Préface
La région des Pays de la Loire se trouve au cœur même de l’Empire Plantagenêt, l’une des constructions politiques les plus fascinantes du Moyen Âge. À la fin du xiie siècle, ce conglomérat de principautés territoriales couvre tout l’ouest de la France et une grande partie de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. Son succès découle de la stratégie savamment orchestrée par Geoffroy V Plantagenêt, comte d’Anjou et du Maine, et par son fils Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie par sa mère l’impératrice Mathilde : son mariage avec Aliénor d’Aquitaine lui apporte tout le sud-ouest de la France. Le plus connu des fils de ce couple tumultueux est Richard Cœur de Lion qui, au cours d’une croisade audacieuse, ajoute Chypre aux possessions des chrétiens latins et reconquiert le littoral palestinien. De retour en Occident, Richard récupère par les armes tous les territoires que Philippe Auguste, roi de France, lui avait dérobés en profitant de son absence. Il meurt prématurément et son frère cadet Jean Sans Terre, dépourvu de son charisme et de ses talents militaires, perd progressivement la Normandie, l’Anjou, le Maine et le Poitou, rattachés au domaine capétien. L’histoire des Plantagenêts se mêle inextricablement à celle des quatre territoires médiévaux qui composent les Pays de la Loire : l’Anjou, dont ils sont originaires, le Maine, héritage de la mère de Geoffroy V, le comté breton de Nantes, qu’ils occupent à partir des années 1150, et le BasPoitou, aujourd’hui département de la Vendée, que détient Aliénor en tant que duchesse d’Aquitaine. Notre région se devait donc de commémorer cette dynastie et son action politique, mais plus encore le prestigieux patrimoine qu’elle nous a légué : châteaux intégrant les avancées architecturales rapportées par les croisés, cathédrales de style dit « Plantagenêt » ou plus exactement angevin, monastères des nouveaux ordres religieux, parmi lesquels Fontevraud qui perpétue sa vocation culturelle, travaux de contention de la Loire… Réalisé grâce au soutien inébranlable du service Patrimoine des Pays de la Loire, superbement illustré et agencé selon une maquette élégante, le présent ouvrage est dû à un historien, une historienne de l’architecture et deux archéologues, qui ont tenté de transmettre leur passion pour les Plantagenêts avec autant de précision érudite que de clarté pédagogique. Puissent ces pages perpétuer, auprès d’un large public, l’épopée d’une dynastie mythique, dont l’action et le mécénat marquent toujours en profondeur le territoire ligérien.
Martin Aurell Directeur du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale« Ce tombeau suffit, à qui le monde
n’avait pas suffi. » — 10
Au cœur de l’Empire Plantagenêt 15
Un territoire vaste et complexe à gouverner — 59
Bâtir un royaume 123
Société et vie quotidienne au temps des Plantagenêts 167
« De gueules aux trois léopards d’or » 207
Chronologie comparée 210
Glossaire — 219
Bibliographie 220
Crédits 221
Remerciements — 224
suffit, à qui le monde n’avait pas suffi. »
Tel est le vers par lequel, en juillet 1189, Henri II, roi d’Angleterre, moribond, ordonne que débute l’élégie funéraire qui sera gravée sur son tombeau à Fontevraud, l’abbaye la plus chère aux Plantagenêts. La formule est empruntée à l’épitaphe même d’Alexandre le Grand, qui bâtit le plus prestigieux des empires de l’Antiquité. Le héros macédonien est bien connu du roi d’Angleterre, qui a entendu les longs romans en vers français de douze syllabes, ou « alexandrins », composés de son vivant. Les plus flatteurs de ses courtisans le comparent même à lui : « Vos victoires défient les bornes de la terre ; vous, notre Alexandre d’Occident, avez étendu votre bras depuis les Pyrénées jusqu’aux confins occidentaux de l’Océan septentrional », écrit le prêtre anglo-normand Giraud de Barri dans la dédicace de sa Topographie d’Irlande (1188), une description des peuples et merveilles de l’île que le roi vient d’intégrer par la violence dans son domaine. Au cours d’un règne d’un peu moins de quarante ans (de 1152 à 1189), par mariage, par héritage ou par le biais de ses guerres de conquête, Henri II a mis la main sur un territoire immense qui s’étend des Pyrénées à l’Écosse et de l’Auvergne à l’est de l’Irlande.
