Klinê. Territoires du soin

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Entre photos et narrations, du sauvetage de la vie à la mort, cet ouvrage illustre l’histoire des hommes et des femmes qui font vivre l’hôpital. Les valeurs des pratiques soignantes essayent de perdurer au sein d’un système public en crise, porteur de valeurs historiques. Comme nous le fait redécouvrir et nous le rappelle cet ouvrage, les soignants ne luttent pas seulement contre la maladie des organes et de la chair, ils œuvrent aussi au rétablissement du psychisme et des problématiques médico-sociales, dans un esprit de solidarité auprès de tous.

Ainsi la place de l’interhumain entre ceux qui sont en possession de tous leurs moyens et d’autres qui en sont privés est-elle posée. Ceci renvoie à la question du temps disponible pour l’autre. De quel temps celui qui souffre disposet-il pour les autres, et quel temps ceux qui accompagnent peuvent-ils donner à l’autre ? La photographie nous offre et nous permet de regarder ce temps, d’en montrer l’importance. Il est le passage qui permet de donner sens à la vie, le temps d’être pour autrui, d’entendre l’autre, de prendre en charge sa vulnérabilité avec, pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, « miséricorde et gémissement d’entrailles1 ».

1PréfaceVoiraussiEmmanuel

Mais tout cela est fragile, dans un monde où la relation interhumaine du soin a été trop peu valorisée à l’avantage des considérations techniques ou de la valeur marchande de la santé. Le handicap, la dépendance et la vulnérabilité ne laissent personne indifférent, car ils sont le rappel d’une inquiétante étrangeté, de nos peurs ; ils exposent au grand jour nos faiblesses physiques, psychiques, mais aussi la fragilité de nos sociétés en termes d’entraide et de lien social. Ils nous interpellent sur notre nature d’êtres humains, mais aussi sur ce que nous devons faire et mettre en œuvre pour l’autre « plus faible ».

Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1973, p. 93-94. « La vulnérabilité, c’est l’obsession par autrui ou approche d’autrui. Elle est pour autrui […]. Approche qui ne se réduit ni à la représentation d’autrui ni à la conscience de la proximité. Souffrir par autrui, c’est l’avoir à charge, le supporter, être à sa place, se consumer par lui. »

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Ici la philosophie du soin et l’éthique croisent douloureusement la logique de gestion à l’œuvre dans notre société, dès lors que la présence humaine ne serait plus assez valorisée. C’est donc bien d’un choix de civilisation que nous parlons. Des éléments forts font espérer. Les soignants considèrent le handicap, la souffrance et le vieillissement comme un forme de situation de vie qui fait partie de la normalité de l’existence ; et s’occuper de ces états de vulnérabilité devient une dimension recherchée par un nombre important d’entre eux. Le but du soin n’est plus uniquement la guérison, mais aussi l’accompagnement, quelle que soit l’issue attendue ou redoutée. C’est un élément conceptuel de la médecine intégrant une forte dimension médicosociale. Vue sous cet angle, la défense des droits des patients constitue donc une nouvelle dimension des solidarités à construire pour l’avenir.

Mais ceci renvoie aussi à la question politique de la place que l’on fait à la relation à l’autre qui souffre dans la gestion de notre société, tant au point de vue de la reconnaissance des soignants que de la cellule familiale et des proches, mais aussi des institutions garantes des notions de solidarité et de fraternité. Comme l’écrit une de nos collègues du Québec, Simonne Plourde2, la fragilité de l’être s’étale au grand jour quand le corps, carrefour de forces physiques, voit son statut de corps-maître s’inverser en corps-esclave, passer de la santé à la maladie. La relation avec l’autre, le face-à-face avec lui, la rencontre d’un visage entrouvrent alors une porte vers l’accompagnement. Il s’agit de ne pas laisser l’autre souffrir ou mourir seul. C’est là une valeur essentielle des soignants et des institutions médicales et médico-sociales : faire que la relation et la présence à l’autre soient défendues, faire que l’ouverture au monde persiste dans le respect des désirs de chacun.

2 Simonne Plourde, « La prise en compte de la vulnérabilité humaine », conférence inaugurale de la Société française et francophone d’éthique médicale, 2004.

Ce savoir-être doit, selon eux, se développer en regard des dilemmes rencontrés lors de la prise en charge des patients, et en regard des principes de l’éthique tels qu’ils sont définis par Beauchamp et Childress3 : le respect de l’autonomie, défini comme le fait de toujours chercher à respecter le choix d’une personne ou de construire une décision en rapport avec son histoire de vie ; la bienfaisance, qui se réfère aussi au fait de défendre la personne ; la justice, qui vise à la répartition équitable des actes et des moyens en regard des besoins de la personne ; et la non-malfaisance, qui conduit à éviter de causer du mal.

Ainsi, la médecine ne peut plus apparaître comme un moyen de recomposer un corps dont la représentation serait mécanique, du type « homme-machine » : elle doit désormais être pensée comme une pratique sociale qui prend en compte l’humanité même, incarnée dans une attitude de respect de la personne humaine dans ses spécificités identitaires. Les symptômes et les signes de souffrance ont alors aussi, comme réponses possibles, l’assistance psychologique, la valorisation et le travail sur l’existant, la prise en charge sociale et l’accompagnement. Ces réponses se construisent avec la personne elle-même et avec son environnement, dans une dimension globale prenant en compte le passé et ouverte sur un avenir.

