Plus d’un siècle après son édification, l’usine LU fait toujours figure de repère dans le paysage nantais. Pourtant, ce bâtiment qui est devenu en 2000 le lieu unique, sous l’impulsion de Jean Blaise et du CRDC, ne livre pas d’emblée son passé. Qui sait encore que l’usine Lefèvre-Utile a couvert jusqu’à quatre hectares, organisant derrière deux tours jumelles toutes les étapes de la fabrication de ses célèbres biscuits ? Que l’usine, amputée d’une tour et de nombreuses constructions, abrita au début des années 1990 les personnages décalés de Royal de Luxe avant d’accueillir des artistes sulfureux en tout genre ? Que l’architecte Patrick Bouchain a posé dans le projet de sa réhabilitation les jalons de sa réflexion pour construire autrement ? Ce livre retrace l’histoire d’un bâtiment singulier et de ses occupants, de la fabrication des premiers Petit-Beurre à son statut actuel d’usine à imaginaire.
ISBN : 979-10-93572-72-7 9
791093
572727
18 €
P�� C� L I N E V� L L É E
Pascaline Vallée
L'U � I N E L U, D E � L E F È V R E - U T I L E � U L I E U U N I Q U E
L ' U � I N E L U, DE� L EFÈVRE - UTIL E �U L IEU UNIQUE
L' U � I N E LU DE� L EFÈVRE - UTI L E �U L IEU UNIQUE P� � C � L I N E V � L L É E
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SO M MAI R E
I NTRO D U CTIO N 8 D É B UT D E SI ÈCL E. NAISSAN CE D'U N E I N D USTR I E 12 U N E AFFAI R E D E FAM I L L E 13 NAISSAN CE D'U N CHÂTEAU I N D USTR I E L 18 L'I D E NTI FI CATIO N D'U N E MARQ U E 26 USI N E- M O N D E 36 1960 -1990. M UTATIO N S 46 L A V I L L E D ES FR I CH ES I N D USTR I E L L ES 47 L A CU LTU R E D EV I E NT PO L ITI Q U E 50 L A V I L L E TRAN SITO I R E 58 N O U V EAU M I L L É NAI R E. L I E U U N I Q U E 66 CO N STR U CTIO N D U PROJ ET 67 R É HAB I L ITATIO N 74 APPRO PR IATIO N D U L I E U 80 U N E SCÈ N E NATIO NAL E PAS CO M M E L ES AUTR ES 86 B I B L IOG RAPH I E 94
1 — Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.
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Été 2014. Dans une des salles d’exposition du lieu unique, à Nantes, quelques visiteurs s’arrêtent net. Ont-ils bien senti ? Une odeur sucrée chatouille leurs narines et, pour certains, leur mémoire : on y perçoit le beurre et la vanille, comme les effluves d’un gâteau qui cuit… Aucun signe de folie, leur imagination ne leur joue pas de tours : c’est bien le parfum du Petit-Beurre, longtemps fabriqué entre ces mêmes murs, qui s’offre à leur odorat. Il a été reconstitué par la parfumeuse Laurence Fanuel pour l’exposition Curiositas d’Anne et Patrick Poirier, qui navigue dans les eaux entraînantes de la mémoire. Voilà un moment que l’idée flottait dans ce lieu : ranimer l’odeur du biscuit, comme un vestige qui aurait échappé à la transformation de l’ancienne usine LU en structure culturelle, quinze ans plus tôt. Spécialiste de la réminiscence et des douceurs sucrées, Marcel Proust ne s’y trompait pas : « Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir1. » Si la mémoire de l’écrivain est ravivée par le goût d’une madeleine, combien de souvenirs a fait resurgir, en cet été 2014, la reconstitution discrètement distillée de l’odeur si particulière qui régna autour de l’usine LU jusque dans les années 1980 ? Tout au long du xxe siècle, quand ailleurs dans la ville l’air était parfois saturé de tabac ou de goudron, ou, mieux, de l’odeur des produits exotiques (café, fruits, épices…) venus par bateau, le parfum du Petit-Beurre, un temps mêlé à celui de la confiture de framboise utilisée pour les Pailles d’Or, enveloppait jusqu’à l’écœurement ceux qui s’aventuraient dans ce qui n’était alors qu’un faubourg de la ville. Pour les plus chanceux, il s’accompagnait du goût des biscuits cassés ou défectueux, récupérés en bout de chaîne. Quand le vent soufflait du sud, le parfum se répandait, dit-on, jusque dans le centre-ville. Dans la ville, justement, la plupart des anciennes odeurs ont disparu. Et si l’on peut se réjouir d’échapper aux relents d’humidité remontant du sol et des cours d’eau, ou aux émanations polluantes de certaines usines, on ne peut que constater qu’aujourd’hui l’odeur de la ville est partout la même ou presque, composée majoritairement de gaz d’échappement et de bitume, d’où s’extirpent parfois les senteurs des plantes et arbres qui ornent l’espace public. De temps à autre, on y perçoit « la mer » aussi, lorsqu’une marée haute accompagnée de vent apporte de l’océan Atlantique l’odeur des algues et de l’eau salée. Aux abords du lieu unique, au lieu des effluves des biscuits, les passants se laissent surprendre par ceux du hammam (fleur d’oranger, ambre, eucalyptus… ?). S’il reste une pointe de sucre ou de beurre, elle provient de la boulangerie toute proche.
