Les Histoires Mécaniques

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UN ÉCRIT DE

RHITA CADI SOUSSI

lieuurbain&aCtions architecturales « Les histoires mécaniques »

encadré par

thomas-bernard kenniff



sommaire d’un texte écrit par

RHITA CADI SOUSSI

1Introduction : Quelques mots pour commencer 21288 mots : Des images, des lumières & des sons 3Bibliographie : Quelques ouvrages de référence


«Tout au bout de la route américaine, il y a un homme et une femme qui font l’amour dans une chambre d’hôtel. Je ne voulais rien d’autre.» - J. Kerouac, Sur la route.


Une introdUCTION On aurait pu ouvrir la scène sur une musique de Kavinsky. Pour rendre ça plus poétique. Plus dramatique. Ou plus saisissant encore. Un conte urbain qu’on aurait pu tourner dans une Amérique du Nord post-golden âge, dans le regret mécanique et unanime de la foule plongée dans une mélancolie intemporelle. Ici, où le temps n’a plus d’espace, je donne à l’architecte que je deviens le droit d’inverser mon rôle. J’écris plutôt que j’imagine construire. Dans un motel de Phoenix, un homme est assis, le dos au mur d’une chambre. Il regarde une mare de sang qui grandit à ses pieds. Ainsi commence Drive, livre de James Sallis. On émancipe le lieu de tout principe de réalisme, incorporant cette imagerie lustrée et artificielle. On perturbe l’imaginaire par l’entrechoquement d’univers, amorçant des romances silencieuses dans la cadence monacale du trafic. Cet imaginaire est celui de l’infini parcouru de béton et de l’inconscient nord américain, cette fuite en avant toujours, cette fuite qui tourne en rond,

lancinant entre glamour et éphémère. J’ai lu Jack Kerouac, Robert Venturi, Jane Jacobs, Marc Augé et Bruce Bégout, regardé Alfred Hitchcock, Wim Wenders et Nicolas Winding Refn, ces grands auteurs, écrivains, cinéastes ou architectes tiraillés entre la beauté et la laideur, entre le constat et la volonté de changement de ce «global city blues», et de cette répétition inlassable du vide. À produire trop d’espace, on annule sa puissance. L’urbanisme américain aura fait de la rue un dédale infini de signaux lumineux. Passant de l’utopie au cauchemar, à cheval entre l’ambivalence rationnelle de Venturi et de Jacobs. La critique d’une ville sans limite, reste dans les abords des métropoles une situation en crise. Que faire de ces territoires jalonnés de fast : fast-food, fast cars, fast men, fast space; de ces décors de cinéma, de ces façades en carton, des lumières, des néons? Cet étalement du territoire m’intrigue, et je questionne sa légitimité. Je questionne ses critiques. Ce qui n’est pas un questionnement nouveau. Simplement une problématique contemporaine.


« La nature est progressivement dévorée par l’escalade simultanée de la culture et de la densité s’exerçant sur un même lieu. La métropole aboutit à une pénurie de réalité. » - New-York Délire, Rem Koolhaas -


I. constats de bords de route ed ruscha

Ephémère. «De l’affiche publicitaire à la volonté de conquête spatiale, tout se résout en cette présence de fait désertique où chaque chose semble pouvoir disparaître à tout instant et réapparaître tout aussi soudainement comme le signe de son effacement.»1 Longtemps le lieu a été défini, comme étant l’expérience vécue d’un espace architecturé. Au fur et à mesure du délitement des villes, des contre-théories émergent. Marc Augé bouleversera l’approche même lieu, avançant l’érosion de ce dernier par l’émergence d’espaces nouveaux : ceux de la surmodernité. Il définit ces non-lieux 2 par l’excès (excès de temps, d’espace, d’informations par l’image, d’individualité...) Un manifeste de l’éphémère qui ne permet pas à l’homme de s’y identifier. La relation à l’espace devient donc la même pour tous ces espaces identiques. Symbolique. « L’enseigne est plus importante que l’architecture.. L’enseigne sur le devant est une extravagance vulgaire, le bâtiment derrière, une nécessité modeste.»3 L’architecture du hangar décoré cherche a attirer l’attention des intoxiqués de l’asphalte. L’automobile est devenue productrice de non-lieu par la génèse de mouvements. L’homme n’est plus acteur urbain, il devient le spectateur d’une architecture antispatiale. D’une architecture creuse, évocatrice d’images préfabriquées. C’est la victoire de l’oeil d’un monde mis à distance, l’espace urbain devenant une vitrine de la consommation, une vitrine tout court. Cette activité

