LE DEVENIR D’UNE VILLE à forte ségrégation socio-spatiale : le cas de san salvador CHOUSSY Patricia // Seminaire S7, Repenser la métropolisation // Janvier 2020
Mots clés : ségrégation | cohésion sociale | entre-soi | gentrification | exclusion | sécurité
Résumé : Suite à la métropolisation, le phénomène de ségrégation socio-spatiale se développe davantage dans quelques villes que d’autres. Dans le cas de San Salvador, de manière accélérée, la société s’est divisée entre les ménages ayant accès à un logement exclusif et en sécurité, et les ménages exclus habitant dans des conditions précaires. Différentes mesures sont mises en place afin de renforcer la cohésion sociale. Cependant, l’architecture reste contrainte à des modèles qui continuent à fragmenter la ville. Quel est le rôle des architectes, urbanistes et paysagistes dans le devenir d’une ville fragmentée socialement et spatialement ?
INTRODUCTION Au cours des années, les villes se sont développées de plus en plus suivant la dynamique de la métropolisation. Certaines de manière plus planifiée que d’autres, permettant d’avoir une organisation spatiale plus cohérente et efficace. Cette métropolisation a pour conséquence de nombreux phénomènes urbains qui donnent une identité aux métropoles et qui posent des questions par rapport aux dynamiques et au fonctionnement de la ville et ses périphéries. Parmi ceux-ci: la ségrégation socio spatiale. Elle existe dans toutes les villes du monde. Aux États Unis par exemple avec les gated communities ou encore dans les pays européens où ces fractures urbaines sont moins radicales et fortes. Elle varie en intensité selon les cas et elle est la cause de conflits entre groupes sociaux très différenciés. Par définition, la ségrégation renvoie à « la tendance à l’organisation de l’espace en zones à forte homogénéité sociale interne et à forte disparités sociales entre elles ; cette disparité étant comprise, non seulement en terme de différences, mais de hiérarchie » (Madoré, 2004). Dans nos sociétés capitalistes, ce qui définit en partie à quelle classe sociale on appartient c’est notre pouvoir d’achat, notre capacité d’acquisition de biens matériels. Ceci se traduit dans nos modes de vie et plus précisément dans le lieu où nous habitons. Par conséquent, les ménages à pouvoir d’achat similaires se rassemblent, créant une fragmentation ou un zoning de l’espace. Ce phénomène a été présent depuis des milliers d’années comme dans le Moyen Age avec le mode de vie seigneurial où les paysans habitaient en campagne et les seigneurs dans leurs châteaux forts avec des divisions physiques très radicales qui aujourd’hui nous rappellent au modèle des gated communities. Cette omniprésence de barrières physiques à travers l’histoire de nos villes, permet de poser des questions : Est-ce qu’un monde sans ségrégation socio-spatiale peut vraiment exister ? Est-ce qu’on est capables de créer un monde idéal où l’on parlerait plutôt de mixité et d’intégration que de division et d’exclusion ? Si oui, quel est le rôle des architectes, urbanistes
et paysagistes dans le devenir d’une ville fragmentée socialement et spatialement ? A travers cet article nous analyserons le cas de la ville de San Salvador en Amérique Centrale. Ville qui aujourd’hui fait face à des problèmes de violence et d’inégalités sociales, notamment dans l’espace et l’habitat. Nous essayerons de comprendre dans une première partie, comment San Salvador est devenue une ville si fragmentée socialement et spatialement, ainsi que ce que cela signifie pour un architecte de concevoir des projets dans une ville à ségrégation forte. Dans une deuxième partie, nous étudierons la situation urbaine actuelle de San Salvador afin de comprendre les porosités et l’apparition d’une ségrégation symbolique, de plus en plus diffuse. Depuis la moitié du XXème siècle, suite à un procès accéléré d’urbanisation, les pays de l’Amérique latine ont vu ses villes se fermer au fur et à mesure avec l’apparition de residenciales ou urbanizaciones : des quartiers résidentiels fermés, exclusifs et de plus en plus sécurisés. Au même temps, les populations mises à l’écart de ces quartiers se sont aussi rassemblées dans des sites plus précaires et parfois même inconstructibles, dans les « intervalles spatiaux » de la ville (García Sánchez, Gonzáles Télles, 2008 : 7). Formant des barrios ou zonas marginales cette partie de la pop-
