Le théâtre. Récits de la scène nationale de Saint-Nazaire

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RÉCITS

OUVRAGE COLLECTIF DIRIGÉ PAR SABRINA ROUILLÉ

RÉCITS DE LA SCÈNE NATIONALE DE SAINT-NAZAIRE

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LE THÉÂTRE

Sommaire Un désir citoyen

Un théâtre pour la cité

« Mon rêve était de faire de chacun un citoyen cultivé et éclairé. » Entretien avec Jack Lang par Sabrina Rouillé p. 8

« La culture est un élément essentiel de toutes les politiques publiques que nous devons mener. » Entretien avec David Samzun par Sabrina Rouillé p. 44

Le label « Scène nationale » Jean Joël Le Chapelain p. 13 « Je crois dans la puissance de la grande œuvre. » Entretien avec Catherine Drouet par Sabrina Rouillé p. 14 « Le théâtre est l’un des lieux où la puissance du corps et de la parole reste sacrée. » Entretien avec Béatrice Hanin par Sabrina Rouillé p. 20 « L’intensité d’une expérience cinématographique est irremplaçable. » Entretien avec Simon Lehingue par Sabrina Rouillé p. 28 Portraits dessinés de l’équipe du Théâtre Marta Orzel p. 34 Pourquoi avons-nous besoin d’œuvres d’art ? Olivier Py p. 36 « J’ai appris le cinéma en allant au théâtre. » Entretien avec Arnaud Desplechin par Sabrina Rouillé p. 38

Une relation tissée avec les habitants du territoire Entretien avec Angèle Kurczewski par Sabrina Rouillé p. 50 Saint-Nazaire ou « la métamorphose » d’une ville Entretien avec Joël Batteux par Sabrina Rouillé p. 56 Le premier théâtre de l'agence K-architectures Entretien avec Karine Herman par Sabrina Rouillé p. 62 « Le théâtre est un symbole de la République. » Entretien avec Nadine Varoutsikos-Pérez par Sabrina Rouillé p. 70 Le Théâtre, né du port et destiné à y retourner Jean-Louis Violeau p. 74


RÉCITS

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Éditorial –

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Un lieu pour créer

Une histoire partagée

Lorsqu’il s’agit de dire Adieu (à) la mélancolie Entretien avec Roland Auzet par Sabrina Rouillé p. 80

Une histoire des lieux de théâtre à Saint-Nazaire p. 130

Rencontre avec Luo Ying Roland Auzet p. 88

Les théâtres en mer Emmanuel Mary p. 136

Les coulisses p. 94

La Maison des Jeunes et de l’Éducation Permanente, insolente et expérimentale Sabrina Rouillé p. 142

Les lignes de force de Chloé Moglia Entretien avec Chloé Moglia par Sabrina Rouillé p. 100 2010-2022 Au fil des saisons p. 108 Accompagner l’œuvre de l’artiste Entretien avec Nathalie Béasse par Sabrina Rouillé p. 120 « Nous sommes des complices, des alliés. » Entretien avec Nathalie Pernette par Sabrina Rouillé p. 124

Cette ville se met en scène Thierry Guidet p. 150

Saint-Nazaire est théâtrale –

Patrick Deville p. 154

Remerciements –

p. 160


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LE THÉÂTRE

Éditorial — Catherine Drouet —

« Les hommes qui ne vivent que leur présent non contextualisé, qui ignorent la continuité historique et qui manquent de culture sont capables de transformer leur patrie en un désert sans histoire, sans mémoire, sans échos et exempt de toute beauté. » Milan Kundera Nous avons tendance à ne plus prêter attention à ce qui nous paraît installé, à le banaliser. C’est un biais humain. Voilà dix années que le si beau théâtre Simone Veil de Saint-Nazaire nous accueille dans ses murs. Y prêtons-nous encore suffisamment attention ? Ceux qui étaient présents lors de son inauguration se rappellent peut-être que de nombreuses personnes confiaient le trouver très réussi, au-delà de leurs espérances. Ce lieu n’est pas banal, c’est un vrai monument qui valorise un pan du patrimoine nazairien, disaient les visiteurs, un sentiment de fierté transparaissant dans leurs yeux. Comment continuer à s’en émerveiller ? En n’oubliant pas que Saint-Nazaire a longtemps attendu ce théâtre. En n’oubliant pas, non plus, le cœur battant de ce grand vaisseau, la scène nationale, son équipe, les artistes, les intermittents, les spectateurs… Ne jamais tenir les choses pour définitivement acquises, voilà comment résister à la banalisation. Se rappeler que tout peut disparaître, prendre conscience de la valeur des choses avant qu’il ne soit trop tard pour les défendre… Tout ce que les hommes créent – les œuvres, les idées, les objets, les bâtiments, les institutions… – forme notre monde. Et de ce monde commun, nous devons prendre soin. C’est d’ailleurs un des premiers sens du mot « culture » : cultiver, c’est prendre soin d’une plante, d’un talent, d’une idée, d’une relation, d’un lieu, d’un moment, etc. pour qu’ils prennent naissance, grandissent et portent leurs fruits.