productrice d’architectures fonctionnalistes où l’espace disparaît. Démesure. «C’est en définitif la démesure spatiale du territoire américain qui a conduit à l’architecture des bords de route à ne prendre en compte qu’un seul élément : la briéveté du séjour.»1 Jane Jacobs sera une des plus ferventes critique de cet urbanisme fonctionnel, et fera l’éloge d’un retour à la ville traditionnelle, à l’espace public où l’homme se sent libre.4 Deshumanisé par l’automobile, le passant n’est plus flâneur, il devient l’automate d’un environnement urbain hostile dans l’étendue goudronnée des perditions humaines. De la même façon qu’on perd le sens des réalités, on perd l’échelle des hommes, et les divisions spatiales s’appréhendent comme des divisions du temps. Et c’est dans cette vacuité qu’alors émerge, la possibilité d’un imaginaire. Recyclage. «Des histoires à peine esquissées naissent du mouvement automobile et des images furtives débouchent sans ordre dans l’angle de vision.»1 Peintres, cinéastes, écrivains, photographes, architectes, sociologues. Tous ont trouvé une poésie à cette architecture secrétée par l’odeur du brûlé et la chaleur du diesel. Comment transposer ces fragments d’imaginaires, et la frénésie de leurs récits, dans une réalité détruite par la répétition moroses des univers de fin de ville ?


II. infirmer ou raviver le mythe

Cartographier. J‘avais donc 3 propriétés à vérifier : conditions éphémères, symbolisme et démesure. J’avais comme cible ce lieu : Saint-Raymond, rue Saint-Jacques, Montréal. J’avais limité mon étude entre deux stations de bus, sur ce qui me semblait être le plus représentatif des théories abordées en première partie. Un endroit où le particularisme s’exprime par le pourcentage d’asphalte dépassant celui des hommes. Sur ce territoire s’assemble un ensemble de contradictions : humaines, sociales, urbaines et géographique. Un lieu où les symboles dépassent les récepteurs. À la manière d’une autoroute américaine se désagrège ici le tissu urbain au gré du morcellement physiques des limites d’une grande ville : 2 motels, 1 station service, 6 garages, 2 fast food et 5 entrepôts. Observer. Hauteur maximale de l’horizon? 5m. Matériau dominant : la tôle. 5 commerces. 30 enseignes. 65 couleurs allant du jaune au rouge. 1 trottoir de 2m de large. 3 parkings de centaines de mètres. Aucun homme. Ces objets sont trop grands pour lui. Cette lignée de garages, de motels, de stations service, ne concernent que le quotidien des hommes de passage. 86% de vide, dont 78% pour la voiture. Ici le vide = parking. 98% des activités sont aussi dédiées à la voiture (garages, entrepôts etc.) et les 2% d’activités dédiées à l’homme sont destinées aux hommes de passage. L’espace s’affranchit d’une organisation

habituelle, construisant son propre agencement qui n’est superposable à aucun autre, seulement identifiable. Analyser. Cette ambiguité de l’espace, cette frontière floue, est abordées dans les concepts de «loose space» de Karen A. Franck, qualifiant ces lieux urbains comme une scène d’inattendu, d’une spontanéité possible qui font ce des derniers leur richesse : « People always find a way to pursue desired activities within or around the existing order and controls, the latter do not prevent looseness from emerging.. Rules may be subverted.. Through the tensions generated by informal activites we are made aware of the ways in which public space mediates the relations between different groups of people and different ideas of the public interest ». Cet Autoland à Saint-Raymond est un symbole éphémère dont il manque l’attraction. Sur cette rue lui fait face, des îlots entiers d’hommes assis derrière leur rideau en crochet pour qui se dessine un paysage de l’impossible présent. Il n’y a donc pour ces hommes : aucun service, aucun loisir, dans ce quartier de plus de 75 nationalités. Seule la vitesse ici rassemble les hommes « où la déconnexion architecturale et les interférences extérieures comme les interactions humaines sont toutes réduites à zéro.» 1 Alors, comment leur éviter le coup violent de l’entrechoquement social ? Comment faire parler les hommes ? Comment faire marcher les hommes ?


symboles sur saint-jacques


22. USAGES NON RÉSIDENTIELS

39.

35.

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34. 33.

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8. 9. 5.

1.

2.

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SERVICES

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6.

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BUREAUX

RESTAURANTS

COMMERCES


25. 24. 26. 28. 27. 29. 20. 17. 19. 18.