Appeler « Empire Plantagenêt » l’ensemble de principautés territoriales qu’Henri II et ses deux fils, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, ont tenté, tant bien que mal, de gouverner entre 1152 et 1 216, ne va pas de soi. Le terme a du moins le mérite de rendre compte d’un ensemble politique qui s’étend sur des territoires au statut différent : Angleterre, sud du Pays de Galles, est de l’Irlande, Normandie, Bretagne, Maine, Anjou et Aquitaine. Il ne supporte cependant pas la comparaison avec les autres grands « empires » de l’histoire (hellénique, romain, mongol, Habsbourg ou britannique), qui se caractérisent par l’unité de leur pouvoir supérieur, leur étendue, la diversité de leurs territoires, souvent de religions différentes, ou leur durée. De plus, pour ses possessions continentales, le roi d’Angleterre doit l’hommage au roi de France. Il n’en détient donc pas, au sens propre, le pouvoir supérieur. Quant à l’adjectif « Plantagenêt », il vient du surnom du père d’Henri II, Geoffroy, comte d’Anjou et de Maine qui, d’après Wace, un chroniqueur normand, aimait tant la chasse qu’il préférait les bois et les friches, où fleurissaient les genêts, aux cultures agricoles. Aussi imparfaite soit-elle, l’expression « Empire
Pages précédentes — Gisant d’Aliénor d’Aquitaine, détail. Abbaye royale de Fontevraud (Maine-etLoire).
© Bernard Renoux.
Henri II et Aliénor d’Aquitaine écoutant l’histoire de Lancelot du Lac. Paris, Bibliothèque nationale de France. Ms. fr. 123, fol. 229.
© BNF.
Page de droite — Gisants des Plantagenêts. Abbaye royale de Fontevraud.
© Bernard Renoux.
Au cœur de l’Empire Plantagenêt
Henri II, rassembleur de domaines
Au début de son règne, Henri II a réussi à capter habilement des territoires fort disparates. Comte d’Anjou et de Maine par son père Geoffroy Plantagenêt, et duc de Normandie par sa mère Mathilde d’Angleterre, impératrice du Saint-Empire à la suite de son premier mariage, il adjoint à ces possessions en 1152, par son mariage avec Aliénor, le duché d’Aquitaine. Deux ans plus tard, il est couronné roi d’Angleterre. En 1156, il prend le comté de Nantes et, une quinzaine d’années plus tard, le reste de la Bretagne. Enfin, au cours des années 1170, ses chevaliers normands, partis du Pays de Galles, conquièrent l’est de l’Irlande. Cet « Empire » est conserv é à l’identique par son fils Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre entre 1189 et 1199. Il ne résistera pas aux attaques du roi Philippe Auguste (11801223) qui conquiert en 1204 à Jean sans Terre (1199-1216), fils cadet d’Henri II, la Normandie, le Maine et l’Anjou, et parvient à occuper définitivement, peu avant sa mort, le Poitou.
Page de gauche — Généalogie de la famille Plantagenêt. IRHT-CNRS, Bibliothèque municipale de Besançon. Ms. 677, fol. 142. © IRHT-CNRS/Bibliothèque municipale de Besançon.
La famille Plantagenêt est issue d’une région située entre BasseLoire et Sarthe. Son histoire riche et complexe dépasse largement le cadre de l’Anjou.Gisant d’Henri II dans l’abbaye royale de Fontevraud. © Y. Guillotin / Région Pays de la Loire, Inventaire général.
Carte présentant les bénéfices du patronage d’Aliénor d’Aquitaine en Angleterre. Londres, British Library.