RÉCITS

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Théâtre : theatron, lieu d’où l’on regarde, selon la définition des anciens Grecs, pour qui être spectateur et être citoyen étaient indissociables. Que l’on soit assis sur les sièges du théâtre Simone Veil, sur ceux du cinéma Jacques Tati, ou bien ailleurs, pourquoi éprouvons-nous le besoin de regarder ensemble, dans la même direction ? Qu’est-ce qui, là, se joue de notre humanité commune ? Theatrum mundi, disaient quant à eux les auteurs baroques (Calderón de la Barca, Shakespeare…) : le grand théâtre du monde. N’est-ce pas d’abord le reflet du monde et des multiples rôles que chacun y joue ? Ne venons-nous pas au théâtre pour mieux nous comprendre, nous indigner, nous réconcilier… ? C’est à cela que nous assistons quand nous sommes spectateurs au théâtre, à la naissance et à la croissance de ce qui fait monde ou de ce qui défait le monde. Édifice mais aussi institution construite au fil du temps, ce théâtre est en lui-même une parcelle de notre monde. Il noue de multiples histoires, que cette revue tente de raconter, en mots et en images. En 1992, le Centre culturel de Saint-Nazaire obtient le label « Scène nationale » et prend le nom de Fanal en 1997 ; il est renommé Le Théâtre en 2012 quand il entre dans les murs du nouvel édifice construit dans les vestiges de la gare transatlantique et inauguré la même année. Trente années pendant lesquelles tant de personnes se sont donné le relais pour que nous ayons accès ici à ce que la création artistique a de plus ambitieux. Trente années au cours desquelles la scène nationale a été longtemps nomade, jusqu’à la construction de ce théâtre. Cette mémoire est notre héritage immatériel, il nous revient de le transmettre pour la faire vivre. Telle est l’ambition de cet ouvrage : rassembler la mémoire des acteurs qui ont contribué à l’existence de ce théâtre, rassembler les histoires aussi, pour les porter à la connaissance de tous, pour qu’ensemble nous prenions soin de notre monde. Espérons que, pour les trente ans à venir, nous saurons relever ce défi collectif, fixé par André Malraux aux Maisons de la Culture1 et relayé par le réseau des scènes nationales : apprendre à (faire) aimer l’art, en chacun faire grandir l’envie d’être un spectateur curieux et sensible.

➀ La première Maison de la Culture naît en 1961, au Havre.

CATHERINE DROUET est née en 1972 à Le Blanc (36). Elle enseigne la philosophie au lycée Aristide Briand de Saint-Nazaire. Spectatrice assidue, elle est élue représentante des adhérents au conseil d’administration du Fanal, puis au bureau de l’association Le Théâtre en 2006, qu’elle préside depuis 2017.


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UN DÉSIR CITOYEN

LE THÉÂTRE

« Mon rêve était de faire de chacun un citoyen cultivé et éclairé. » En 1990 est officiellement créé le label « Scène nationale », mis en place en 1991. Jack Lang est alors ministre de la Culture depuis dix ans. L’actuel président de l’Institut du monde arabe revient sur ces dix années de politiques culturelles qui ont définitivement changé le visage de la France en matière d’accès à la culture pour tous et d’aides à la création.


RÉCITS

ENTRETIEN : Jack Lang

Entretien —

JACK LANG propos recueillis par Sabrina Rouillé

Revenons sur la genèse des scènes nationales. En 1991, c’est l’officialisation du label « Scène nationale », qui réunit les trois réseaux de diffusion artistique et culturelle qu’étaient les Maisons de la Culture de Malraux, les Centres d’Action Culturelle (CAC) et les Centres de Développement Culturel (CDC). Ce label est-il l’aboutissement d’une politique culturelle lancée dans les années 1960 ? Ou va-t-il bien au-delà ? Je serais tenté de vous dire que les dix années de politiques culturelles menées avec François Mitterrand se sont inscrites dans cette dynamique : exploiter au mieux l’héritage du ministère fondé par Malraux tout en le dépassant. La politique théâtrale française est aussi vieille que le théâtre lui-même, mais la fondation des scènes nationales en 1991 s’inscrivait dans une vision renouvelée. Après avoir sauvé les théâtres par d’importantes dotations budgétaires, uniformiser ces trois labels garantissait la pérennité des financements, pour laisser aux directeurs une belle marge de manœuvre, favorable à l’épanouissement de la création artistique et de la médiation culturelle. Pour moi qui

suis venu à la création et à la politique par le théâtre, c’était ma passion et l’aboutissement d’un long et rigoureux travail. Ce label s’inscrit dans le contexte de la décentralisation voulue par le gouvernement français de l’époque et donc de la décentralisation de la culture (avec l’achèvement notamment du réseau des directions régionales des affaires culturelles). Que signifiait à l’époque « décentraliser la culture », et pour quels objectifs ? La rendre accessible à l’ensemble des Français, indépendamment de leur lieu de vie ! On a souvent dépeint le ministère de la Culture comme un ministère jacobin, dépensant des fortunes à Paris et ne laissant que des miettes en province. Notre objectif, en créant les FRAC, les DRAC et les scènes nationales, et en accordant de nombreuses subventions à des municipalités pour des projets culturels locaux, était de favoriser l’éclosion de l’art et de la création partout en France, d’amener la culture dans chaque foyer. La décentralisation politique promue par la majorité du 10 mai ne pouvait être complète sans une action semblable en matière culturelle !

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UN DÉSIR CITOYEN

LE THÉÂTRE

« Le théâtre est l’un des lieux où la puissance du corps et de la parole reste sacrée. » Béatrice Hanin est directrice du Théâtre, scène nationale de SaintNazaire, depuis janvier 2018. Au cœur de son projet, axé sur la pluridisciplinarité, figurent la diversité des publics, la place des artistes associés et une plus grande ouverture du théâtre. Entourée d’une équipe de vingt-cinq personnes, Béatrice Hanin travaille quotidiennement à faire de la scène nationale un lieu de vie artistique et intellectuelle essentiel pour la population.


RÉCITS

ENTRETIEN : Béatrice Hanin

Entretien —

BÉATRICE HANIN propos recueillis par Sabrina Rouillé

D’où viennent ce désir de culture et l’intérêt pour l’art ? Ma première entrée dans le monde du théâtre s’est faite à travers la lecture. Je lisais très peu de romans mais à la maison, nous avions tous les Petits Classiques Larousse de théâtre. J’ai donc lu Molière, Racine, Corneille, Victor Hugo, etc. en fin de collège. Je décelais quelque chose de très dynamique dans les dialogues et l’expression des sentiments. J’aimais cette immédiateté et il s’agissait probablement pour moi, avec du recul, d’avoir la possibilité de plonger dans un imaginaire plus grand que dans des romans classiques. Lycéenne, je me rendais le mercredi après-midi au théâtre des Arts de Rouen. À Nanterre, où je suivais des études d’histoire de l’art, j’allais très souvent au théâtre des Amandiers. Et parfois à la Comédie-Française. Je préparais alors un DEA de muséologie en faisant le choix de la médiation, d’abord dans le monde muséal.