Même si leurs odeurs ont disparu avec la fin de leurs activités, certaines constructions industrielles ont traversé les époques, désormais prises dans les mailles serrées du tissu urbain contemporain. Mais pour qui leur prête attention, la plupart d’entre elles sont muettes. En l’absence de panneau ou de guide renseigné, il faut se plonger dans les archives pour espérer apprendre leur histoire. Dans ce paysage, l’usine Lefèvre-Utile, devenue le lieu unique, affiche une identité multiple. Le passé industriel des lieux affleure encore, depuis la tour aux couleurs de la marque jusqu’aux nombreux éléments préservés lors de sa reconversion : escaliers de métal, sols en béton ou poteaux, et même logo LU, visible un peu plus loin dans l’avenue Carnot. S’il n’a pas perdu la mémoire, le bâtiment n’en est pas pour autant un sanctuaire. Aucune machine muséifiée ne vient ponctuer la visite, car l’usine est toujours en activité : désormais ouverte sur la ville, elle fabrique de la culture. Cette attribution se perçoit sur les affiches ou dans les files d’attente qui traversent le hall les soirs de spectacle. Son visage de lieu de vie s’anime quant à lui autour des tables du bar ou du côté du Salon de lecture, qui a succédé à la librairie en 2020. Les férus d’architecture y voient un exemple de reconversion réussie, dirigé par l’un des promoteurs du genre, Patrick Bouchain. Les plus avertis en matière d’urbanisme distinguent ses qualités de « tête de pont » d’un réaménagement de quartier qui a fait la part belle à la préservation de l’existant. Depuis sa construction, au tout début du xxe siècle, l’usine LU est un symbole fort à Nantes, et de Nantes pour l’extérieur. Pour les voyageurs quittant la gare par sa porte sud, sa tour fait office de repère et salue au passage ceux qui poussent plus loin, vers Saint-Nazaire. On retrouve les deux lettres, patrimoine vivant, à travers la ville et au-delà : objets souvenirs, traces de murs publicitaires, tags croisés au détour de piles de béton, et même symbole de la Loire-Atlantique sur certaines cartes de spécialités régionales. LU a marqué l’histoire et l’identité nantaises : ne pense-t-on pas d’abord à elle quand on dit des natifs de la ville qu’ils sont des Nantais « pur beurre » ? ¶
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UNE AFFAIRE DE FAMILLE De Reims à Nantes Dans la Nantes du xixe siècle, les biscuits ne sont pas destinés aux enfants. Rendus très durs par une double cuisson qui permet de les conserver plus longtemps, ils font, aux côtés des légumes secs et des aliments conservés dans le sel, le quotidien des marins. Avant d’embarquer, on se procure ces « biscuits pour la mer » auprès de quelques boulangers et artisans installés sur le quai de la Fosse, centre névralgique du commerce maritime. Les bananes, épices et autres denrées exotiques débarquées massivement n’ont pas encore intégré les recettes pâtissières, et si une population plus large se mêle à partir des années 1820 aux loups de mer pour emprunter un des vapeurs qui assurent la liaison avec Saint-Nazaire ou Paimbœuf, on l’imagine mal acheter à son tour ces gâteaux austères, auxquels elle préfère sans doute les pains d’épice et les biscuits de dessert des boutiques du centre-ville… À sept cent cinquante kilomètres de là, dans les terres, Jean-Romain Lefèvre, vingt-sept ans, apprend vers 1845 de tout autres recettes auprès de son frère Antoine, qui s’est établi comme pâtissier à Nancy : pains d’épice, mais aussi