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ENTREPÔTS

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1. groupe CENTCO, plomberie, éléctricien 2. CARQUEST, pièces autos 3. bureaux (Gilbarco, OPW) 4. "classy car wash" 5. restaurant Kapoga 6. garage Somerled 7. pièces autos et location voitures 8. Bourbonnais, réparation et location camions etc. 9. Vente d'accessoires mobiles 10. Auto Sean, vente d'automobiles 11. Carosseries 12. Réparation pare-brises 13. Monsieur Monfleur garage de réparation d'auto 14. Discount, location d'autos et camions + UPS Store 15. Pizza Spot + Dic Ann's 16. Station service 17. Shabu Shabu restaurant + simulation golf 18. Entrepôts 19. Elektrica, électricien 20. garages 21. Motel Sunrise 22. Midas, réparation automobiles 23. Ultima, vente de voitures d'occasions 24. Centre du pneu st-jacques 25. Lavage auto à la main 26. Car n' toys 27. Garage de Montréal 28. Aubin Môtel 29. Auto Adis 30. Module du Nord Québecois 31. Services automobiles divers 32. M&M Auto-Tel 33. Eclipse 34. Texas Electroniques 35. Nicolas Hoare, librairie 36. Garage municipale 37. Hyundai Prestige 38. Adventis Academy 39. Bethlehem United Church

MÔTELS

INSTITUTIONS PUBLIQUES

cartographie programmatique.



rue saint-jacques


III. PROJET SUR L’ASPHALTE pipilotti rist

Junskpace. Junk = détritus, désordre. Junkspace = espace incompréhensible et aberrant, sorte de désordre permanent et irrattrapable. 5 Lacunes. Pas de lieu culturel, pas de lieu de ralliement. L’espace privé s’oppose physiquement, radicalement, à l’espace public. Des ilôts entiers de logements font face à l’Autoland séparé par Saint-Jacques. Faire évoluer le quartier, lui redonner un espace public, passerait par la reconversion du sud de Saint-Jacques. L’élaboration contemporaine d’une telle stratégie passerait non pas par la moderniste tabula rasa, mais bien par l’enseignement post-moderne et l’authenticité «jacobsienne». Aujourd’hui ce type d’architecture de hangar fait office de patrimoine identitaire, identifiable, culturel. Sa reconversion ou son évolution, passe par sa compréhension. Condition qui nie d’emblée la possible destruction du lieu. Micro- récits. Les rares témoignages de la communauté de Saint Raymond que j’ai pu collecter confirme ma position de départ. Les hommes ont réussi à se construire un quotidien dans cet espace désorganisé. Certains y trouvent leur emploi, d’autres des façons informelles de traverser l’espace vers la falaise. Mais personne n’y habite. Se croisent alors habitués et hommes de passage, toujours dans le mouvement, qu’il soit récurrent, irrégulier ou exceptionnel. Des trajets et des pratiques qui, ancrés dans leurs inconscients, doivent être pris en compte

dans la génèse d’un projet architectural ou urbain. Projeter. Nom masculin signifiant « 1-Lancer quelque chose, quelqu’un en avant ou en haut, le pousser avec force vers un lieu 2- Faire passer un film, des diapositives dans un appareil qui en envoie les images sur un écran. 3- Avoir l’intention de faire quelque chose, en former le dessein ». Trois sens qui n’en font qu’un à Autoland. Dans cet espace à deux vitesses (l’homme versus l’automobile) il conviendrait de n’en trouver qu’une seule. À la fois, une activité qui arrêterait les deux dans le temps, et dans l’espace. Une des manières de «projeter» sur l’asphalte, serait de projeter sur écran. Cinéma. De la place, des parkings, plein air & voitures qui s’alignent. Aucun loisir dans l’amas de néons, aucun loisir devant la falaise. Recycler le vide par le conditonnement du plein et dans l’économie de moyen. Dans la lignée de projets tels que les jardins communautaires, ou ceux de bibliothèques collaborative (Karo Architekten), le cinéma en plein air peut jouer ce rôle de déclencheur social et urbain, vers une complexité et une mixité programmatique, qui pense d’emblée la reconversion de ce territoire en le valorisant par ses pratiques humaines. Car comme le rappelle Doina Petrescu dans «Jardinières du commun», ce n’est que par l’homme que le lieu s’anime, l’architecte comme observateur extérieur venant valoriser, initier et soutenir, les réseaux qui naturellement se formeront : génèse de socio-spatialité.


parking actuel au sud de saint-jacques


LE NORD LA VOIE FERRÉE 4

L'ÎLE SUBUR 3

SAIN


RBS

NT-JACQUES 1

AUTOLAND 2

LA FALAISE

cartographie «zonage»


b i b l i o gra phie 1- BÉGOUT, Bruce, Lieu commun : le motel américain, Paris, Allia, (2003).

2- AUGÉ, Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, (1992).

3- VENTURI, Robert, SCOTT BROWN, Denise, Steven IZENOUR, L’enseignement de Las Vegas, Bruxelles, Mardaga, (2008). 4- JACOBS, Jane, The death and life of Great American Cities, New-York, Random House, (1961).

5- KOOLHAAS, Rem, Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain, Paris, Payot & Rivages, (2011).



HIVER 2013

ARC 3321


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