Quel a été le cheminement vers la direction d’une scène nationale ? Il s’est fait à travers mon parcours. D’abord à Nancy, où je suis recrutée comme responsable du service éducatif des musées de la ville. Je prends conscience que j’aime le travail de transmission et je découvre le bonheur de dialoguer avec des acteurs du spectacle vivant. En 2003, je prends la direction du théâtre universitaire de Bourgogne, l’Atheneum, à Dijon. C’était le moment où je souhaitais un changement professionnel tout en développant la relation avec les arts vivants. Ce théâtre, laboratoire de recherches et d’expérimentations pour les artistes, m’a permis d’apprendre le métier. Au bout de neuf années, je rêve d’un outil de diffusion qui me donne la possibilité d’aller plus loin. Je prends la direction du Rive Gauche, scène conventionnée pour la danse à Saint-Étienne-du-Rouvray en 2012. C’était la marche nécessaire à la

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UN DÉSIR CITOYEN

PORTRAITS DESSINÉS DE L’ÉQUIPE DU THÉÂTRE (de gauche à droite et de haut en bas)

Sabrina Rouillé Patrick Balaud Béatrice Hanin Lisa Brilland Angèle Kurczewski Kevin Raymond Corinne Chevalier Guillaume Monard Aurélia Huou Liesbet Proost Maria-Sathya Paris Cécile Corbéra Maëlle Péan Gaëlle Raingeard Elsa Dimofski Simon Lehingue Benoit Baguelin Charlotte Berthet-Garnier Nordine Bourih Nadège Gogendeau Carine Michot-Laporte Clémence Jannot © Dessin Marta Orzel, 2021

LE THÉÂTRE


RÉCITS

ENTRETIEN PORTRAITS : Simon Lehingue DESSINÉS

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UN DÉSIR CITOYEN

LE THÉÂTRE

« J’ai appris le cinéma en allant au théâtre. » Comment le cinéma et le théâtre se répondent-ils dans le travail d’Arnaud Desplechin ? Le cinéaste et metteur en scène revient sur son désir premier de cinéma et son apprentissage de la mise en scène à travers le théâtre.


RÉCITS

ENTRETIEN : Arnaud Desplechin

Entretien —

ARNAUD DESPLECHIN propos recueillis par Sabrina Rouillé

Quels ont été vos premiers rapports à la culture à Roubaix, la ville de votre enfance ? J’ai commencé par le cinéma. Il y avait quelques cinémas à Roubaix qui projetaient des films en VF. À l’adolescence, j’allais à Lille pour voir des films en VO et dans les cinémas universitaires à Villeneuve-d’Ascq. Mais surtout, il y avait la télévision publique. À l’époque – je l’ai appris plus tard – il y avait une véritable mission de programmation pour montrer en quoi le cinéma éclaire le monde. Je vais être un peu didactique : le cinéma est un divertissement donc il y avait les films du dimanche soir. Le cinéma est fait pour les enfants : il y avait aussi « La Séquence du spectateur », les dessins animés, les films muets, les Laurel et Hardy, etc. Le cinéma regarde la société : il y avait les « Dossiers de l’écran » le mercredi. Le cinéma est un art classique : il y avait le ciné-club du dimanche soir où on vous montrait un film classique. Le cinéma est un art moderne : vous aviez le ciné-club du vendredi soir où l’on diffusait un film moderne. Toutes ces fenêtres, diverses, étaient infiniment précieuses et, surtout, elles nous étaient montrées par des passeurs comme Claude-Jean Philippe, Patrick Brillon… Tout cela a constitué

la base de ma culture avant même les salles de cinéma. J’ai le souvenir d’avoir vu très jeune La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Mon père était passé me chercher chez ma grand-mère – nous n’avions pas la télévision – et il m’avait dit : « C’est un des plus grands cinéastes du monde. » J’avais 8 ans, je regardais les images de ce film et je me disais : « C’est donc ça un génie ! » Plus tard, en voyageant, je me suis rendu compte que cela avait été un art spécifiquement français. Aux États-Unis – Scorsese ou Tarantino en parlent très bien – il n’y avait que les chaînes asiatiques ou italiennes qui projetaient des classiques. Pour le reste, il s’agissait de films saucissonnés par les publicités, montrés dans n’importe quel ordre, sans aucun esprit pédagogique. C’était une spécificité de la télévision française, inventée à la Libération par le CNC et l’ORTF, et qui a permis ce passage de culture dont j’ai été bénéficiaire. D’où vient ce double désir de faire du théâtre et du cinéma ? Pour moi, ce n’était pas du tout un double désir. Le cinéma m’épatait, je savais que c’était fait pour les enfants et les adultes en parlaient. C’était le seul jouet dont les

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UN THÉÂTRE POUR LA CITÉ

LE THÉÂTRE

Une relation tissée avec les habitants du territoire Angèle Kurczewski est directrice du pôle des publics et de l’action culturelle au Théâtre, scène nationale de Saint-Nazaire. Elle se définit comme une « passeuse ». Avec son équipe, elle s’efforce de trouver le chemin qui va faire se rejoindre un individu et une œuvre. Aller vers tous ceux pour qui il est difficile de pousser les portes d’un théâtre et provoquer la rencontre. Cette rencontre qui fut déterminante pour la jeune femme, un soir de fin d’été à Poitiers.


