, dans les tableaux de presque tous mes contemporains… Nous vivons une époque déchirée, il ne faut pas l’oublier2… » Loin d’être isolée, son histoire est celle, rappelle-t-il, de toute une génération : « Le temps, la période historique, le contemporain, cela aura été, pour certains d’entre nous nés vers 18901895, un bel amas d’événements ; et d’événements où le dramatique l’emporte sur l’agrément pur. Je ne veux même pas en tenter l’inventaire : les guerres, les angoisses des défaites et les déconvenues ou les impasses des présumées victoires, une belle pile de bourrasques ou de révolutions économiques et politiques ; les sciences faisant des pas de géants […]. Voilà devant quoi se trouve le peintre né vers 1890-1895, et il aurait pu quelquefois
1 — Gérard Denizeau, Jean Lurçat (18921966), Montreuil-sousBois, Lienart, 2013, p. 9. Cet article est largement redevable à l’ensemble des écrits de Gérard Denizeau, à qui nous souhaitons rendre un
hommage aussi appuyé qu’amical, formant le vœu pressant que sa monographie puisse à nouveau être accessible comme elle le mérite. 2 — Claude Faux, Lurçat à haute voix, Paris, Julliard, 1962, p. 44.
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91 l’aile, déjà réduite en fumier, d’une aigle germanique largement déplumée. Sur les cendres encore fumantes des noms de Guernica, Ouradour6, Sedan et Varsovie, se détache, chevauchant un globe transformé en ossuaire, « un cheval d’une couleur pâle ; celui qui le montait se nommait la Mort, et le séjour des morts l’accompagnait » (Ap., 6, 8)7. Mais à peine la troisième coupe achève-t-elle de se déverser en quelque fantomatique Hitler moustachu de cauchemar, qu’un ange châtieur repris de la scène de la Chute de Babylone (pièce 50) de la tapisserie d'Angers, ceinturé d’or, à la voix performative, tonitruante comme une trompette, annonce la quatrième coupe, « Que le lansquenet soit ». La célèbre tapisserie Liberté (voir p. 43), en 1943, manifeste pour la première fois, semble-t-il, un procédé de références inversées à l’Apocalypse plus nettement mis en œuvre dans Le Chant du Monde. Après le soleil désespéré d’Ô temps martyrisés (1941) qu’obscurcissait un astre sombre à cornes taurines, Liberté est « une éclipse renversée où c’est un soleil de clarté scintillante qui oblitère un disque ténébreux, vient effacer l’astre noir et macabre des prisons et des tortionnaires, de la terreur et de la mort8 ». Chez Lurçat, qui se souvient que le soleil peut devenir « noir comme un sac de crin » (Ap., 6, 12)9, c’est, par inversion, l’astre aux couleurs de la Wehrmacht qui perd « un tiers de son éclat » (Ap., 8, 12) sous les coups de la Résistance, comme au son de la quatrième trompette de l’Apocalypse. L’astre nouveau n’est pourtant pas pleinement libéré. Il saigne. Sa division en quartiers rappelle que « le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre pour faire périr les hommes » (Ap., 6, 8)10. Dans le deuxième état de la tapisserie, en 1952, le serpent enroulé sur l’arbre du nouvel Éden remplace la main qui, dans la version de 1943, tenait ferme dans l’obscurité la torche de la Résistance d’où naissait un surgeon printanier. Le choix entre bien et mal demeure, et on ne sait si les visages de l’armée des ombres qui proclament la liberté sont encore tuméfiés par les coups du bourreau ou si, portant déjà le regard enflammé du Vivant de Dürer, « le feu jaillit de leur bouche et dévore leurs ennemis » (Ap., 11, 5). Avec Le Chant du Monde, les citations se multiplient. La Grande Menace semble s’ouvrir sur une reprise de la scène 23 de la tenture d’Angers, consacrée à l’apparition d’un « aigle volant en plein ciel qui disait “Malheur, malheur, malheur aux habitants de la Terre” » (Ap., 8, 13) au-dessus d’une ville en ruine devant Jean inhabituellement relégué sur la droite, à moins qu’elle ne réécrive la scène 66 sur