Tous ces éléments de réflexion soulignent l’importance du développement des compétences du soin en termes de relation à l’autre, au même titre que celui des compétences techniques ou médicamenteuses. Les progrès de la science et des biotechnologies procurent des avancées incontestables et heureuses en médecine, mais il faut veiller à ne pas laisser le paradigme de la médecine comme acte social de relation être occulté par les succès des technosciences.

3 Tom Beauchamp et James Childress, Principles of Biomedical Ethics, Oxford University Press, 1979. Traduction française : Les principes de l’éthique biomédicale, Les Belles Lettres, 2008.

Université Caen Normandie Équipe Anticipe Inserm 1086

Chef du service de Médecine légale et Droit de la santé  Directeur de l’Espace régional de réflexion éthique

Cette étude comparative a été conduite selon une approche patrimoniale, en considérant les pratiques observées comme des héritages culturels transmis de génération en génération. La collaboration du chercheur avec le photographe et les équipes soignantes a permis d’identifier ce que les soignants considèrent eux-mêmes comme du patrimoine culturel immatériel, au sens

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laValoriserrencontre clinique comme patrimoine vivant

— Pr Grégoire Moutel

Les Centres hospitaliers universitaires (CHU), créés en 1958, succèdent aux simples hôpitaux de naguère, en articulant au sein d’une même institution et des mêmes espaces le soin, la recherche et l’enseignement. La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a rendu sensible à tous la situation paradoxale de l’hôpital, à la fois central et fragile. Fragilisé par les choix politiques de ces dernières décennies, l’hôpital conserve cependant sa centralité dans le système de santé, par rapport à la médecine de ville. Dans cette situation délétère de saturation et d’austérité, le risque de déshumanisation du service hospitalier n’est pas négligeable.

La question des moyens collectifs à mettre dans les institutions du soin devient alors une question conséquentielle fondée. Les acteurs médicaux et sociaux doivent recevoir des messages plus clairs de leurs autorités en ce sens, et au-delà des messages, des actes. Le cas échéant, derrière l’abandon des populations les plus vulnérables, amenant à la désocialisation, une déshumanisation nous guette. La réflexion éthique n’est plus alors théorique, elle découvre son lieu d’expression dans la vie quotidienne et fonde une vision humaine de la santé publique.

C’est justement sur la pratique de cette intersubjectivité, la « rencontre clinique », que l’enquête ethnographique de Yann Leborgne a porté. L’initiative en revient au CHU de Rouen, où le travail de terrain a commencé en 2012. Il a ensuite essaimé au CHU d’Angers (2014) puis au CHU de Caen (2017-2018). Ces travaux de recherche et de patrimonialisation croisés avec les résidences photographiques de Christophe Halais ont été rendus possibles grâce à l’accompagnement de François Calame, conseiller à l’ethnologie à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Normandie, puis au soutien d’Alexandra Manière, conseillère archives et patrimoine culturel immatériel de la DRAC des Pays de la Loire.

Considérer le patient comme un sujet en soin sans le réduire à un objet de la médecine n’est certes pas un enjeu nouveau, mais les conditions d’exercice actuelles pèsent davantage sur cette nécessaire relation humaine, qui préserve la dignité du soigné comme du soignant.

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Des urgences en proie à Orcus Passer d’une existence à l’autre Le toucher d’une aide-soignante Ordre et désordre

Le rythme d’une harmonie Sauvegarder la rencontre clinique

Postface13712210282604028147

Qu’est-cePréfaces

qu’un hôpital ?

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Dans cette lutte, l’hôpital déploie un surprenant emboîtement d’échelles géographiques. L’intimité, l’intériorité du corps des patients, qui est aussi leur territoire le plus immé diat, est projetée dans un corps-territoire hospitalier autrement plus grand. La prise en charge par l’hôpital traduit ainsi un relationnel complexe où les soignants, au nom de la société environnante, dans une certaine culture et un certain territoire, exercent un pouvoir de dépassement.

Un territoire hospitalier ne saurait être restreint à la définition courante que l’on donne à un « territoire » en tant qu’étendue contrôlée par un État ou une institution. C’est un endroit où des êtres humains en accueillent d’autres pour les « réparer ». Ce territoire appartient à la société qui l’en vironne et qui délègue à une communauté de soignants cette responsabilité.Pource

Un territoire du dépassement

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Sans doute est-ce le désir de l’être humain de contrôler sa biologie propre, dont le fonctionnement le questionne, qui explique que l’autorité suprême exercée sur d’autres humains puisse être associée au soin et à la guérison. La quête de ce pouvoir majeur éclaire la façon dont un ancien doyen de la faculté de médecine de Rouen nous a défini ce qu’est un hôpital  : « Un hôpital, c’est un territoire. »

faire, l’hôpital est organisé comme s’il repro duisait un grand corps humain. Ses secteurs s’identifient en effet tantôt à des spécialités médicales, à des parties de l’ana tomie dont on soigne les troubles, tantôt à des moments de vie que traversent les patients et qu’accompagnent les soignants. Le territoire hospitalier semble traduire un combat contre un déterminisme naturel ; contre une fatalité où l’humain qui serait réduit à sa seule condition organique ne deviendrait que le témoin impuissant de son existence.

QU EST-CE QU ' UN HÔPITAL ?

