Trieulet Loïc
Prévention situationnelle, l’architecture hostile au prix des fantasmes défensifs
L’architecture hostile, discrète, presque invisible, présente dans toutes les métropoles actuelles, est une nouvelle forme de contrôle de l’usager, au moyen de l’espace, par les pouvoirs publics. Une recherche sur la nature et les origines de cette architecture est développée; il s’agit d’essayer de comprendre comment ces aménagements ont pu voir le jour, et quels sont les concepts urbain et sociologique fondateurs.
La découverte, il y a quelques années, d’aménagements anti-skate sur des espaces publics m’avait fortement marqué. Ces aménagements, discrets au regard d’un usager, d’une personne, ne pratiquant pas le skate, sont la première chose que l’ont remarque quand on pratique la discipline. L’exclusion donc? C’est bien la nature de ces aménagements visants directement une partie des usagers de l’espace public, en l’occurence les skaters. L’espace public, lieu fédérateur, incarnation spatiale du vivre ensemble, n’était donc plus. L’architecture, fondement, de l’espace public, devenait hostile. La prononciation du terme; architecture hostile, est l’illustration parfaite de cette interpellation. En effet architecture et hostile sont sémantiquement des termes contradictoires. L’architecture est l’art de construire des édifices; elle est intrinsèquement un abris, un logis, pour l’homme, elle est par nature accueillante et reste corrélation de joie. L’hostilité est quant à elle le sentiment d'inimitié à l'égard de quelqu’un, une attitude d'opposition à l'égard de quelque chose, pour reprendre la définition du dictionnaire Larousse. Architecture et hostilité sont donc fondamentalement opposés. L’architecture, dans ces aménagements anti skate, est pourtant bien hostile; elle vise à s’opposer, à exclure, une partie ciblée de la population. C’est ainsi que s’est constituée la genèse d’un questionnement personnel; comment des architectures hostiles et des aménagements urbains répulsifs ont pu voir le jour dans les métropoles? Cette question a été la base d’une réflexion et d’une recherche autour de questions multiples traitants de l’espace public, de la nature de cette architecture hostile, sa genèse, des dispositifs physiques et spatiaux de cette architecture, des usages, de l’exclusion, ainsi que du contrôle sur la société.
Photos d’aménagements anti sdf et anti skate tirées d u travail de Nils Norman dans Archives: Defensive Architecture.
La première recherche fut donc de comprendre ce qu’était cette architecture hostile; quelle était la nature du processus qui a amené l’architecture à devenir hostile, quel est le concept qui a généré ces aménagements urbains. À Bordeaux, Lyon, Paris, Bruxelles, ou encore Toulouse, fleurissent grilles, pics, plots, barres, plans inclinés, bancs sectionnés, caméras, et même cactus, jardinières géantes, galets et autres compositions minérales rugueuses. Le but est bien d’exclure une certaine partie des habitants, jugée indésirable, d'une rue, d'un quartier, d'une ville. Le journaliste Alex Andreou se retrouve sans domicile fixe les quatre premiers mois de l'année 2009, à Londres, il raconte: « Entre les protubérances que l'on trouve sur les rebords des fenêtres et les sièges inclinés placés dans les abrisbus, les arceaux sur les bancs et les forêts de bornes en ciment sous les pots, les espaces urbains rejettent agressivement les corps humain (...). Je l'avais à peine remarqué avant de devenir moimême SDF en 2009. Un matin, le banc [confortable, protégé de la pluie et proche d'une source de chaleur] sur lequel j'avais l'habitude me réfugier avait disparu, remplacé par une sorte de branche convexe en métal. Je me suis senti tellement perdu ce jour-là ». En explicitant cette césure de l'espace urbain, entre anodin et impitoyable, il souligne la nécessité d'un décalage pour saisir entièrement cette autre réalité de l'espace urbain ; celle-ci semble d'ailleurs se dérober sur plusieurs aspects. En effet nous devons être la cible d’un dispositif pour le remarquer, idée reprise par Ocean Howell, un ancien skater qui enseigne l'histoire architecturale à l'Université de l’Oregon: « Quand le mobilier a été conçu contre vous, vous le savez, même si les autres, eux, ne le voient pas forcément. Le message est clair : vous n'êtes pas un membre du public, du moins pas du public qui est le bienvenu ici ». Cette architecture répulsive existe donc mais quel terme précis caractérise des aménagements? Après des recherches, un terme semble se dégager, un concept: la prévention situationnelle. Éric Chalumeau en donne la définition suivante dans les Cahiers du DSU (développement social urbain) : « c'est l'ensemble des mesures qui visent à empêcher le passage à
l’acte délinquant en modifiant les circonstances dans lesquelles les délits pourraient être commis par le durcissement des cibles ». En considérant qu’une certaine pensée sécuritaire conditionne le tissu urbain, cette nébuleuse de dispositifs peut être intégrée à l’histoire de la ville elle-même. De plus, à l’image des appareils qu’elle produit concrètement dans les lieux publics, se camouflant au mieux dans leur environnement, ce pan considérable de l’urbanisme semble vouloir se fondre dans le champ des politiques urbaines, et se dérober à l'histoire ; le ou dans lequel il se dissimule nous empêche d’avoir une vision nette de sa chronologie. Il serait nécessaire d’étudier l’histoire de la ville en parallèle de de l’histoire du concept de prévention situationnelle, afin de dégager le concept de cette dernière propre à l’espace et l’architecture; mais la question demeure large et chronophage, nous considèrerons alors dans cet article la prévention situationnelle comme étant ce concept. La prévention situationnelle est donc intimement liée au sentiment d’insécurité présent dans la société et illustre parfaitement l’enjeu de sécurité dans le discours des politiques urbaines actuelles. L’insécurité serait donc l’autel d’une action politique visant à cibler, au moyen l’espace urbain, des communautés, des groupes, de personnes, d’usagers. C’est pour le pouvoir décisionnel un moyen d’exercer un contrôle sur la population de façon tacite, implicite, masquée, la discipline est imposée à l’usager; Foucault écrit dans Surveiller et punir (livre III,chap.1,partie 1): « La discipline procède d’abord à la répartition des individus dans l’espace. Pour cela elle met en oeuvre plusieurs techniques. 