RÉCITS

ENTRETIEN : Angèle Kurczewski

Entretien —

ANGÈLE KURCZEWSKI propos recueillis par Sabrina Rouillé

Septembre 1991 – scène nationale de Poitiers. Angèle Kurczewski a 21 ans. Elle écoute Jacques Higelin lire un extrait du texte de Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts. Ce long monologue d’un homme seul sous la pluie, qu’elle verra ensuite joué par Yves Ferry dans une mise en scène de Moni Grégo, résonne encore dans son esprit. L’auteur s’adresse à elle. La parole vitale, poétique et politique de Koltès sera son baptême du feu, la révélation d’une puissance émotionnelle qu’elle ne cessera, dès lors, de transmettre. « Mon rapport à l’art me vient de mon grand-père et de mon père. J’ai grandi dans une petite ville du Poitou, où il n’y avait même pas un cinéma. C’est dans le très beau jardin de mon grand-père que

j’ai appris à regarder ce qui m’entourait et que j’ai découvert la beauté des choses. Comme la beauté d’un doryphore jaune à rayures noires sur le vert d’une feuille de pomme de terre. Mon grand-père, plein de fantaisie, aimait grimper aux arbres et dessiner sur des coloquintes qu’il faisait pousser chaque année. J’ai le souvenir de mon père ouvrier, serrurier-métallier, qui dessinait lui aussi et fabriquait des objets en métal soudé à l’arc, à l’image de cette tête de chat en métal peinte en noir avec des yeux faits d’agates vertes, destinée à effrayer les oiseaux. Une sculpture que je trouvais belle, pas effrayante du tout. Mon rapport à l’art vient de là : regarder la beauté des choses les plus infimes. Quant à mon rapport à la culture, il est d’abord passé par la télévision avec “Le Cinéma de minuit” et mon premier choc

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UN THÉÂTRE POUR LA CITÉ

LE THÉÂTRE

→ ANGÈLE KURCZEWSKI © Photo Thomas Chéné

esthétique à travers la découverte du cinéma de Tod Browning : Freaks reste un de mes films préférés, aussi bien sur le fond que dans la forme. C’était également Goldorak, les films du dimanche soir, la série Twin Peaks de David Lynch et les émissions de chansons avec Serge Gainsbourg ou Dalida. La télévision a eu une valeur éducative pour moi. Après le lycée, j’ai étudié en fac d’histoire de l’art à Poitiers. Je suivais également des cours aux Beaux-Arts, notamment les cours d’histoire de la photographie d’Alain Fleig. J’allais aux concerts au Confort Moderne. Une grande partie de ma culture musicale vient de là. Parallèlement, j’ai commencé à travailler comme ouvreuse à la scène nationale de Poitiers. Un théâtre où personne, dans ma famille, n’était jamais allé.

« L’altérité me stimule. C’est la rencontre, la parole de l’Autre qui compte. » Un soir de présentation de saison, j’entends la voix de Jacques Higelin lire un extrait du texte de Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts. Yves Ferry, pour qui Koltès avait écrit ce texte, et Moni Grégo, qui l’avait mis en scène, venaient le jouer quelques semaines plus tard. Cette œuvre a été un vrai choc. Ce long monologue, sans ponctuation, cette phrase unique que la norme à l’école nous aurait interdite… C’est l’individu qui parle

à l’individu, l’Autre qui parle à soi. J’avais l’impression que Koltès avait écrit ce texte pour moi. Je vivais la révélation d’une puissance émotionnelle que procure le spectacle vivant. Si je suis là aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à Koltès et sans doute aussi à Jacques Higelin. À la même époque, je travaillais régulièrement au centre d’art contemporain Rurart, installé dans un lycée agricole à Venour. J’y faisais de la médiation d’expositions d’art contemporain à des publics très variés, particulièrement éloignés de l’art. J’ai appris à écouter et à m’adapter à l’autre pour tenter de trouver le bon angle pour aborder la rencontre avec l’œuvre. J’ai découvert alors que j’aimais faire ce lien. À 25 ans, on me propose de remplacer, le temps de son congé maternité, la responsable du service des publics au théâtre de Poitiers. C’est là que je fais mes premières armes. En 1998, je candidate pour un poste au Fanal1 et en 2000, je prends la direction du service des publics. Je travaille avec Clémence Jannot et Cécile Corbéra, la dream team ! Parmi les missions d’une scène nationale figure l’action culturelle auprès des popu­lations du territoire. La directrice de la scène nationale porte son projet et le service des publics et de l’action culturelle œuvre pour développer des projets qui viennent en écho avec le travail des artistes, auprès des habitants du territoire. Nous collaborons avec de nombreux partenaires : maisons de quartier, établissements scolaires, Ehpads, comités d’entreprise, structures sociales, associations, etc. Comment faire pour toucher


RÉCITS

ENTRETIEN : Angèle Kurczewski

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UN THÉÂTRE POUR LA CITÉ

LE LETHÉÂTRE THÉÂTRE

Saint-Nazaire ou « la métamorphose » d’une ville Joël Batteux, maire de Saint-Nazaire de 1983 à 2014, avait fait de l’action culturelle une priorité de son engagement en faveur du développement et du rayonnement de sa ville. Qualifié de « maire bâtisseur », il a intégré le Théâtre de Saint-Nazaire dans le projet Ville-Port lancé en 1997. Il est celui qui a permis l’existence de ce lieu : « THE Théâtre », comme il aimait à le définir, le seul, l’unique. Qui n’a nul besoin d’un qualificatif d’apparat. De cette sobriété toute nazairienne est né LE Théâtre de Saint-Nazaire.


RÉCITS

ENTRETIEN : Joël Batteux

Entretien —

JOËL BATTEUX propos recueillis par Sabrina Rouillé

Vous avez dynamisé la politique culturelle sous vos différents mandats. Pourquoi teniez-vous tant à cette politique culturelle à Saint-Nazaire ? Était-ce pour définir une nouvelle identité de la ville ? Je voudrais revenir à l’expérience collective lancée par Armand Gatti en 1976 et vous dire l’influence qu’un artiste peut avoir sur une ville. L’influence de Gatti est passée par moi. Et je ne suis pas le seul. J’ai été complètement imprégné de l’expérience Gatti, très forte, par le fait qu’elle établissait un rapport entre création et politique. La partie la plus délicate pour un élu, c’est l’action culturelle au sens où l’action doit conduire à un résultat. J’en suis ressorti avec la conviction que la création pouvait faire partie de la révélation de la ville. C’est donc une expérience fondatrice de l’action culturelle que j’ai menée ensuite sur le plan de la politique culturelle. Celle-ci a été définie quand j’ai commencé à comprendre qu’il fallait un Projet global de développement, un concept inventé à Saint-Nazaire !