biscuits aux œufs, macarons et biscuits roses « de Reims », dont le glaçage et la forme longiligne demandent une confection minutieuse… Souhaitant ouvrir son propre commerce, il se tourne vers Nantes, qui présente plusieurs avantages. Avec ses 94 000 habitants, elle est deux fois plus peuplée que Nancy et possède une économie dynamique. Elle est aussi une ville du sucre, qu’elle importe notamment de la Réunion – où pousse également la vanille – et qui est à l’époque transformé par pas moins de quinze raffineries. Dans ce contexte, il pourra implanter, en se servant des matières premières à disposition (le lait des alentours, les œufs et la farine de l’Ille-et-Vilaine et du Pays de Retz s’ajoutant aux produits d’outre-mer), un commerce inédit, évitant ainsi de concurrencer son frère et les fabricants de l’Est, plus nombreux. En 1846, il traverse donc la France pour s’installer au 5, rue Boileau, tout près de la très commerçante rue de Crébillon. Les vendeuses du magasin Lefèvre-Utile de la rue Boileau, novembre 1904.
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Avant son départ, il avait rencontré Pauline-Isabelle Utile, de onze ans sa cadette, qui a été placée comme demoiselle de boutique pour constituer sa dot. Elle le rejoindra après leur mariage, en 1850. À Reims, le biscuit accompagne le champagne, mais ici ? Produit de luxe, il est le plus souvent importé d’Angleterre, où il est déjà élaboré par des procédés mécaniques depuis 1815 environ. Cela n’empêche pas la production de Jean-Romain Lefèvre de s’écouler sur les marchés, les foires et même dans la cour de son atelier, où elle est présentée sur une petite table. Bientôt, la « fabrique de biscuits de Reims et de bonbons secs » ouvre sur la rue une boutique, gérée par l’épouse du pâtissier, dans laquelle les Nantais aisés achètent nonnettes, sucres d’orge et boules de gomme aromatisées aux fruits. En 1855, une trentaine de produits sont proposés à la vente. Six ans plus tard, Jean-Romain Lefèvre obtient une première récompense régionale, une mention honorable à l’Exposition nationale de Nantes, qui réunit deux mille cinq cents exposants, industriels, agriculteurs et artistes. En 1860, l’entreprise nantaise est baptisée « Lefèvre-Utile » pour se distinguer de celles des frères de Jean-Romain, qui prennent les noms de « Lefèvre-Denise » (celle d’Antoine, à Nancy) et « Lefèvre-George » (celle de Louis, à Sedan). Les trois maisons échangent régulièrement recettes et marchandises, se recommandent des employés. Antoine et Jean-Romain choisissent le même emblème, celui de la Renommée, figure allégorique le plus souvent représentée par une femme ailée soufflant dans une trompette. Vingt ans plus tard, les fours chauffent à bon régime, alimentés par quatorze ouvriers. L’atelier de la rue Boileau devient trop étroit, mais le développement n’est pas encore à l’ordre du jour, même si la boutique a pris ses aises au 7, rue Boileau depuis 1854 et que la fabrique a commencé sa mécanisation en 1878 en se dotant de fours à gaz. Lorsqu’il obtient la médaille d’or à l’Exposition industrielle de Nantes, en juin 1882, Jean-Romain est malade. Il s’éteindra moins d’un an plus tard. Dès novembre, Louis, le dernier des quatre enfants du couple, reprend les rênes de l’entreprise, bien décidé à faire fructifier le succès de ses parents. La vitrine du magasin Lefèvre-Utile, rue Boileau, juin 1902. Le premier établissement du couple fondateur a été transformé en un magasin luxueux.