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Ces limites franches entre intériorité et extériorité du territoire hospitalier se manifestent par un gradient fort, par fois difficile à accepter, entre la notion de « patient » et l’idée d’« urgence ». L’urgence est associée à une primauté du Moi, où le sujet souffrant fait de sa situation une priorité. Le malade qui entre à l’hôpital cherche en effet à s’imposer au soignant qui, inversant sa logique, transforme l’urgence en patience. Nonobstant le manque de personnel dans les services de soins, cet étirement temporel exprime l’autorité du corps soignant. Cette autorité se manifeste par l’attente inévitable du malade dans le service des Urgences car les portes symboliques des hôpitaux ne sauraient s’ouvrir aussi facilement que leur nom le sous-entend. Par le « tri », le soignant impose sa hiérarchie : chaque malade doit être resitué dans un ensemble plus vaste qui relativise son appréciation personnelle de l’urgence.

Cette prise en charge repose sur une articulation entre l’intériorité et l’extériorité d’un « corps-territoire ». En termes d’intériorité du « corps-territoire », il s’agit d’abord de celle de l’Être malade qui, dès qu’il devient patient, transfère à la communauté soignante une partie de l’autorité sur son corps. C’est par ce transfert que les soignants reçoivent le pouvoir d’intervenir et que peut être traversée la limite du corps : celle qu’autorise par exemple une anesthésie lors d’une opération chirurgicale. Cette pénétration consentie, physique (au cours d’une opération ou d’un soin intrusif) ou psychique (via l’empathie), fait partie de l’identité hospitalière. Ce n’est pas un hasard si les blocs opératoires sont parmi les lieux embléma tiques d’un centre hospitalier. Ils sont l’espace symbolique où le corps humain peut être ouvert. L’hôpital est ainsi configuré à travers une double image du « bloc » et de la « brèche ». À l’échelle du patient, le « bloc » renvoie au corps fermé qui ne peut être légitimement ouvert que dans le territoire du soin ; lequel « bloc » ramène au territoire de la prise en charge, dont les limites sont franches.

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Ces jalons posés, on comprend qu’un hôpital n’est pas seulement le lieu d’une lutte contre des pathologies dont le corps organique serait le motif central. Il est également un territoire signifiant. Quand il entre dans un hôpital, le malade

Projeter le patient dans une globalité

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Il est vrai que la conception de l’urgence est relative à la position occupée. Chez le malade, elle apparaît égocentrée. L’urgence se manifeste par une primauté du Moi où le sujet va chercher à imposer sa présence au corps médical. Pour le corps médical, l’urgence nécessite au contraire un tri des arri vants qui est réalisé selon des critères de gravité. C’est ainsi que les prises en charge supposent un renversement de pou voir symbolique où celui qui arrive de l’extérieur n’est plus en mesure de s’imposer. Les situations individuelles sont relativi sées, réinscrites dans une œuvre collective plus grande.

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DES URGENCES EN PROIE À ORCUS

Cet esprit est palpable lorsque des urgentistes du SMUR interviennent à l’extérieur de l’hôpital, notamment en cas d’événements critiques (attentats, incident industriel…). Un professeur urgentiste en témoigne :

Extérieur

hospitalierTerritoirePATIENCEURGENCE

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Si la centrale nucléaire d’à côté saute, […] les urgentistes ont appris la contamination, la décontamination, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, où est-ce qu’il faut se mettre, comment monter un poste médical avancé, comment organi ser les chefs de secours, comment faire le tri entre ceux qui sont foutus et ceux qui ont une chance […].

Si l’hôpital universitaire est un territoire, alors les Urgences en sont l’une des principales portes. Il faut dire qu’elles accueillent, font parfois accéder aux unités de soins spécialisées, et jusqu’aux blocs opératoires, des sujets que leurs souffrances ont poussés à venir consulter. On retrouve là le sens étymologique : urgere (latin) signifie « presser », un mot lui-même dérivé de l’indo-européen où Orco est une divinité infernale liée à la mort, tout en renvoyant au fait d’être dévoré5 Au CHU, c’est parce qu’ils sont poussés par des symptômes qui les oppressent et les terrorisent que les sujets (souvent avec leurs proches) affluent vers les Urgences. En entrant dans l’en ceinte hospitalière, ils aspirent à être rapidement libérés de la pathologie qui les menace.

Cette pression sur le service des Urgences, et sur l’hô pital universitaire, est très forte. Elle s’accompagne dans ce service de tensions qui traduisent non seulement l’angoisse et l’inquiétude des sujets en proie à leur souffrance, mais aussi la résistance du territoire hospitalier dont le fonctionnement oblige à un temps d’attente. Ainsi induite par cette pénétration des malades dans l’enceinte hospitalière, la transformation de l’urgence en patience génère une violence plus ou moins mani feste dirigée contre le corps soignant.

Ce qui a également donné le mot « ogre » ; ou plus récemment les « orques » dans l’œuvre de Tolkien.

6 Pour reprendre ici l’expression de l’ethnologue Marie-Christine Pouchelle.

Ce tri entre « ceux qui ont une chance » et ceux dont la mort est jugée inéluctable à court terme rappelle le principe selon lequel l’effort médical est prioritairement orienté vers un combat pour la sauvegarde de la vie humaine. À ce titre, la métaphore guerrière qui est employée, proche de celle usitée pour les champs de bataille, est intéressante : elle insinue que les êtres humains que s’emploient à secourir les urgentistes ne sont pas seulement soignés parce que leur existence indi viduelle est menacée. Ils sont aussi pris en charge car la lutte qu’ils mènent individuellement pour rester en vie est indissociable d’une bataille plus vaste, plus globale, concernant l’ensemble de la communauté humaine contre la mort. Ainsi, les souffrants pris en charge sont appréhendés comme des soldats de la vie, que tentent de sauver ces autres combattants que sont les urgentistes engagés sur ce théâtre d’opérations6. Entre ces guerriers, la différence majeure relève toutefois d’un savoir médical et d’une compétence à soigner.