UNE SÉGRÉGATION ACCÉLÉRÉE ET FORMELLE DEPUIS LES ANNÉES 70 : LE CAS DE SAN SALVADOR San Salvador, capitale du Salvador en Amérique Centrale, vit la ségrégation socio spatiale depuis les années 1970 où des familles et groupes d’amis se rassemblent pour construire leurs maisons dans un même site qui serait fermé et sécurisé par la présence d’un gardien privé. Le taux de violence et de criminalité augmente au cours des années, suivi par une guerre civile dans les années 1980. C’est ainsi que le modèle de ces micro-quartiers sécurisés se propagea dans la ville. (Mario Lungo Uclés, 1993). Finalement, des promoteurs immobiliers commencèrent à concevoir des projets de grands quartiers sécurisés de maisons individuelles, qui de nos jours continuent à être les principaux appels à projet d’habitat au Salvador. En conséquence, l’architecture de l’habitat salvadorienne est contrainte aux normes suivant le modèle de quartiers basés sur le re-
pli sur soi (Image 1). Il s’agit de concevoir des maisons individuelles identiques avec des jardins privés. Penser à l’espace pour les gardiens qui passent journée et nuit à surveiller l’entrée des quartiers, ainsi que prévoir des clôtures dans tout le périmètre du projet. Enfin, il faut souvent créer des espaces communs : des jardins, une salle de fêtes, piscine, jeux pour enfants, lieux de promenade… Il existe toute une gamme de prix entre chaque quartier. Quelques-uns étant plus exclusifs que d’autres et offrant plus de services et commodités. Cependant, habiter dans un quartier sécurisé reste aujourd’hui une option pour une minorité réduite de la population salvadorienne. La majorité de la population habite dans des zones à risque. Non seulement, à risque physique
Image 1 : photo du quartier « Portal Gran Canaria » à San Salvador
à cause des lieux où sont implantés leur maisons improvisées et auto construites, mais il s’agit aussi de zones où c’est plus facile de se faire violenter. Ils restent donc très vulnérables à la criminalité quotidiennement (PNUD, 2014). Les projets de quartiers résidentiels sont ensuite très médiatisés, afin d’attirer un grand nombre de locataires ou acheteurs. Ayant leur propre logo, slogan et concept, ces quartiers deviennent à la mode et c’est ainsi comme ce modèle se multiplie de plus en plus dans l’espace périurbain (Image 2). En effet, on pourrait parler d’une décentralisation suite au processus de métropolisation. De plus en plus, les personnes cherchent à habiter en périphérie de la ville dans des sites vacants, pas encore urbanisés, souvent situés entre des occupations spontanées, c’est-à-dire, des quartiers populaires. Ceci dit, habiter dans un quartier résidentiel sécurisé en contiguïté d’un quartier populaire en périphérie, n’est pas perçu comme un réel problème. Les barrières physiques sont renforcées devenant vraiment des « châteaux forts » avec beaucoup de clôtures et parfois même deux points d’accès avec plusieurs gardiens. La sécurité en périphérie est donc augmentée ce qui permet de créer une sorte de zone anti violence symboliquement très limitée.
Image 2 : Photos aériennes montrant plusieurs quartiers résidentiels situés en périphérie, en contiguité de barrios déjà présents.
Cette décentralisation pourrait être perçue comme une gentrification inversée. En effet, avant l’apparition de ce modèle de quartiers sécurisé, le centre-ville de San Salvador était le lieu le plus attractif pour y habiter. C’était à un moment où le Salvador se développait et la ville était à son apogée. C’est avec l’augmentation de la violence el l’arrivée des gangs au centre-ville que la plupart des habitants ont dû partir habiter en périphérie. Laissant la place à d’autres groupes sociaux d’occuper ces bâtiments historiques du centre-ville qui sont maintenant abandonnés et manquent d’entretien. Le centre-ville est aujourd’hui un territoire dominé par les gangs et leur violence, devenant très peu fréquenté par la partie de la population ayant l’habitude de se déplacer dans une ambiance sûre. Finalement, cette décentralisation nous permet de questionner le devenir des zones périphériques de la ville. Est-ce qu’a un moment devra-t-on parler d’une gentrification en périphérie ? Est-ce que les habitants des quartiers populaires seront obligés d’aller habiter ailleurs qu’en périphérie ?
