Christine Martel
Résumé Cet article pose le contexte de l’application concrète d’une notion politique anglaise, les « key workers » (travailleurs « clés »). Suite à la hausse des prix des logements dans le centre de Londres, le gouvernement de Tony Blair décida au début des années 2000 d’expérimenter une politique dont l’objectif premier fut de favoriser l’accès au logement de certaines catégories professionnelles dites « clés » de la métropole, c’est à dire essentielles au bon fonctionnement de celle-ci. Ces catégories professionnelles, évincées des centres-villes, font face à des difficultés de recrutement et des choix de mobilité professionnels et résidentiels complexes, explicités dans cet article.
Mots-clefs: travailleurs clés, métropole, relégation, logements, politique urbaine
Les travailleurs « clés », une notion qui fait débat
L’accès au logement est une préoccupation majeure aujourd’hui dans les grandes métropoles, et notamment dans la métropole bordelaise et son centre-ville. La crise du logement affecte une grande majorité de français. En effet, la construction est aujourd’hui au plus haut, le nombre de transaction aussi, tout comme le montant de crédits distribués. En conséquences, le BTP (+16000 postes depuis le 1er janvier 2017) et les agents immobiliers (+6000 emplois) recrutent, et les start-up fleurissent 1. Mais cet emballement a un revers car l’envolée des prix s’accélère: +3,9% au troisième trimestre sur le plan national par rapport à la même période en 2016 2. Ces hausses de prix sont circonscrites à quelques métropoles, sans affecter le reste du pays ni des villes moyennes ou grandes. Bordeaux cristallise aujourd’hui cette explosion fulgurante des prix, avec un prix médian du mètre carré dans la vieille ville de 3590 euros, avec une augmentation de 12,1%. Bordeaux métropole se classe en 5ème position des villes les plus chères de France, après Paris, Aix-en-Provence, Nice et Lyon, pour les appartements anciens avec un prix médian de 3170 euros/m2 3.
En effet, le marché de l’ancien vole aussi de record en record. Cependant, cette euphorie immobilière ne bénéficie pas à tous. La flambée des prix a pour première conséquence l’éviction des habitants les moins aisés des métropoles, les jeunes en tête. Les inégalités se creusent, avec les plus précaires, condamnés à se loger dans un parc locatif privé plus restreint. Parallèlement, les distances domicile-travail tendent à s’allonger depuis dix ans. Les lieux de résidence sont plus dispersés, ce qui induit des déplacements domicile-travail depuis et vers les principaux pôle d’emplois. La distance quotidienne des déplacements domicile-travail dans la métropole Bordelaise représente 56% de la distance totale de déplacements (tout motifs) des actifs, de la même manière la durée quotidienne de leurs déplacements domicile-travail correspond à la moitié de leur temps total de déplacements 4. Que reflète cette allongement? Dans quelles mesures pénalise-t-il les plus modestes?
La notion de travailleurs « clés » La crise du logement induit une instabilité organisationnelle et économique, qui nécessite de se pencher sur des politiques de logements dits « sociaux » visant à aider les travailleurs « clés », ou « keyworkers ». Parallèlement, suite à cette situation problématique, le RoyaumeUnis décida de créer une politique dont l’objectif est de favoriser l’accès aux logements des catégories considérées comme étant des travailleurs « clés ». Ce mécanisme, vu comme une aide directe au logement des travailleurs considérés comme clés par les administrations britanniques, n’existent pas en France. Car contrairement à l’aide française fondée sur l’aide sociale aux personnes, indépendamment de leur intérêt économique pour la société, ce sont les difficultés de recrutement des organismes publics et semi-publics britanniques pour certaines professions à salaire faible, qui ont entraîné une action institutionnelle afin de remédier aux difficultés de logement de ces travailleurs. Trois critères sont retenus de cette notion de travailleurs « clés »: • les travailleurs clés exercent une fonction essentielle au service public; • Les secteurs concernés connaissent des difficultés de recrutement; • Les difficultés de recrutement sont notamment liées aux difficultés de logement: fort écart entre le salaire et le prix du loyer/logement.
Une première définition des travailleurs clés Selon cette première définition, la notion de travailleurs clés représente des professions qui font face à des difficultés de recrutement sur le territoire métropolitain, en particulier notamment pour des raisons de difficulté à accéder à des logements abordables. Selon l’Enquête Besoin de Main-d’Oeuvre (BMO) de Pôle emploi, en 2017, 37,5% des projets de recrutement sont jugés difficiles par les établissements français. Les motifs de difficulté invoqués sont, dans un cas sur trois les conditions de travail( pénibilité, horaires, distance, salaire…) et dans près d’un cas sur dix, des difficultés liés à la mobilité (permis de conduire, logement). L’enquête BMO 2017 donne la liste des dix professions pour lesquelles le recrutement est jugé particulièrement difficile à Bordeaux. Parmi elles figurent notamment les charpentiers, les régleurs, les carrossiers automobiles et les couvreurs. Les difficultés d’accès au logement, les conditions de travail et les problèmes de mobilité sont les principales raisons données aux complexités de recrutement constatées.