À travers ces remarques, on perçoit que le terrain des urgentistes se situe aux confins du territoire hospitalier. Force projetable et « parachutable », ces soignants s’aventurent au-delà, vers l’extériorité, partout où un combat vital peut être en jeu. Dans ce schéma, les urgentistes du SMUR s’assimilent alors à des hommes et des femmes qui vont chercher ceux dont l’existence est en danger, là où ils sont, pour les emmener à l’intérieur de l’enceinte hospitalière où ils seront soignés. Autrement dit, la communauté humaine s’empresse de ramener ses semblables en son sein à travers des médecins qui assurent ce transit. Ces urgentistes interviennent dans un monde dangereux, presque sauvage, où le risque est partout ; comme l’atteste ce médecin :

Toutefois, la pénétration dans l’hôpital peut s’avérer problématique. Si, en arrivant de l’extérieur, les souffrants sont soumis à l’attente et au renversement symbolique de leur pouvoir (leur « Moi » pressant s’effaçant devant la relativité médicale), les soignants qui les prennent en charge livrent de leur côté un autre combat pour les faire admettre au cœur des services de soins.

29 L’urgentiste, sa spécificité… c’est typiquement le médecin que vous mettez au fond de la brousse et qui va vous opérer une appendicite avec un couteau et une paille. C’est ma vision de l’urgentiste. […] Quand j’étais plus jeune je rêvais de ça : d’un arrêt cardiaque dans un avion, d’un arrêt cardiaque quand j’étais en vacances au Sénégal… [De] situations extrêmes.

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Dans un univers hospitalier tout entier tourné vers la sauvegarde de la vie, le service de la chambre mortuaire occupe une place singulière. C’est le lieu par lequel transitent les patients qui n’ont pu être sauvés, ceux pour qui, malgré leur lutte et la qualité de la médecine prodiguée, le combat s’est achevé par un décès. Après que la mort est survenue dans le service de soins, après qu’une dernière toilette y a été dispen sée, le corps du défunt est transféré dans cette autre chambre afin d’y être préparé et présenté à la famille. La chambre mor tuaire matérialise ainsi le seuil du territoire hospitalier avant l’inhumation.Aupremier

abord, la seule mention de ce lieu évoque un résultat funeste, en contradiction avec les attentes que nourrit la prise en charge hospitalière. Pourtant, il ne saurait être confondu avec le lieu clos de la mort. À l’instar de ce qui se joue dans les autres parties de l’hôpital, les pratiques y sont dirigées vers une sauvegarde de la vie humaine. Notons qu’il y a là un apparent paradoxe : dans cet endroit associé à la mort on se soucie de la vie, au point que ce service, dans le CHU de Rouen, fut placé sous l’égide de la « direction des soins ». Le témoignage suivant, d’une responsable de chambre mor tuaire, est éloquent. À travers la notion de « patient décédé », il importe d’affirmer et d’afficher une continuité d’appartenance de la chambre mortuaire au territoire hospitalier. Le défunt est toujours considéré comme un souffrant que l’on soigne.

PASSER D ' UNE EXISTENCE À L'AUTRE

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Moi, je parle de « patient décédé ». Notre philosophie, c’est que l’on est dans un dernier soin au patient qu’on a pris en charge et que, malheureusement, on n’a pas pu guérir. Je suis cadre de santé, je suis infirmière et puéricultrice, donc je suis dans le soin. On offre un soin au patient et à sa famille pour la laisser faire son deuil de façon sereine. Dans les services […], ils ont vu le patient souffrir, avec le visage crispé par la douleur, la peur, la souffrance. Ici, ils doivent avoir une image apaisée de ce membre de leur famille. Pour moi, c’est le dernier soin que l’hôpital offre : le patient apaisé.

De l’aveu du personnel, le premier soin délivré dans la chambre mortuaire vise à « apaiser » le patient décédé dont le corps (on n’emploie jamais le mot « cadavre ») est souvent marqué par la souffrance : il porte les crispations des dou leurs ou les stigmates de sa lutte contre la maladie. C’est la raison pour laquelle les préparateurs du service s’occupent immédiatement (si cela n’a pas déjà été fait dans le secteur de soins) de refermer sa bouche et ses yeux. L’apparence du sommeil doit supplanter la fixité de la mort. L’apaisement met un terme aux tourments auxquels le patient était en proie. Les agents, en parlant de soins donnés à un décédé, introduisent incidemment l’idée selon laquelle leur pratique libérerait de ses douleurs une instance immatérielle que l’on pourrait dési gner comme étant « l’âme » de ce patient. Pour autant, il leur importe aussi d’adoucir le choc émotionnel que provoque au sein d’une famille la disparition d’un proche. Le soin exercé sur le corps du défunt est alors dirigé vers cette communauté fami liale, débutant son deuil, à laquelle il sera présenté.