© British Library / The Bridgeman Art Library.
Qu’est-ce qu’un comté au Moyen Âge ?
Dès l’époque mérovingienne, des comtes (du latin comes , pluriel comites , « co mpagnon ») , ou hommes de confiance du roi, sont placés à la tête des anciennes cités romaines, qui sont souvent le siège d’un évêché, et de leur arrière-pays. Ils gouvernent ainsi une circonscription que l’on appelle encore « pays » ( pagus ) mais de plus en plus « comté » ( comitatus ). Ils y exercent par délégation les pouvoirs régaliens du ban, qui consistent à rendre justice, réprimer le crime, réunir l’assemblée des hommes libres, lever les troupes de l’armée royale ou percevoir l’impôt. Pour exercer sa charge, le comte reçoit des terres du fisc, le domaine foncier public remontant souvent à l’époque romaine, cultivé par des paysans à son service. Le système atteint son apogée sous Charlemagne, qui nomme et remplace à sa guise les comtes de l’ensemble de l’Empire. Il évolue radicalement au x e siècle, tandis que se détériore le pouvoir des rois carolingiens de Francie occidentale. Les comtés deviennent alors des principautés territoriales autonomes, accaparées de père en fils par une dynastie. Tout au plus leur titulaire rend-il l’hommage pour eux au roi. En 987, l’élection d’Hugues Capet, dont la légitimité carolingienne est parfois contestée, affermit l’indépendance comtale. Rapporté par le chroniqueur limousin Adémar de Chabannes (vers 989-1034), le dialogue du nouveau roi avec Audibert, comte de Périgord, qui conteste son autorité, est des plus significatifs.
Hugues lui demande : « Qui t’a fait comte ? » La répartie d’Audibert fuse aussitôt : « Et vous, qui vous a fait roi ? » Certains comtés conservent leur taille d’origine, comme celui de Nantes que contient le duché de Bretagne. D’autres, au contraire, gagnent en envergure, regroupant les pays voisins. C’est le cas des comtés d’Anjou et de Maine. Au début du xiie siècle, leur fusion, due au mariage de Foulques V d’Anjou avec Éremburge du Maine, crée une principauté territoriale immense, à la hauteur des duchés voisins de Normandie, de Bretagne et d’Aquitaine. Son titulaire se fait désormais appeler « comte d’Anjou », terme qui englobe aussi le Maine.
Adalbéron, archevêque de Reims, couronnant Hugues Capet (987). Ms. 512, fol. 172v. Bibliothèque municipale de Toulouse.
© Bibliothèque de Toulouse.
Double page suivante — Détail du vitrail de la Crucifixion montrant Aliénor et le roi Henri II Plantagenêt accompagnés de leurs quatre fils, xiie siècle. Cathédrale de Poitiers (Vienne).
© Bernard Renoux.
Pour gouverner l’Empire Plantagenêt, Henri II est contraint de le parcourir en long, en large et en travers. Il est perpétuellement en mouvement. S’il veut être obéi, il doit se montrer à ses sujets, rendre justice au plus près d’eux, leur parler et les écouter. Le voyage devient l’une de ses activités principales. Le clerc Pierre de Blois († 1212) dresse dans une de ses lettres le portrait d’Henri II dont il est le porte-plume : taille moyenne, tête ronde, visage carré, yeux passionnés, calvitie à la César, nez proéminent… Il s’arrête sur ses « jambes équestres » : « Bien qu’elles soient affreusement blessées et couvertes de bleus par les ruades fréquentes des chevaux, il ne s’assied jamais, sauf sur une monture ou à table. » Le corps du roi porte les stigmates de chevauchées incessantes. Destriers et palefrois sont ses compagnons attitrés. Au pas avec sa cour ou au galop avec son armée, il est un perpétuel cavalier. Et Pierre de Blois d’ajouter : « Henri II ne se repose pas dans son palais comme les autres rois, mais courant les provinces il examine les faits de chacun. » Seule une chevauchée inlassable permet de gouverner un espace aussi vaste.