qu’une ville était une entreprise extraordinairement complexe. Qu’il fallait tout mener de front. J’avais mandaté des cabinets pour travailler sur l’urbanisme, l’habitat, l’économie et la culture. Et je me suis rendu compte que c’était vraiment la culture artistique qui était le problème le plus délicat. En culture sociale, on était bon, mais sur le plan de la culture artistique, poétique, esthétique, on était très en retard. L’expérience Gatti m’avait montré qu’un artiste pouvait tout à fait ébranler le système et le faire bouger. Je voulais donc faire bouger les choses. C’est ce que nous avons fait avec la Nuit des Docks du plasticien lumière Yann Kersalé1, c’est-à-dire l’éclairage du port. Tout d’un coup, les gens ont porté un regard différent sur le port, considéré comme un endroit sale, voire affreux. Donc parlons d’action culturelle plutôt que de politique culturelle. Je crois qu’il faut partir de ce que les gens sont, de ce qu’ils savent déjà, pour les tirer vers le haut.

Pouvez-vous définir ce qu’était ce Projet global de développement ? En quoi cette politique culturelle s’intégrait-elle dans ce Projet ? J’ai une formation d’ingénieur. Je fonctionne sur la logique. J’avais découvert

Comment était Saint-Nazaire à ce moment-là ? Comment la qualifier ? Saint-Nazaire n’était pas une ville maritime. On parle ici souvent de « culture ouvrière ». Je n’en suis pas du tout convaincu pour ma part. Saint-Nazaire

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UN THÉÂTRE POUR LA CITÉ

LE LETHÉÂTRE THÉÂTRE

Le premier théâtre de l’agence K-architectures Le 7 septembre 2012 est inauguré le Théâtre de Saint-Nazaire, conçu par Karine Herman et Jérôme Sigwalt de l’agence K-architectures. Au terme de plus de deux années de travaux, cet équipement culturel de près de 4 000 mètres carrés, disposant de huit cent vingt-six places assises, intègre les vestiges de l’ancienne gare ferroviaire de SaintNazaire dans une forme architecturale résolument contemporaine.


RÉCITS

ENTRETIEN : Karine Herman

Entretien —

KARINE HERMAN propos recueillis par Sabrina Rouillé

Quelles étaient les attentes formulées par le politique, et comment vous êtesvous efforcée d’y répondre ? La première grande attente était de se positionner sur ce site qu’est l’ancienne gare ferroviaire. Le maire, Joël Batteux, y tenait beaucoup, contre l’avis de certains qui souhaitaient que l’avenue Albert-deMun soit pensée comme une ouverture vers la mer. Or, choisir ce site pour le Théâtre imposait de « boucher » cette avenue. En même temps, tout ceci était très fantasmagorique puisqu’il y avait déjà des structures industrielles qui opacifiaient ce lieu. Joël Batteux était un homme de Saint-Nazaire, il avait des souvenirs de cette ancienne gare d’Orléans et il tenait à la magnifier. Il voulait une forme de monument dans la ville. Quand nous l’avons trouvée, cette gare était abandonnée, occupée par les pigeons. C’était assez triste. Il nous a été imposé de garder l’idée d’une nef centrale, comme au xixe siècle, et de positionner les parkings à l’arrière du Théâtre. Au départ, nous ne devions réutiliser qu’un seul pavillon mais au fur et à mesure de l’évolution du projet, nous avons rénové le deuxième pavillon dans

lequel se trouve aujourd’hui l’administration de la scène nationale. Joël Batteux souhaitait que le Théâtre colle à « l’esprit nazairien ». Comment avez-vous perçu cet esprit-là ? Pour moi, il s’agissait avant tout de l’histoire de la ville, en grande partie détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, reconstruite avec un côté un peu âpre. Il y a ce mélange entre l’aspect industriel, les vestiges de la guerre, les immeubles de la Reconstruction… Il fallait s’immiscer dans cette histoire et adopter un langage assez brut. Nous avons réinterprété la fonction théâtre dans sa forme, nous nous sommes moulés à la fonction, sans chichi. Nous voulions une écriture très contemporaine qui contraste avec les vestiges de l’ancienne gare et son architecture caractéristique du xixe siècle. Saint-Nazaire est une ville assez dure, très minérale. Nous aimons beaucoup raconter l’histoire de la ville à travers le projet, nous nous imprégnons de cette histoire pour ensuite réinterpréter le site. Un projet est toujours ancré dans un territoire et c’est particulièrement vrai pour ce projet à Saint-Nazaire.

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UN THÉÂTRE POUR LA CITÉ

LE THÉÂTRE


RÉCITS

ENTRETIEN FICHE : Karine TECHNIQUE Herman

FICHE TECHNIQUE MAÎTRISE D’OUVRAGE — Sonadev pour la Ville de Saint-Nazaire MAÎTRISE D’ŒUVRE — Architectes/K-architectures Karine Herman et Jérôme Sigwalt Olivier Jonchère, architecte, chef de projet Alexandre Plantady, architecte, chef de projet esquisse

HAUTEURS — Salle de création : 13,20 m Salle de diffusion : 18 m Cage de scène : 24,50 m Hauteur de la scène : 19 m sous grill

SCÈNES — Surface du plateau de scène : 350 m2 Surface du plateau de création : 250 m2 Dimensions du cadre de scène : 18 × 9 m Trois niveaux de passerelles dans la cage de scène Dessous de scène : 3 m Fosse d’orchestre pour 50 à 60 musiciens Proscenium : 100 m2

SURFACE DU BÂTIMENT — 3 900 m2 DONT Accueil : 570 m2 Diffusion : 2 025 m2 Création : 465 m2 Bureaux : 295 m2 Locaux techniques : 545 m2

JAUGE —

773 à 826 places au total dont 18 pour les personnes à mobilité réduite MISE EN ŒUVRE — 6 500 m3 de béton 8 800 m2 de planchers béton 190 tonnes d’acier à béton 80 entreprises au total 40 à 50 compagnons pendant 24 mois de travaux 230 000 heures de travail