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Les préparateurs de la chambre mortuaire ne consi dèrent pas travailler sur de la matière morte. Ils œuvrent sur ce qui continue de vivre, même s’il s’agit d’une forme d’existence différente de la précédente. S’agissant du défunt, son existence est désormais idéelle. Elle se présente sous la forme de souve nirs dans la mémoire de ses proches. Les actes réalisés sur ce patient par les agents hospitaliers visent alors à lui assurer le meilleur transit d’une vie incarnée vers une vie désincarnée. Le souci qu’ils accordent au réaménagement de sa superficialité corporelle relève d’un rituel de passage manifestant un proces sus spirituel. Il s’agit de médiatiser une traversée qui s’opère de l’intériorité vers l’extériorité de son corps-territoire. Cette traversée se traduit par une étonnante restauration du patient décédé. En effaçant les marques de la maladie et de la mort sur le corps, en lui procurant l’apaisement du sommeil, puis en le maquillant avec adresse, les préparateurs s’emploient effectivement à lui redonner une « bonne mine » ; comme s’il s’agissait d’une guérison.

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Au sein de la communauté hospitalière, les aidessoignantes8 s’identifient comme étant les professionnels qui exercent au plus près des patients. Il s’agit d’un métier du contact, du toucher, où sont délivrés des soins dont une parti cularité est qu’ils ne sont pas pénétrants vis-à-vis du corps des souffrants. Ces soins sont un soutien pour l’exécution de gestes du quotidien qui ne peuvent plus ou difficilement être assurés seul : faire sa toilette, prendre sa douche, manger, marcher… Au fond, à travers cette prise en charge de tâches person nelles, intimes, les aides-soignantes redéploient dans leur environnement des patients que des pathologies contraignent à se replier dans leurs limites corporelles.

8 Désignation ici féminisée, par commodité de lecture, en raison de la très grande proportion de femmes au sein de cette profession. Ceci ne contredit pas l’existence d’aides-soignants.

Patient etExtérioritécorporelleterritoriale

La réanimation SAMU est reconnue pour être un endroit éprouvant. Les patients y arrivent souvent gravement traumatisés. Leur vie se trouve sur le fil d’une grande fragi lité tandis que le personnel hospitalier s’emploie à soutenir leur lutte et à prendre en charge des souffrances d’une intensité extrême. Tout se joue en effet dans les conditions d’un espace clos, hyperprotégé, où les patients dont l’éveil est incertain sont attachés à un appareillage médical tentaculaire qui soutient leur organisme dans son combat intérieur. Dans ce contexte où le repli en soi du patient se conjugue à son effort vital, les gestes simples d’une aide-soignante participent d’une réou verture salvatrice.

LE TOUCHER D ' UNE AIDE-SOIGNANTE

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Aide-soignante

Si ce métier s’exprime différemment selon les services hospitaliers, les pratiques s’adaptant aux pathologies, son importance symbolique se dévoile avec acuité dans un service tel que la réanimation anesthésie-SAMU.

Ce patient m’a dit : « Céline, je me souviens bien de vous. Vous avez deux enfants ; vous habitez à tel endroit »… Je lui ai dit « Oui. » Et pourtant, ça fait plus de dix ans qu’il a été transplanté. Il a continué : « Je vais vous dire quelque chose. Je tenais un livre de bord. » (Ça, on ne l’avait jamais su.) Et il me dit : « Vous savez comment je vous appelais ? Mon rayon de soleil…» J’étais à la limite de pleurer. Il a ajouté : « Vous savez, on se rappelle aussi les gens qui ne sont pas très gen tils. Parce qu’il y a toujours des gens qui n’ont pas de tact. Mais vous, lorsque vous entriez dans ma chambre, vous étiez mon rayon de soleil. »

qu’est le service de réanimation, l’aide-soignante est celle qui restaure un fil avec l’Autre qui, autrement, serait rompu. Elle rétablit physiquement ce lien par son toucher mais également à travers des échanges verbaux. Outre la connaissance de son prénom, qui marque l’installa tion d’une proximité relationnelle, le patient peut être amené à savoir qu’elle est mère de deux enfants, la localité où elle réside, etc. Tous ces éléments ne sont pas donnés pour déve lopper une relation de familiarité. Ils sont un moyen subtil de transporter l’esprit du patient en dehors de son corps souffrant et, de ce fait, en dehors de l’hôpital où il subit des soins qui engagent sa vie.

Nous, c’est le toucher. Par la toilette, déjà, on les masse. En réachir on peut prendre le temps de les masser sur les jambes. Je peux vous dire qu’ils vous disent merci… quand ils peuvent […].

61 Ce témoignage montre à quel point les gestes de l’aide-soignante dépassent le fonctionnel. Si la toilette est effec tivement un soin d’hygiène, le massage auquel elle se conjugue n’est pas uniquement justifié par des bénéfices physiologiques ou de « bien-être ». Le mouvement des mains à la surface du corps est également destiné à apaiser le souffrant qui se livre à une guerre interne. Ainsi, tandis qu’un difficile combat se joue en lui, le début d’une libération (l’état apaisé) surgit de la mise en relation de ce patient avec l’extériorité ; avec cet Autre qui est aussi un Danssemblable.celieufermé

J’ai eu un transplanté cardiaque il y a plus de dix ans, et je l’ai revu il n’y a pas longtemps. Il m’a scotchée. Je me souviens très bien de lui parce qu’on l’a eu huit mois, en tout. Avant la transplantation et après la transplantation, ça a été vraiment dif ficile. (Je me suis occupée de lui, mais pas plus que d’un autre !)