1.La discipline parfois exige la clôture, [...] mais ce principe n’est ni constant, ni indispensable, ni suffisant dans les appareils disciplinaires. Ceux-ci travaillent l’espace d’une manière beau- coup plus souple et ne ; et d’abord selon le principe de la localisation élémentaire ou du quadrillage. À chaque individu, sa place ; et en chaque emplacement, un individu. ». La prévention situationelle est donc le moyen pour le pouvoir public d’exercer son contrôle, mais il reste à savoir quand le concept est apparu dans sa forme spatiale. Traiter la question des origines dans son intégralité serait fastidieux, et il serait intéressant de l’approfondir, pour cet article nous considèrerons le prochain paragraphe comme étant l’oeuvre fondatrice du concept. Dans les années 1860, aux Etats Unis comme en France, apparaissent les premiers signes d’une remise en question du modèle de construction des grands ensembles. En effet ces quartiers construits depuis les années 1950 En 1968, le gouvernement des États-Unis met en place le Safe Streets Act, qui consiste en une libération de fonds dédiés à la lutte contre la délinquance, ainsi qu'à la recherche de nouvelles techniques pour contrer l'accroissement de la criminalité. Oscar Newman mènera une étude innovante dans ses méthodes d'analyse de terrain. Publié pour un large public dès 1974, son ouvrage Defensible Space: People & Design in the violent City n’était, à l'origine du
projet, destiné qu'aux professionnels de l'aménagement. Son étude s'étend en quatre domaines : une définition du principe de defensible space, selon lui élément à accomplir dans tout projet collectif ;
un énoncé des problèmes existants, portée sur une analyse architecturale des grands ensembles modernistes ; une présentation de quelques cas exemplaires de grands ensembles plus sûrs ; et en n une proposition d'aménagements de grands ensembles existants. Newman écrit: « Defensible Space est un modèle pour les environnements résidentiels hantés par le crime, proposant de créer l'expression physique d'un tissu social qui se défend soi-même. [...] Dans un environnement résidentiel [...] dépourvu de defensible space, des trajets comme aller de la rue à son appartement peuvent relever du véritable défi. » avant d’ajouter « Un principe majeur du defensible space tient dans le fait que la subdivision permet au résident de distinguer son voisin d'un intrus. ». La surveillance est donc placée au centre de l’aménagement urbain et architectural. Newman innove dans les logiques d'aménagements sécuritaires : pour la première fois, il va placer l'habitant et non plus l'appareil policier au centre du mécanisme, sans quitter pour autant le concept du panoptique ; en effet, tout voir et assurer un rapport de domination (de l'habitant envers l'intrus) restent les enjeux principaux du defensible space. L’espace architectural devient alors le moyen de contrôle des individus entre eux. Après avoir défini et découvert l’origine de la prévention situationnelle, la question est maintenant de comprendre en quoi et comment la prévention situationnelle est devenue la norme des aménagements urbain dans les métropoles? Quels en sont les dispositifs? L’espace public est il entrain de devenir le moyen de contrôle privilégié des populations? Allons nous vers la fin de la mixité d’usages, valeur intrinsèque de l’espace public? La fin du vivre ensemble? Les portes de pistes multiples de recherche s’ouvrent pour tenter de répondre à ces questions. Il serait intéressant de parcourir des villes, des espaces publics, à la recherche de toutes les architectures hostiles dans le but d’en faire un glossaire, une sorte de catalogue exhaustif sur la diversité de ces aménagements. La notion de prévention situationnelle et son incarnation spatiale dépend intimement du dispositif qui est mis en oeuvre pour son exercice. Le dispositif est une notion qui mériterait d’être définie précisément, sémantiquement, afin de mieux comprendre la mise en place spatiale de la prévention situationnelle. La genèse de cette application spatiale serait également un champ à explorer dans des recherches historiques approfondies, en les corrélant avec une recherche d’histoire urbaine antérieure aux grands ensembles (depuis le XVIIIe siècle) pour mieux comprendre la comprendre. Il serait également intéressant de classifier les nouvelles figures spatiales du contrôle des populations, l’utilisation des nouvelles technologies notamment ainsi que de la cogérance de l’insécurité par les citoyens (comme en Corée du Sud ou la délation est
rémunérée par le gouvernement). Un entretien avec un acteur du pouvoir public décisionnaire serait intéressant pour savoir si les pouvoirs publics se masquent ou s’ils assument cette politique d’aménagement spatial hostile. La place de la privatisation grandissante dans la société serait ensuite le dernier élément à mettre en tension avec ces recherches pour essayer d’esquisser une réponse sur la fin amorcée du vivre ensemble.
Mots clés: Prévention situationnelle - architecture hostile - contrôle - espace public Bibliographie: -Jane Jacobs, Déclin & Survie des Grandes Villes Américianes, 1961, Édition française : Éditions Parenthèses, 2012. -Oscar Newman, Defensible Space: People and Design in the violent City, 1972 Architectural Press London Ltd., 1973. -Michel Foucault, Surveiller & Punir: Naissance de la Prison, 1975 Éditions Gallimard. -Éric Chalumeau, Prévention Situationnelle, 1999 , Cahiers du Développement Social Urbain #22 -Nils Norman, Archives: Defensive Architecture, 2015, dismalgarden.com (en ligne)