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
la chute de Babylone, devenue retraite de tout oiseau impur (Ap., 18, 2) tandis qu’une voix du ciel exhortait à fuir : « Sortez de Babylone, mon peuple » (Ap., 18, 4). Dans La Grande Menace, l’aigle n’est plus désormais l’unique Vivant capable de fixer des yeux la lumière divine du prologue de l’évangile de saint Jean pour porter la révélation aux hommes. Il n’est plus l’emblème du visionnaire appelant à la conversion et avertissant des malheurs comme il le fait encore cette même année 1957 en ouverture du Septième sceau d’Ingmar Bergman. Il est le rapace impur qui ravage. Face à cette inversion qui légitime l’écriture d’une nouvelle Apocalypse, c’est désormais la chouette, emblème de la raison, oiseau rejeté, qui accompagne l’homme en désarroi et l’aide à tracer sa voie dans la nuit d’un plein champ noir. Dans son poème La Chouette, composé en décembre 1956 ou janvier 1957 juste avant la réalisation du carton de La Grande Menace11 et publié en juin 1957 dans Domaine à sa tombée de métier, Lurçat donne la parole au volatile nocturne : « Nuit, soleil inverse, où nos yeux sans se brûler peuvent scruter dans une poussière de lait, nuit que j’habite ; et que tu hais, homme inhabile navigateur. » L’arche peuplée d’animaux que pilote le maladroit timonier illustre le syncrétisme de Lurçat et de sa symbolique. L’assimilation à l’Arche de Noé paraît s’imposer. De fait, le déluge de malheurs cesse plus loin dans L’Homme en gloire dans la Paix avec le repos de la colombe couvant un globe nouveau (Genèse, 8, 9-12). Mais cette arche s’inscrit également dans la longue suite des tapisseries qui déclinent La Grande Armoire d’Orphée (1946), image de l’harmonie du poète avec la nature12 ; ainsi, elle annonce déjà le grand chant orphique de l’avant-dernière tapisserie, La Poésie. Les deux apparitions suivantes de l’homme sont comme deux facettes de la première théophanie de l’Apocalypse : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le — 6 — Jean Lurçat utilise cette forme de préférence à Oradour dans le premier exemplaire de sa tapisserie. 7 — Verset cité par Jean Lurçat pour décrire le cheval au centre de Guernica dans Jean Lurçat et Jacques Levron, L’Apocalypse d’Angers, Angers, Le Masque d’Or, 1955,
p. 10 et dans Jean Lurçat, Denis Clavel et Clement Gardet, Les Tapisseries du Chant du Monde, Annecy, Gardet, 1963, p. 13. 8 — Vercors, op. cit. note 1. 9 — Verset cité dans Lurçat et Levron, op. cit. note 7, p. 12 et dans Lurçat, Clavel et Gardet, op. cit. note 7, p. 18.
10 — Voir la note 7. 11 — Brouillons conservés à Angers, bibl. mun., rés. ms. 2258. 12 — Ce thème se retrouve dans des pièces radieuses comme La Rosée ou Bien close en elle-même de 1947, avant de reparaître dans La Petite Peur de 1952-1953 puis dans La Grande Menace.
1. Jean Lurçat, Naissance du lansquenet, 1945, coton, laine, 2,25 x 2,80 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, P. David.
2. Jean Lurçat, La Grande Menace, 1957, coton, laine, 4,40 x 9 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, F. Baglin.