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Les protocoles d’hygiène sont en correspondance avec des phénomènes environnementaux et biologiques mis en lumière par la science ; les pratiques préconisées sont légi times en termes d’efficacité et d’adaptation aux contextes de soins, et relatives aux avancées de la science en ce domaine. Leur fonction procède d’une mise à distance d’un danger tan dis que l’infection découlerait, au contraire, du non-respect des bonnes pratiques ou d’une inadéquation de certains actes avec les lois de la biologie. Ainsi, devant la sanction que constituerait la maladie nosocomiale, il apparaît que les pro tocoles d’hygiène revêtent un caractère rituel intimement lié à un besoin de « se sentir protégé » face à une menace invisible.

ORDRE ET DÉSORDRE

L’hygiène est un enjeu fondamental dans un hôpital. Les patients et les membres du personnel soignant sont exposés à tous les agents pathogènes (bactéries, virus…) sus ceptibles de s’y développer, de se propager ou de se renforcer sous les effets conjugués des vulnérabilités immunitaires, des proximités physiques, des contacts répétés et du caractère pénétrant des actes chirurgicaux, médicaux et paramédicaux. Ce contexte soumet au risque de contracter des infections qui découleraient d’une présence à l’hôpital.

Pour prévenir et lutter au mieux contre la survenue de ces infections « nosocomiales » (étymologiquement, des maladies liées aux soins), une équipe infirmière hygiéniste est chargée d’assurer une surveillance épidémiologique et environnementale tout en formant continuellement à de nouveaux protocoles les personnels qui exercent dans les services. Pour ces hygiénistes, il s’agit d’instaurer dans le territoire hospitalier un certain nombre de pratiques, très codifiées, dont la bonne exécution doit permettre d’éviter les contaminations qui met traient en danger la santé des patients et celle des soignants.

Le déploiement des protocoles est une réponse à la présence d’agents infectieux dans l’environnement. Liées à des phénomènes biologiques invisibles à l’œil humain, relevant de l’infiniment petit, les pratiques préconisées n’en touchent pas moins à des aspects concrets de l’exercice des soignants, jusqu’à leur tenue vestimentaire. De plus, les protocoles connaissent de fréquentes modifications car ils suivent l’amé lioration de la compréhension des transmissions des germes pathogènes à l’être humain.

Le témoignage d’une infirmière hygiéniste permet d’introduire ce propos :

D’abord centrée sur les mains en tant que vecteurs d’agents infectieux, son attention se porte ensuite beaucoup plus loin. Il ne s’agit pas en effet, pour elle, d’insister sur les seules extrémités des soignants en contact avec les patients.

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Cela fait dix-sept ans que je fais de l’hygiène et que je prône l’hygiène des mains, sans bijoux, sans montre… Une tenue de soignant qui correspond à une image de soignant. Au bout de dix-sept ans, je me rends compte que les choses n’ont pas tellement bougé. On rencontre toujours des gens avec des tenues… Parfois on se croirait au Club Med !

Son regard cible autant leur tenue : montre au poignet, blouses ouvertes derrière lesquelles se dévoilent de « gros pulls » et des bijoux, des bouches qui laissent entrevoir une mastica tion de chewing-gum, des cheveux qui tombent sur les épaules au lieu d’être attachés. Autrement dit, tout semble se passer comme si le franchissement des agents pathogènes de l’en vironnement vers des organismes humains ne relevait pas seulement du critère premier de la propreté des mains. Son propos énonce le danger que font peser d’autres débordements : ceux des objets personnels donnés à voir au travers des blouses ouvertes, et tout ce qui fait déborder les signes de la vie privée dans l’espace du soin. C’est alors une autre transgression qui est exprimée : celle des limites propres au territoire hospitalier.

J’ai récemment fait un audit sur l’hygiène des mains : j’ai vu des internes et des externes avec des bijoux, les cheveux longs (les cheveux longs je n’ai rien contre, mais les cheveux non attachés…), mâchant du chewing-gum, la blouse ouverte. Je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette image du médecin ? Qu’est-ce qu’on renvoie au malade qui est dans son lit, qui est intubé ? »

Je suis ensuite passée dans les services et j’ai vu que leurs res ponsables (médecins, internes) sont pareils ! On ne peut pas former les gens à ne pas mettre de bijoux si soi-même on res semble à un sapin de Noël !

Ce matin, j’ai fait une formation sur l’hygiène des mains aux nouveaux arrivants, aux externes. Ils sont arrivés avec de gros pulls sous leur blouse, une montre, du vernis… Je leur ai fait mon petit laïus habituel : tout le monde m’a regardée en souriant.

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Cette assimilation du cœur à un « cadre clair » peut paraître surprenante. Métaphoriquement central, cet organe est volontiers associé à un registre spirituel profond, impossible à saisir par un quelconque cadrage : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », assurait Blaise Pascal11. Néanmoins, le récit de ce professeur en chirurgie cardiaque montre aussi en quoi son choix de s’orienter vers cette activité prend sens dans la mesure où cet homme se reconnaît doté

Lors d’un stage d’étudiant en médecine, la cardiologie m’a beaucoup intéressé car c’est une discipline qui est très carrée : il y a le côté électrique avec la conduction, le côté hémodyna mique, etc. C’est très bien cadré et ça m’a beaucoup plu. Je me suis donc dit que j’allais faire de la cardiologie. Plus tard, j’ai fait un stage en chirurgie cardiaque. Ça a été un peu « la révélation ».