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Louis Lefèvre-Utile Le tableau de 1899 est l’œuvre d’Hippolyte Dominique Berteaux, peintre officiel de la Ville, qui a notamment signé le plafond de l’opéra Graslin, inauguré en 1881. L’époque est à la photographie, mais Louis Lefèvre a préféré commander son portrait à l’artiste, pour mieux afficher sa réussite économique et sociale. Vêtu de noir, un pouce glissé dans la poche de son gilet, l’homme de quarante et un ans pose devant la vue qui s’offre depuis les fenêtres de son usine, sur le quai Baco. La présence de cette dernière est discrète, résumée à l’amorce d’un mur de briques rouges sur la droite, mais tout parle de prospérité. Derrière le patron, on devine la cathédrale et le château des Ducs de Bretagne, les deux emblèmes du patrimoine nantais, mais aussi, partie de la gare toute proche, une locomotive à la cheminée fumante, symbole de modernité. À leurs pieds, barques et pontons témoignent de l’activité qui règne sur les bords de la Loire. Sous ce paysage se cache un message : l’usine est idéalement située pour acheminer les matières premières et distribuer sa marchandise, auprès de la population du centre-ville et bien plus loin, par le rail ou par voie fluviale. Voilà seize ans que Louis a repris la maison de commerce Lefèvre-Utile. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas chômé pour donner à l’entreLouis Lefèvre-Utile, Hippolyte Berteaux, 1899. Huile sur toile. prise artisanale une envergure industrielle. À peine sorti du lycée, en 1876, le jeune homme prend part aux affaires familiales. Puisque l’Angleterre est en avance, il y fait un séjour, observe méthodes et outils, noue des contacts. À son retour, il dessine une machine à battre les blancs d’œufs, en attendant d’installer des machines à biscuits. Quelques mois plus tard, la fabrique est à lui et il entend lui faire prendre une autre allure. Plus question de vendre des produits d’autres marques, comme le faisaient ses parents pour compléter leur production artisanale : il faut augmenter les cadences. Dans cette ville industrieuse, il ne met pas longtemps à trouver ce qu’il cherche : en face du château, sur l’île de la Madeleine, l’ancienne filature Bureau est à vendre. Ses cinq étages en bord de Loire abritent notamment une forge, des outils et, surtout, une machine à vapeur de trente chevaux. Dès le début de l’année 1885, Louis achète le bâtiment, avec l’aide financière de l’oncle de son épouse. Ensuite, tout va très vite. Indifférent à la mauvaise conjoncture générale, le jeune homme se construit un avenir en grand. Il se fournit en machines anglaises, les plus récentes, installe trois fours et dote la fabrique d’une autre machine à vapeur. En 1886, les travaux sont achevés et la production de biscuits « de genre anglais » peut commencer. Depuis son plus jeune âge, Louis est sensible à l’art, et il fait très vite appel à des artistes pour réaliser emballages et réclames, et même la forme des biscuits. Mais c’est lui qui dessine avec soin celui qui deviendra vite emblématique : le Petit-Beurre. Le dessin de la dentelure comme la typographie rappellent les napperons et broderies, tout en jouant sur les chiffres symboliques : quatre coins comme les saisons, cinquante-deux dents comme les semaines de l’année, vingt-quatre trous pour les vingtquatre heures de la journée. Ses proportions répondent elles aussi à un savant calcul. En effet, huit Petit-Beurre empilés mesurent 5,3 centimètres, soit la taille d’un biscuit debout, ce qui permet d’optimiser leur conditionnement. Quant à la recette, elle se veut à la fois gourmande et équilibrée. Le 8 septembre 1886, la conception des moules du « Petit-Beurre-LU-Nantes » est consignée dans les registres du constructeur anglais Vicars, et le voilà prêt à agrémenter les tables de thé et de goûter du plus grand nombre. 15
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Vue de l’usine et du cours John-Kennedy, 1976.