UNE SÉGRÉGATION qui devient de plus en plus symbolique et invisible Actuellement de nombreux projets sociaux ciblés vers des ménages ayant peu de ressources économiques, sont mis en place. Cependant, il s’agit souvent de quartiers offrant des maisons individuelles moins chères et donc plus accessibles. L’architecture de l’habitat reste contrainte aux normes de protection qui continuent à développer cette culture de l’entresoi. Ces projets restent favorables à la ségrégation socio-spatiale et excluent les personnes n’ayant pas accès. Cependant, comment inclure cette population marginalisée dans cette vie sociale plus sécurisée et calme ? Y a-t-il des échanges entre les personnes habitant des quartiers sécurisés et celles habitant des barrios ? De quelles porosités pourrait-on parler dans la ville de San Salvador ? Les barrières physiques et sociales posées par ces modèles étant si marquées, présentent un manque de cohésion sociale entre l’ensemble de la population. En effet, il existe peu d’échanges entre les différents
groupes sociaux. Déjà, il y a un manque d’espaces publics ouverts à tous qui soient inclusifs et sans barrières sociales (García Sánchez, Gonzáles Télles, 2008 : 9) Ceci dit, les seuls échanges directs se font grâce aux métiers exercés par les personnes habitant des quartiers populaires. Souvent, venant d’une culture du travail qui commence dès l’enfance, cette partie de la population n’a toujours pas une éducation scolaire et dans très peu des cas une éducation supérieure. Les métiers possibles restent restreints, comme la jardinerie, la construction, l’entretien de maisons (nettoyage, linge et cuisine), entre autres (PNUD, 2014). Enfin, c’est par ces métiers de service qu’il y a un réel contact entre les différents groupes sociaux. C’est le cas pour une femme de ménage qui va travailler dans une maison d’un quartier résidentiel du lundi au samedi toutes les semaines. Ainsi, ceci influe dans la conception des maisons, souvent des chambres sont prévues pour que les femmes de ménage restent le soir. Le métier devient donc un métier 24h/6 ou plus, dépendant des horaires donnés par chaque patron. La relation entre les femmes de ménage et les familles pour lesquelles elles travaillent devient donc une relation très proche même s’ils existent toujours des barrières sociales entre les deux. Il s’agit de barrières sociales symboliques et plutôt invisibles. La ségrégation est aussi présente dans les espaces publics. Chaque groupe social fréquente des espaces différents. Cependant, il existe aujourd’hui des parcs récemment réaménagés qui deviennent de plus en plus des lieux de destination pour des familles de n’importe quel groupe social. C’est le cas pour le Parque Bicentenario et le Parque Cuscatlán. Ce dernier, s’agit d’un projet proposant un lieu agréable et sûr pour aller se promener. Il cherche la mixité sociale et le développement d’activités culturelles et sportives attirantes et ciblées notamment vers les enfants afin de les éloigner de la violence et des « recrutements » possibles dans les gangs. Des spots de police sont introduits dans le parc, ainsi qu’un « Point d’Attention Sociale » pour la paix qui cherche à éviter la violence dans le parc. Un théâtre à l’extérieur est proposé, aussi une galerie afin de valoriser l’art national et il est prévu d’introduire un musée pour les enfants. De nombreuses initiatives cherchent aujourd’hui à effacer ces barrières sociales et intégrer les personnes exclues socialement et spatialement.
Image 3 : Zone marginale en contiguïté avec le centre commercial « Multiplaza » séparés par une autoroute.