11 Dans Pensées, 1670.

102 À l’échelle méso-géographique, un hôpital peut s’assimiler à un vaste corps-territoire soignant. Il est doté d’une extériorité, d’une intériorité et d’une périphérie structurée autour d’éléments centraux. Dans son fonctionnement, l’hôpi tal distingue ce qui lui est intérieur de ce qui lui est extérieur, au point de leur attribuer des valeurs différentes : ce qui est intérieur, « au cœur », est doté d’un prestige plus grand que ce qui tend vers les marges. À l’échelle micro-géographique, l’image valorisante dont bénéficie traditionnellement au sein de la communauté hospitalière la profession de chirurgien cardiaque procède de cette même différenciation entre centre et périphérie. Tout semble se passer comme si ces praticiens jouissaient d’un haut niveau de reconnaissance parce qu’ils accèdent et sont en contact direct avec cet organe singulier qu’est le cœur de l’être humain. Comme si la position sym bolique de ces chirurgiens était nourrie de la relation qu’ils entretiennent, à travers leurs interventions, avec le siège des pulsations de la vie : « C’est quelque chose qui bat. Quand on ouvre le thorax pour la première fois, c’est quelque chose ! » dit à ce propos un chirurgien. Ce n’est pas la symbolique émo tionnelle du cœur, celle qui en fit autrefois « le siège de l’âme », qui poussa l’ancien étudiant vers cette discipline. Au contraire, il explique sa décision par une « révélation » qui aurait motivé son engagement : il conçoit en effet les interventions sur le cœur comme des exercices « carrés » sur un organe qu’il caractérise lui-même comme ayant un fonctionnement parti culièrement « clair » et « cadré ».

LE RYTHME D ' UNE HARMONIE

L’activité de chirurgien, c’est une activité manuelle. J’ai tou jours aimé bricoler… Mais les mains, c’est quand même le cerveau qui les fait marcher ! J’ai un esprit assez carré, j’aime les choses qui sont claires. Et justement, le cœur, c’est clair. Il y a trois choses qui le font marcher : l’électricité parce qu’il y a un automatisme cardiaque. C’est l’électricité du cœur. Il y a aussi le sang qui circule. C’est un peu « l’eau ». Et le sang est oxygéné par des gaz. Donc : c’est l’eau, le gaz, l’électricité. Il y a trois compartiments qui se rencontrent au niveau du cœur et des poumons et qui fonctionnent de manière harmonieuse. Et quand il y a une défaillance quelconque, on essaie de régler le problème. Pas uniquement par la chirurgie, mais c’est la chirurgie qui m’intéresse.

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d’un esprit « carré » qui « aime les choses claires ». Ainsi le chirurgien met-il ici en lumière une correspondance sensible entre son exercice professionnel et des dispositions de son « cœur » ; celles de son intériorité, non maîtrisable, où rési derait son Être profond. En cela, la chirurgie cardiaque lui est apparue comme une révélation.

La chirurgie cardiaque a fait écho aux ressorts intimes du jeune médecin qui l’a découverte au cours de ses études. Ceci rappelle l’idée d’une « vocation », où l’engage ment dans une activité répond à un appel de l’intérieur, du « cœur », ou de ce que d’aucuns désigneraient comme le « divin ». Car on ne saurait occulter l’étroitesse des relations existant dans la tradition chrétienne entre le cœur et l’idée du divin. C’est peut-être ce rapport inconsciemment formulé que l’on peut reconnaître dans l’évocation du cadre « clair » (« le cœur, c’est clair ») exprimée dans son récit par ce pro fesseur, liant cet organe à la lumière. Cet aspect expliquerait aussi en partie l’image prestigieuse dont sont dotés les chirur giens cardiaques dans la communauté hospitalière. Par leur contact privilégié avec le cœur, ils auraient un peu à voir avec des thaumaturges intercédant auprès du divin pour sauve garder la vie des êtres humains. Une position symbolique dangereuse lorsque, pour certains praticiens, le fait d’être chirurgiens leur « monte à la tête ». Se distinguant de ceux dont l’égocentrisme se nourrit d’une intimité relationnelle avec le cœur, ce professeur se place dans une position d’humilité. Il se présente comme quelqu’un ayant toujours aimé « l’activité manuelle ». Ainsi, le cœur devient un objet extérieur sur lequel il peut travailler avec distance. Le praticien ne préside pas à la

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13 Parfois effective dans le cas de la chirurgie ; même si celle-ci se montre de moins en moins intrusive.

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SAUVEGARDER LA RENCONTRE CLINIQUE

12 Yann Leborgne, 2012.

Une prise en charge reconnecte un malade à des ensembles plus vastes, depuis l’intériorité corporelle jusqu’à la communauté soignante et au-delà. Elle le relie à un système de pratiques et de techniques médicales et paramédicales exprimant ce que la science connaît des lois universelles qui nous régissent. Cette mise en relation symbolique d’un corps souffrant avec un ordre universel est mue par une finalité libé ratrice. Elle relève d’une aspiration à se délivrer de pathologies plus ou moins graves et plus ou moins handicapantes. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler certains rites de guérison ancestraux encore vivaces en des lieux où les pèlerins affluent pour se « débarrasser » des maladies qui les affectent. Il en va ainsi par exemple des rituels soustractifs, originellement païens, où le transfert d’un « mal » vers un arbre sacré12 met en acte la connexion d’un corps-territoire avec une puissance libératrice d’ordre céleste. Légitimées par les avancées de la science moderne, les pratiques hospitalières d’aujourd’hui sont natu rellement éloignées de ces croyances ancestrales. Néanmoins, les prises en charge soignantes continuent d’œuvrer à une ouverture symbolique13 des corps-territoires. Elles aménagent un passage du dedans vers le dehors.