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LA VILLE DES FRICHES INDUSTRIELLES
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Du centre aux périphéries Nous sommes au milieu des années 1970. À 4 heures du matin, le quartier dort d’un sommeil gris. Le café-restaurant fait l’angle des rues Mayence et de Jemmapes. Il s’appelle le Café du marché, mais le marché en question a disparu, transféré en 1969 sur l’île Sainte-Anne, la future Île de Nantes, avec son lot de gars aux mains calleuses et à l’appétit vorace. Avant, à cette heure, les volets du café étaient ouverts, ses lumières allumées. Dès 3 heures du matin, six jours sur sept, il vibrait des allées et venues des vendeurs et des routiers. Aujourd’hui, c’est le silence. De l’autre côté de la rue, dans le palais du Champ-de-Mars, c’est aussi le vide. Si ses murs pouvaient parler, ils en auraient des choses à dire ! Construit en 1930, le café a connu l’essor du Champ-de-Mars, vu défiler négociants, clientèle professionnelle ou familiale, militants politiques, grévistes… Le site peut accueillir jusqu’à dix mille personnes debout. C’est ici, et au stade Marcel-Saupin tout proche, qu’ont eu lieu les grands rendez-vous populaires des dernières décennies : foires au vin ou aux fleurs, meetings politiques ou encore un concert du tout jeune Johnny Halliday, en 1962. Mais les heures de fraternité ouvrière et de chants entonnés à pleins poumons sont révolues. Après le départ du marché de gros, toute une économie s’est effondrée en quelques années. Les expositions ? Transférées au nord de la ville, au nouveau Parc de la Beaujoire. Les rencontres sportives ? Accueillies un peu plus au sud par le palais des sports de Beaulieu, construit en 1973. Quant aux ouvriers, leur nombre s’est considérablement réduit. Une à une, les usines de la ville se vident. Ça grince. On revoit les systèmes de production, on transfère machines et hommes dans des locaux plus grands, plus « adaptés », qui brandissent leurs murs de tôle à la périphérie, où ils sont dégagés des contraintes de la circulation urbaine et des exigences de plus en plus marquées des riverains. Les populations les moins riches suivent le mouvement, quittant les vieux logements étroits pour ceux, flambant neufs, des tours de Malakoff ou de Bellevue. Le quartier, à l’image du secteur industriel, s’effrite. Et si le Café du marché tient tête, beaucoup d’autres ont baissé le rideau. Désormais, les alentours du Champ-de-Mars ne retentissent plus du bruit des machines et des clameurs des ouvriers et artisans. Même les usines LU, qui ont occupé jusqu’à quatre hectares, ont réduit la voilure, revendu une partie de leurs bâtiments. Que va devenir le quartier ? Les élus de la Ville montent des plans. En 1963, la cité des Ducs a été choisie pour faire partie des huit métropoles d’équilibre, dont l’aménagement doit permettre de contrebalancer l’hypercentralisation parisienne. Le quartier de la Madeleine est désigné pour accueillir nouveaux équipements et centre administratif : idéalement situé à proximité du centre-ville saturé, il n’est pas, contrairement à lui, classé périmètre sauvegardé, ce qui rend possible un réaménagement très large. Rapidement, des immeubles de bureaux remplacent certains bâtiments inoccupés. Ici comme ailleurs, les activités tertiaires montent en flèche. L’époque est aussi au règne de l’automobile. Depuis une dizaine d’années, les voies « express » sillonnent la France. En ville, la population s’accroît, et parallèlement le nombre de véhicules. Dans et autour de Nantes, les nœuds de circulation se serrent. Du côté du centre-ville, le comblement d’une partie des bras de la Loire et de l’Erdre facilite les choses, mais la traversée du fleuve se révèle particulièrement difficile. Au début des années 1960, la situation était devenue critique, le pont de Pirmil, seul point de passage, ne suffisant plus. Après celle de la chaussée de la Madeleine, une deuxième ligne de ponts est mise à l’étude, trait large et droit de 2 x 2 voies tiré au cordeau du château vers le sud. En 1963, la place de la Duchesse Anne, régulièrement engorgée, disparaît sous les crayons des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui tracent les tentacules d’un échangeur au point de jonction de cet axe sud et des axes nord-est et nord-ouest. « Il faut empêcher l’asphyxie de la ville », plaide leur ingénieur en chef, M. Wennagel, dans les colonnes du quotidien Presse Océan le 12 décembre 1963. « En 1955, explique-t-il, il y avait en France une voiture pour onze habitants ; en 1962, il y en avait une pour sept. Aux États-Unis il existe une voiture pour deux habitants.
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Graffitis à l’extérieur de l’usine.
Bassiste du groupe Hystérésis, The Bite Génération, 1995.
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N O U V E�U M I L L É N � I R E. LIEU UNIQUE L’enseigne lumineuse LU lors des travaux de rénovation de l’annexe Ferdinand-Favre.