Un simple calcul rend compte de l’ubiquité d’Henri II. Au cours de ses trente-quatre années de règne, le roi a fêté Noël en vingt-quatre endroits différents, il a traversé vingt-huit fois la Manche et deux fois la mer d’Irlande. L’addition des mois qu’il passe dans chacune de ses principautés permet d’obtenir des renseignements significatifs. Il demeure surtout en Normandie (quatorze ans et demi) et en Angleterre (treize ans), où son pouvoir est le mieux implanté et d’où
La cathédrale Saint-Pierre de Poitiers (Vienne) vue depuis le nord-est.
© G. Beauvarlet / Région NouvelleAquitaine, Inventaire général.
Page de droite — Le chœur de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers.
© M. Deneyer / Région NouvelleAquitaine, Inventaire général.
vaste et complexe à gouverner
Dominer un espace aussi étendu contraint les Plantagenêts à des déplacements constants et des modes de vie particuliers tout en centralisant une partie de l’administration.
Sur les routes de l’Empire LES ITINÉRAIRES ROYAUX
L’espace Plantagenêt est un monde « polycratique », terme faisant référence au Policraticus, traité politique rédigé par Jean de Salisbury à l’intention d’Henri II : une mosaïque de royaumes, de principautés et de seigneuries avec plusieurs centres de décision politique, de coercition militaire et de répression judiciaire. Le ciment de cet ensemble réside dans l’existence, l’unité et la domination de la famille royale. L’Empire ou l’espace Plantagenêt, c’est d’abord « la famille royale des Plantagenêts et ses pratiques successorales », comme le rappelle le chroniqueur Matthieu Paris au milieu du xiiie siècle. Le grand paradoxe de cette famille tient au fait qu’elle règne sur l’ouest du continent et sur l’Angleterre – elle est donc itinérante par nature – mais qu’elle n’a ni le temps ni les moyens de se déplacer dans l’ensemble des royaumes et provinces de cet espace.
L’étude de l’itinéraire des rois Plantagenêts en Angleterre et sur le continent n’est pas toujours aisée. Leurs déplacements sont connus grâce au croisement des chroniques et des signatures d’actes et de chartes par le roi et son administration, mais ces sources écrites restent souvent limitées pour détailler le séjour d’un prince dans un lieu précis ou l’attachement d’un roi à un centre de pouvoir.
Entre décembre 11 54 et juillet 11 89, Henri II passe près de 37 % de son règne en Angleterre, 43 % en Normandie et seulement 20 % dans les autres duchés et comtés. Même en Angleterre, ses séjours se limitent surtout à des trajets entre Portchester et Salisbury, Gloucester, Northampton et Londres, et donc uniquement dans la partie méridionale des îles Britanniques. Ses principaux centres de pouvoir sont Londres, Winchester, Woodstock, Rouen, Caen, Argentan, Le Mans, Chinon et Poitiers.
Les recherches récentes ont montré qu’il n’y avait pas de capitale dans l’Empire Plantagenêt mais plutôt une route royale le long de laquelle s’étaient développés plusieurs pôles de pouvoir et de décision. Lorsque Richard accède au pouvoir, en 1189, il est à la tête d’un espace qui s’étend de l’Écosse aux Pyrénées en passant par l’Irlande et le Massif central. « L’Empire » Plantagenêt est à son apogée. Avant d’être roi d’Angleterre, il est comte du Poitou et duc d’Aquitaine entre 1169 et 1189. Richard est sans doute le plus continental des rois Plantagenêts : sur dix ans de règne, il ne passe que six mois en Angleterre. Richard concentre ses pôles de pouvoir en Normandie, « région-capitale », et y réside régulièrement. Cette réalité ne l’empêche pas de revenir de temps à autre en Poitou pour administrer le territoire, construire ou agrandir certains palais et forteresses (Talmont-Saint-Hilaire ; HautClairvaux ; Saint-Rémy-la-Haye ; palais de Poitiers) ou chasser dans ses résidences secondaires comme à Cayola, près de Talmont.