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91 l’aile, déjà réduite en fumier, d’une aigle germanique largement déplumée. Sur les cendres encore fumantes des noms de Guernica, Ouradour6, Sedan et Varsovie, se détache, chevauchant un globe transformé en ossuaire, « un cheval d’une couleur pâle ; celui qui le montait se nommait la Mort, et le séjour des morts l’accompagnait » (Ap., 6, 8)7. Mais à peine la troisième coupe achève-t-elle de se déverser en quelque fantomatique Hitler moustachu de cauchemar, qu’un ange châtieur repris de la scène de la Chute de Babylone (pièce 50) de la tapisserie d'Angers, ceinturé d’or, à la voix performative, tonitruante comme une trompette, annonce la quatrième coupe, « Que le lansquenet soit ». La célèbre tapisserie Liberté (voir p. 43), en 1943, manifeste pour la première fois, semble-t-il, un procédé de références inversées à l’Apocalypse plus nettement mis en œuvre dans Le Chant du Monde. Après le soleil désespéré d’Ô temps martyrisés (1941) qu’obscurcissait un astre sombre à cornes taurines, Liberté est « une éclipse renversée où c’est un soleil de clarté scintillante qui oblitère un disque ténébreux, vient effacer l’astre noir et macabre des prisons et des tortionnaires, de la terreur et de la mort8 ». Chez Lurçat, qui se souvient que le soleil peut devenir « noir comme un sac de crin » (Ap., 6, 12)9, c’est, par inversion, l’astre aux couleurs de la Wehrmacht qui perd « un tiers de son éclat » (Ap., 8, 12) sous les coups de la Résistance, comme au son de la quatrième trompette de l’Apocalypse. L’astre nouveau n’est pourtant pas pleinement libéré. Il saigne. Sa division en quartiers rappelle que « le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre pour faire périr les hommes » (Ap., 6, 8)10. Dans le deuxième état de la tapisserie, en 1952, le serpent enroulé sur l’arbre du nouvel Éden remplace la main qui, dans la version de 1943, tenait ferme dans l’obscurité la torche de la Résistance d’où naissait un surgeon printanier. Le choix entre bien et mal demeure, et on ne sait si les visages de l’armée des ombres qui proclament la liberté sont encore tuméfiés par les coups du bourreau ou si, portant déjà le regard enflammé du Vivant de Dürer, « le feu jaillit de leur bouche et dévore leurs ennemis » (Ap., 11, 5). Avec Le Chant du Monde, les citations se multiplient. La Grande Menace semble s’ouvrir sur une reprise de la scène 23 de la tenture d’Angers, consacrée à l’apparition d’un « aigle volant en plein ciel qui disait “Malheur, malheur, malheur aux habitants de la Terre” » (Ap., 8, 13) au-dessus d’une ville en ruine devant Jean inhabituellement relégué sur la droite, à moins qu’elle ne réécrive la scène 66 sur
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
la chute de Babylone, devenue retraite de tout oiseau impur (Ap., 18, 2) tandis qu’une voix du ciel exhortait à fuir : « Sortez de Babylone, mon peuple » (Ap., 18, 4). Dans La Grande Menace, l’aigle n’est plus désormais l’unique Vivant capable de fixer des yeux la lumière divine du prologue de l’évangile de saint Jean pour porter la révélation aux hommes. Il n’est plus l’emblème du visionnaire appelant à la conversion et avertissant des malheurs comme il le fait encore cette même année 1957 en ouverture du Septième sceau d’Ingmar Bergman. Il est le rapace impur qui ravage. Face à cette inversion qui légitime l’écriture d’une nouvelle Apocalypse, c’est désormais la chouette, emblème de la raison, oiseau rejeté, qui accompagne l’homme en désarroi et l’aide à tracer sa voie dans la nuit d’un plein champ noir. Dans son poème La Chouette, composé en décembre 1956 ou janvier 1957 juste avant la réalisation du carton de La Grande Menace11 et publié en juin 1957 dans Domaine à sa tombée de métier, Lurçat donne la parole au volatile nocturne : « Nuit, soleil inverse, où nos yeux sans se brûler peuvent scruter dans une poussière de lait, nuit que j’habite ; et que tu hais, homme inhabile navigateur. » L’arche peuplée d’animaux que pilote le maladroit timonier illustre le syncrétisme de Lurçat et de sa symbolique. L’assimilation à l’Arche de Noé paraît s’imposer. De fait, le déluge de malheurs cesse plus loin dans L’Homme en gloire dans la Paix avec le repos de la colombe couvant un globe nouveau (Genèse, 8, 9-12). Mais cette arche s’inscrit également dans la longue suite des tapisseries qui déclinent La Grande Armoire d’Orphée (1946), image de l’harmonie du poète avec la nature12 ; ainsi, elle annonce déjà le grand chant orphique de l’avant-dernière tapisserie, La Poésie. Les deux apparitions suivantes de l’homme sont comme deux facettes de la première théophanie de l’Apocalypse : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le — 6 — Jean Lurçat utilise cette forme de préférence à Oradour dans le premier exemplaire de sa tapisserie. 7 — Verset cité par Jean Lurçat pour décrire le cheval au centre de Guernica dans Jean Lurçat et Jacques Levron, L’Apocalypse d’Angers, Angers, Le Masque d’Or, 1955,
p. 10 et dans Jean Lurçat, Denis Clavel et Clement Gardet, Les Tapisseries du Chant du Monde, Annecy, Gardet, 1963, p. 13. 8 — Vercors, op. cit. note 1. 9 — Verset cité dans Lurçat et Levron, op. cit. note 7, p. 12 et dans Lurçat, Clavel et Gardet, op. cit. note 7, p. 18.