Ce propos est bien illustré par le témoignage d’un médecin tropicaliste qui reçoit chaque jour des patients ayant contracté des agents pathogènes ou infectieux à l’occasion d’un voyage lointain. Médecin, son métier consiste à assurer des consultations auprès de personnes atteintes de parasites et d’infections tropicales. Mais en tant que biologiste, il se place également « de l’autre côté » pour chercher à identifier les agents responsables.

Je suis professeur de parasitologie-mycologie ; et actuelle ment encore actif dans cette activité de médecin, biologiste, tropicaliste. Je fais donc à la fois des consultations de méde cine tropicale, je vois des patients qui ont des problèmes de parasitologie ou de mycologie. Mais je suis aussi biologiste ; c’est-à-dire que je suis – comme on dit dans le service – « de l’autre côté » : je vois les agents pathogènes, infectieux, que peuvent présenter ces personnes.

disposition implique une association du biolo gique avec la clinique médicale. Et précisément, la « clinique » provient du mot grec klinê (lit). Ce terme désigne l’inclinaison du médecin au chevet du malade. Une inclinaison qui n’est pas réductible à une posture physique. Elle relève d’une inclinaison humble du thérapeute devant l’énigme posée par un patient qui vient le consulter14. En d’autres termes, le patient est un Autre qui questionne le médecin. Dès lors, la puissance de la biolo gie et la performance de ses examens ne sauraient supplanter la rencontre dans ce qu’elle comporte de fondamental.

L’expression « de l’autre côté », prononcée par ce professeur, est significative tant elle traduit l’existence d’une limite franchissable entre l’univers biologique et l’univers clinique. Elle montre le médecin dans une position de mise en relation de l’intériorité du souffrant avec son extériorité : « Je vois les patients / je vois [aussi] les agents pathogènes [qu’ils présentent]. »Cette

Le risque, je le dis haut et fort, c’est une biologie qui aurait tendance à se resserrer, à se regrouper dans de grands labo ratoires dits « polyvalents », avec des gens qui n’ont jamais vu les malades et n’ont parfois aucun renseignement clinique. Car le renseignement clinique est extrêmement précieux en biologie pour parfaire la recherche et le diagnostic. Il ne faudrait pas que les personnes qui ont des pouvoirs décisionnels oublient cela sous prétexte « d’économies ». On fait peu d’économies quand on fait trop d’analyses.

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L’apport de la clinique est naturellement légitimé par de forts enjeux économiques. Les analyses ayant un coût élevé, la consultation doit permettre de cibler avec justesse les examens les plus pertinents. Il s’agit de ne pas se livrer à des analyses « à l’aveugle » là où un médecin qui « voit le malade » peut éviter les actes inutiles. Toutefois, derrière les propos du professeur se dessinent des enjeux dépassant la seule pro blématique financière. En effet, si l’interrogatoire d’un patient permet de mieux orienter la prescription d’examens et le diagnostic, la rencontre du patient sauvegarde l’humanité de sa prise en charge. Il s’agit de maintenir le malade en tant que sujet là où les automates des laboratoires risqueraient de le réduire à un « objet biologique ». Être attentif à un parcours et un récit de vie permet de ne pas restreindre l’identité d’un malade à des « tubes de sang » ou des prélèvements numérotés.

14 Joseph Rouzel, « De la clinique avant toute chose », dans Textes de l’institut européen de psychanalyse et travail social, 2009.

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C’est pourquoi les travaux en sciences humaines sociales sur l’hôpital, bien que nombreux, restent essentiels pour témoigner encore et toujours de ce lieu emblématique, avec ses symboles, ses valeurs, son éthique, ses normes, ses pratiques, avec ses équipes qui font corps, car c’est ensemble qu’elles tiennent à bout de bras l’institution et lui permettent de tenir. Leur engagement renforcé par la situation épidémique se rapproche du sacrifice, d’un don de soi pour les autres.

Postface

L’hôpital, territoire de soin, est un lieu sacralisé où règnent les blouses blanches. La pandémie que nous traversons a fait prendre conscience du rôle vital de tous ses personnels qui s’acharnent à son bon fonctionnement, malgré les pressions de l’urgence. Ainsi, la pandémieest apparue comme un révélateur, rendant visible, aux yeux des patients et de la société en général, les plus invisibilisés de ces personnels, permettant à tout un chacun de mesurer la lourdeur de la tâche qui leur incombe. Mais face à l’ampleur de l’événement, les applaudissements de quelques soirs n’auront pas suffi à ce que ces travailleurs du soin, et pour le soin, se sentent attendus et entendus.

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C’est pourquoi aussi l’ouvrage signé par Yann Leborgne (pour le texte) et Christophe Halais (pour les photographies) est primordial. En nous ouvrant les portes de ce saint des saints, il offre la possibilité de mieux en comprendre le sens et la fonction. Fruit de la rencontre et de la collaboration d’un géographe et d’un photographe, cet ouvrage propose deux regards du dedans sur l’hôpital, deux visions personnelles, distinctes et complémentaires à la fois.

À la recherche des moindres traces, des moindres moments ordinaires au sein des CHU de Rouen, Angers et Caen, ces deux auteurs ont dû s’imprégner des lieux et de leurs multiples espaces, être à l’écoute des personnes rencontrées, tout en trouvant un équilibre entre présence et distance, afin d’en restituer une lecture juste.

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