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UN LIEU POUR CRÉER

LE LETHÉÂTRE THÉÂTRE

Lorsqu’il s’agit de dire Adieu (à) la mélancolie « Sous prétexte d’aller de l’avant, nous feignons d’avoir oublié… Dans notre société, personne n’est indemne. » Ainsi écrit Luo Ying, ancien garde rouge devenu poète, à propos de la Révolution culturelle en Chine, dans son récit poétique Le gène du garde rouge : souvenirs de la Révolution culturelle. Roland Auzet, metteur en scène et artiste associé de la scène nationale de Saint-Nazaire, en a fait une adaptation pour créer le poème dramatique et musical Adieu la mélancolie, « un projet de réappropriation de soi et de son histoire familiale par le théâtre, mais aussi de résistance à un monde sans mémoire ». Une création au Théâtre de Saint-Nazaire à l’issue de deux mois de résidence.


RÉCITS

ENTRETIEN : Roland Auzet

Entretien —

ROLAND AUZET propos recueillis par Sabrina Rouillé

Comment expliquer qu’un homme comme Luo Ying puisse être à la fois poète et homme d’affaires, au cœur de cette société chinoise que nous connaissons si mal en Occident ? Comme le dit la préface de Jacques Darras au Gène du garde rouge, Luo Ying est un héros et un être exceptionnel. Son état est poète et sa fonction a été cet homme d’affaires qu’il est devenu. Il est éminemment poète dans son être, à tout instant. Je l’ai constaté moi-même en partageant un repas avec lui, en me baladant avec lui, en parlant de la mémoire et des souvenirs liés à son pays. Il a écrit une pléiade d’autres ouvrages et notamment des poèmes, comme un lettré dans la tradition de la poésie chinoise. Comme dans une sorte d’extraction du corps, il prend son envol et regarde le monde. C’est aussi un homme de son temps. Il appartient à la génération de Deng Xiaoping, qui a ouvert la Chine à l’économie de marché. C’est un homme d’affaires qui investit beaucoup d’argent dans la rénovation des villages traditionnels chinois pour conserver le patrimoine et les savoir-faire.

Pourquoi Luo Ying est-il devenu poète ? Une catharsis, un dédoublement de personnalité ou une immense gageure sous un régime autoritaire ? Il n’est pas devenu poète, il EST poète. Organiquement. Il s’est aperçu qu’au fond, il pouvait mettre cette poésie au service d’une sorte d’une re-visitation de son histoire, de l’universalité de l’histoire de la Chine avec le monde. Il a senti que ce vecteur de la poésie pouvait changer le monde. À ce titre-là, son ambition est universellement la même que celle d’une personne qui se situerait dans un autre pays avec un entourage politique plus ou moins similaire ou pas. C’est un lettré qui s’inscrit dans la grande tradition des visionnaires et des utopistes qui veulent changer le monde avec les mots. Son but n’est pas de faire de la politique mais bien de s’emparer de la mémoire du peuple et de la porter dans une forme d’universalité. Une société, qui plus est dans un pays devenu la deuxième puissance économique mondiale, peut-elle se construire sur une amnésie collective

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RÉCITS

↑ LECTURE À LA TABLE AVEC LES COMÉDIENS DE LA PIÈCE © Photos Christophe Raynaud de Lage

ENTRETIEN : Roland Auzet

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Les coulisses — Sabrina Rouillé et Benoit Baguelin Photos : David Le Borgne

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ENTRETIEN : Roland Auzet

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ENTRETIEN : LES Roland COULISSES Auzet

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↑ SAISON 2019-2020 Nous l’Europe, banquet des peuples Théâtre musical Laurent Gaudé/Roland Auzet Texte Laurent Gaudé Conception, musique et mise en scène Roland Auzet © Photo Christophe Raynaud de Lage

→ SAISON 2014-2015 Please, continue (Hamlet) Théâtre Conception Yann Duyvendak et Roger Bernat En partenariat avec le tribunal de grande instance de Saint-Nazaire © Photo Magali Girardin

LE THÉÂTRE


RÉCITS

ENTRETIEN : Chloé Moglia

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UN LIEU POUR CRÉER

LE THÉÂTRE


RÉCITS

↑ SAISON 2021-2022 So Schnell Danse Chorégraphie Dominique Bagouet (1990) Re-création et direction artistique Catherine Legrand © Photo Caroline Ablain

← SAISON 2019-2020 La Figure de l’érosion Danse Compagnie Pernette Chorégraphie Nathalie Pernette © Photo Martin Launay

ENTRETIEN : Chloé Moglia

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UN LIEU POUR CRÉER

LE LETHÉÂTRE THÉÂTRE

Accompagner l’œuvre de l’artiste Nathalie Béasse est metteuse en scène, chorégraphe, plasticienne et scénographe. Elle a été artiste associée de la scène nationale de SaintNazaire de 2013 à 2016.


RÉCITS

ENTRETIEN : Nathalie Béasse

Entretien —

NATHALIE BÉASSE propos recueillis par Sabrina Rouillé

Que voyez-vous derrière la notion d’artiste associé ? En quoi cela vous engage-t-il ? La notion est différente selon les lieux et les personnes qui dirigent ces lieux. Être artiste associé ne répond pas à une recette. Il s’agit d’une histoire avec un théâtre, avec l’équipe et la personne qui dirige ce théâtre. À Saint-Nazaire, il y a eu une vraie histoire sensible avec Nadine Varoutsikos-Pérez par rapport à mon travail. Accompagner un artiste associé, c’est accompagner l’œuvre de l’artiste et tout ce qui en découle : le travail avec les publics, le travail de résidence… Il est très important d’habiter un théâtre autant que d’habiter une ville. On ne peut pas arriver dans une ville et s’enfermer dans une salle de répétition. Je suis vraiment en lien avec les paysages et Saint-Nazaire représente une histoire que j’ai eue avec des gens, une équipe, un théâtre, un paysage. Être artiste associé, c’est aussi avoir la chance de travailler dans d’excellentes conditions. Mon histoire avec Saint-Nazaire a véritablement débuté il y a vingt ans, lorsque