10 — Voir la note 7. 11 — Brouillons conservés à Angers, bibl. mun., rés. ms. 2258. 12 — Ce thème se retrouve dans des pièces radieuses comme La Rosée ou Bien close en elle-même de 1947, avant de reparaître dans La Petite Peur de 1952-1953 puis dans La Grande Menace.
1. Jean Lurçat, Naissance du lansquenet, 1945, coton, laine, 2,25 x 2,80 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, P. David.
2. Jean Lurçat, La Grande Menace, 1957, coton, laine, 4,40 x 9 m. Angers, musées. © Photo musées d’Angers, F. Baglin.
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Plenty More Fish in the Sea
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Entretien d’Élodie Derval avec Claire Morgan Les installations de Claire Morgan prennent la forme d’œuvres in situ. En lien avec le lieu investi, ses constellations géométriques se révèlent au gré de la déambulation. Constituées d’une multitude de fils de nylon suspendus, ses compositions éphémères, d’une extrême délicatesse, sollicitent nos sens. Le public est invité à les contourner, à les contempler selon différents points de vue, devenant ainsi acteur de sa propre découverte de l’œuvre. Dans ses installations, l’artiste dévoile sa vision du monde en s’interrogeant sur les notions de vie, de fragilité, de disparition et de mort, incarnées notamment par des animaux taxidermisés par ses soins, insérés dans ses œuvres. À l’hôpital Saint-Jean, une scène de deux mètres de haut sur huit mètres de long évoque des réflexions fondamentales dans le travail de Claire Morgan, des questions d’actualité sur les liens entre la nature et l’être humain. Par un arrêt sur image, l’artiste nous propose de découvrir ce tableau en trois dimensions, qui dépeint le spectacle de la vie contemporaine, celui de la condition humaine. L’artiste fut invitée à s’imprégner de l’œuvre de Jean Lurçat, comme lui-même l’avait fait précédemment avec L’Apocalypse d’Angers pour l’élaboration de sa tenture monumentale du Chant du Monde.
— 1. Claire Morgan, Plenty More Fish in the Sea, 2016, bécasse, rat, renard, canard taxidermisés, squelette de pigeon, papillons, fragments de polyéthylène, nylon, plomb, 200 x 800 x 100 cm. Vue de l’installation au musée Jean-Lurçat, Angers. © Claire Morgan, courtesy galerie Karsten Greve Cologne, Paris, Saint-Moritz. Photo Coralie Pilard.
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Jean Lurçat. L’Éclat du monde
Quelle est votre définition de l’apocalypse ? Il semble que nous entrions dans une période très traumatisante et violente. Dans le monde entier, beaucoup de gens y voient une sorte de fin. Nous sommes
cupides et consommons trop, nous pillons la planète et avons entraîné l’émergence de changements climatiques catastrophiques. Dans un avenir pas si lointain, les conditions météorologiques extrêmes et l’élévation du niveau des mers rendront des régions entières inhabitables. C’est même déjà le cas à certains endroits. Cela ne fera qu’aggraver la crise humanitaire actuelle, causée par les interventions militaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Au péril de leur vie, des milliers de gens tentent ainsi désespérément de mettre leur famille en sécurité dans des régions du monde encore relativement sûres. Nombre de pays riches et d’entreprises préféreraient investir dans les armes et la propagande pour éviter d’avoir à régler de manière constructive ces vrais problèmes, plutôt que d’investir dans des sources d’énergie et de nourriture durables ainsi que dans la paix. Notre société est apathique. Pour gagner de l’argent et continuer à consommer toujours plus, toujours plus vite, nous sommes absorbés par nos occupations quotidiennes et n’avons plus le temps de nous arrêter pour réfléchir aux dommages causés par cette consommation ou par la destruction et l’instabilité que provoque l’extraction des ressources. Nous dépendons de plus en plus d’Internet, qui déverse une avalanche d’informations et, en même temps, nous isole. Il nous est alors bien plus facile de prendre une distance vis-à-vis des crises environnementales et humanitaires. On peut « partager » un article et ainsi avoir l’impression d’avoir fait quelque chose, sans retrousser nos manches ni vraiment compatir. Pourrait alors survenir une sorte d’apocalypse silencieuse ou lente.
