L’urbanisme sur dalle : héritage d’un paysage urbain. par Anthony Sanchis, le 24/01/2018 Mots clés : espace public / urbanisme / piéton / voiture Adaptation d’idéologies modernes visant à séparer les flux automobiles des piétons, ce modèle de composition de la ville issu du contexte euphorique des Trente Glorieuses semble depuis quelques décennies s’essouffler. Au travers de différents exemples, cet article propose de revenir sur les fondements et l’évolution d’un phénomène qui est aujourd’hui au coeur d’enjeux de reconversion urbaine dans les villes concernées. L’érosion d’un patrimoine. En arpentant les « rues hautes » mises en place par le système de hiérarchisation de l’urbanisme sur dalle, une sensation d’abandon confère à ces espaces une ambiance quelque peu hors du temps. Ces réalisations guère plus vieilles qu’un demi siècle et bien qu’inscrites dans des périmètres urbains majeurs (UNESCO pour le quartier Mériadeck à Bordeaux, « Secteur Sauvegardé » pour celui du Polygone à Montpellier), s’avèrent cependant échapper aux interventions d’entretien et de rénovation de l’espace public. Afin de mener une réflexion sur le sujet, il apparait intéressant d’établir avant toutes choses un état des lieux du modèle, tel qu’il se présente aujourd’hui. Dans un mode de fabrication contemporain de la ville durable et dans un contexte de métropolisation, il est évident que la question de densification urbaine amène à réfléchir à la quantité et la qualité des vides en ville. Là où la moindre parcelle ou friche serait en proie aux spéculations foncières, les quartiers sur dalle paraissent quand à eux complètement laissés de côté. Ces vastes espaces, sous la forme d’esplanades, de parvis, de jardins ou de passerelles, implantés à quelques mètres au dessus de la rue traditionnelle, semblent ne plus pouvoir participer à la vie de la cité, peut-être par manque d’attractivité. Désertés par certains, ils deviennent le terrain d’appropriation pour des pratiques alternatives. Les artistes et sportifs urbains trouvent par exemple en ces lieux une zone de liberté d’expression car peu fréquentée et isolée de la « rue basse ». Leurs actions viennent ainsi mettre en place de nouveaux rapports à la dalle ouvrant les possibilités à des utilisations autres que la circulation. Ici à la Part Dieu, à Lyon, le garde-corps d’un escalier condamné sert de rampe à un groupe de skateurs, là-bas à Mériadeck le bassin asséché de l’esplanade Charles De Gaulle invite aux performances artistiques. Mais alors que faire avec cet héritage ?
De l’interprétation à l’application d’une doctrine moderne. Traduction urbaine et architecturale de l’ère du tout-automobile au coeur des années 1960-1970, les constructions sur dalles vont en l’espace d’une décennie profondément modifier la morphologie des villes ayant fait le choix d’un urbanisme vertical. Cette nouvelle manière de concevoir l’espace public de toute pièce en le dégageant des contraintes du sol naturel, aura comme programme de donner un coeur vivant à la cité, le lieu des échanges, du travail et des loisirs. Ce paradigme urbain exposé depuis sa fabrication, avec ses avantages et inconvénients, comme le produit d’une période de Reconstruction propice à l’expression idéologique, trouve finalement ses fondements dans les grandes pensées modernistes du début du siècle. Pour prétendre à une harmonie parfaite dans la ville, les architectes-urbanistes théoriciens représentés par Eugène Hénard (Rue future, 1910), Harvey Wiley Corbett (City of the Future, 1913) et Ludwig Hilberseimer (Vertical City, 1924), ou les cinéastes comme Fritz Lang (Métropolis, 1927) s’imaginaient d’ores et déjà au deçà de leur oeuvres, un paysage urbain démultiplié et rythmé par la superposition des voies de circulation. L’application des représentations d’un Babylone moderne émergeront au cours des différents Congrès Internationaux d’Architecture Moderne pour une architecture et un urbanisme fonctionnel. Avec le Plan Voisin pour Paris, principale application de la Charte d’Athènes et de la Ville Radieuse, Le Corbusier va explorer au maximum l’utopie d’une ville rationnelle pour atteindre un idéal d’efficacité avec la superposition et la séparation des circulations. C’est dans un paysage urbain européen abimé par la Seconde Guerre Mondiale, que va soudainement naître le besoin de reconstruire sur ce qui se manifeste comme une tabula rasa. Ces espaces, complétés d’anciennes casernes militaires désertées, vont représenter de véritable vides au sein des villes. C’est d’une volonté de ville durable cherchant à limiter l’extension des villes en favorisant la densité, que les premières applications d’un urbanisme de ségrégation des flux vont voir le jour. Le nouveau centre - espace de la ville dont la centralité n’est pas géographique mais économique et politique et contribuant à son identité et son rayonnement (Les Centres Urbains, Sylvia Ostrowetsky) - va alors être défini comme un artefact concentrant toutes les fonctions sur deux ou trois plans : le sous-sol et ses voies de distribution primaire, la surface zéro en distribution secondaire et enfin le nouveau rez-de-chaussée ou « zone libre », sol artificiel renvoyé à quatre ou cinq mètres au dessus des rues adjacentes (Traffic in towns, Rapport Buchanan). En France on parlera alors de La Défense à Paris, La Part Dieu à Lyon ou Mériadeck à Bordeaux pour les plus populaires.