j’ai créé Last Cowboys, mon deuxième spectacle, au Fanal en 2001. Je n’étais pas artiste associée à ce moment-là. J’ai d’abord créé une petite forme, Temps mort, lorsque j’étais en résidence à Saint-Nazaire. Cette petite forme s’est enrichie, à travers ce que m’ont inspiré les chantiers navals à l’époque, pour devenir la pièce Last Cowboys. Saint-Nazaire est vraiment une ville que j’adore, qui me porte. J’y trouve beaucoup d’espaces vides, d’espaces de rêverie, de projections. « J’écoute beaucoup parler les lieux et les architectures » avez-vous dit. Quels souvenirs avez-vous de ce territoire nazairien ? Comment le définiriez-vous ? Il m’a beaucoup parlé. Les personnes que j’y ai rencontrées aussi. Leur simplicité. Il y a une poésie dans cette ville qui me touche énormément ; elle peut paraître brute au premier abord, mais très vite se dégage quelque chose de très puissant, de très profond, une histoire des lieux. Je suis allée visiter le musée Escal’Atlantic

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UN HISTOIRE UNE HISTOIREPARTAGÉE PARTAGÉE

Les théâtres en mer — Emmanuel Mary

LE THÉÂTRE


RÉCITS

ENTRETIENLES : Nathalie THÉÂTRES Pernette EN MER

↑ LE TRANSATLANTIQUE LAFAYETTE © Collection Saint-Nazaire Agglomération Tourisme Écomusée

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aint-Nazaire a trouvé ses ambassadeurs les plus renommés dans les paquebots. Des noms mythiques comme Normandie, France, Île-de-France, ont fondé la légende transatlantique. Longtemps, leur taille n’a pas permis d’installer à bord des salles de spectacle à proprement parler. L’imagerie actuelle des paquebots a fait oublier la réalité première. Bien avant nos actuels clubs de vacances flottants, les paquebots sont des navires « utilitaires ». Le mot le rappelle : un packet boat désigne en anglais un bateau qui transporte les paquets de courrier. Le terme a été adopté en français pour désigner les navires qui – tout en conservant un service postal – avaient pour fonction essentielle de transporter des passagers. L’anglais, lui, a préféré le terme plus précis de liner, « navire qui dessert une ligne régulière ».

« Oublier la mer », tel fut longtemps le leitmotiv des compagnies. Si de nos jours la croisière se présente comme un voyage d’agrément, les premières décennies de traversées océaniques, sur des navires plutôt petits et sans équipements de sécurité, n’étaient pas toujours des parties de plaisir. La mer « loisirs » et de « plaisance » est une invention du xxe siècle, surtout à partir des années 1920 et 1930. Jusqu’à cette date, l’océan conserve une réputation d’hostilité. À terre, on le regarde des « fronts de mer » plus qu’on y pratique des activités de loisir. On s’y baigne avec parcimonie. Le voyage en mer inquiète. À l’origine, les locaux de pure « distraction » sont peu nombreux dans les paquebots. L’essentiel du trafic est celui de l’émigration de l’Europe vers les États-Unis. Les passagers de première classe sont peu nombreux1. La place est

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UN HISTOIRE UNE HISTOIREPARTAGÉE PARTAGÉE

LE THÉÂTRE

La Maison des Jeunes et de l’Éducation Permanente, insolente et expérimentale — Sabrina Rouillé


RÉCITS

LA MAISON DES JEUNES ET ENTRETIEN DE L’ÉDUCATION : Nathalie PERMANENTE... Pernette

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u 33, boulevard Victor Hugo est inaugurée en 1970 par le maire Étienne Caux la MJEP, Maison des Jeunes et de l’Éducation Permanente. L’histoire raconte que le préfet avait alors prononcé ces mots : « Je souhaite que cette maison devienne trop petite. » Et elle le fut. Lieu de débats intenses et de diffusion culturelle, de création et d’expérimentation, la MJEP a démocratisé la culture grâce à ses acteurs convaincus qu’elle pouvait mener à une véritable éducation populaire. Irrévérencieuse parfois, innovante souvent, engagée toujours. L’insolence n’a pas de limites lorsqu’elle sert les utopies et nourrit les consciences. En septembre 1976, son directeur Gilles Durupt invite le metteur en scène, auteur, dramaturge et ancien journaliste (prix Albert Londres en 1954) Armand Gatti en résidence à Saint-Nazaire. L’idée de la fable du Canard Sauvage jaillit d’un seul nom prononcé par Gatti et que personne ou presque, aux dires des protagonistes, ne connaissait alors : Vladimir Boukovski1. Gilles Durupt n’en est pas effrayé. Il acquiesce. L’aventure collective peut commencer autour des thèmes de la dissidence et de l’internement psychiatrique des opposants politiques en URSS. La question est posée : « Une ville ouvrière peut-elle changer le sens de l’Histoire ? » Une interrogation qui ne traduit pas un excès d’ambition mais invite à la prise de conscience chère à Armand Gatti. L’événement a un retentissement national.

Les débats à Saint-Nazaire furent passionnés, parfois violents. Certains y ont laissé leurs illusions quand d’autres perdaient leurs certitudes. Que reste-t-il de ce temps-là ? L’expérience de création collective du Canard Sauvage appartient au passé mais tous en sont convaincus : cela valait la peine de voler. Les acteurs de la MJEP, qui furent aussi membres de la Tribu de Gatti, racontent ici leur naissance culturelle et politique dans ce lieu où tout semblait possible. L’histoire de la MJEP est celle d’une épopée libertaire dans la ville de Fernand Pelloutier2. Les racines du Théâtre actuel sont là. Comme un rhizome qui se déploie encore subrepticement.