1 — Équivalent du proverbe français « Un de perdu, dix de retrouvés » (NdT).
Comment la représentez-vous dans l’œuvre réalisée pour le musée Jean-Lurçat ? La notion d’apocalypse me fait maintenant penser aux cadavres échoués sur les plages
grecques, aux êtres humains qui fuient la guerre, aux événements climatiques extrêmes toujours plus nombreux qui détruisent des habitations désertées, à l’élévation du niveau des mers. Et les déchets plastiques, qui y seront bientôt plus nombreux que les poissons, aggravent encore la situation. Parallèlement à tout cela, je pense au sentiment d’impuissance de chacun devant toutes ces vérités. J’ai donc réfléchi à la noyade, au sens propre comme au sens figuré. Mon titre, Plenty More Fish in the Sea, condamne notre attitude du « tout-jetable » : les produits de consommation, mais aussi la vie humaine et la Terre elle-même. J’ai axé mon travail sur des formes animales différentes, mais communes, qui plongent, dérivent et sombrent dans un ensemble plus vaste, composé de déchets plastiques. Tous les animaux subissent le même sort, mais chacun vit une expérience solitaire. La réflexion sur la vie et la mort fait partie intégrante de votre travail. Elle entre pleinement en écho avec Le Chant du Monde de Jean Lurçat. Quel regard avezvous posé sur son œuvre pour concevoir votre installation ? J’ai trouvé ses tapisseries fascinantes et d’une grande clarté, marquées par son approche globalisante des idées d’apocalypse et de vie. J’y ai vu un sens profond du cycle et du lien. J’ai l’impression que perdre cette connaissance collective, cette vérité, nous conduit – du moins les gens de ma génération – à l’isolement et à la cupidité. Et je suppose aussi que cela renvoie à ma réponse précédente, à mon interprétation de l’apocalypse. J’ai choisi d’adopter la gamme de couleurs des tapisseries. J’ai principalement utilisé du plastique noir, que j’ai associé à quelques fragments de couleur très vive, placés de façon aléatoire. Je voulais faire ainsi le lien avec les tapisseries et leur répondre, comme un tissage en trois dimensions.
Jean Lurçat. L’Éclat du monde
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Plenty More Fish in the Sea
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Entretien d’Élodie Derval avec Claire Morgan Les installations de Claire Morgan prennent la forme d’œuvres in situ. En lien avec le lieu investi, ses constellations géométriques se révèlent au gré de la déambulation. Constituées d’une multitude de fils de nylon suspendus, ses compositions éphémères, d’une extrême délicatesse, sollicitent nos sens. Le public est invité à les contourner, à les contempler selon différents points de vue, devenant ainsi acteur de sa propre découverte de l’œuvre. Dans ses installations, l’artiste dévoile sa vision du monde en s’interrogeant sur les notions de vie, de fragilité, de disparition et de mort, incarnées notamment par des animaux taxidermisés par ses soins, insérés dans ses œuvres. À l’hôpital Saint-Jean, une scène de deux mètres de haut sur huit mètres de long évoque des réflexions fondamentales dans le travail de Claire Morgan, des questions d’actualité sur les liens entre la nature et l’être humain. Par un arrêt sur image, l’artiste nous propose de découvrir ce tableau en trois dimensions, qui dépeint le spectacle de la vie contemporaine, celui de la condition humaine. L’artiste fut invitée à s’imprégner de l’œuvre de Jean Lurçat, comme lui-même l’avait fait précédemment avec L’Apocalypse d’Angers pour l’élaboration de sa tenture monumentale du Chant du Monde.