Une deuxième définition des travailleurs « clés »: une place essentielle dans la métropole? Cette deuxième définition considère les travailleurs « clés » comme des personnes essentielles au fonctionnement de la métropole. Ces fonctions se démarquent selon l’intensité du caractère essentiel de leur fonction. En premier lieu, on retrouve des professions des secteurs de la santé (infirmiers, sage-femmes, aides-soignants, etc.) et de la sécurité (policiers, gendarmes, surveillants de prison, pompiers, etc.) qui assurent des services essentiels en cas d’incidents majeurs. En second lieu, on retrouve les secteurs de l’éducation (professeurs des écoles, etc.), de la petite enfance (assistantes maternelles, etc.), des transports (conducteurs de transports en commun, etc.) et de la propreté (ouvriers de l’assainissement et du traitement des déchets). En troisième lieu, les professions liées à l’industrie de l’eau, de l’énergie et de l’environnement. Enfin, en dernier, les professions liées à la fonction publique au sens large (personnel administratif, etc.). Autant vous dire que cette liste est vaste, critiquable mais non exhaustive car elle se concentre uniquement sur le secteur des services. Les entreprises pourraient, quant à elles, prétendre à des listes plus ciblées selon les fonctions essentielles à leur fonctionnement.
Choix résidentiels et choix professionnels Plusieurs enquêtes confirment que l’emploi concentré au centre des agglomérations entraine des plus grandes distances domicile-travail. Prenons l’exemple type des agents de police de l’Etat et des agents de transport de voyageurs qui sont ceux qui travaillent le plus loin, en moyenne à plus de 14km de leur domicile. La carte des communes de lieux de travail des agents de police de l’Etat montre des concentrations importantes dans des pôles surtout situés au coeur de l’unité urbaine. Cependant, la question du rapprochement habitat-emploi est complexe. Bien qu’elle soit souhaitable à l’échelle d’une ville ou d’un département, elle peut paradoxalement aller à l’encontre des souhaits des salariés concernés. Dans les métiers de la sécurité, les travailleurs concernés préfèrent souvent habiter à une certaine distance (ni trop près ni trop loin) de leur lieu de travail. La notion même de proximité est à relativiser. Les modes de transports actuels permettent souvent d’être proche en temps mais loin en kilomètres. Raisonner sur un temps maximal compatible avec l’exercice d’une activité clé, c’est permettre aux salariés de choisir librement leur lieu d’habitation dans un périmètre étendu. Mais c’est également accepter une défaillance du système de transport, qui pourraient rendre impossible le service.
La qualité de vie comme fondement de choix en matière de logement Plus que l’adaptation aux critères professionnels des personnes, c’est la qualité de vie propre à un logement qui fonde les stratégies pour accéder à celui-ci. La mobilité ne constitue apparemment pas la première préoccupation des ménages. Cependant, les assistances maternelles libérales constituent une exception à l’importance donnée à la qualité de vie parmi les critères de choix de logement. En effet, ce dernier constitue également leur lieu de travail, et doit donc être adapté à leur profession et aux besoins qu’elle induit. Leurs clientèle se fait généralement dans un périmètre restreint, leur quartier, et un déménagement forcé les pousseraient dans une précarité résidentielle et professionnelle.
Une notion qui fait débat Cet éloignement progressif du centre de l’agglomération d’une catégorie de travailleurs jugée indispensable au fonctionnement de la métropole, pose la question de l’efficacité économique et sociale de la métropole. En effet, si la métropole est incapable de garder ses travailleurs « clés », ceux ci iront vivre en province. Si la métropole ne peut pas attirer et garder ces tra-
vailleurs clés, dans un contexte de compétition internationale entre les métropole, celle-ci perdra de son image internationale et de son attractivité. Et puis ce risque d’exclusion progressive des centres de certaines catégories professionnelles va à l’encontre des objectifs de mixité sociale propagandés par les politiques publiques. Le cas de la rénovation du centre ancien de Bordeaux cristallise ces problématiques. D’emblée, cette notion soulève des questions de principe et fait débat. Devrait-on ainsi construire par la négative une liste de professions moins indispensables et moins nécessaires au fonctionnement de la ville? Le débat sur la discrimination positive fait également surface à travers cette notion, car elle induit une inégalité de traitement dans les politiques du logements.
Notes 1
Insee BF2014
2
Insee BF2014
3
Notaires Gironde
4
a’urba, Bordeaux métropole Aquitaine
BIBLIOGRAPHIE
Articles de presse
- Isabelle Rey-Lefebvre, 30 Novembre 2017, Immobilier: les prix au coeur de l’Ile-deFrance s’enflamment, Le Monde Economie.
- Jean-François Arènes, interviewé par Pierre Maréchal, 14 Juillet 2015, Les travailleurs clés, une fausse bonne idée?, metiseurope.eu.
- Emma Eilbeck BA, 26 décembre 2017, Are you classed as a key worker?, affordablehomeadvice.co.uk.
Etudes
- REPERES, Drihl, Services des observatoires, études, évaluations, 2013, Les travailleurs clés à la française.
- a’urba (agence d’urbanisme, Bordeaux métropole), 2013, Les déplacement entre le domicile et le travail en Gironde.