Lorsque Richard accède au pouvoir, en 1189, il est à la tête d’un empire qui s’étend de l’Écosse aux Pyrénées.
Old Sarum, site médiéval de Salisbury (Angleterre), vue aérienne.
© English Heritage.
Page de droite — Henri II. Miniature extraite du Flores Historiarum de Matthieu Paris, 1250-1252. Manchester, Chetham’s Library. Ms. 6712, fol. 135v.
© Chetham’s Library / Bridgeman
Images.
Bâtir un royaume
Sous
patronage
Constructions
La propagande par la pierre et les arts
Au xiie siècle, la vallée de la Loire devient un centre intellectuel de premier ordre, où le latin et la rhétorique sont cultivés avec élégance. Les Plantagenêts profitent de cette éclosion littéraire. Enfant, Henri II est confié à un maître de Saintes que l’on tient alors pour le meilleur versificateur de l’Occident. Il se rend en 1142, à l’âge de neuf ans, en Angleterre où il vit auprès de son oncle Robert de Gloucester et de son fils Roger, futur évêque de Worcester. Ces derniers lui donnent pour précepteur, pendant quatre ans, Maître Matthieu que d’aucuns identifient avec celui qui deviendra son chancelier et l’évêque d’Angers. Le savoir classique avec lequel il se familiarise est utilisé au profit de sa propagande politique. En 1158, Hugues de Claye, l’un de ses courtisans, originaire de l’arrière-pays d’Angers, consacre même un opuscule entier à montrer que la charge de sénéchal de France est attribuée, de façon exclusive et de longue date, à la maison d’Anjou. Si on le suit dans cet anachronisme, Robert le Fort, ancêtre des Capétiens attesté en 866, aurait accordé le commandement de l’armée française à titre héréditaire au comte Geoffroy Grisegonelle (958-987), lointain aïeul d’Henri II. Le comte d’Anjou devient ainsi le plus haut personnage après le roi.
© akg-images.
le
des Plantagenêts, le gothique angevin donne lieu à des formes originales.
monumentales, programmes décoratifs et innovations techniques sont au service du pouvoir.Page de gauche — La nef de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême (Charente) et sa coupole. © C. Rome / Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général. Portrait d’Henri II, gravure de Samuel Freeman, vers 1830, d’après George Vertue (1684-1756).
Comme les lettres, la pierre assied le pouvoir d’Henri II, qui quadrille de forteresses ses vastes territoires. Quoique menaçants, les châteaux qu’il érige sont censés assurer une paix durable à ses sujets. Son porte-plume Pierre de Blois ne dit rien d’autre : « Notre roi aspire à la paix ; victorieux dans les batailles, il se couvre de gloire une fois les hostilités terminées […]. Personne ne déploie plus de goût que lui pour bâtir des remparts, des enceintes et des fortifications, pour creuser des fossés, pour aménager des réserves de pêche et de chasse et pour construire des palais. Personne n’est plus somptueux. » Les travaux rapportés par la Chronique de Robert de Torigni prouvent clairement qu’Henri II agissait comme un souverain tout à fait conscient de l’importance du rôle de l’architecture pour manifester et asseoir son autorité dans le royaume. Il se trouvait d’ailleurs pleinement en harmonie avec les idées de son temps qu’illustre l’ouvrage De Principis Instructione rédigé par Giraud de Barri, selon lequel « la vertu du prince se réalise en bâtissant ».
Guerrier et administrateur, Henri II édifie des châteaux, des palais, des offices et trésoreries protégés par des tours et des enceintes. Ses bâtisses proclament haut et fort son pouvoir. Les fauteurs de troubles qui oseraient le défier seraient vite anéantis. Il fait aussi élever des ponts et des digues, creuser de vastes lignes de fossés. Robert de Torigni évoque ainsi les « fossés profonds et larges, creusés entre la France et la Normandie, pour empêcher toute déprédation », autrement dit pour ralentir les incursions menées dans le Perche par les soldats du roi de France, Louis VII, ou de son fils Philippe Auguste. Ces « fossés-le-roi » sont encore visibles de nos jours le long de la Sarthe et de l’Avre. Leur portée est doublement symbolique : ils rendent patente la frontière qui sépare le royaume de France du Maine et de la Normandie, et ils font ostentation de la munificence royale. Un bon roi se doit d’être large et dépensier.