— 1. Claire Morgan, Plenty More Fish in the Sea, 2016, bécasse, rat, renard, canard taxidermisés, squelette de pigeon, papillons, fragments de polyéthylène, nylon, plomb, 200 x 800 x 100 cm. Vue de l’installation au musée Jean-Lurçat, Angers. © Claire Morgan, courtesy galerie Karsten Greve Cologne, Paris, Saint-Moritz. Photo Coralie Pilard.
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Jean Lurçat. L’Éclat du monde
Quelle est votre définition de l’apocalypse ? Il semble que nous entrions dans une période très traumatisante et violente. Dans le monde entier, beaucoup de gens y voient une sorte de fin. Nous sommes
cupides et consommons trop, nous pillons la planète et avons entraîné l’émergence de changements climatiques catastrophiques. Dans un avenir pas si lointain, les conditions météorologiques extrêmes et l’élévation du niveau des mers rendront des régions entières inhabitables. C’est même déjà le cas à certains endroits. Cela ne fera qu’aggraver la crise humanitaire actuelle, causée par les interventions militaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Au péril de leur vie, des milliers de gens tentent ainsi désespérément de mettre leur famille en sécurité dans des régions du monde encore relativement sûres. Nombre de pays riches et d’entreprises préféreraient investir dans les armes et la propagande pour éviter d’avoir à régler de manière constructive ces vrais problèmes, plutôt que d’investir dans des sources d’énergie et de nourriture durables ainsi que dans la paix. Notre société est apathique. Pour gagner de l’argent et continuer à consommer toujours plus, toujours plus vite, nous sommes absorbés par nos occupations quotidiennes et n’avons plus le temps de nous arrêter pour réfléchir aux dommages causés par cette consommation ou par la destruction et l’instabilité que provoque l’extraction des ressources. Nous dépendons de plus en plus d’Internet, qui déverse une avalanche d’informations et, en même temps, nous isole. Il nous est alors bien plus facile de prendre une distance vis-à-vis des crises environnementales et humanitaires. On peut « partager » un article et ainsi avoir l’impression d’avoir fait quelque chose, sans retrousser nos manches ni vraiment compatir. Pourrait alors survenir une sorte d’apocalypse silencieuse ou lente.
1 — Équivalent du proverbe français « Un de perdu, dix de retrouvés » (NdT).
Comment la représentez-vous dans l’œuvre réalisée pour le musée Jean-Lurçat ? La notion d’apocalypse me fait maintenant penser aux cadavres échoués sur les plages
grecques, aux êtres humains qui fuient la guerre, aux événements climatiques extrêmes toujours plus nombreux qui détruisent des habitations désertées, à l’élévation du niveau des mers. Et les déchets plastiques, qui y seront bientôt plus nombreux que les poissons, aggravent encore la situation. Parallèlement à tout cela, je pense au sentiment d’impuissance de chacun devant toutes ces vérités. J’ai donc réfléchi à la noyade, au sens propre comme au sens figuré. Mon titre, Plenty More Fish in the Sea, condamne notre attitude du « tout-jetable » : les produits de consommation, mais aussi la vie humaine et la Terre elle-même. J’ai axé mon travail sur des formes animales différentes, mais communes, qui plongent, dérivent et sombrent dans un ensemble plus vaste, composé de déchets plastiques. Tous les animaux subissent le même sort, mais chacun vit une expérience solitaire. La réflexion sur la vie et la mort fait partie intégrante de votre travail. Elle entre pleinement en écho avec Le Chant du Monde de Jean Lurçat. Quel regard avezvous posé sur son œuvre pour concevoir votre installation ? J’ai trouvé ses tapisseries fascinantes et d’une grande clarté, marquées par son approche globalisante des idées d’apocalypse et de vie. J’y ai vu un sens profond du cycle et du lien. J’ai l’impression que perdre cette connaissance collective, cette vérité, nous conduit – du moins les gens de ma génération – à l’isolement et à la cupidité. Et je suppose aussi que cela renvoie à ma réponse précédente, à mon interprétation de l’apocalypse. J’ai choisi d’adopter la gamme de couleurs des tapisseries. J’ai principalement utilisé du plastique noir, que j’ai associé à quelques fragments de couleur très vive, placés de façon aléatoire. Je voulais faire ainsi le lien avec les tapisseries et leur répondre, comme un tissage en trois dimensions.
Jean Lurçat. L’Éclat du monde