Patrice Bulting Patrice Bulting a travaillé à la MJEP à l’arrivée de Gilles Durupt en 1972. Il a participé à l’expérience collective du Canard Sauvage en écrivant, notamment, la pièce Les Strapontins de l’histoire, mise en scène par Armand Gatti. En 1981, Patrice Bulting prend la direction de la MJEP, qui deviendra Centre culturel en 1985. Il a été directeur du festival Les Escales de 1995 à 2014. Il fut également maire adjoint chargé du Tourisme à SaintNazaire de 2014 à 2020. « C’est l’ignorance qui fait les résignés, c’est assez dire que l’art doit faire les révoltés. Voilà ce qu’était la MJEP : un repère de libertés dans la filiation de l’esprit de Fernand Pelloutier. Le partage du savoir

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Saint-Nazaire est théâtrale —

Patrick Deville — Pour ceux qui connurent enfants cette ville dans les années soixante du siècle passé, sans doute était-il difficile de concevoir combien nous étions proches encore de la Seconde Guerre mondiale, ici un peu plus longue qu’ailleurs, dans cette ville ravagée par les pilonnages alliés de février 1943, l’une des dernières poches de résistance allemande jusqu’en mai 1945 : par manque de comparaison avec des cités plus riantes, nous arpentions alors le décor des derniers décombres comme les enfants lorientais ou brestois. Ici, près du port, la vaste place François-Marceau, du nom du général révolutionnaire de l’armée de l’Ouest engagée contre les Vendéens, était encore un terrain vague ponctué de flaques d’eau, bordé par le monstre de béton brun de la base sous-marine nazie qui avait fait disparaître le quai d’embarquement des paquebots. De l’autre côté du boulevard, l’ancienne gare transatlantique, en ruine, était demeurée en l’état depuis les bombardements aériens. Cinquante ans plus tard, la place était devenue celle de l’Amérique latine, plantée d’essences exotiques. Depuis le mall à escalators du Ruban Bleu l’eau du bassin se voyait à travers la base sous-marine transpercée, un hôtel Holiday Inn, un supermarché au-dessus duquel une rampe permettait d’accéder au toit de cette base sous-marine et au jardin suspendu de Gilles Clément : la rénovation de l’ancienne gare transatlantique serait le dernier chantier. Elle deviendrait un théâtre en 2012, après soixante-dix ans d’abandon. Il fallait un nom à celui-ci : sans doute un judicieux cabinet conseil, consulté, avait décidé que le théâtre s’appellerait « Le Théâtre ». Après plusieurs saisons de programmation il prendrait le nom de Simone Veil, à présent inscrit au-dessus de l’entrée (à l’endroit où le judicieux cabinet conseil aurait peut-être préconisé d’écrire « La Porte »). Si, devant


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le grand nom de la ministre de droite panthéonisée, il convient de s’incliner avec respect, le nom de l’autre Simone, Simone Weil, philosophe engagée ouvrière chez Renault, proche de Trotski, eût peut-être mieux convenu au passé ouvrier et antistalinien de la cité portuaire, lointain héritage de Fernand Pelloutier, militant libertaire, fondateur de la Bourse du travail de Saint-Nazaire. C’est que la grande aventure théâtrale nazairienne prit corps à l’automne 1976 avec l’installation en ville de la Tribu d’Armand Gatti. Le dramaturge cherchait un lieu où mener campagne contre le détournement du système psychiatrique soviétique à des fins politiques et répressives. Des poètes déclamant dans Moscou étaient internés. La dénonciation ne pouvait se faire depuis une ville de droite sous peine d’être accusée de flagrant « anticommunisme primaire », pas non plus dans une ville rouge tenue par le Parti, lequel considérait encore que le bilan de l’Union soviétique était « globalement positif ». Ces quelques mois à Saint-Nazaire où se mêlèrent théâtre populaire, littérature collective, impression d’affiches, lancers de cerfs-volants, débats virulents et parfois violents, relayés par la campagne de presse du jeune quotidien Libération, allaient aboutir, de manière rocambolesque et romanesque, à ces images de la guerre froide : l’échange, sur le tarmac de l’aéroport de Zurich, du dissident soviétique Vladimir Boukovski et du secrétaire du Parti communiste chilien Luis Corvalán. Ce dernier gagnait Moscou. Et Boukovski arrivait à Saint-Nazaire. Pour nous qui étions devenus adolescents dans ces années soixante-dix, c’était la découverte que l’action artistique pouvait n’être pas inutile. Pour la ville c’était le début d’un soutien au cosmopolitisme culturel : la création plus tard du festival des Musiques du monde, Les Escales, et de la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs, afin qu’en permanence des écrivains venus de partout arpentent les lieux, poètes et romanciers mais aussi écrivains de théâtre. En 2009, cette Maison rassemblait les traces de l’opération Gatti grâce aux documents conservés par Patrice Bulting, qui avait accueilli l’expérience à Saint-Nazaire avant de créer Les Escales, et aux archives de La Parole errante, le fief de Gatti à Montreuil, et éditait Ces canards qui volaient contre le vent, Armand Gatti à Saint-Nazaire, septembre 1976-février 1977, invitait Gatti à revenir ici présenter le livre dans la base sous-marine. Quelques mois plus tard, de l’autre côté du boulevard, débutaient les travaux pour transformer l’ancienne gare transatlantique en théâtre. C’est dans les années soixante de l’autre siècle, le dix-neuvième, que celle-ci avait entamé ses heures de gloire ferroviaire. Bâtie au moment de la création des chantiers navals de Penhoët puis de la Compagnie générale transatlantique, laquelle se voyait attribuer la ligne du milieu, de Saint-Nazaire à La Havane puis Veracruz au Mexique, pour le service postal et voyageurs, ainsi que le transport des troupes qui allaient placer Maximilien sur le trône à Mexico. Le train reliait la gare d’Orsay à celle de Saint-Nazaire, ligne directe des bords de Seine aux bords de Loire. Le Second Empire érigeait ces vastes gares surmontées de verrières à poutrelles métalliques vantant les prouesses du Progrès, théâtres du modernisme où s’affichaient l’essor de l’industrie, la poésie des locomotives noires et des paquebots à vapeur. En bout de ligne une plaque



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