Représentation d’une tour fortifiée des Plantagenêts selon Matthieu Paris. Ms. 16, fol 64 r.
Des fortunes colossales sont engagées pour tous ces chantiers. En 1184, pour le château de Gisors, Henri II dépense pas moins de 2 600 livres pour faire ériger la tour, reconstruire l’enceinte, aménager une cuisine et une chapelle, et creuser les fossés autour de la motte. Le chantier de Château-Gaillard aurait coûté au total 45 000 livres angevines (soit à peu près 11 500 livres sterling) à la Couronne anglaise. Ce montant peut paraître démesuré par rapport au coût d’autres chantiers tout aussi conséquents de l’époque mais cette somme intègre le château et tous les éléments extérieurs : l’enceinte du PetitAndely (le village en contrebas), les ponts sur la Seine, la construction des moulins et des viviers, l’achat des bateaux de transport, etc. Le château seul est évalué à environ 22 000 livres ; il était surnommé par le roi « sa fille de deux ans », en raison du temps nécessaire pour faire « grandir » cet édifice remarquable. Plus de la moitié de cette somme est consacrée au transport des matériaux, qui possèdent un caractère symbolique. La pierre calcaire du pays de Caux, emmenée par Guillaume le Conquérant en Angleterre pour le chantier de la Tour de Londres, ouvre d’ailleurs un long chapitre d’échanges, de circulations techniques et de symboles forts entre France et Angleterre. Henri II et Richard font venir d’Angleterre des matériaux et des ouvriers pour les chantiers de l’ouest de la France. Jean sans Terre envoie, lui, des charpentiers normands en Angleterre pour bâtir églises, demeures et forteresses.
Restitution 3D de ChâteauGaillard vers 1200, peu de temps après son achèvement par Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie.
© Florent Pey / akg-images.
Château-Gaillard aux Andelys (Eure), construit par Richard Cœur de Lion en 1197-1198.
Les gisants d’Isabelle d’Angoulême (ou de Jeanne d’Angleterre selon certains auteurs) et de Richard Cœur de Lion dans l’abbaye royale de Fontevraud.
L’inhumation d’une dame ou d’un prince dans un monastère
Les grands personnages du xiie siècle se font souvent enterrer dans un monastère afin d’assurer le salut de leur âme. Moines et moniales prient ainsi pour le repos éternel du défunt et de sa famille. Reines et rois sont généralement inhumés sur leurs terres, dans une église ou une abbaye qu’ils ont fondée, dans le chœur ou la salle capitulaire pour être au plus près des saints et bénéficier de leur intercession. Certains choisissent la cathédrale du diocèse : c’est le cas de Geoffroy V le Bel à Saint-Julien du Mans, dont le musée de la ville conserve la célèbre plaque de cuivre émaillée à son effigie. Le caractère symbolique de l’inhumation entraîne parfois des pratiques provisoires : en 1183, Henri le Jeune est ainsi enterré temporairement à ses côtés pendant trente-quatre jours. Les paroissiens du M ans étaient si attachés à ce prince qu’ils souhaitaient le voir inhumé sur place. Henri II dut d’ailleurs arbitrer un conflit entre les habitants du Mans et ceux de Rouen, et le corps fut finalement transféré dans la cathédrale normande.