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CONSTRUCTION DU PROJET De la friche à la maison À quel moment une idée naît-elle ? Combien de temps reste-t-elle en germe, en intuition, avant de s’imposer à l’esprit ? Par combien de cerveaux doit-elle circuler afin d’être suffisamment forte pour se développer ? Celle qui conduisit au lieu unique semble avoir pris forme au creux de six nuits d’octobre 1994, lorsque l’ancienne usine s’est « allumée » dans une atmosphère égyptienne. À ce moment-là, l’équipe du CRDC mesure l’aura du vestige industriel. « Nous prenons conscience que c’est un lieu extraordinaire, se souvient Jean Blaise, qui dispose d’une situation elle aussi extraordinaire, près de l’eau, un peu en dehors de la ville et où on peut donc faire du bruit… Je me souviens d’avoir pensé : quand on arrêtera Les Allumées (que je m’étais engagé à organiser six ans et pas une année de plus), on s’installera ici, on travaillera sur ce lieu. » L’année suivante, la réflexion poursuit son chemin. Le directeur du CRDC fait une proposition au maire de Nantes : investir l’ex-biscuiterie pour en faire une Scène nationale unique en son genre. Jean-Marc Ayrault accepte, tout en posant une condition : il souhaite que Les Allumées continuent quelques années encore leur travail d’identification rapide et positive de la ville, même sous une autre forme. Ce sera Fin de siècle, dont la troisième édition s’achèvera le 31 décembre 1999, à minuit, avec l’ouverture de la nouvelle Scène nationale. Ce laps de temps permettra au CRDC de concevoir la structure « de l’intérieur », les événements servant de tests aux différents usages du bâtiment. En octobre 1995, Les Allumées reprennent la friche pour lieu de fête. Mais celle-ci sera plus courte que prévu : « La Última », édition consacrée à La Havane, est transformée en Annulées faute d’autorisation du gouvernement cubain pour la venue des trois cent vingt artistes. Peu de temps après, l’usine entame sa transformation. Nantes Aménagement a placé en décembre le terme du bail de l’association LOLA, afin de procéder à des travaux de sécurisation et de préparer la nouvelle utilisation des bâtiments. Une fois de plus, le lieu est déserté. Mais tant de vies y sont passées qu’il vibre de multiples présences. Celles des ouvriers et ouvrières de la biscuiterie dans leurs ateliers spécialisés. Celle d’un Jean-Luc Courcoult accompagnant sa fille à l’assaut des mystérieux couloirs, ou d’un Didier Gallot-Lavallée, cofondateur de Royal de Luxe et décorateur toujours en quête de matériel de récupération, l’attention grande ouverte sur le passé du site. Celle enfin des artistes, amateurs de culture et fêtards qui se sont approprié la friche le temps d’une soirée ou de plusieurs mois. Désormais, c’est au tour de Jean Blaise et de son équipe de s’adonner à l’exercice de l’errance rêveuse et imaginative. Un exercice dont ils ne se privent pas. En 1992, le label de Scène nationale a succédé à celui de Maison de la culture. Pourtant, c’est bien l’idée de « Maison » qui guide leurs déambulations. « Nous jouions, une fois encore, nous faisions comme si nous allions habiter là, raconte Jean Blaise. Au sous-sol nous disions : “Bon ça, ce sera la salle de bains ; au dernier étage, la chambre des enfants ; à la place du restaurant actuel, la salle à manger”, etc. Véritablement, nous voulions, contrairement aux autres
Plus d’un siècle après son édification, l’usine LU fait toujours figure de repère dans le paysage nantais. Pourtant, ce bâtiment qui est devenu en 2000 le lieu unique, sous l’impulsion de Jean Blaise et du CRDC, ne livre pas d’emblée son passé. Qui sait encore que l’usine Lefèvre-Utile a couvert jusqu’à quatre hectares, organisant derrière deux tours jumelles toutes les étapes de la fabrication de ses célèbres biscuits ? Que l’usine, amputée d’une tour et de nombreuses constructions, abrita au début des années 1990 les personnages décalés de Royal de Luxe avant d’accueillir des artistes sulfureux en tout genre ? Que l’architecte Patrick Bouchain a posé dans le projet de sa réhabilitation les jalons de sa réflexion pour construire autrement ? Ce livre retrace l’histoire d’un bâtiment singulier et de ses occupants, de la fabrication des premiers Petit-Beurre à son statut actuel d’usine à imaginaire.
ISBN : 979-10-93572-72-7 9
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