L’évolution des déplacements en ville : la mise à mal d’un modèle. La radicalité des principes mis en place par le zonning vertical impose de toute part une nouvelle façon de se déplacer. Gérer les flux induits par la circulation est très vite devenu un enjeu politique majeur dans l’organisation des villes. La hiérarchisation des vitesses de déplacement va alors venir déterminer la fréquentation des différents plans de la dalle. Au plus bas sous les épaisseurs de béton viennent s’insérer les réseaux à grande échelle comme les gares qui permettent une desserte des villes entre elles. La couche du milieu correspondant à l’espace de stationnement des véhicules remplace l’ancien rez-de-chaussée. C’est ainsi que le complexe offre un spectacle de va-et-vient automobiles s’engouffrant dans les fines bouches de béton. Au plus haut sur la nouvelle rue les flux piétons définissent une troisième échelle de circulation autour d’espaces aérés. La séparation de ces circulations va au fil de l’évolution de la dalle et avec celle de notre société, affecter ce modèle d’urbanisme. Pensée et dessinée pour l’automobile, la question de ce type de déplacement en ville va, avec les chocs pétroliers de 1973 puis 1979, remettre en question l’urbanisme vertical. Le modèle d'une croissance fondée sur une forte consommation d'énergie qu'il était possible d'acquérir à faible coût, va sans grande surprise impacter l’utilisation et la présence d’automobiles dans le milieu urbain. La série de grands parcs de stationnement construits dans les années 60, et qui marquent encore aujourd’hui le paysage des centres-villes, vont également voir leur fréquentation s’amenuiser. En réponse et surtout en opposition à cette doctrine, de nouvelles méthodes de fabrication de la ville vont voir le jour. Pour le quartier d’Antigone à Montpellier (Ricardo Bofill, 1983), la création d’un ensemble urbain majoritairement piéton mais cohabitant avec la voiture, va considérablement venir décliner les principes mis en avant par le système de la dalle du Polygone auquel il est adossé. En accentuant le rapport au sol naturel par un jeu de places successives, le piéton se retrouve confronté à une différence de niveau qui le pousse à contourner la dalle. C’est dans cette volonté post-moderne prônant le « re-partage » de la rue faisant suite à une période de séparation, que les premières opérations de rattachement à la « ville basse » vont se manifester. Afin de sortir de cette situation de rupture, les réflexions vont s’orienter vers les problèmes liés à l’enclave. La création de percées par des éléments simples de circulation verticale (emmarchements, rampes d’accès, escalators ou escaliers) permettent aux espaces sur dalle d’être mieux desservis, plus accessibles. Cette notion d’accessibilité en terme de transports en commun vient également pointer du doigt cet urbanisme. Dans les moyennes et grandes villes, la « mode » des tramways
comme principal transport dans la ville durable va accentuer la relation que peuvent avoir les piétons au sol naturel. Dans le quartier de Mériadeck à Bordeaux, l’insertion du tracé de la ligne A mis en service au début des années 2000 va venir renforcer l’attractivité du niveau zéro laissant comme utilisateurs de la dalle, habitants et personnels des tours bureaux. Inviter le piéton à pratiquer un espace en rupture physique avec le reste de la ville a, dès les premières réalisations, quelque peu sonné le glas des dalles. En voulant séparer la personne qui marche de celle qui conduit, les initiateurs de ce type d’urbanisme n’y voyaient pas la même personne. Au delà de la fonction, c’est aussi la forme qui a été mise à mal avec les épreuves du temps. À l’image des Grands Ensembles, les réalisations sur dalles sont issues d’un procédé de fabrication rapide car mis en oeuvre par un assemblage d’éléments de béton pré-construits. La passerelle est un des éléments forts du système de dalle. Sorte de passage piéton où l’on ne risque pas de croiser quelconque véhicule, cet outil de franchissement délaissé semble parfois réduit au statut d’instrument. Il appartient simplement aux aménageurs de juger bon de sa présence ou de sa fonction. À la Part Dieu (Lyon) ce sont plus de la moitié d’entre elles qui ont été supprimées afin d’aérer le quartier. Pour les besoins de réhabilitation d’un immeuble à Mériadeck, la passerelle de la Croix du Palais a été reconstruite à l’identique 10 mètres plus loin. Les créateurs n’étant plus concernés par le devenir de ce modèle d’urbanisme, ce sont désormais de nouveaux acteurs qui oeuvrent à sa conservation et sa transformation, l’amputant ainsi de ses éléments fondamentaux. L’optimisme contemporain : le partage de l’espace public. Mais alors comment inscrire ce quartier du siècle dernier dans une modèle de ville durable ? Comment parvenir à inviter les modes de déplacement doux dans un espace conçu pour l’automobile ? Quelques exemples français de reconversion viennent proposer pour une vision nationale des solutions d’adaptation aux « modes de ville » contemporain. Conçue dans les années 1960 comme une « autoroute urbaine » pour faciliter le trafic automobile autour de La Part Dieu, la rue Garibaldi de Lyon propose aujourd’hui de se réinventer. En mettant en place différents type d’aménagements urbains et paysagers et en modifiant la morphologie de la rue, l’enjeu a été sur cet axe de 800 mètres de favoriser les modes de circulation doux. La cohabitation des flux souhaitée permet d’amorcer une image nouvelle de ce quartier mainte fois décrié. A quelques dizaines de mètres de là, la dernière passerelle datant des années 1970, nommée Bouchut, qui établit un lien aérien entre le centre commercial et la cité administrative d’état est actuellement symbole d’action citoyenne. Ce « vestige » devrait pour bon nombre d’usagers
quotidiens prendre des allures de promenade aménagée, quelque peu à l’image de la célèbre High Line New-yorkaise, cela pour pouvoir continuer à exister. L’euphorique période des années 1960 aura été en terme de construction et d’aménagement urbain, la traduction de la notion de mégastructure où concentration, monumentalité et circulation s’assemblent pour former une entité aisément identifiable sur le territoire (Mégastructure, Urban Futures of the Recent Past, R. Banham, 1963). Les audacieuses théories, la rapidité de mise en oeuvre ou encore l’évolution économique et politique de la société seront autant d’éléments perturbateurà la genèse des réalisations de l’urbanisme sur dalle. Le manque de considération pour ce modèle entrainera à travers les décennies la résignation des acteurs de la ville mais trouvera de manière alternative de nouveaux occupants. Cependant il s’avère qu’outre-Atlantique le même type de production semble devenir pérenne, méritant alors observations et enseignements. Bibliographie - Ateliers d’Été de Cergy, « L’urbanisme de dalles : continuités et ruptures », Presse de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1993 - ANTONI, R-M, « Esplanade », Vocabulaire français de l’art urbain, URL http://www.arturbain.fr - COULAUD, N, MOUTARDE, N, « Aménagement : L’urbanisme sur dalle à réinventer », Le Moniteur, 27 février 1998, URL https://www.lemoniteur.fr/articles/411989-amenagement-lurbanisme-sur-dalles-est-a-reinventer - CROZET, Y, OFFNER J-M, « Réinventer le modèle mobilité-ville », Club Ville Aménagement, 14 novembre 2016 « Des quartiers sur dalle mieux intégrés à la ville », Le Moniteur N°5533, 11 décembre 2009, URL https://www.lemoniteur.fr/articles/des-quartiers-sur-dalle-mieux-integres-a-la-ville-1025639 - Gallez, C, GUERRINHA, C, KAUFMANN, V, MAKSIM H-N, THÉBERT, M, « Mythes et réalités de la cohérence urbanisme-transport », HAL Archives Ouvertes, 7 janvier 2009 - « La place dans l’urbanisme des trente glorieuses », UNT Nice, URL http://unt.unice.fr/uoh/ espaces-publics-places/la-place-dans-lurbanisme-des-trente-glorieuses/ - « Lyon Rue Garibaldi », Grand Lyon la Métropole, URL https://www.grandlyon.com/projets/lyonrue-garibaldi.html - MABOUNGI, A, « Ville et voiture », 2015, Parenthèses, P.8-P.21 - « Urbanisme, la ville après l’automobile », L’Économiste, 20 juillet 1995, URL http:// www.leconomiste.com/article/urbanisme-la-ville-apres-lautomobile - WACHTER, S, « Trafics en ville : l’architecture et l’urbanisme au risque de la mobilité », 2004, Éditions Recherches, P.69-P.106