L’idée d’un lieu où seraient regroupés les défunts d’une même famille se rencontre aussi bien à Fontevraud, avec les gisants d’Henri II, Richard Cœur de Lion, Aliénor d’Aquitaine et Isabelle d’Angoulême, qu’à l’abbaye cistercienne de Villeneuve (Loire-Atlantique), où reposent Constance de Bretagne et sa fille Alix. Des époux peuvent aussi être inhumés dans des endroits différents : Richard repose à Fontevraud tandis que le tombeau de Bérengère se trouve dans l’abbaye cistercienne de l’Épau (Sarthe). Le corps et le cœur du défunt sont parfois enterrés dans deux lieux distincts : si le corps de Richard Cœur de Lion est inhumé à Fontevraud, ce dont témoigne un gisant de pierre, son cœur est à la cathédrale de Rouen, dans un reliquaire placé dans un tombeau surmonté lui aussi d’un gisant ; ses entrailles sont inhumées dans l’église du château de Châlus-Chabrol, là où il est décédé. Cette division du corps en trois éléments, cœur, entrailles et ossements, et la pratique des sépultures ou gisants multiples se rencontrent dès le milieu du xie siècle. C’est une manière de multiplier les lieux de dévotion spirituels, familiaux et politiques – une autre manière de conserver une emprise sur un territoire.
Ce mécénat n’est possible qu’en relation avec les évêques et les abbés. Les évêques, en tant que représentants de la vie religieuse du diocèse, sont gestionnaires de l’ensemble des églises de leur territoire. Les relations politiques et personnelles entre évêques et comtes sont parfois houleuses et s’entremêlent au point que ces derniers peuvent intervenir directement dans les élections épiscopales, au mépris du droit canonique. C’est le cas par exemple pour la cathédrale d’Angers, où un membre de la famille Plantagenêt est nommé évêque en la personne de Raoul de Beaumont (1177-1197), cousin du roi Henri II. De même, l’élection de Geoffroy (1199-1208) au siège épiscopal de Nantes semble résulter du pouvoir de la maison angevine. Son père Philippe Pantin a suivi Henri II en Angleterre et son frère a fait ses armes auprès de Richard Cœur de Lion en Terre sainte. Les liens étroits mis en place entre l’épiscopat et les Plantagenêts contribuent au développement du paysage architectural religieux et monastique que nous connaissons aujourd’hui.
Société et vie quotidienne au temps des Plantagenêts
Au xiie siècle, période de croissance, l’amélioration des techniques agricoles, la création de nouveaux ordres religieux, le développement des foires et l’émergence des pouvoirs municipaux transforment durablement la société.
Noblesse et chevalerie
Au xii e siècle, le noble occupe le sommet de la hiérarchie des pouvoirs. Étymologiquement parlant, il est le « no[ta]ble », du latin notabilis, « connu », « réputé ». La reconnaissance sociale fait donc la noblesse. Elle lui donne une légitimité impossible à comprendre dans nos sociétés contemporaines profondément égalitaires. Tout aussi étrange pour nos sensibilités modernes est la transmission de la qualité nobiliaire par le sang, et non par le mérite, génération après génération. On « naît » donc noble. Quelques propriétaires fonciers ou marchands enrichis peuvent cependant le devenir, s’ils imitent le mode de vie aristocratique et si leurs stratégies matrimoniales leur permettent d’intégrer un vieux lignage. Ils ne sont toutefois que l’exception confirmant la règle dans une société d’ordres hiérarchiques, dont la stratigraphie se perpétue dans l’immobilité.
L’abbatiale de Nieul-surl’Autise (Vendée), xiie siècle.
Cavalier. France ou Angleterre, vers 1180-1200. Bronze. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art. Inv. OA 9103.
© S. Maréchalle / RMN-Grand Palais (musée du Louvre).
La transmission héréditaire de la noblesse s’accompagne d’une forte conscience généalogique. On la retrouve dans l’onomastique*, qui renvoie presque toujours au nom du château familial précédé de la préposition « de ». Dès le début du xii e siècle, l’apparition de l’héraldique* fournit des figures qui symbolisent chaque maison. Les lions rampants qui ornent le bouclier de Geoffroy Plantagenêt sur la plaque émaillée de son tombeau au Mans sont un exemple précoce de cette nouvelle façon de représenter une maison aristocratique. Enfin, des légendes sur les origines mythiques d’un lignage renforcent la forte identité de ses membres : les Plantagenêts se veulent ainsi les descendants d’une déesse fertile et belliqueuse assimilée à Mélusine.