Image 4 : Une voiture 4x4 passe en face d’une femme avec ces enfants marchant sur le bord de l’autoroute. Ils utilisent tous le même espace, la ségrégation est plutôt symbolique sur la façon dont cet espace public est utilisé. On remarque l’absence du trottoir et le danger que cela peut signifier pour les piétons.
Cependant, la ségrégation reste présente à San Salvador d’une manière plus diffuse et symbolique. Les groupes sociaux restent faciles à distinguer. Les différences sociales se voient dans le comportement des personnes ainsi que dans leur apparence physique. Mais surtout, il y a toujours du zoning, il y a toujours des quartiers plus exclusifs que d’autres, des centres commerciaux et restaurants fréquentés par un groupe social et non l’autre. De même des zones marginales restent toujours présentes, cachées dans les intervalles spatiaux de la ville (Image 3). Ceci dit, cette ségrégation reste une ségrégation invisible aux yeux de la plupart des habitants de San Salvador. Ils sont maintenant habitués au mode de vie des quartiers résidentiels et à être sélectifs par rapport aux lieux fréquentés en ville. Si l’on étudie les déplacements des personnes possédant une voiture et habitant des quartiers résidentiels versus les déplacements des personnes utilisant le transport en commun et habitant un quartier populaire, on pourrait facilement faire un maping des zones fréquentées par chaque groupe social. Il y a donc aussi une question par rapport à la mobilité. La ségrégation et les inégalités sont aussi présentes dans les moyens de transport. Les quartiers populaires sont devenus invisibles représentant une ségrégation non pas seulement symbolique mais aussi invisible aux yeux des habitants des quartiers résidentiels sécurisés (Image 4).
conclusion Finalement, le procès de métropolisation dans la ville de San Salvador entraine depuis des années, la multiplication de quartiers résidentiels sécurisés signifiant une forte ségrégation socio-spatiale. Ainsi, la violence et le crime organisé des gangs obligent la population à s’enfermer sur soi et à multiplier les barrières physiques et sociales dans la métropole. Par conséquence, l’architecture reste contrainte à des normes sociales et de sécurité. Cette ségrégation socio-spatiale devient de moins en moins radicale suite aux initiatives d’inclusion de ces dernières années. Le développement d’espaces publics sûrs et attirants pour l’ensemble de la population donne l’espoir d’une société plus mixte et inclusive. Ainsi que les initiatives de projets de logement plus accessibles pour les populations ayant moins de ressources. Peut-être de cette façon, et en continuant à développer des projets d’espaces publics plus inclusifs, on pourra combattre la violence qui a tourmenté les villes salvadoriennes depuis des années. Cependant, la fragmentation urbaine et sociale reste toujours une des questions principales à résoudre dans la ville de San Salvador. Même si elle devient de moins en moins évidente et visible, la ségrégation est devenue plus symbolique et diffuse. Ils restent donc beaucoup de points à améliorer, notamment dans le domaine de l’urbanisme, en planifiant et questionnant davantage l’impact des projets et des aménagements en ville et en périphérie. Comment les architectes, urbanistes et paysagistes peuvent-ils agir dans le développement de la ville afin de créer de la cohésion sociale ? Les villes à insécurité forte comme San Salvador sont-elles condamnées à la ségrégation socio-spatiale pour toujours ?
bibliographie Madoré, François, 2004, Ségrégation sociale et habitat. Presses Universitaires de Rennes, (Coll. «Géographie sociale»), 251 p. Lungo Uncles, Mario, 1993, La urbanización del area metropolitana de San Salvador: tendencias a partir de 1970 e ideas preliminares para un desarrollo urbano alternativo, FUNDE, 31 p. García Sanchez, Gonzalez Tellez, 2008, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », Les Annales de la recherche urbaine, n°105, p.6-15 PNUD, 2014, La pobreza en El Salvador. Desde la mirada de sus protagonistas. San Salvador, 86 p. Baires Sonia, 2003, « División social del espacio urbano y emergencia de los barrios cerrados en el Área Metropolitana de San Salvador », in L. M. Castro, Antología del pensamiento crítico salvadoreño contemporáneo, CLASCO