Consciente de la supériorité de son sang, l’aristocratie accapare l’essentiel de la richesse et du pouvoir. Point central de la domination du noble, le château contrôle un espace appelé « district » ou « détroit », d’après le verbe latin distringere, « contraindre », « punir », ou « pôté », dérivé de potestas, « puissance ». Ses hautes tours symbolisent, aux yeux de tous, la domination aristocratique. Une partie des récoltes des paysans converge vers ses celliers. C’est dans sa prestigieuse salle d’apparat, où le seigneur rend justice, qu’elles sont distribuées et gaspillées avec ostentation au cours de banquets. Les revenus que le seigneur tire du territoire qui environne sa forteresse relèvent de deux catégories : les uns proviennent de la terre, les autres des hommes. D’une part, la seigneurie foncière contient une
Page de droite — Friedrich le page prenant la fuite avec sa dame et la défendant contre ses poursuivants. Enluminure extraite du codex Manesse ou Grand manuscrit d’Heidelberg célébrant l’amour courtois (vers 1310-1340). Heidelberg, bibliothèque universitaire. Cod. Pal. Germ. 848, fol. 316v. © akg-images.
Un chevalier avec son épée et son bouclier et un cavalier. Enluminure française du xive siècle, dans Jean de Meun, Le Livre de Végèce de l’art de chevalerie (traduction des quatre livres du De Re militari de Flavius Vegetius Renatus). Ms. Sloane 2430, fol. 2v, Londres, British Library. © akg-images / British Library.
De gueules aux trois léopards d’or »
La présence des Plantagenêts dans le vaste territoire qui est aujourd’hui « le s Pays de la Loire » e st, finalement, assez courte à l’échelle de l’Histoire. Elle aura pourtant durablement marqué la région. Bien que le cœur historique de la dynastie tombe entre les mains de Philippe Auguste à l’aube du xiiie siècle, Jean et Henri III organisent la reconquête de ces provinces depuis le comté de Nantes et le BasPoitou au moins jusqu’en 1230. Que ce soit en Anjou ou en Poitou, les Plantagenêts continuent d’ailleurs de nommer des sénéchaux sur place, bien après la Roche-aux-Moines ou Bouvines. La bataille de Taillebourg
(21 juillet 1242) sonne cependant le glas de cette entreprise. Sur près de cent ans, le rythme effréné des déplacements des Plantagenêts dans l’ouest de la France rappelle l’importance stratégique, politique et économique de cet espace.
Pour étudier ces itinéraires, il ne subsiste pourtant aujourd’hui que des sources mentionnant un lieu de passage (parfois difficile à identifier), une date, quelques chartes et actes signés sur place. La résidence ne fait pas le « palais » et un palais attesté n’implique pas toujours la résidence. Une mention en un lieu donné n’est pas systématiquement synonyme de présence d’un « palais construit » sur place. Les Plantagenêts, on l’a vu, se passent même parfois de l’intérieur princier en récréant des palais « mobiles » et miniatures en pleine nature ou près d’un château trop modeste pour accueillir toute leur suite. Certains lieux sont plus fréquentés que d’autres. Plusieurs ne voient le cortège royal qu’une seule fois. Par ailleurs, l’utilisation d’un palais, la donation d’un vitrail dans une cathédrale ou un mariage ne signifient pas que les mécènes anglo-normands conduisent systématiquement sur place de vastes programmes architecturaux et artistiques. Les multiples campagnes de reconstruction des xiiie , xive et xve siècles, les travaux d’aménagement qui ont « lessivé » les traces d’occupation antérieures et les destructions contemporaines ont souvent « gommé » le passage des princes et les éventuels travaux royaux.